samedi, septembre 27, 2008

RESPECT DU SACRÉ ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

 La réaction musulmane aux caricatures danoises du prophète Mahomet a fait couler beaucoup d’encre à travers le monde et a conforté l’idée, dans certains cercles occidentaux, d’une nouvelle manifestation du choc des civilisations dont faisait état Samuel Huntington. Quoi qu’il en soit des conséquences à court ou à moyen terme, « l’enjeu de cette question des caricatures, selon Bojsen et Jepsen, professeurs à l’université de Copenhague, n’est nullement celui d’une menace contre la liberté d’expression ».

 Pour ces derniers, ces caricatures « relèvent d’une entreprise de stigmatisation et de propagande xénophobe et populiste à l’encontre d’une minorité ethnique au Danemark ». Si les choses semblent claires, pour certains, et même dans le pays où la crise a pris naissance, il n’en est pas ainsi partout dans le monde. L’incident et l’interprétation qui en découle, notamment en Occident, manifestent une erreur fondamentale d’appréciation idéologique dans l’évolution des sociétés arabo-musulmanes.

été déféré au tribunal de la liberté d’expression. Perçue à peu près partout dans les sociétés démocratiques comme la seule instance compétente pour en débattre, il est loin d’être sûr qu’une telle instance soit la plus appropriée dans la conjoncture idéologico-religieuse concernée. De fait, quand on persiste à appréhender la réaction des musulmans uniquement sous l’angle de la censure ou de la liberté d’expression, on s’expose à passer à côté d’une dynamique culturelle complexe qui plonge ses racines très loin dans le temps. De plus, sans même que la décision soit toujours bien consciente, on pave la voie à un modèle de relations avec les peuples musulmans gangrenées de conflits de valeurs.

 Depuis les progrès accomplis dans le champ des sciences sociales, on se serait attendu, particulièrement en Europe, à une analyse plus fine des éléments sociologiques en cause. À moins, bien sûr, de supposer une volonté expresse de faire l’impasse sur les éléments significatifs de la réaction des musulmans. D’ailleurs, l’Occident a-t-il déjà oublié? Y a-t-il si longtemps, depuis les premiers soubresauts de la modernité quand les chrétientés occidentales s’enflammaient dans les fureurs de la censure et de l’intolérance?

 Il demeure qu’avec l’évolution de la démocratie, la liberté d’expression a gagné en profondeur et en extension. Dire qu’elle est absolue dans l’arène publique comme beaucoup de commentaires le laissent entendre, dès deux côtés de l’atlantique, serait une fausseté. La preuve en est qu’elle est souvent mise à mal même dans les états qui s’enorgueillissent d’être des modèles dans ce domaine.

On sait, par exemple, combien les médias états-uniens ont dû subir de pressions da la Maison-Blanche, durant le mandat de l’actuel président, pour s’abstenir de diffuser ou transformer des informations qui dérangent… Si la liberté d’expression demeure un idéal universel à atteindre, ce principe n’est pas toujours appliqué dans la réalité. De plus, il est souvent contingent comme référence explicative. C’est le cas aujourd’hui avec l’incident des caricatures.

Pour comprendre, en effet, la portée de cet incident qui a embrasé les peuples islamiques d’un bout à l’autre de la planète, c’est moins à la liberté d’expression ou, a contrario, à la censure qu’il faut se rapporter, qu’à la notion de Respect découlant du Sacré. C’est un truisme, aujourd’hui, de dire que la notion de respect est passéiste, voire ringard. Depuis la déconfiture des pratiques religieuses et des valeurs qui leur sont coextensives, plus personne ne se sent porté à l’obligation de respect. Toutes les valeurs se « valent » comme d’ailleurs les individus, quelle que soit l’autorité dont ils sont investis.

Si cela est vrai en Occident, il l’est moins chez les peuples arabo-musulmans où la notion de respect n’a pas encore perdu son aura et sa force d’explication. Le phénomène le plus propre à susciter le respect est le sentiment du sacré. Cette notion qui concentre la crainte, la puissance et la fascination est, selon Rudolf Otto, l’un des spécialistes de la pensée religieuse du siècle passé, « une catégorie d’interprétation et d’évaluation qui n’existe, comme telle, que dans le domaine religieux ». Elle se définit comme le sentiment qui s’attache à tout ce qui dépasse l’homme et suscite son respect et son admiration.

 À ce sujet, on a souligné avec justesse combien l’invocation du nom du prophète Mahomet suscite le respect, à cause, répétons-le, de la crainte et de la puissance qui en émanent. De peur d’être irrespectueux en nommant le prophète, le fidèle musulman joint à sa formule invocatoire une autre plutôt laudative : « que la paix soit avec lui » de façon à neutraliser les risques d’une possible irrévérence. Cela sufit pour comprendre, au regard du musulman, la dimension blasphématoire des caricatures du prophète surtout quand il est associé dans la représentation à des pratiques terroristes.

  Avec l’avènement de la modernité et, particulièrement, avec l’évolution de la démocratie, l’idée de sacré et, avec elle, celle de respect, ont connu une dévaluation considérable. La notion de sacré a implosé au profit de celle de profane en même temps que le développement du rationalisme et du matérialisme. Dans la pratique quotidienne, ce qui semble sacré aujourd’hui en Occident, ce sont, dans une large mesure, les valeurs démocratiques dont les droits de la personne, la liberté d’expression etc. Par conséquent, on ne s’étonnera pas que l’Occident veuille faire prévaloir sa notion de sacré contre celle des arabo-musulmans. Car, c’est bien de cela qu’il s’agit.

Que cette nouvelle idéologie soit désormais la seule grille permettant de décrypter les éléments de la réalité sociale, même dans des aires culturelles qui n’ont pas encore accédé à la modernité, voilà une nouvelle forme d’occidentalocentrisme qui se donne pour une référence universelle. Ce point de vue ne constitue pas une imputation causale univoque des responsabilités de la crise. Que celle-ci ait été utilisée stratégiquement par des agitateurs ou des fanatiques pour parvenir à leurs fins politiques, il s’agit là d’une hypothèse qu’il convient d’analyser et qui n’entame pas le fond de la question


Ainsi, quelle que soit l’exploitation qui en a été faite par des musulmans après l’événement, le recours systématique en Occident aux notions de censure ou de liberté d’expression pour condamner leurs réactions aux caricatures danoises n’a pas d’autre explication que celle formulée auparavant et, par conséquent, cela doit être dénoncé.

Marc-Léo Laroche
Sociologue
 15.10.05