mardi, novembre 23, 2010

L'IMAGE D'HAÏTI À L'ÉTRANGER

On ne compte plus les malheurs qui ont frappé Haïti au cours des dernières années, depuis les cyclones (Lili, Jeanne, Noël, Hanna Gustav, Fay, Tomas etc.), les inondations (Mapou 1660 morts, Gonaïves près de 500 morts etc.), les séismes ( 300.000 morts) jusqu’au choléra qui est en cours et qui a déjà fait à peu près 1500 morts. Au-delà de ces catastrophes naturelles dans lesquelles les responsabilités humaines sont loin d’être évidentes, on est quelquefois ébahi de voir à quels traitements les réalités haïtiennes, de nature un peu différente, peuvent se prêter à l’étranger. Ce phénomène n’est pas toujours perceptible au cours des processus officiels de communication. C’est dans les commentaires des médias et au détour des conversations informelles que la fulgurance de cette réalité saute pleinement aux yeux.

On sait depuis longtemps que la connaissance qu’on a d’Haïti à l’extérieur du pays est contenue dans un nombre indéterminé de données stéréotypées (PIB, % du PIB à la santé, à l’éducation, espérance de vie des habitants etc.). À cela, il faut ajouter un certain nombre d’événements sociaux et politiques sui generis et de vieux préjugés jamais remis en question et venant d’aussi loin que de la situation de quarantaine dont était frappée Haïti par les nations occidentales esclavagistes, aux premières lueurs du 19ème siècle. La raison en était évidente : Haïti avait aboli l’esclavage et montré le chemin de la liberté à tous ceux qui végétaient dans l’asservissement. Ces préjugés balaient tous les pans de l’existence et constituent une sorte de vade-mecum d’attributs négatifs se rapportant autant au comportement de l’Haïtien qu’à son mode d’organisation politique et sociale. Cela culmine, en fin de compte, à une sorte de glossaire de tout ce qui est péjoratif ou indésirable dans l’existence au double aspect de l’être et de l’avoir.

Si l’image qui en résulte, au final, n’est pas absolument étrangère à la réalité, il importe de savoir dans quelle mesure elle peut être représentative de cette réalité. À cet égard, on ne peut manquer de passer à côté de la référence essentielle que constitue Cité-Soleil. Il n’y a pas de doute que la représentation qu’on a d’Haïti aujourd’hui découle en majeure partie des conditions existentielles dans ce bidonville de 400.000 milles personnes qui a défrayé la chronique presque quotidiennement au cours des dernières années. Non que cette image s’écarte des conditions prévalant dans les autres secteurs du pays, mais seuls ce secteur et d’autres de même acabit, en complète désagrégation, peuvent présenter le condensé de malheurs auquel le monde entier est coutumier. Cette image débilitante de la nation que la Télévision s’est chargée de disperser à travers le monde est telle que l’inverse apparaitrait à beaucoup de gens, quelque soit la séquence des faits concernée, tout à fait paradoxale, voire de l’ordre d’un oximore. C’est d’ailleurs pourquoi l’interlocuteur étranger ne cesse de s’étonner, en ce qui concerne Haïti, toutes les fois qu’il est en présence d’une image du pays qui s’écarte du modèle catastrophique connu.

Lors d’une réception à Montréal, il y a quelques années, mon voisin de table, directeur d’une troupe de ballet de son état, parlait des œuvres qu’il envisageait de mettre à son prochain programme. Il était question, entre autres, de Schéhérazade de Rimsky-Korsakoff et de La dame de pique de Tchaïkovski. Au fil de la conversation, il s’était montré curieux de savoir si j’étais familier avec les chorégraphies de ce dernier. De savoir qu’en plus de Casse-noisette, j’ai déjà vu un extrait de Le lac des cygnes en Haïti dans les années soixante, l’avait tout à fait étonné, d’autant qu’il ne s’agissait pas, à l’époque, d’une prestation télévisuelle. Ce fut le même étonnement de la part d’un jeune interlocuteur français rencontré à Montréal. Évoquant à cette occasion les chefs-d’œuvre du théâtre classique, il était bien surpris d’apprendre que j’avais vu Andromaque en Haïti dans les années soixante. Pendant un moment, il était évident, à son air, qu’il essayait de réconcilier les images d’Haïti qu’il avait dans la tête et les propos que je lui tenais.

Ces réactions en réponse à des situations, somme toute, banales, parlaient d’une certaine perception des habitants du pays. Jai compris que les années sombres des quatre dernières décennies nous avaient fait reculer autant dans la maîtrise de nos réalités que dans la représentation qu’on se fait de nous à l’extérieur.
Pourtant, il y a pire que les exemples précédemment évoqués. À la fin de la décennie 90, dans le cadre d’un projet d’érection à Montréal d’un centre communautaire au profit des jeunes de la communauté haïtienne, j’avais pris rendez-vous avec le maire de Montréal. Le hasard a voulu que la rencontre eût lieu juste après son retour de Port-au-Prince, tout de suite après avoir visité Cité-Soleil et observé les montagnes d’immondices qui jonchaient les rues. Le conseiller du maire qui était présent lors de la visite se disait renversé par la situation d’incurie qui prévalait dans le bidonville et ailleurs dans la ville. Cela lui paraissait au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. Inutile de dire que j’ai passé un mauvais quart d’heure. J’ai alors senti s’évaporer, probablement à tort, ce que j’avais de crédibilité pour le projet en cause.

Et comme si la réalité haïtienne n’était pas, en soi, assez éprouvante, le comportement des hommes politiques se charge, tous les jours, d’apporter un coefficient de complexité dans l’équation de la misère et de a désorganisation ambiantes. Non contents d’avoir à gérer la reconstruction ou la refondation du pays après le séisme du 12 janvier dernier, d’avoir à concevoir et opérationnaliser l’orientation des centaines de milliers d’hommes et de femmes sous les tentes dans et à la périphérie de la capitale en plus de faire face à des inondations et à une épidémie de choléra dont la progression semble inexorable, les voilà qui consacrent l’essentiel de leurs capacités à s’arranger pour que le pouvoir puisse se succéder à lui-même aux élections du 28 novembre prochain, Pour cela, ils sont prêts à faire flèche de tout bois en recourant à des manœuvres politiciennes, y compris à la violence pour intimider les votants. Depuis quelques semaines, en effet, il n’est question que d’une troupe de choc prête à intervenir dans la perspective d’un second tour, pour maximiser les chances du candidat du pouvoir.

Ce sont de telles menées qui contribuent sans cesse à détériorer l’image d’Haïti à l’extérieur. Cela fait longtemps que l’observateur étranger sympathique à la cause d’Haïti appelle de ses vœux la venue d’un gouvernement respectable. Depuis la saga des Duvalier de honteuse mémoire, plutôt qu’à un gouvernement de rachat dont les Haïtiens rêvaient, c’est davantage à une descente dans l’horreur qu’il assiste avec le régime d’Aristide et celui, de même calibre, de Préval. On sait que ce dernier veut rééditer l’exploit de son devancier en se succédant à lui-même par le biais de Jude Célestin, un candidat qu’il a lui-même suscité. L’observateur étranger qui pensait depuis longtemps qu’Haïti avait touché le fond, est toujours surpris de voir que ce pays peut encore descendre plus bas dans la gabegie et la fange.

Le 23 novembre 2010
Marc-Léo Laroche
Sociologue
Cramoel.blogspot.com