dimanche, février 02, 2014

LES PIÈGES DE LA DÉMOCRATIE EN HAÏTI


Que faire en démocratie quand les conditions sociales et politiques permettent l’arrivée au faîte de l’état de gens dépourvus des qualités requises pour cette fonction?
Que faire quand les questions de gouvernance suprême n’inspirent pas toujours les vrais leaders ou les gens animés des meilleures intentions pour la sauvegarde et la fructification du bien public?
Que faire quand les allées du pouvoir sont remplies d’affairistes et de magouilleurs de tout acabit prêts à des actions condamnables pour barrer la route à toute initiative susceptible de renverser le système inégalitaire prévalant dans la société?
Que faire finalement pour sauver la démocratie quand l’appareil d’état coiffant l’organisation sociale et politique devient le seul vrai dispensateur d’emplois et la source de toute richesse?
C’est le piège dans lequel se sont longtemps trouvés les Haïtiens et, particulièrement, la Démocratie elle-même, depuis les deux dernières décennies.
Si la dictature prévalait encore, les Haïtiens pourraient se prendre à rêver à un régime démocratique auquel ils prêteraient toutes les vertus. À défaut de vivre dans le présent, ils se laisseraient aller à vivre, au moins, d’espoir. D’espoir de changements de tous ordres. À commencer par celui d’un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.
Mais, ils n’ont pas besoin de rêver… Le rêve n’est-il pas déjà dans la réalité? N’est-ce pas l’ère de la démocratie qu’a instaurée la nouvelle constitution de 1987? Les constituants de l’époque ne pouvaient, néanmoins, pas prévoir que la notion de démocratie au cœur de leur réflexion serait vidée de sa substance pour ne retenir, à beaucoup d’égards, que ses apparences. De sorte que là où on aimerait compter des DÉCISIONS et des ACTIONS appropriées aux conditions de sous –développement du pays et dont les répercussions se feraient sentir en profondeur dans la société, on ne dispose que de GESTICULATIONS superficielles sans aucune portée sociale valable.
L’un des domaines les plus significatifs de ces gesticulations est, à cet égard, celui des élections. Qui aurait cru qu’on en viendrait presque à se plaindre de leur multiplication? C’est que dans la structure socio-politique haïtienne, cet acte éminemment démocratique a perdu son sens. Depuis deux décennies, il en faut pour toutes les subdivisions administratives et territoriales. Il est vrai qu’il s’agit d’une prescription constitutionnelle, mais c’est la seule activité nationale qui ne semble pas souffrir de manquement. Dans la conjoncture nationale de la captation, au profit d’un centre déjà pléthorique, de tout pouvoir, qu’il soit économique, politique ou administratif, cette gesticulation démocratique importe peu sur l’organisation ou le développement des régions ou des collectivités. Ce qui importe pour les tenants de la forme ou de l’apparence en matière démocratique, c’est que les gestes soient posés et donc les postes pourvus même si les structures existantes ne laissent à l’élu aucun pouvoir pour changer ou améliorer les choses dans son domaine.
Dès le début donc, ce fut une démocratie de façade ou du discours creux quand il y en a, où manquait l’essentiel, c’est-à-dire, la prise en compte des besoins de la population et des moyens appropriés pour les satisfaire. Dès le début, les fondés de pouvoir du peuple agissaient comme s’ils ne représentaient qu’eux-mêmes, ne sentant aucune contrainte de satisfaire aux revendications de leurs commettants, de les informer de leurs projets et de leur orientation.
Le séisme du 12 janvier 2010 fournit un exemple flagrant de la maladie de la démocratie en Haïti. Bien entendu, cette maladie est également endémique ailleurs. On pourrait même dire que les sociétés occidentales qui se donnent souvent à voir comme les parangons de la vertu démocratique, contribuent largement à son développement. Ce n’est néanmoins pas une raison pour ne pas essayer de l’éradiquer au pays de Toussaint-Louverture où elle prend des formes particulières.
Après bientôt six mois de ce douloureux événement que fut le séisme, où les gouvernants ont fait la preuve d’une totale nullité sur le plan du leadership, pas une fois, ils n’ont songé à informer la population des plans envisagés en marge de la reconstruction. Compte tenu des circonstances tragiques, on se serait attendu, dans les premiers jours, à ce que le président s’adresse à la nation afin de la soutenir dans ces moments difficiles, communier dans sa douleur et esquisser les voies des actions à entreprendre. Par la suite, il aurait été dans l’ordre des choses que la population soit mise au courant, de manière régulière, des plans et projets gouvernementaux pour faire face à la catastrophe et au problème de la reconstruction. Mais depuis, c’est le grand silence national.
Ce comportement n’a, d’ailleurs, pas arrêté d’attirer l’attention, bien entendu, à l’intérieur du pays, mais aussi, `à l’extérieur, auprès des réseaux internationaux d’aide. Tous ceux d’entre eux qui ont suivi l’évolution des événements en Haïti au cours des cinq derniers mois se retrouvent dans la même constatation, à savoir, l’absence de leadership du gouvernement et le manque de communication à la population.
Le rapport sénatorial américain présidé par John Kerry, sénateur du Massachussets, ne dit d’ailleurs pas autre chose. On y signale, d’une part, l’absence de leadership du gouvernement et, d’autre part, le fait qu’ « il ne communique pas de façon efficace aux Haïtiens qu’il est prêt à mener les efforts de reconstruction » Quant au député européen Michèle Striffler en visite en Haïti, elle s’est montrée très préoccupée de l’ « apparente absence de leadership des autorités haïtiennes ». Le gouvernement n’a même pas été capable d’exploiter l’opportunité qui s’offrait à lui pour faire avancer le projet de reconstruction. À cet égard, elle note que les camions et les pelleteuses ont été ramenés aux États-Unis et en Europe alors que les Haïtiens ne disposent que de pelles et de brouettes.
La plupart des organismes étrangers en poste en Haïti vont dans le même sens. Devant l’apathie bien connue du gouvernement, certains d’entre eux caressaient l’idée de voir l’irruption des Haïtiens de la diaspora sur la scène nationale. C’était, selon eux, le seul moyen de donner une impulsion au projet herculéen de la reconstruction du pays.
Bien entendu. une telle idée était de l’ordre du fantasme, car non seulement ces Haïtiens ne bénéficient-ils pas du statut pour intervenir politiquement sur la scène nationale (la plupart ont une nationalité étrangère, ce qui leur fait perdre le bénéfice de leurs droits politiques en Haïti ), mais, en dehors des élections générales, aucune provision constitutionnelle ne pourrait justifier une telle intervention.
Ces contraintes font partie des obstacles cruciaux conditionnant l’évolution de la situation politique haïtienne. Sans compter de nombreux autres, à différentes dimensions de la société, qui tendent à rendre l’exercice de la démocratie une épreuve difficile. Sous prétexte que ce régime politique est souvent le chemin le plus long afin de parvenir à la réalisation d’un projet, certains ont tendance à lui imputer des tares qui tiennent davantage à leur carence intellectuelle et à leur manque de leadership. Comme si la démocratie était parfois, dans ce pays, l’alibi de la faiblesse pour rendre compte de l’inertie à différents niveaux de l’administration publique.
Les Haïtiens sont nombreux à souhaiter vivement un changement de gouvernement. Comme au casino, ils sont prêts à parier encore une fois même s’ils ont si souvent perdu leur mise. Encore une fois, ils espèrent gagner le gros lot, soit un vrai leader à l’étoffe intellectuelle nécessaire et doublé du sens de l’éthique et de la responsabilité qui incombe à la fonction du président de la république. De plus, comme si ce n’était pas assez, ils osent réclamer des gens de la même trempe au sénat et à la chambre des députés. Serait-ce surréaliste?
Marc-Léo Laroche
Sociologue
08.07.10

samedi, février 01, 2014

          QUAND LES ADOLESCENTS DES ANNÉES 50 QUITTENT LES RANGS
                                   La mort de Jean Métellus

     Il est rare que la mort de quelqu’un laisse la même impression à tous ceux qui l’ont connu. Le plus souvent, les avis, sans être nécessairement divergents, focalisent des préoccupations  différentes selon des contingences de lieu, de temps et de situations.

     La mort de Jean Métellus  n’échappe certainement pas à ce constat. Probablement, en raison du fait que sa vie d’adulte s’est déroulée surtout en Europe, loin de sa base géographique, ce n’est ni le personnage du  neurologue ou du linguiste, ni même celui  du poète ou de  l’écrivain  qui nous revient d’abord à l’esprit.

Au préalable, il y a une donnée que nous voudrions écarter au sujet de la famille de Jean Métellus. Dans Requiem pour Jean Métellus.Portrait d'un médecin en poète, Joel Desrosiers dit qu'il était l'"aîné d'une  famille de quinze enfants". Cette donnée, nous l'avons trouvée dans trois articles différents sans savoir lequel a contaminé les autres. À notre connaissance, à part une fille qui serait morte très jeune, nous n'avons connu de la famille, depuis nos treize ans, que quatre enfants, soit Laure, Jean, Marc et Pierre.

      Quoiqu'il en soit, la nouvelle de la mort de Jean nous a laissé dans le même état psychologique que celle d’autres amis et connaissances de la génération des adolescents des années cinquante qui ont quitté les rangs.

     Certains, trop tôt comme Edvard et Joseph Laroche, Lionel Loubeau, Yannick Rigaud, Jean Pierre-Louis etc. victimes de la grande sauvagerie du pouvoir. D’autres,  un plus tard, comme tribut à la nature. En manière d’exemples, citons Rubert Ferdinand, Max Dominique,  Robert Beauduy etc. que nous avons rencontrés dans le cadre de la J.E.C.  Certains mêmes comme Robert  avec qui nous avons fait des rêves, voire même des projets d’action sociale avant de nous perdre dans le labyrinthe de la vie.

     Pourquoi ces départs laissent-ils dans leur sillage  une vague impression d’occasions manquées? C’est cette même impression qui émerge à la mort de Jean Métellus. Bien que ce dernier n’ait pas fait partie de la J.E.C[1], c’est par le truchement de cette organisation que l’adolescent qu’il était, eut  avec nous une rencontre mémorable. Bien  entendu, on se connaissait depuis longtemps. Bien qu’il soit notre aîné de quelques années, nous avons eu l’occasion de fraterniser lors d’une grève d’étudiants contre la répression policière. Il n’empêche que notre rencontre la plus significative avec lui survint plus tard après qu’il eut demandé une rencontre au responsable de la J.E.C que nous étions.

     Il faut savoir que sur le plan intellectuel, Jean avait un rôle de leader dans sa classe, au lycée. Quelquefois, il organisait des rencontres de discussions sur des thèmes sociaux ou politiques préalablement choisis.Muni d’une grille d’analyse peaufinée à l’intérieur de la gauche sur la situation sociale haïtienne, il lui manquait un groupe plus ou moins organisé qui pourrait réfracter les informations qu’il se faisait fort de diffuser à ses condisciples des classes terminales.

     C’est à cet égard que la J.E.C. l’intéressait. Nous formions, à l’époque, l’un des seuls groupes de jeunes organisés qui ne suscitait pas la méfiance. Bien sûr, il y en avait d’autres, d’inspiration marxiste ou autre; mais pour être viables, ces derniers se croyaient obligés d’être  clandestins. C’est  dans  ce contexte que l'organisation de la J.E.C pouvait faire des envieux.

     Lors de la rencontre de Jean avec nous ainsi qu’aux autres membres de l’organisation, sa proposition formulée verbalement se voulait une offre de partenariat, sans trop s’arrêter sur les conditions et les possibles dimensions de l’opération. Ne voulant pas le brusquer, nous lui avons fait comprendre que son offre serait étudiée et qu’éventuellement une décision suivrait.

     Nous le soupçonnions à l’époque, bien entendu, d’appartenance marxiste et nous le voyions insidieusement comme un cheval de Troie. Nous étions certains que ce qui l’intéressait, c’était moins un partenariat avec la J.E.C qu’un noyautage complet sur le plan de la substance quitte à en faire  une tribune pour des analyses critiques sur la situation sociale dans la cité et dans le pays.   

     Pour autant, nous ne lui faisions aucunement grief des idées que nous  lui prêtions, Nous partagions, en effet,  beaucoup d’entre elles. Nos réticences se logeaient surtout dans les moyens logistiques envisagés pour parvenir à ses fins.

     Avait-t-il appréhendé notre désaccord? Il n’était jamais revenu, par la suite, sur sa proposition pas plus que nous avions décidé de lui opposer notre refus. Il est aussi possible que le hasard lui ait donné d’autres préoccupations, ayant été, à l’époque,  à un moment critique de son évolution comme étudiant.

     C’est donc à cette période de notre vie d’étudiant que la nouvelle de sa mort nous a ramené, loin du neurologue ou du linguiste voire même de l’écrivain ou du poète.

 20/ 01/14
Marc.L.Laroche



[1] Lors d’une rencontre avec Jean Métellus en 2005 à l’occasion d’un Congrès à Montréal, nous nous amusions de certains souvenirs jacméliens. Quelle ne fut pas notre surprise quand il nous a convié à considérer l’époque où il était responsable de la J.E.C alors que ce rôle nous revenait!

vendredi, janvier 10, 2014

MISCELLANÉES BLUES


  
                                  


        






                                       



                       
                                                         MISCELLANÉES  BLUES

                                                 





                                                                   PROLOGUE


      Ce recueil réunit des poèmes qui sont, pour la plupart, rédigés au cours des dernières années. Il constitue un assemblage de facture quelque peu dissemblable. De fait, les poèmes présentent des distinctions tant sur le plan thématique que sur le plan formel. D’où la référence de quelques-uns à une certaine esthétique qui, il y a déjà  beau temps, a perdu l’essentiel de ses attraits. Ils ne craignent pas, en effet, de mettre en relief une défroque passéiste et peu orthodoxe à une époque où tout un saint-frusquin caractérise la livrée d’avant-garde. Par ce côté suranné, ils sont le produit d’une structure de pensée qui  résiste mal à la fantaisie de glaner quelques fruits éparpillés d’arrière-saison même au prix d’une certaine singularité.
     L’organisation du recueil se fait  en référence à trois thématiques générales. La première (Effusion)  rassemble les poèmes dédiés à l’expression des sentiments personnels et, en particulier, à ceux en rapport avec des êtres chers. Quant à la deuxième (Vision), elle condense, dans l’ensemble, des préoccupations plus générales et sociales comme la situation, la place ou la marque dans la société. Enfin, la troisième (Appréhension) réunit, d’une part, des poèmes inspirés par des inquiétudes relatives à la condition humaine dans le monde ou sur la planète et, d’autre part, ceux  reliés à la promotion d’une  cause patriotique chère.
     Les trois premiers poèmes du recueil, rescapés d’une époque lointaine, celle des vingt premières années de l'auteur, sont comme les premiers cailloux blancs dans un itinéraire de vie.







                                                          Notes liminaires

                                              La gerbe à la mer est lancée,
                                              au gré des vents et des brisants.
                                              Filet lassé et intemporel,
                                              accroché au vaisseau du destin,
                                              elle se ressent d’éparses plates-bandes
                                              et de ludiques caprices du fleuriste.
                                              Hormis le blues en sourdine,
                                              le seul élément de constance
                                              est l’inconstance de ses éléments;
                                              comme une vraie macédoine,
                                              elle prétend, ô défi!
                                              restituer au temps
                                              l’harmonie des saveurs.     
                               














                                               




















                                                                             I

                                                                   EFFUSION




















  DÉSILLUSION

Non…Je n’irai plus au bout de mes nuits
Cueillir des bouquets de silence au jardin de mes songes;
Je n’irai plus chanter ma cantilène à l’espoir
Aux portiques de l’absurde.
Ce soir, par le canal de mon cœur,
Cent saisons ont échoué sur les rives de ma vie,
Aux confins du présent,
J’ai dévidé ce soir l’écheveau du passé.
Je sens sur mon échine
Les rizières illusoires de mes jours enfuis;
La chambre ardente de mon cœur a mué ce soir
Où tant de rêves effilochés dansaient la farandole;
Impitoyablement, la sève des choses continue à gicler,
L’horizon de l’avenir s’est reculé aux limites de l’infini,
Quand le rêve se retranche aux bornes du souvenir;
Nulle voix nouvelle ne renvoie au cœur des tintamarres
L’écho même apeuré et ouaté d’une plainte;
Mais pardon…
Je n’irai plus moi-même au jardin de mes songes
Cueillir au bout de mes nuits des bouquets de silence,
J’ai délibérément violé ce soir
Le sanctuaire calfeutré de mes chimères,
J’ai enjambé le néant du rêve
Et divorcé d’avec le songe,
Par trois fois, j’ai nié avoir connu
La folie de l’Espoir.
Ah! Qu’on s’en défie, qu’on en prenne garde!
Je me sens d’un sang si sain ce soir,
Je me sens d’un sang si neuf ce soir,
Un sang étourdissant à éclater
Les canaux du cœur des mondes,
A volatiliser l’ineptie de toutes les chimères anesthésiantes,
A faire sauter les barricades de toutes les peurs,
De toutes les lassitudes,
Je le sens couler à grands flots dans mes veines,
Fuser aux quatre points cardinaux de mon cœur;
Ce soir, je me sens grandi jusqu’aux limites des étoiles;
L’univers n’a plus son goût de mystère
A ma chair de chair des hommes,
Ce soir, je me sens au cœur une grande blessure
Par où s’écoule toute la sève de la Solidarité.
Ce soir, je sens le rythme de mon sang
A tous les échos du monde,
Je le devine à tous les parias de la terre,
A tous ceux qui ont un compte à régler avec la vie,
A qui on conteste le droit à la vie,
Qui veulent étancher leur soif d’être libre et de vivre,
Oh! Tous mes frères de la chair des hommes…
……
Non, mille fois non,
Je n’irai plus chanter ma cantilène à l’Espoir
Aux portiques de l’absurde 


SPLEEN


Le ciel est silencieux
Sur la tristesse et la douleur;
Le vent du soir vocalise sur le silence;
Le zézaiement des arbres
Parle de musique à la peine.
J’ai cassé les cordes de ma guitare
A l’arythmie de mon âme;
J’ai perdu ma mélodie lointaine
En amont du souvenir,
J’ai remué vainement
Le champ de mon cœur,
Le vide s’installe en maître
Aux bornes de l’absence;
Pas un chant d’amour
sur les ruines de naguère,
Pas une résonance
Au timbre de mon âme,
La joie en s’en allant
A tiré les rideaux sur la douleur,
Et je scrute le passé
De la margelle du souvenir.












SOUVENIR

À peine si le silence du sanctuaire,
De ce timbre fragile, ne résonne encore
Qu’une page de  ta  vie,
Au fond de l’oubli s’est envolée;
Et tu reviens ce soir, pèlerin du souvenir,
Revoir ce lieu  témoin de tant de rêves…
Et tu reviens en cet asile d’abandon,
Redemander  ton bonheur à la mouvance des choses;
Pourquoi devrais-tu oublier?
Pourquoi de cet épisode  mémorable
Rêver à un oubli  improbable?
Car, voici de la véranda, le coin sombre
Où  s’égrenaient  les refrains de ton enfance ;
Là, le piano d’où sortaient de si purs accents 
Et  ces chants mystiques qui  fusaient
Comme des grelots magiques et enchantés;
Puis, ce fut la balade dans le jardin,
Dans ce refuge où, par temps de brumes,
Se coulait si rêveusement la nonchalance,
Tandis que le soleil agonisant,
Se couchait sur l’horizon.
Quel plaisir c’était, dans le soir,
De sentir sous la brise,
S’exhaler le doux parfum des fleurs d’oranger,
En  regardant les derniers flocons de nuages,
Las de promener leurs langueurs éternelles!
En ces instants d’extase, doucement,
Tu accordais les cordes de ton coeur
Aux vibrations exquises d’alentour.
À ces accents en mineur,
Plaintive et langoureuse était la voix
Que l’angoisse ne pouvait comprimer!
Mais  de ce spleen mâtiné d’espoir,
Le trémolo n’était qu’un songe!
Comme si rien ne s’était passé,
Annihilant de la mémoire,
Jusqu’aux moindres échos du souvenir…
….
Bien des choses ont changé, depuis ce jour,
Hier encore et déjà si lointain
De ce   voyage sans retour;
Comme la dune sur la grève
Que morcelle la vague frémissante,
Un pan d’un monde dans les remous du temps
S’est écroulé.
Les lieux chers ne vivront plus de cette voix argentine,
Sa musique ne bercera plus l’émoi des soirs mélancoliques,
Comment oublier et effacer jusqu’à la trace du souvenir ?






























SONGE


Dans la lagune du rêve,
Ma glanure est un navire,
Et j’entends incrédule,
Le râlement de la spirale du pendule
Se perdre dans la brume de la démence.
Par des points d’Alençon,
J’ai tari la source du verbe
Quand les matins blêmes
Charrient des pesanteurs ontologiques.
Sur le parvis des temps,
J’ai cherché des mondes nouveaux;
Seul trônait le néant
Au milieu de l’immensité du vide;
Le catafalque n’attendait impassible
Que la dépouille des siècles,
Et le voilà sublime transitaire
D’un monde d’apocalypse.
                        



















 HALLUCINATION


Éperdu dans sa déraison,
Il songeait vaguement sur son balcon,
Le jeune marin jacmélien,
Loin des stupéfiants à l’envi,
Lâchés par des contrebandiers vélivoles.
Il songeait à l’héroïque Colombien
Qui jadis échoua sur son rivage;
Il l’imaginait quittant le golfe du Darien
Sous un ciel impossible de sortilèges,
Comme sous la voûte striée d’or
D’un grand lit à baldaquin;
L’horizon cramoisi tournait de l’œil
Aux cris des éperviers rentrant du large.

Dans son esprit suspensif en haleine,
Un peuple hétéroclite de fantasmagories
Dansaient convulsivement la Carmagnole,
Comme une troupe de flamenco
Un soir tragique de Vêpres siciliennes.

En contemplant de ses yeux de nyctalope,
Une lune paillarde et vagabonde
Qui jouait sur les flots glauques,
Il songeait, dans l’extravagance de son délire,
A cette lune sans gêne de Carthagène,
Flânant sur d’épiques haciendas
Ou sur d’héroïques forteresses,
Cachant le mystère et l’enchantement
Et qu’éventrait la mitraille insolente,
Au soir de cette bataille coloniale.

A cet instant précis où des gens équivoques
Prirent le contrôle de ses côtes,
Il eut aimé être ce brave caballero andalou,
Ce  matador d’élégance et de raffinement,
A l’allure étrange de romantique desperado,
Qui sauva la belle Doña Magdalena,
Lors de l’attaque nocturne des Français.

Dans l’air enfiévré du soir tropical,
Il se sentait, malgré sa présence lacunaire,
Des pulsions grandioses et des effusions sublimes.
Autour de lui dans la pénombre
Qu’atténue la lueur des éclairs,
Il pleuvait des pics et des lances,
Pendant qu’au loin sur la colline,
La foudre tomba dans un déluge éblouissant.

Hanté dans ce coin sombre
Par des exhalaisons imprécises,
Il succomba à celles languides des alentours.
Volontiers, il émergea du fond de ses silences
Pour écouter le chant du clapotis
Qui ne montait pas des flancs d’un navire fantôme,
Mais du canal limoneux qui verdoyait sous la lune.

L’astre du soir jouait encore sur les flots
Tel un halo sur une nappe lactée tumultueuse,
Puis l’odeur de jasmin fit place
A une autre de varech ou d’algues mortes
Qui s’incrusta si fort à ses narines,
Qu’il se crut à une marina de Trinidad,
Objet d’une grotesque pantalonnade, 
Loin de Carthagène ou des forteresses enchantées
Et plus loin encore de ce brave caballero
Qui sauva  la vertu de Doña Magdalena.
                                           






TROUBLE

C’était au pied de la cataracte,
Tu ne t’attendais pas à cette tirade,
Et ton cœur battait la chamade.

Avec ses meurtrières et ses tranchées,
La forteresse était réputée imprenable
Et on n’avait jamais songé
Qu’elle pourrait hisser le drapeau blanc.

Le crachin et la brume des alentours
N’avaient pas encore occulté
Les éclaboussures du soleil de cristal;
Comme d’éparses mouchetures,
Elles s’étendaient en rhapsodies coruscantes
Dans la brillance torride de l’air.

En ces moments où ton visage troublé
Remplissait totalement l’espace,
Tu ne captais pas le vrombissement
Des pales de l’hélicoptère,
Pas plus le piqué en spirale des coléoptères
Que l’odeur sulfureuse du volvox
Assiégeant assidûment les narines.
Tu faisais la nique à la mélopée incantatoire
Au galop sur les ailes du vent.

L’étreinte du silence qui tombait du ciel
Changeait du tumulte angoissant de l’instant
Et douloureusement, je t’imaginais
Pèlerine d’une pensée en phagocytose
Que tes lèvres se refusaient à exprimer
Dans la fulgurance des émotions.
                                  











            BÉANCE


Nos chemins se sont croisés,
Urne à jamais scellée du destin;
J’ai vu une ombre se perdre dans l’ombre
Comme un ruisseau dans la rivière.
Dis, sais-tu de quoi mon cœur est plein?

L’éther est rempli de pensées qui s’envolent ;
A quelle hauteur céruléenne
Pendent les franges de nos soupirs?
Saura-t-on jamais
Les mots qui meurent d’anémie sur nos lèvres?

Que dire de ce jour
Où le cauchemar avait une âme?
Où l’âpreté gisait entre le nénuphar et l’étang?
Où l’orage s’était installé dans les interstices des silences,
En face de cette béance que nous n’avons pas su nommer?


      RÊVERIE


C’était un matin d’équinoxe
Un matin de marée basse.
De quelle espèce était cet oiseau
Qui s’égosillait dans ton cœur?
Tu ne voyais pas le chaos,
Ni n’entendais la stridence des sirènes;
Tes jours coulaient limpides
Loin des amours équivoques
Et des gerçures de l’amertume.
Le coq avait dû chanter trois fois,
Mais partout, aux alentours,
Déjà, la vie battait de l’aile.
Emmurée en toi-même,
Que t’importaient les révolutions
Ou la chute des astéroïdes?
Comme l’anachorète du Rocher des Météores
Tu monologuais à vide, 
Dans le demi-jour tranquille de ton sanctuaire.
Mais, à l’instar des battements d’ailes du papillon,
Sais-tu à quel cataclysme menaient tes pas,
Quelle tempête abominable,
Sous des crânes incertains, tu déchaînes?
                                      

















TROPISME

Dans la ronde infernale des années,
Tu as souvent traversé les frontières;
Une fois passées les nuits en vadrouille,
Tu aimais revenir au bercail,
T’ouvrir aux quatre vents de la vie,
Surprendre le silence dans ses quartiers,
Traquer le singulier et le bizarre
Et prendre au filet les idées vagabondes.

Dans l’incessant tourbillon du monde,
Tu adorais t’enduire de la lactescence des paradoxes
Et t’offrir en sacrifice à la dégustation rituelle.
Loin de l’errance de ton délire onirique
Et de la substance adorée de tes névroses,
Tu aimais te complaire à mourir
Dans des incantations convulsives
Où d’étranges antiennes oubliées
Rythment tes crises de mysticisme.

C’est au plus fort de ton panthéisme
Que, majestueuse, elle descendit du ciel,
Traçant désormais l’orbite de ton tropisme.
Tu as connu le temps où cessant d’être toi-même,
Tu devenais son derviche à l’encensoir,
Où ses chuchotements comme des confetti
Avaient sur ton âme la douceur exquise des concetti
Et où son sourire de lune en croissance
Soulevait ton cœur comme une marée.

C’était l’époque où son absence
Était remplie de sa présence,
Où un nuage en balade parlait d’elle
Comme le vent dans les branches
Ou les cris éperdus des oiseaux du soir;
C’était le temps heureux des sortilèges
Où la tourterelle et la vanesse en elle
N’annonçaient pas l’effraie et la phalène.


                                     


            TRANSPORT

Par quel sombre effet de voltige
Ou d’influx excessif et mystérieux
Tu caracolais comme une haquenée ensorcelée?

Groggy de liberté et de volupté,
Tel un furet échappé de sa cage,
Ou une ombre chinoise en goguette,
Tu devenais obscurément évanescente
À travers un chapelet d’illusions éphémères…
Était-ce la vision de ton spectre futur
Ou la rançon frivole de l’imagination?

Mais tu semblais déjà autre quand tu apparus
Avec des ailes de la magnificence,
Au sommet du campanile de mes désirs.

Je t’ai vue alors dans les vallons de ma mémoire
Et les sentiers capricieux de mes dithyrambes;
Je t’ai reconnue dans le prisme de mes langueurs,
La tristesse des dernières plaintes de la colombe
Et les hoquets lugubres des silences incertains;
J’ai humé ta présence dans l’haleine des soirs
Et flairé parfois dans la pénombre en liesse
L’irradiation de l’ove luminescent de ton visage.

Fantasmatique, je te voyais bayadère à Bangalore
Et je t’ai fait un reposoir à l’adoration d’un seul;
Amazone, tu me parus une Penthésilée au cœur tendre,
La seule à connaître mon refuge et mon talon d’Achille.
Vigie impénitente des ombres aux portes de l’éden,
J’épiais dans le ciel les signes de ton destin,
Déchiffrant sans répit le dazibao de ta geste,
Comme on décrypte le papyrus d’une antiquité perdue.

Ô muse lointaine et enchantée
Qui navigues loin des contrées de mes désirs,
Avec ton trésor d’envoûtement comme une queue de comète
Que ne peux-tu résister à l’étrange dérive de ton orbite
Et renoncer à conquérir la Toison d’or.
                                                   






            SOUVENANCE


La cité lunaire somnolait hiératique,
Un soleil ivre mort de solstice
S’étendait sous un ciel de glycérine,
Près des îlots d’ilotes dispersés;
Prestement, tu t’écartais en zigzag.
Trop de billevesées auprès des zigotos!
Tu fuyais comme des marcassins
Qu’effraie la décharge du chasseur.
Plus à ton aise, accoudée au balcon,
Tu devins presque sibylline
Sous l’assaut des exhalaisons marines,
Ouvrant les bras à l’ivresse,
Comme à un essaim invisible,
Aux cris éperdus du goéland
Ou aux piaillements de l’engoulevent.
Un refrain monotone, t’emportant ailleurs,
Montait nostalgique des bas-fonds.
Un vent tiède mâtiné de simoun
Soufflait sur les tentures de garance d’Uppsala
Telles des laves sporadiques d’un volcan anémique.
Sur les mornes horizons dentelés de tumescences,
Il te revint ce jour endeuillé
Où tu le fis éconduire par ta solitude.
                              










 IMPRESSION


Temps de brume,
Toile d’araignée, fugace, évanescente;
Soleil qui joue à cache-cache,
Clignant de l’œil en catimini;
Automne en trompe-l’œil,
Cachant un hiver hésitant
Qui a mis la neige en déroute.
Frileuse, elle regarde par la fenêtre
Et voit l’Absence, tel un épouvantail,
En imposer par sa présence
Et monter la garde aux portes de sa détresse;
Fiction de l’instant qu’habite le souvenir
Quand la réalité est en allée
Et qu’aujourd’hui parle surtout d’hier.
                               












PRÉGNANCE


La route serpentait la colline jusqu’à la crête.
Une vue merveilleuse sur la mer des Antilles.
La baie inondée de lumière
ne faisait guère oublier cette contrée nordique
où elle était pour toi comme un soleil.
Dans le golfe, les oiseaux de mer s’affairaient,
poussant des cris frénétiques et désespérés,
anticipant une pêche miraculeuse.
Et la voilà, fillette, apparue tout à coup,
comme une sirène dans un théâtre d’ombres,
glanant sur le rivage, le délestage des filets de pêche…
À l’apéritif chez un ami,
un livre pris à la bibliothèque, s’ouvre au hasard
sur les influences lunaires de Salammbô,
ramenant à la conscience
son obsession de la pleine lune
et une parenté mystérieuse avec l’héroïne de Flaubert.
C’était un vendredi
et, confusément, revenait à la mémoire,
ce Vendredi-Saint à la chapelle d’Avignon
où Pétrarque rencontra Laure.
Du coup, ce fut une nécessité de remonter le temps,
en quête de ce jour faste et toujours présent
où tu la rencontras pour la première fois,

















            FANTÔME

Dans la tiédeur moite du matin,
J’ai erré tranquillement sur la colline,
J’ai vu les gouttes de rosée,
Dans les toiles d’araignées,
Irradier une à une la lumière.

J’ai vu les bougainvilliers incandescents
Et les hibiscus et les flamboyants
Trembloter doucement sous la brise.
Dans les bosquets épars alentours,
J’ai vu voleter les colibris en duo.

J’ai vu monter le soleil à l’horizon
Et chasser peu à peu les miasmes de la nuit;
Par les chemins tortueux,  rocailleux,
J’ai vu les villageois industrieux,
À leur labeur s’affairer prestement.

Mais moi, promenant ma bohème impénitente,
Je suis un fantôme de moi-même.
A quoi bon, en ce lieu, courir la prétantaine
Quand l’esprit, ailleurs dans la béance du temps,
Fait sans répit la quête des souvenirs?

Ô Bien-aimée des beaux jours enfuis!
Muse folâtre au firmament de mes langueurs!
De quelles mystérieuses phagocytoses,
Dans l’incrédulité de notre hébétement,
Nos liens sacrés sont-ils les victimes expiatoires?

Étoile du soir à jamais endormie!
Ectoplasme de mes rêves! Que n’es-tu revenue?
Emplissant mon univers désagrégé
De ta présence absente et vaporeuse
Et de tes silences sépulcraux ineffables?

C’était fête ce matin sur la colline;
Dans la clairière des bocages et les chemins de rocaille,
Bêtes et gens se répondaient sur un air connu,
Mais moi, hanté par mes souvenirs et le parfum des fleurs
Je m’en allais perdu, étranger comme un fantôme.


                                                   


               NOSTALGIE

Image languide de douceur et de calme
Dans l’air léger et suave du matin,
Quand le soleil à peine réveillé
Ouvre les yeux sur le sommet des collines
Et transforme en doux gazouillis
Le silence matutinal des sous-bois.

Image de ravissement et d’ivresse
À la saison sacrée des vacances
Et des amours adolescentes,
Quand le temps s’effiloche
Au gré des rêveries estivales
Et des kermesses sous les arbres.

Image de vaillance et de gloire
De nos aïeux magnifiques
Enfouie dans le tiroir de la mémoire
Et qu’on ressort aux jours sombres,
Quand on se désole du présent prosaïque
Et désespère des illusions de l’avenir.

Image de chaleur et de passion
Quand la vie et ses vicissitudes
Poussant au froid de l’exil
Se muent en regret et en nostalgie
Et changent la couleur des choses
En enjolivant les souvenirs.

Image de pauvreté et de misère,
Sous les regards froids des bailleurs de fonds
Et le scalpel analytique des reporters
Et que démultiplient les écrans du monde
Comme un legs d’un temps à jamais révolu
Ou un argumentaire éloquent de la barbarie.

Image d’une infirmité ou d’une plaie incurable
Portée comme un bras en écharpe
Et qui rallie intimement la smala
Dans un besoin jaloux de protection
Loin des yeux moqueurs de l’étranger
Dans le silence du désarroi et de l’horreur.
                            









                                                                        II
                                                                                                                                                                                                                                      VISION




DÉTRESSE

Qu’elle  était profonde ta détresse!
Par les affreuses nuits d’insomnie,
Avant que l’aube toujours fidèle
N’amène la fuite des miasmes et des ombres,
Elle t’était devenue presque familière!
Avec le temps et l’épaisseur de ton délire,
Tu as connu la crainte des nuits obscures
Et des heures d'amertume égrenées
En longues minutes désespérantes
Depuis ce jour d'automne fatidique
Où le soleil sur ta planète a arrêté de briller,
La peur de rester seul avec ta mémoire
Et de sentir ton savoir horrible et glacé
Dériver impitoyablement à la place de ton cœur,
A phagocyté toute une frange de ton esprit.
Tu rêvais,sans arrêt, d'oublis impossibles,
De lavage de cerveau et d'avatars fantastiques
Comme si tu pouvais renaître à la paix.
Pendant que partout autour de toi,
La multitude vaquait à ses affaires,
Que la cité s’activait comme une ruche,
Et que la vie continuait de plus belle,
Par tous les bruits et  rumeurs de la ville,
Au seuil de la démence, en proie à la nausée,
Tu assistais, impuissant, au déroulement infernal
Du spectacle de la duplicité et de l’obscénité.
Oh! comme tu avais mal à ta détresse!
Muette et secrète, elle n’en était que plus cruelle;
Traqué comme un rat en maraude
Tu aurais voulu lui trouver une parade,
Mais à moins de croire à une grave méprise,
Que ton destin capricieux ne s’était pas fourvoyé
Dans les aléas de l’immonde et de l’innommable,
Aucune autre alternative à toi ne s’imposait.
C’est ainsi que désespéré de ton mal incurable,
Toi pour qui la vengeance est ignoble,
Tu as choisi la voie étroite de la sagesse,
Celle de rentrer ta colère en toi-même
Et de faire, une fois pour toutes,
Le deuil  de la beauté et du bonheur?




       RÉACTION

La nuit était féconde
Et les formes fantomatiques.
Dans l’air dense et tiède
Dansaient plein d’idées sombres;
Sur la foule subjuguée
S’étendait un voile d’ombres;
Subvertie et aliénée,
Elle avait la vision troublée.
La diffusion du nouvel évangile
En avait préparé la voie.
À des milliers de milles à la ronde,
Ce fut la rage du désespoir.
Mais comme une étoile dans la nuit,
La raison veillait comme un vigile.
Rassurez-vous, dit une voix sereine,
À la foule agglutinée et apeurée :
Gare au piège de la peur!
Les mercenaires investissent les lieux
Au pas de charge et à visières levées;
Comme pour un fort pris d’assaut,
Ils sèment partout la panique;
Leur avancée est à la mesure de votre retraite;
L’arrogance de leur réussite se dresse
À la fois sur le terrain de votre échec
Et sur la faiblesse de votre volonté.
Ainsi parlait la raison aux foules éberluées.
À l’instar de la brise dans les rizières imaginaires,
Un frisson de plaisir galvanisant
Les fit onduler comme une houle.
Les Cassandre à l’affût comprirent assez vite
Que le sort en était jeté et la cause entendue.
Il n’y avait pas de ténèbres si denses
Pour cacher l’éclat de la lumière,
Ni de volonté si puissante
Contre l’insurrection des consciences.
C’est ainsi que la foule enfanta le peuple
Et s’arracha la dignité et la liberté
Comme son trésor de guerre.


                      




       FANTASME


Il est des temps archaïques
Enfouis dans les sables mouvants de l’oubli.
Telles des évanescences délestées de toute pesanteur;
Ils semblent accéder au hasard
Des soubassements de la conscience.
J’en connais d’aucuns qui ont surgi d’une grisaille d’automne,
Battue en brèche par une canicule d’outre-saison.
Le ciel paré pour un spectacle d’envoûtement,
Voyait des arcs-en-ciel s’abreuver au loin,
Comme dans le lac de ma jeunesse évanouie.
Au tournant de cette époque en perdition,
Le long des allées lasses et grises,
J’ai cultivé des attentes impossibles
Qui inondent encore le champ de mes divagations.
Lâché vaguement dans le gouffre du temps,
J’ai pris mon effroi au lasso
Et tordu le cou à mon hébétude,
Comme à l’assaut de l’Aconcagua de mes rêves.
Le balayage de mes souvenirs
Remplaçait dans les alvéoles de ma conscience,
Les lampires noctiluques par d’étranges lucioles
Ou des colonies jacassantes de paradisiers.
Dans la fulgurance de l’éboulis de toute chose,
L’esprit avait cessé de souffler sur mon chemin;
Et sur le désert glacé de mon âme languide,
La flamme de mes désirs avait vacillé.
Alors, mes quintes de joie, comme des geysers,
Ne furent que des oasis livrés aux éléments.
Seule la déliquescence de tout faisait florès,
Avec la hantise de l’odeur de pestilence
Montant des catastrophes des siècles.
                                      












                   CAUCHEMAR


Le siècle longtemps à l’agonie venait de s’éteindre
Dans les vapeurs de renouveau offertes à l’envi;
Des gens désœuvrés moins par le manque que par l’aisance
Arrivaient de partout, avides de sensations et d’aventures,
Sur les collines lumineuses surplombant la ville.

Ils arrivaient de l’Est et de l’Ouest, du Sud et du Nord,
Des steppes sombres et glacées comme des moiteurs suffocantes,
Des mégalopoles du centre et des régions excentriques,
Ahuris et grégaires, munis d’engins électroniques,
Ils venaient naïvement voir accoucher la montagne.

Tétanisés par le feulement tellurique du monstre en gésine,
Jour après jour, semaine après semaine, ils se relayaient,
Essayant de comprendre par quelle magie diabolique,
Le fruit attendu de cette terre généreuse et nourricière
N’était qu’une infernale vomissure de feu et de dévastation.

Puis, ce fut enfin le cataclysme sur la cité dans la nuit noire;
Épouvantés par la fulguration des geysers incandescents
Qui giclaient sans arrêt de la profondeur de l’obscurité,
Les badauds passèrent, stupéfaits, de la stupeur à la panique
Pendant que la coulée de lave coupait tout moyen de fuite.

Dans le flot embrasé, la moitié des témoins furent emportés
Pendant que quelques-uns, dans des rictus terrifiants
Et des postures  à la fois surréalistes et rocambolesques
Furent momifiés sous l’effet calorifique du magma
Alors que d’autres roussissaient, ça et là, dans l’air brûlant.

Telle était la tragédie terrifiante dans mon esprit délirant.
Des ébats multiples et des horreurs qui l’assiégeaient,
Me revenait l’usurpation des hordes d’idées bizarres;
La raison n’a pas su les décrypter dans leur opacité éclairante,
Pas plus que les fumerolles et les signes cabalistiques du destin.

Comme un boxeur sonné, la frustration m’envahissait;
Du fruit défendu, mon âme avait l’attrait.
La multitude de ses assaillants étranges n’étaient retenus
Ni par le mur infranchissable de la raison,
Ni par les sombres pronostics de la fin de l’aventure.

Et je n’avais plus le courage, mon orgueil et péché mignon,
De repousser énergiquement loin de mes rivages enchantés,
Des bandes glapissantes de mécréants et d’usurpateurs,
Pas plus que la volonté de fer, jadis mon trésor convoité,
De m’empêcher de glisser avec eux dans l’ultime déchéance.

Dans le vertige du volcan de mes profondeurs,
Et sous l’emprise d’un collapsus intégral de mon être,
J’avais l’impression que ma conscience se liquéfiait.
Étoile isolée dans l’espace sidéral qu’absorbe le trou noir,
Je me sentais, comme eux, aspiré dans le vide absolu.





    LE PASSEUR 



À quel instinct obéissait-il?
Se savait-il secrètement au seuil fatidique?
Appelant son fils bien-aimé, il lui dit sans éclat :
À l’horloge de la vie, nos heures à tous sont comptées,
Mais, pour moi, l’implacable décompte est déjà commencé,
Ce rayon de septembre est le dernier de ma vie;
Ne sois pas triste mon fils, je t’en conjure,
Car c’est la loi inexorable de la nature;
Nul ne peut jamais s’y soustraire.

Aujourd’hui, au terme de mon voyage,
Je désire que tu m’écoutes une dernière fois.
Sache que devant toi se profile la ligne droite,
C’est le chemin de la volonté, de la sueur et du sang,
Garde-toi de toujours préférer les raccourcis,
Près du ruisseau dans les fougères et les chiendents;
L’ombre de l’orme centenaire est parfois mortelle.

Le monde est devenu le royaume des plaisirs;
Quant à l’effort, l’ennemi devant lequel il faut fuir,
Que la bravoure et la ténacité dans les combats
Soient tes compagnes fidèles et vigilantes;
Abstiens-toi de toute cruauté et de toute vengeance
Et tâche de gagner ton premier combat sur toi-même,
Avant d’en livrer d’autres dans l’arène du monde.

Puis, fermant les yeux comme pour mieux voir,
Il dit sentencieusement en lui tenant la main :
Il en est de mon peuple comme, jadis, de Babylone,
Il a perdu le sens des choses, même celui du tocsin;
Que de fois les signes du ciel n’ont-ils pas annoncé
Les bouleversements qui se préparent en son sein!
Mais les plaidoyers dans le bruit de la cité
Se perdent toujours comme le fleuve dans la mer.
Souviens-toi qu’on écoute davantage la voix du désert
Que celle qui résonne dans le bruit de la ville
Et dans la clameur inlassable des multitudes.
Ne crains donc pas les soliloques à l’orée des dunes,
Ni les périls de l’isolement ou l’ascèse de la solitude.

Ce n’est pas le vieil arbre abattu qui est pitoyable,
Pendant des lunes, au rythme des saisons,
Il a étendu son ombre sur les sources de la vie;
Ce sont les jeunes pousses dépourvues de tuteurs
Que les changements et la mollesse menacent.

Qui sait aujourd’hui où se trouvent le sommet et la base,
Le levant et le ponant, le midi et le septentrion?
Le bien paraît de la même farine que le mal
Et la beauté a perdu ses repères dans les convulsions.
Ce n’est hélas! Pas sur moi qu’il faut pleurer,
Mais sur ce monde qui n’a plus de boussole.

Bientôt l’occident se couvrira d’un voile de crêpes,
Que ton âme n’en soit pas troublée outre mesure;
Il en est ainsi pour que l’aurore rosisse la nue
Et révèle l’énergie libérée par le chaos.
Comme le papillon sortant de sa chrysalide,
C’est l’espoir qui doit émerger de la nuit
Pour tracer l’épure d’un monde nouveau.
Tâche mon fils d’être du côté de la lumière
Pour baliser les sentiers en broussaille de l’avenir
Et consolider les fondations de la cité.
                             




KATIVA


Elle ne savait pas qui elle était
Ni même si elle était;
Comment le non-être peut-il se penser?
De ses yeux atones de zombi,
Elle regardait sans voir,
Scrutait sans découvrir;
Ne connaissait pas hier
Et n’anticipait pas demain;
Elle entendait le grondement du tonnerre
Et le roucoulement des colombes;
Elle vit la lumière du jour
Succéder à l’obscurité de la nuit;
Mais alors, de quelles chimies obscures
Son esprit ou ce qui en tient lieu,
Entéléchie présumée de l’être,
Était-il la scène ou le creuset?
De ses latitudes mentales,
Planait-il l’ombre d’un rapport?
Larguée dans le néant
Ou le vide du non-sens,
Quelles idéations singulières
Ont suivi la survenance des phénomènes?
A défaut de penser son existence
La pouvait-elle flairer ou sentir?
…….
Quand elle eut froid,
Sur ses épaules, elle ramena son foulard;
Quand revint la chaleur,
Elle s’en délesta;
Elle ne savait pas qui elle était,
Ni même si elle était,
Mais elle était ses sensations mêmes,
La seule fenêtre ouverte
Sur la sortie du néant
Et la conscience de l’être.
          





                           ZORA

Aux   jours sombres de la folie dans la ville
Où la religion et la politique s’affrontaient,
Tu avais dû fuir résolument une meute en furie,
Dans la splendeur et la témérité de tes seize ans,
Loin des activités pastorales de la terre natale.

Acculée à l’union avec un vieillard cacochyme
Loin des rêves nourris dans ta juvénile fraîcheur
Tu avais décidé dans ta sagesse précoce
Que tu ne seras pas la victime propitiatoire
À une tradition qui tient de l’assommoir

Déchirée  de ton impassible résistance
C’est ailleurs que ton choix a pris son sens.
Pour la première fois, tes rêves avaient des ailes,
Prêts comme des oiseaux à s’envoler vers le ciel,
Loin de ta destinée de bergère de l’Ogaden


Tu as croisé le destin au cœur de la cité,
En cette assemblée où des consœurs délibéraient;
En regardant briller la flamme de ta curiosité,
On  t’a vue avec ardeur radiographier l’avenir
Sur le thème de  la femme dans la modernité.


Comment ne pas  saisir que tu étais sur ta voie?
Tu la construisais déjà sur le socle du présent,
À distance des gestes bucoliques de la pastourelle,
Bravant délibérément un précepte millénaire,
En libérant les volutes interdites de ta toison.


C’est ainsi que s’initia ton nouveau périple.
À l’enseigne de l’aventure en Amérique,
Tu as choisi d’assumer le risque de la voie à tracer
En  bazardant les dépouilles opimes
De vingt siècles de traditions et d’obsolescence.
                   








            LA  GEISHA

De tendresse aux trois quarts
et d’espièglerie pour le reste,
tu es la Geisha pour tes potes
partout où leur voix  se portait
dans cet isolat concentrationnaire.
On songe à peine,
à entendre vibrer la colonie bourdonnante,
que tu es de ce pays du silence
qui vit poindre l’origine du monde;
on imagine un impossible théâtre
lieu d’élection d’étranges salamalecs
avec, en point d’orgue,
 le baiser matinal du soleil.
L’accomplissement du mystère
semble au cœur de ta nature;
Tu portes ton pays sur ton dos
Comme la tortue sa carapace;
avec toi, dans l’univers,
les choses sont ce qu’elles sont,
chaque caillou a sa place
et chaque brin d’herbe
son rôle prédestiné .
On ne saura jamais
Quel rapace imaginaire
t’a laissée choir un matin
nimbée de frimas sur nos rives glacées,
mais dans le coinçage de tes paupières,
on devine encore
le charme d’un sortilège
à l’origine de ton émoi de toujours;
ainsi on t’a vue naguère,
ainsi tu apparais aujourd’hui
malgré la douce  quiétude
de longues lunes d’apprivoisement.












             LE  POÈTE


À l’étroit aux limites de la finitude,
Quand le verbe se perd dans les tintamarres,
Loin des orbes de sa nébuleuse intérieure,
Ainsi va le poète perdu dans les bruits du siècle.
Comme au flux et reflux tumultueux
Des fureurs vespérales de l’océan,
Il est attentif à l’appel lancinant du néant
Et happé par la spirale du désespoir.

Icare prométhéen aux ailes brisées,
Au confins des déserts glacés du songe
Il fait face dans la précarité de sa prégnance
À  l’impossible idéation des cosmogonies.
Dans le commerce des êtres et des choses, 
Il choisit son chemin en bordure de la cité
Comme des lucioles égarées et impénitentes
Que la lumière du soleil éblouit.

Il cherche le repère des silences et des ombres
Où abriter sa muse rebelle et tourmentée,
Loin de la stridence et des vacarmes
D’un monde sulfureux en gésine.
Ainsi, sans faire de bruit, hors des tourbillons,
Il rentre en lui-même, reclus et oublié
Comme on disparaît dans une caverne.
……
Mais que faire en soi sinon d’en sortir?
Les lunes ont beau succéder aux lunes,
Arrive un jour où le gîte devient étouffant,
Où il faut porter la lampe sur la montagne,
Comme un phare pour le navire en perdition.
Rêve enchanté d’une lueur dans la nuit
Qu’à l’instar du  mage ou du prophète,
Il est toujours le seul à percevoir.








                      
         COGITO

Jaillissement incessant
du souffle de l’esprit,
attribut mystérieux de l’essence,
c’est un oiseau des cimes
qui s’élance insolite dans l’espace,
planant avec majesté
sur les matérielles contingences.
Il prend son vol,
ô paradoxe!
dans le silence des profondeurs
et dans l’éclat de la lumière,
intégrant dans son parcours
les pôles opposés de l’unicité.
C’est  un papillon
qui se souvient de sa métamorphose,
alliant les limbes à la réalité
et dont la seule parure idoine
est une vieille défroque
d’avant la conscience.



















 EN  MARGE


Traînant lourdement sa pubescence
comme un galérien, ses chaînes trentenaires,
inlassablement, les lares le voient passer,
sans se douter de ses chimères.
À l’heure où certains rallient leur château,
il construit les siens en Espagne,
loin des clameurs de la multitude.
Des fumerolles inquiétantes de sa cité
à ses fredaines multiples,
il n’a jamais décrypté la syntaxe.
Où que ses pas incertains le portent,
tout lui paraît saugrenu ou chimérique
à commencer par son reflet de lui-même
aux mille miroirs sur son chemin.
Étrange oiseau tombé d’un nid étrange
qui ne protège ni de la chute périlleuse,
de l’exil de lui-même et de la cité,
ni de son existentielle anamorphose
loin de l’orbite totalitaire de la majorité!
Tel qu’en lui-même, à l’orée de ses vingt ans;
il est un fétu de paille ballotté par le vent
et inconscient de son inlassable dérive,
ou cette goutte d’eau informe et sans repère
que la houle fait sans cesse rouler sur le rivage.




                        LE  SACHEM


Vous aviez quatre fois vingt ans;
Volontiers, vous défendîtes votre cité
Et fîtes la nique aux flèches empoisonnées,
Tandis que de jeunes pousses tombaient à vos côtés,
Dans Yaguana où vous connûtes le jour,
Sous la sublime protection du Grand Esprit.
Puis, vous rêviez que les vôtres
Enterrent désormais la hache de guerre
Et fument le calumet de paix,
Dans la clairière sacrée avec vos ennemis.

En ce temps lointain toujours présent
Où l’âge et la sagesse n’avaient pas de prix,
Il n’y a pas de sentiers menant à la forêt
Où vous ne portâtes vos pas téméraires,
Pas de paysages dont vous n’admirâtes la beauté
A l’heure tant aimée du lever du soleil,
Pas d’enfants que vous ne vîtes grandir
À l’ombre des manguiers et des orangers.

Pourtant, après cette nuit combien fatidique
Où la cruauté de l’Espagnol fondit sur les vôtres.
Comme la férocité du fauve affamé sur sa proie,
Vous ne reconnûtes pas Yaguana, la belle,
Et n’entendîtes pas les cris des enfants jouant à la balle.

Le soleil luisant sur les décombres et la désolation
Montrait des ajoupas qui fumaient de partout.
Sur des corps calcinés, entassés pêle-mêle,
Vous cherchâtes du regard l’ombre d’un vivant
Et ne vîtes, hébété, que la silhouette de la vôtre.
À tue-tête, follement, vous appelâtes vos enfants
Et ne perçûtes, au loin, que les cris des corbeaux
Qu’appâtait la proximité d’un banquet;
Comme en songe, l’âme de la Yaguana s’était envolée.

Assis sur des ruines à interroger le ciel,
Le Grand-Esprit vous sembla sourd;
Au silence sépulcral qui s’étendait sur la cité
Répondait celui mystérieux de la Divinité.
Rouge de colère, vous ne comprîtes guère
Que ce macabre spectacle fût possible;
Et succombant à un élan, sans savoir pourquoi,
Vous allâtes en éclaireur au sommet du coteau
Où vous jetâtes un regard circulaire sur la contrée.

Dans un trémolo de fureur et d’épouvante,
Vous lançâtes à la ronde vos imprécations.
Elles vous laissèrent épuisé et pantelant,
À quoi, au fur et à mesure, répondait l’écho
Que démultipliait la profondeur du silence.
Il vous parut alors que tout était en délitescence
Et dans le souhait que vous fîtes naguère,
Que vos enfants puissent vous fermer les paupières,
Vous y vîtes, l’espace d’un instant, frivolité et vanité,
Dans cette cité devenue celle de tous les désespoirs.
                                     























                                                                               III

                                                                      APPRÉHENSION









                                                          STUPEUR

En ce temps souvent inquiétant de la modernité,
Peu importe les tendances profondes de cette courtisane…
Que nos connaissances soient par elle glorifiées,
Que toutes les branches du savoir soient, à l’avenant,
Explorées de fond en comble par nos philosophes et nos savants,
À l’échelle de nos rêves et de nos aspirations illimitées,
Nous sommes insensés.

Peu importe que nos fusées aillent sur la lune
Malgré les nombreux risques d’infortune,
Que le corpus sur les mythiques cosmogonies
Doive céder le pas non sans acrimonie
Aux théories en cosmologie et en astronomie;
Que la maîtrise des nano-éléments de l’espace et du temps,
À commencer par celle des nutrinos,
Que la fuite des galaxies et la formation des trous noirs
Ne soient plus, pour beaucoup, des secrets bien notoires,
Nous sommes insensés.

Peu importe le prodigieux décodage de l’ADN…
Que le clonage soit désormais à la portée de la main,
Que nous apprenions à lire dans le cerveau humain
Et que les fondements biologiques de la conscience
Soient un saut qualitatif important dans la connaissance,
Nous sommes insensés.

Nous sommes insensés,
Parce que nous ne comprenons pas l’essentiel
Des signes multiples inscrits dans le ciel,
Ni par quel hasard heureux et extraordinaire,
Surgissant lentement des profondeurs de la mer,
La vie sous le soleil est apparue sur la terre;
Et s’il nous arrive de saisir de manière irrécusable
Qu’elle était, à l’origine, tout à fait improbable,
Nous ne concevons pas que la moindre des choses,
C’est de la protéger comme le jardinier ses roses,
Au risque de les voir se faner pour toujours.

Nous sommes insensés,
Parce que nous perdons de vue dans la nuit noire
Que la dispersion des galaxies n’est pas un phénomène aléatoire;
Elle est la loi de tous les systèmes cosmiques visibles et invisibles;
Elle impose à tous les tenants de la biosphère, de manière infaillible,
Une communion indiscutable d’identité, de situation et de destin.

Nous sommes insensés,
Parce que nous ne comprenons pas, malgré l’appel du tocsin,
Que tout ce qui, sur la planète, participe de la vie
Est coextensif à notre condition précaire de survie;
Que sur le plan de l’univers, cette entité transcendante…
Notre existence est factice, fragile et contingente
Et qu’elle le devient chaque jour davantage,
Au fur et à mesure que la terre prend de l’âge.

Nous sommes insensés,
En dépit des preuves formelles accumulées sur tout
Et qui crèvent les yeux de partout.
Nous refusons de voir que la course économique
Conduit sans cesse à une consommation boulimique;
Que les pratiques hégémoniques pour dominer la terre,
Qu’elles soient politiques, technologiques ou militaires,
Sont vaines à l’échelle stellaire ou macrocosmique,
Et mettent en question le phénomène anthropologique.

Nous sommes insensés,
Parce que l’heuristique de la peur ou de l’anxiété,
À défaut de celle beaucoup plus positive de la curiosité,
A fait la preuve, dans la praxis, de sa flagrante incapacité.
Plutôt que de cultiver toujours la volonté de l’action,
Nous avons choisi l’immobilité comme attitude d’élection.

À l’instar des animaux voués à l’extermination,
Avec une prescience tragique de leur destruction,
nous nous laissons dériver vers le dernier port,
en humant déjà les exhalaisons fétides de la mort;
nous perdons de vue que le comportement idéal,
entre l’optimisme béat et le pessimisme total,
est le scepticisme critique plus sûrement scientifique;
le seul qui permet de fixer les bases du jugement logique;
Nous sommes insensés.

Parce qu’aucune prophylaxie n’opère vraiment;
Ni les discours réalistes et parfois percutants des sauveurs,
Ni les diagnostics accablants et toujours urgents des malheurs…
Entre les phénomènes, aucun rapport ne paraît convaincant
Qui permettrait d’ouvrir la voie sur l’avenir des temps,
À commencer par des changements à nos propres attitudes;
Nous courons le risque dans notre fondamentale inaptitude,
De n’avoir que le choix de dresser notre propre sarcophage
Sur les débris en décomposition de notre espèce en naufrage;
Nous sommes insensés.










BOOMERANG

Passé de son hypogée  millénaire
Comme une momie de ses bandelettes funéraires,
Au sommet de l’Olympe, Prométhée éperdu,
L’Homme scrutait l’horizon rougeoyant à perte de vue
Sans se soucier de ses franges d’interférences,
Il lui revint alors la conscience de la vie et de ses mystères.
Que de choses lui apparaissaient inintelligibles!
Et de quelles séries de concaténation elles étaient les effets!
Ainsi, la chimie primordiale et l’exploration de ses secrets,
Les péripéties dans les catacombes de l’être
Les descentes dans la psyché des profondeurs
Les expériences pavant l’avènement du logos
Les expéditions cavernicoles et sidérales du cosmos,
La route étroite dans l’Himalaya des connaissances
Accumulées dans la mémoire et dans la conscience…
Perdu dans les arcanes des objets de la pensée
Ainsi était-il devant le défi de leur variété;
Dans la mystique de la recherche scientifique,
Telle lui fut l’aventure du micro ou du macroscopique,
Les territoires en culture de la cybernétique
Les architectures de la morale et du droit
La somme philosophique et les trésors de la religion
Les théories rationalistes de la connaissance
Et toute la kyrielle des monuments du savoir
Depuis les Analytiques et la Métaphysique
Jusqu’à la physique des particules et des galaxies
Dont on désespère déjà d’entrevoir la fin eschatologique.
L’orientation s’ouvre  à des perspectives troublantes,
Mais comment  penser la Barbarie omniprésente
Qui, à l’instar d’un esprit malin et corrupteur
Dénature et  dilapide, saccage, pille et assassine
Empoisonne et asservit, outrage, viole et extermine…
Comment ignorer, par delà l’hypocrisie de l’esquive,
Que les maladies et les  guerres  de partout actives
Que la planète promue poubelle du cosmos
Rechigne à être hospitalière et maternelle
Et que  les démarches pour l’Homme et la Nature
Se retournent fatalement contre lui et contre elle
Dans la folie vengeresse d’un boomerang  cruel.













                     GAÏA

Au cœur des profondeurs originelles,
dans l’immensité obscure des landes,
les nymphes et les naïades dansaient la sarabande.
Dans la bouilloire universelle, les folles océanides
valsaient sur la crête des vagues.
Elles dansaient et valsaient,
indifférentes aux légions inconnues
émergeant de la soupe limoneuse.
Depuis le Commencement, aucune intelligence
n’avait affecté l’ordre des choses
sous les regards tutélaires de Gaïa.
Qu’importaient les hordes fantastiques,
la multitude de titans et de géants
à peine sortis de l’incubateur des siècles ?
Qu’importaient la chute des corps célestes,
les étranges convulsions telluriques
ou les feux de Bengale volcaniques?
Entre le Chaos infernal et le proligère Eros 
Gaïa la protectrice veillait;
le Conscient gisait encore dans le néant
et tout était pour le mieux;
mais à peine éclos dans l’étuve du temps,
pris dans la spirale évolutive,
il advint manifestement,
au milieu de la confusion des éléments,
plantant l’étendard de la science,
dénaturant le principe des choses
dans la transformation de la nature;
C’est ainsi qu’inéluctablement
l’irruption de la sublime créature
a signifié la mort de Gaïa.








                  AQUA VITAE

On la croyait gratuite comme l’air
Et également à la vie nécessaire;
Ils l’ont soumise aux règles du marché
Et dans leur assemblée,
Décrété l’insignifiance des multitudes,
En abolissant l’équation de l’humaine  aventure;
Ils ont imposé l’imposture au plus grand nombre,
En enfreignant une loi fondamentale de la nature.
On la croyait comme le vent, insaisissable
Et à tout jamais inaliénable,
On n’avait pas compté avec leur cupidité
Et leur instinct pervers de la propriété;
Ils l’ont captée  et domestiquée
Et soustraite par la force à la majorité.
Comme les vampires toujours inassouvis,
Du sang des faibles ils se repaissent,
Dans un forfait qui n’a jamais de cesse.
Ils ont envahi des contrées pacifiques,
L’ont accaparée avec les sites névralgiques
Et se la sont répartie entre eux, les puissants,
Après avoir chassé les premiers habitants.
Ce sont des rapaces qui respirent la convoitise
Et qui n’ont d’autre hantise,
Que celle du fauve affamé à l’affût du faon.
De partout, dans les contrées les plus reculées,
Des jungles tropicales aux steppes glacées,
Son destin est lié aux rapports de domination;
Nulle part il n’échappe à une loi infâme de l’action,
Celle des puissants par rapport aux parias;
Du Tigre à l’Euphrate et à l’Amou-Daria
Au fleuve Jaune ou au  Nil africain,
En Palestine et sur  les bords du Jourdain,
De partout, savoir qui a la force dans les faits,
C’est savoir qui s’octroie ses bienfaits
Et bafoue sans crainte le droit à la justice,
Quand ce n’est pas ultimement à la vie.






RÉGRESSION
Le temps avait fui,
De partout dans les agoras,
On ne se complaisait plus dans les gloses;
Voilà longtemps que l’écoumène avait cessé de résonner
Et d’entendre d’ennuyeux discours
Sur des problèmes axiologiques,
Ou sur la puissance nécrophage
À l’origine de la vacuité existentielle.
Foin donc de la pensée irisée et scintillante!
L’irradiation du verbe n’était plus une valeur
Quand les balourds bouffis dans les allées de la réussite
Pavoisaient en buvant du whisky
Ou que les ados lucifuges en homothétie d’identité
Se pochardaient à la bière,
Au long des banquettes cireuses de moleskine,
Dans les antres sinistres des bars nocturnes.
Dans son discours hermétique,
Le monde avait perdu de sa jactance
comme un sigisbée noctambule,
surpris dans une posture humiliante.
Pour asseoir le penseur et le poète,
On avait assez d’un strapontin.
Plus de sièges sacralisés quand règne l’impudence;
Désormais, place aux bacchanales,
Aux écornifleurs et aux thuriféraires
Qui théâtralisent leurs flagorneries
Dans les embruns de pensées truffées d’oximores.
C’est le temps de ceux, nombreux,
Qui ont longtemps macéré dans leur superbe
Ou qui se sont engoués dans leur arrogance.
Le dernier sycophante et toute la lyre
Dansent comme des sylphides dans les allées du pouvoir
Et se comportent comme des nymphes neurasthéniques
Qui se galvaudent dans la foire des plaisirs;
Qu’importent les blasphèmes et les éclaboussures morales?
Le temps est à la bacchante
Et non à la vestale ou à la choéphore;
C’est le temps des blandices de toutes sortes
Saisies comme des antiennes invitatoires
Qui, à l’exclusion d’elles-mêmes,
Frappent tout de forclusion,
À la manière d’une coda,
Péremptoirement.





                CIVILISATION

Ils ont, forts de leur gloire, embouché la trompette,
De châteaux en châteaux, de cités en cités,
De royaumes d’hier en états d’aujourd’hui,
D’expéditions de conquêtes en lointaines croisades,
Des quatre points cardinaux du monde chrétien.

De la Renommée, ils ont fait résonner l’orphéon,
De guerres en guerres, derrière leurs gonfalons,
Des vandales impénitents aux ennemis héréditaires,
De siècles en siècles, d’épidémies en famines,
Forts de leur orgueil et de leur volonté de puissance.

Ils ont du possible traversé les frontières,
Découvert la route des Indes, de la soie et des épices;
Dans le ciel, sous la mer et loin dans l’espace,
Ils ont de la science, étendu les limites
Pour frayer des routes incertaines et agrandir leur empire.

Ils ont fondé de savantes écoles philosophiques
Et balisé les chemins étroits de la métaphysique;
Ils ont christianisé de nouveaux peuples,
Endigué à jamais les invasions barbares
Et porté le fer et le feu aux apostats et aux hérétiques.

Ils ont trouvé la pierre philosophale
Et fusionné dans leur creuset le temps et l’espace;
Du mystère de la vie, ils ont volé le secret,
Bazardant de Prométhée le mythique héritage
En le livrant au plus offrant à l’appât mercantile.

Ils ont porté la guerre chez les peuples pacifiques,
Les décimant par la force et sous le joug séculaire;
Ils ont drainé les richesses de leurs contrées,
Annihilant par la croix dans la violence imposée,
Jusqu’à l’image qu’ils avaient de leurs dieux.

Ils ont résolument pénétré les secrets de l’atome,
À la menace de l’ordalie soumettant le monde;
Ils ont appris à dompter les forces de la nature,
Et pour l’asservissement du plus grand nombre,
Inventé mille et un systèmes et machines infernales.

Ils ont, de la vie, anéanti subrepticement le mystère
Et au veau d’or retrouvé réduit toute la divinité;
Ils ont prestement mis au rancart la charité sublime,
Pour caser, une fois pour toutes, leur eudémonisme
Et célébrer la course au plaisir, à la fortune et à la cupidité.

Ils ont, à travers les pratiques et les rites politiques,
Perverti l’essence et le sens de  l’homme
Et fait de l’avoir le fondement de l’être;
Ils ont créé une humanité schizophrène
Où le fort ne côtoie le faible qu’en l’ignorant.

Ils ont créé un monde asymétrique
Où la plus grande partie de la petite devient vassale,
Pour que le puissant le soit encore davantage
Et le faible le devenir, à tout jamais, absolument;
Ils ont radicalement altéré la nature des choses.

Ils ont perdu la tête et le sens de la vie;
Dans leur rang, aucun tumulte de leurs actes;
Les consciences se sont définitivement tues;
Ils n’entendent pas la rumeur de l’agora,
Ni les cris éperdus qui sourdent des catacombes.

Trop longtemps dans l’illusion, ils sont devenus fous;
Aveuglés par leur propre éclat dans leur miroir,
Ils ne voient pas des accusateurs les longues théories,
Ni ne sentent la fureur et la puanteur
Qui montent de l’abjection et de la servitude.

Pendant que leurs fantassins hypostasiés en marchands,
Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest,
Investissent sabres au vent les places de négoce
De leur marché, retranché derrière les murailles,
Ils colmatent les brèches en jouant du violon.

De la théologie, de l’éthique et du droit,
Ils se croient les seuls à avoir les lumières;
Loin de leurs cités et de leurs états civilisés,
C’est, bien entendu, le règne des iniquités,
De l’oppression et de la barbarie générales!

Mais qui répercutera à travers le monde,
Les cris de désespoir qu’un bâillon diabolique,
Dans leur état policé permet d’assourdir?
De secouer des individus la conscience étale,
Dans un monde transi en pleine déréliction?

Des bas-fonds sordides que leurs systèmes sécrètent,
Qui dira jamais à la face de l’univers,
Les plaintes étouffées et les pleurs vite asséchés
De tous les éclopés et marginaux de la vie
Qu’au bord du chemin leurs sociétés ont laissés?

Les hordes de démunis hantant les rues sombres,
Pochards insondables et drogués incurables,
Vomissures des ghettos dans leurs enceintes opulentes,
Incluant  l’image omniprésente de l’obscure Afrique
Dont les fils stigmatisés végètent oubliés dans leurs prisons?

Dans ces lieux maudits, ces derniers toujours trop nombreux
Paraissent inconscients dans les couloirs de la mort,
Avant que vienne implacablement la chaise électrique…
Témoignage d’anamorphose d’une humanité oblitérée,
Par rapport à laquelle les bourreaux se nient eux-mêmes.

Et que dire des légions de métèques propagateurs de sens,
Tragiques ascètes nourris de philosophies absconses,
Porteurs de mandragores et autres talismans étranges,
À la dégaine de nonchaloir de sectes exotiques
Qui paradent dans la foire permanente de la cité?

Sans compter ceux non moins curieux sur leur parvis
Que les sanctuaires dorés du sacro-saint Capital,
À la seule vision de l’esprit, donnent le vertige,
Et qui réprouvent du consumérisme multiforme,
Le rituel tapageur et sacré d’adoration du veau d’or!

Ceux pour qui la montée humaine dans et hors de la cité
Doit être essentiellement une aventure des multitudes,
La quête première et transcendantale de l’Homme universel,
Et non celle frileuse d’une singulière monade,
Fût-elle douée de conscience et de raison!

Aberration de la pensée et de la vie! Disent-ils…
Et pourquoi la religion du Capital, la leur,
Ne serait-elle pas, entre toutes, la meilleure?
Pourquoi l’idole d’or qu’ils adorent dans leurs cités,
Ne serait-elle pas, ici-bas, le seul vrai Dieu?

Et de partir en croisades, au nom des Droits de l’homme
Désormais sésame et oriflamme à la fois,
Pour faire prévaloir d’un bout à l’autre du globe,
Derrière le bouclier des phalanges aguerries,
Le dieu de la religion dont ils sont les grands prêtres.

Pour imposer sur le trône, virtuellement par la violence,
Une démocratie qui n’a rien à voir avec son essence,
Pervertie qu’elle est par un credo économique,
Plus stratégique pour le projet et la volonté d’expansion
De la religion du Capital à toute la planète.

Ainsi va le monstre à deux têtes de la Civilisation.
Dans l’histoire chaotique des peuples, son efficacité
Semble avoir pour but de leurrer sur sa propre finalité,
En apportant, sous le signe du progrès de l’humanité,
L’absurdité d’une contribution constante à la barbarie.



       QUE  FAIRE?   

Il faut se la fermer à double tour :
Car dans ce voyage au long cours,
Incriminante est la parole et d’or le silence
Quand les mots se lancent dans la danse
Et dessinent des arabesques dans l’espace.

Il faut l’ouvrir largement à deux battants :
Car dans ce parcours du combattant,
Le verbe est aussi énergie et action
Pour dénoncer haut et fort la barbarie
Et les déguisements divers de l’infamie.

Il faut s’abriter toujours des vains discours
Loin des bruits et de la fureur des jours
Quand le mot est fatalement chosifié
S’il énonce les formes de la tyrannie
Et découvre les empires et les théocraties.

Il faut prendre la parole à tout prix :
Car dans ce monde déroutant pour l’esprit,
C’est moins par la pointe de l’épée
Que par le tranchant du verbe
Qu’il faut combattre violence et superbe.

Telle est l’implacable contradiction;
Dans l’étouffant vertige de la confusion,
Sans cesse renvoyé de l’action à la torpeur,
On s’accroche au doux rêve de la sérénité,
Mais, n’est-ce pas au prix du déni de la réalité?

Ne perd-on pas de vue, déception amère
Qu’on est souvent le jouet d’une chimère?
La balle qu’on se lance en vain, sans le savoir
L’écho qui rebondit sans fin à travers la forêt
Et qui se prend pour autre chose qu’un reflet?

Des effets despotiques contraignent au silence :
Il ne faut pas que les iniquités et l’impudence,
Que l’oppression, l’arrogance et le fanatisme
Sortent de l’ombre et apparaissent à la lumière;
Il ne faut pas d’exécutions à la lueur des lampadaires.

Il ne faut pas que l’arbitraire du politique,
Les préjugés enrobés des instances publiques,
Le harcèlement insidieux des forces de répression,
L’absurdité des règlements frappant le métèque,
Dans l’arène des tribuns rassemblent le public.

Mais que faire des cris étouffés dans l’obscurité
Si l’on ne fait l’effort de témoigner avec clarté
Du sort inéluctable du faible face au fort,
De débusquer les injustices à la face du monde,
De braquer dans la cité les oppresseurs immondes?

Que faire si la scène à l’agora n’est libre à la parole,
Si la raison ne fraie le chemin et ne joue son rôle,
Pour démontrer, réfuter, protester et riposter,
Faire accéder les doléances des minorités,
Malgré le rouleau compresseur de la majorité?

Que faire dans ce bateau qui tangue à l’envi,
Où les valeurs oblitérées étalent leur infamie,
Où se transigent les monopoles sur les gènes,
Où l’état doit souvent se courber sans nulle gêne
Quand l’homme devient même objet de négoce?

Que faire si de cette humanité souvent fantoche
Ne se lève un chevalier sans peur et sans reproche?
Si l’homme de réflexion ne devienne un militant,
Et le pacifique impénitent, un dilapidateur invétéré
Des trésors de sa sécurité et de sa tranquillité?

À quand le jour où les peurs ataviques obstinées
Céderont la place à la sagesse de la témérité
Afin de conspuer les marchands du temple,
Rétablir l’audience de l’éthique et de l’équité,
Et faire advenir les rêves endormis ou abandonnés.
                                         










           LE  MARRON

Dans les langueurs oppressives de la canicule,
Entre l’illumination du solstice
Et le vertige de la liberté retrouvée,
Hanté par un sombre cauchemar,
Il songeait, le marron libéré
Au bruit infernal des chaînes
Et au sifflement du fouet du commandeur.

Comme l’écho assourdi du tonnerre,
Secrètement, inlassablement, il lui revenait,
Les cris déchirants des évasions manquées
Et les grognements rauques des tortionnaires
Prenant le relais de la maréchaussée.

Ah! Que d’humiliations au long des jours
Et de souffrances endurées en silence,
Dans l’enfer quotidien des travaux forcés!
Que de fois n’a-t-il pas songé à se mourir
Quand partout dans l’étuve des plantations,
Se dressait l’affreuse barrière de sa condition!
Jamais, à travers le temps, on ne saura
Les interminables chasses à courre,
Dans les jungles épaisses et humides,
Où l’animal aux abois n’était que lui-même.

De sa couche exposée aux quatre vents,
Le voilà désemparé jusqu’au désespoir,
Mais au risque de sa vie, refusant à tout prix
D’abdiquer ce qui restait de sa liberté.

On voulait tuer sa conscience de lui-même,
Mur infranchissable à sa déshumanisation,
On n’avait  réussi qu’à la renforcer,
Révélant dans l’action un stratège ou un logicien
Là où l’on ne voyait qu’un animal sans raison.
C’est ainsi, en brisant ses chaînes,
Que nouveau Spartacus, il décrocha la liberté,
Sapant du système séculaire d’oppression,
Les assises philosophiques ou morales.
                         




                MON  PEUPLE


De l’isolement des profondeurs magdaléniennes
Au grégarisme des premières marches du néolithique,
J’ai vu partir mon peuple, poussé par son destin,
Comme des oisillons fatigués de l’étroitesse du nid
Et pressés de prendre la mesure de l’espace.

Des sombres cavernes à la faune prognathe et callipyge,
Aux bleds perdus des forêts humides et foisonnantes,
Je l’ai vu partir, aiguillonné par une force occulte,
Soûl de cette mission combien sublime et sacrée,
D’avoir de l’Humanité à répandre  la semence.

Semblable à une outre à ras bord remplie,
Je l’ai vu, gonflé de croyances, de légendes et de mythes,
Façonner à son image, dans l’obscurité de ses silences intérieurs,
Les éléments symboliques et immatériels de sa survie,
Malgré la pesanteur cosmique des terreurs existentielles.

À travers les interminables millénaires de transhumance,
Jalonnés de mutations et de vicissitudes multiples,
Au sortir des limbes et au seuil de la couveuse du temps,
Je l’ai vu, les yeux hagards, la tête hirsute dans sa livrée d’ébène,
Indifférent à l’obsédante touffeur tombant de l’orbe d’or.

Sujet des royaumes Achantis, Mandingues, Koushites ou Yorubas
Des empires du Dahomey, de l’Éthiopie, du Mali ou du Ghana
Je l’ai vu dans la traversée des siècles, sous l’aile du pharaon
Insuffler ce qu’il faut de flamme dans l’essor des tribus et des clans,
Avant de s’évanouir pour longtemps dans le brouillard des âges.

Tel quel, avec des oripeaux combien méconnaissables, 
Dans un rôle pitoyable, en sous-œuvre de l’histoire,  
Il apparut comme un pauvre diable ou un fragile jocrisse
Dont les maquignons blancs, au mépris de toute morale,
Vérifièrent les dents au marché de la Croix-des-Bossales.


Comme un coursier fringant momentanément mis aux entraves
On le vit rongeant son frein et tenant la bride haute à son verbe
Et forcer de mettre en laisse l’énergie explosive de son esprit,
Obligeant la sagesse ou la raison à l’emporter sur l’obsession,
Avant d’en forger les armes de la révolte et de la libération.

Or, il advint l’éruption de ce volcan qu’on croyait à jamais éteint;
Que de combats n’a-t-il pas livrés contre les forces de la tyrannie!
Mille fois, il a échappé aux puissances obscures à ses trousses
Et vingt mille, bravé les peurs ataviques et les éléments en furie,
Avant d’avoir le dessus, harassé et ravi, sur ses ennemis ahuris.

Mais les trésors de volonté et de courage développés dans la peine
Ne rendent pas justice de l’issue funeste de l’action.
A quoi sert d’avoir déjoué tant de pièges diaboliques,
Défié sans cesse de l’instinct de mort la pulsion obstinée,
Sans savoir quoi faire de la victoire et de la paix retrouvée?

A quoi sert d’avoir laissé en amont ses rêves désenchantés,
Quand les fruits si longtemps attendus,
Se perdent dans le marécage des haines fraternelles?
A quoi sert d’avoir tant ramé sur des océans impossibles
Et d’arriver au port vidé de ses projets et de son âme?

Ainsi va mon peuple sur la route cahoteuse de l’histoire,
Avec la même nonchalance et le même baluchon que jadis…
Comme des galets disséminés par un Petit Poucet imaginaire,
S’égrènent les malheurs abominables de son musée d’horreurs,
Risquant longtemps encore de jalonner la route de son destin.
                                                          







        


RÉVOLUTION

A l’implacable sablier,
ce siècle avait  quatre ans
et le grand Hugo,
encore dans les langes,
n’en avait que deux,
pendant que dans les colonies,
des cohortes entières,
acculées au degré zéro de l’humaine dignité,
s’acharnaient à secouer le poids de la tyrannie.
Aux forces telluriques,
depuis longtemps à l’œuvre,
dans les entrailles obscures des mondes,
personne n’avait raison d’y croire.
Mais déjà, à l’aube de l’ère nouvelle,
comme des bourgeons au printemps de l’espoir,
dans toute la vigueur de sa renaissance,
Haïti perçait sous Saint-Domingue.

Dans la vieille Europe pleine de suffisance
et du Nouveau Monde pétri d’arrogance,
un levain immonde d’Afrique importé
faisait, dans cette île tourmentée,
lever la pâte de la prospérité
et multiplier  les  crimes contre l’humanité.
Mais par un  séisme puissant,
doublé d’un impossible volcan,
au grand dam des deux mondes soi-disant civilisés,
un nouvel état du magma surgissait violemment.
Un  siècle plus tard, dans les sphères étatiques,
les ondes de choc, en cercles concentriques,
n’avaient pas fini leur course centrifuge.

Au sortir des terribles convulsions,
cette nation devenue tout à coup souveraine
se voyait de partout vilipender;
elle avait osé lever  la tête, briser son pesant joug
et basculer ses bourreaux enragés.
Plus  encore,
aux opprimés de partout solidaires,
elle avait montré la lumière
et le chemin  de la liberté.
Jaloux de leur richesse
et surtout de leur empire,
les tyrans d’hier,
découvrant subitement leur fragilité
au concert des nations, 
à l’arrivée de l’intruse firent barrage.

Avec arrogance
et le verbe plein d’outrage, 
à l’unisson, ils niaient que d’un peuple arriéré
cette supposée révolution
fût le signe tangible du progrès de l’humanité.
Ils  prétendaient, au contraire,
que toute nation civilisée
devait  moralement se liguer,
pour l’écraser à tout jamais. 
Dans les pratiques de négoce,
ils se crurent justifiés de l’obliger
à  une contrepartie prohibitive et vaine,
ou à des sanctions d’exclusion ou de quarantaine,
essayant de neutraliser pour toujours,
la propagation du virus révolutionnaire.

Pire, même rudement désarçonnés,
ils n’hésitaient pas à le rançonner,
le contraignant à un tribut exorbitant,
hypothéquant pour longtemps,
les étapes de son avenir
et rendant ainsi,
la voie de sa croissance et de son devenir,
une épreuve impossible à soutenir.
Et  comme si de nier son droit à la liberté
ne frisait déjà l’infamie et la témérité,
au moindre signe de désaccord ou d’orage,
ils joignaient la menace à l’outrage,
prenant plaisir à la face du monde,
à étaler sa faiblesse et à réduire à néant,
l’attrait de son charisme et de son courage.

Mais le verbe a des ailes
et se joue bien de la distance;
dans les régions asservies de l’Amérique française,
des lointaines possessions portugaises,
des colonies espagnoles et anglaises,
de partout, en dépit d’innombrables ennuis,
l’étoile de l’espoir brillait dans la nuit.
Ainsi, tout au long du siècle,
allaient résonner tel un langage,
les cymbales retentissantes de l’insurrection
et les appels lancinants à la fierté des lendemains;
mais nulle part ailleurs qu’à Saint-Domingue,
un événement si capital n’a exigé
autant de volonté et de pugnacité.

Il n’y eut jamais, dans l’histoire universelle
qu’une seule colonie d’esclaves rebelles
à avoir la volonté et le courage nécessaires
de combattre ses bourreaux et de briser ses chaînes,
qu’une seule colonie d’esclaves,
à entrer résolument en guerre
contre une puissance européenne
et à gagner la guerre
de manière éclatante et pérenne,
qu’une seule colonie d’esclaves
à forger les ressorts essentiels pour émerger de la fange
et franchir le passage du degré zéro de l’humanité,
vers une condition glorieuse de nation libre
et ce fut en Haïti.
Une  réalisation grandiose et combien cathartique!
Telle fut pour les opprimés la vision emblématique
de cette transformation merveilleuse et sublime
qui rachète un peu  des humiliations innombrables
et des souffrances infinies endurées dans l’action.

Mais le refus de l’asservissement
et l’irruption soudaine du nouvel état
ne sont pas les seuls effets de l’historique embrasement;
d’autres, secondaires et imprévisibles
ciblent la géopolitique mondiale des nations.
Ce n’était pas rien d’avoir mis à genoux Napoléon
dont la témérité faisait trembler l’Europe entière;
ce n’était pas rien de lui avoir fait mordre la poussière
et, dans l’émoi et la confusion, jeté tête première.
Vis-à-vis de lui-même,
et longtemps avant Waterloo,
c’est de l’expérience insupportable de cet échec
que le doute infiltré a créé des fêlures à sa cuirasse.
Prémuni  jusque-là contre les ennuis de la disgrâce,
l’humiliation de ses pertes à Saint-Domingue
contre les va-nu-pieds d’ébène, ses derniers cibles
était une large plaie à son orgueil de conquérant invincible.
Dégoûté, redoutant le renouvellement des outrages outremer,
Il eut alors un dessein décisif et amer,
celui de quitter les territoires de l’Amérique du Nord,
abandonnant entièrement à leur sort,
des peuples ahuris et désenchantés,
faisant perdre de nouvelles plumes à l’empire.
Pour cela  et sans réelle contrepartie,
 il se dessaisit en faveur du Yankee
de l’immense territoire à l’Ouest du Mississipi,
doublant ainsi la superficie des Etats-Unis
et troquant leur vision  du monde atlantique
contre une autre occidentale et  peu pacifique.

Suivent alors les visées expansionnistes
comme l’avancée mythique de la ruée vers l’or,
les guerres de conquête contre le Mexique,
les incursions renouvelées contre les Indiens,
sans compter les agressions hégémoniques à travers le monde.
Ainsi, dans le grand jeu d’échec des alliances et des ruptures,
À la mesure même de l’imposture,
 la  nation révolutionnaire, d’un pion stratégique
a rempli une double fonction éminemment critique :
elle a dynamisé l’émancipation des peuples à l’un des pôles
et servi à battre les cartes politiques des états en second rôle.
                                                





















 LA CROISIÈRE

Ce devait être un long jour heureux et faste,
Un jour d’avant l’aube et d’après le crépuscule;
Mille appas merveilleux, sur les quais ensoleillés
Du Navire attendu, devaient souligner l’arrivée.
Métaphore vivante de l’aventure des aïeux,
Que de batailles épiques et d’actes de bravoure
Sur le front des mers et même à son bord
Ne peut-il éloquemment témoigner!

On revoit aisément dans le silence des soirs.
Au-delà de son impénétrable et froide grandeur,
Les conflits terribles et les drames mystérieux
Qui, dans son ventre, se sont noués et dénoués!

En guise d’hommage, portant les palmes de la victoire,
Ainsi que les oriflammes d’accueil bicolores,
Le peuple, la mine réjouie et le cœur débordant,
À l’unisson, entonnerait des chants de gloire.
Des jongleurs impénitents et des sorciers étranges,
Des musiciens ambulants et des sorciers retors,
Des ordres religieux et bien d’autres encore,
Seraient, pour émouvoir, en grande émulation.

Au débarcadère, après les discours des politiques,
Les enfants en chœur entonneraient des chants d’allégresse
Et portée par l’émotion, l’assistance longtemps en attente,
Verrait voler en éclats les volets de la retenue.

Comme une lame de fond qui soulèverait la foule
Dans les cœurs, passerait un souffle puissant
Pour célébrer dans la joie et l’enthousiasme,
Deux siècles d’efforts, d’espoir et de libération.
Revivifié au plus profond de son être,
Le peuple s’en irait par monts et par vaux,
Répandre la nouvelle de la foi et de l’espérance,
Dans son destin glorieux de sacrifice et de liberté.

Mais loin d’accoster comme en imagination,
Le Navire attendu se sera mis en quarantaine;
À peine voyait-on sur le pont couvert de brumes,
Des formes floues simulant des fantômes et des ombres;

De manière confuse, et pourtant très crédible,
nombre de cicatrices et de stigmates à son bord
Témoignaient de la gravité des dangers parcourus
Et des ravages perpétrés par le temps en déroute.
Quittant de loin la mer houleuse de Bois-Caïman,
Il a vogué de tempêtes en accalmies passagères,
Au gré des vents, du courage et de la volonté,
Dans la conscience aiguë de son accomplissement.

Ainsi, il a doublé le cap de la Crête-à-Pierrôt
Et cent autres promontoires névralgiques et périlleux;
Décuplant sa puissance, il a pris d’assaut Vertières
Et hissé aux Gonaïves le drapeau de l’Indépendance.

Poursuivant son voyage sur la mer démontée,
Il a dû, maintes fois, réparer des avaries
Et colmater dans ses flancs des brèches nombreuses,
Avant de jeter l’ancre dans quelque havre perdu.
Il lui advint alors, après bien des péripéties
Dont les combats acharnés de la soute au pont,
D’arriver enfin au Centenaire de son départ
Usé, avec des dommages de tribord à bâbord.

Mais le temps qui guérit tout généralement,
Bien loin de faire son œuvre d’apaisement,
N’avait fait qu’empirer les problèmes,
En multipliant les conflits et les embûches.

Et c’est encore plus éreinté et affaibli
Qu’en une commémoration deux fois centenaire,
Il crut devoir hisser pavillon de quarantaine,
Plutôt que de s’offrir, pitoyable, à la vue.
Telle est l’émouvante destinée du noble  Navire
Qui, au rivage du temps, devait amener
D’un peuple héroïque les espoirs sacrés,
Avant qu’un sort funeste n’en décide autrement.
                                          










Sommaire

Remerciement

Prologue

Notes liminaires


EFFUSION

Désillusion                              
Spleen
Souvenir                                     
Songe                                       
Hallucination                           
Trouble                                    
Béance                                     
Rêverie                                    
Tropisme                                  
Transport                                
Souvenance                             
Impression
Présence                             
Fantôme
Nostalgie

VISION

Détresse
Réaction
Fantasme
Cauchemar
Le passeur
Kativa
Zora
La geisha
Le poète
En marge
Le sachem

APPRÉHENSION

Stupeur
Boomerang
Aqua vitae
Régression
Civilisation
Que faire?
Le marron
Mon peuple
Révolution
La croisière