samedi, septembre 05, 2015

LE LABORATOIRE DE L'INCULTURE CIVIQUE





Au delà des questions fondamentales concernant la viabilité d'Haïti comme pays dans les conditions économiques et démographiques actuelles, il n'est pas inopportun, malgré tout, de poser le problème de la démocratie dans cette partie du monde.

L'un des défis de la gouvernance de ce pays concerne les conditions de la mise en branle de modèles sociaux permettant la participation du peuple au jeu de la démocratie et l'ajustement, dans une logique d'efficacité, des rôles que jouent les acteurs sociaux dans la phénoménologie de cette gouvernance. Car l'analyse du contexte social et politique de ce pays met en lumière une situation étrange en marge de la taxinomie des formes sociales. Il s'agit de l'abstention d'un groupe social important (à cheval sur deux classes sociales) des activités liées à la gouvernance en tout ce qui a trait aux actes et aux rituels socio-politiques. L'importance de ce groupe est affirmée tant par les places privilégiées que ses membres occupent dans la structure socio-économique que par les effets de leur posture dans la cité.

L'objet de cet article consiste à esquisser la réflexion sur le sens et les formes que recouvre cette abstention dans la dynamique politique et sociale. La thématique peut sembler abstraite, elle n'est pas moins induite par la réalité telle qu'elle s'observe depuis très longtemps. Si la démarche peut servir à envisager les conséquences possibles de cette situation sur le destin de ce pays, elle pourrait ne pas être entièrement vaine.

Il n'est pas exagéré de dire que les citoyens de ce groupe social vivent continuellement un phénomène d'ambivalence, réplique sur le plan social du phénomène psychique de dédoublement de la personnalité. Qu'ils soient entrepreneurs, gestionnaires des secteurs public ou privé, professionnels de la santé, du génie, de l'éducation, du commerce international ou autres, la seule chose qui semble les rattacher à la matrice originelle, sinon aux rhizomes culturels dont ils sont, peu ou prou, les produits, à moins d'être d'extraction extérieure, c'est la situation pécuniaire et les avantages connexes dont ils bénéficient en situation complexe de sous-développement1.

Parce qu'ils sont en situation d'excroissance sociale, et, par cela même, en marge, d'une certaine façon, de cette société, ils sont poussés à se barricader dans leur logis quand ils ne s'abritent pas dans de véritables forteresses protégées par des murailles à l'épreuve du peuple introjecté nécessairement sous la figure de l'envieux, du cupide, du voleur voire du meurtrier. Ces précautions sont pourtant jugées insuffisantes.Ne se  croient-ils pas  obligés, en plus, de garder suffisamment de distance pour marquer leur altérité ( de nature évidemment!) par rapport aux déclinaisons multiples de la pauvreté connotée négativement au point de vue moral. Pour cela, compte tenu de la topographie des lieux, ils s'éloigneront autant que possible et, s'il le faut, escaladeront les montagnes, favorisant, à l'occasion, la floraison de l'architecture montagnarde quelquefois en porte-à-faux par rapport aux lois de la gravité. Qu'à cela ne tienne, quand il s'agit de s'affranchir de la populace!

Pour beaucoup d'entre eux, leur progéniture naîtra à l'extérieur du pays en attendant d'y poursuivre tout le cursus académique et ne revenant au pays qu'en périodes de vacances, comme on va au chalet ou à la maison de campagne. Dans ce scénario, seuls les soins médicaux courants de la famille sont dispensés au pays : le recours à l'étranger devenant un réflexe normal dès l'instant où les besoins présentent une certaine gravité. Il va de soi que cette attitude en dit long autant sur la perception de soi de l'Haïtien de ce groupe que sur les institutions, quand elles existent, à commencer par  les systèmes éducatif et sanitaire.

Il fut un temps où on se contentait de fuir à Pétionville, à La Boule ou à Kenskoff etc.
Depuis que ces destinations appartiennent aussi aux lieux d'élection de la plèbe, les protagonistes se trouvent désormais, en raison d'une position symbolique non dénuée de jactance, condamnés à une modification incessante de l'espace où il faut jeter l'ancre, loin d'un modèle de fixation ou d'implantation pragmatique. Cette fuite ne se déroule pas seulement dans la réalité que crée l'immédiateté spatiale des choses et des événements, elle a son pendant dans l'imaginaire. De ce fait, elle condense un univers polysémique constitué de rêves plus ou moins réalisables, dans la mesure où elle ouvre sur des lieux (les rues de n'importe quelles cités étrangères), sur l'exotisme culturel (habitudes culturelles surtout occidentales) mais aussi sur des objets de consommation très différenciés (multiples produits technologiques, alimentation etc.)

En ce qui concerne les produits d'alimentation­-il est vrai que le pays a cessé depuis longtemps d'être auto-suffisant, ne serait-ce que pour le tiers, voire le quart de sa consommation alimentaire- peu de choses, dans la portion congrue que peut encore livrer le terroir tropical, semblent trouver grâce à leurs yeux. Par définition, tout produit de provenance étrangère est meilleur à ceux d'origine autochtone. Ce positionnement écarte d'emblée, entre autres, les questions sur les défis de l'environnement et les étapes auxquelles le pays est rendu dans la filière du CO2 comme si la spatialisation des objets de consommation n'était pas, en soi, un enjeu à considérer dans une vision raisonnable de l'écologie de ce coin de la planète. Il faut croire que les dernières leçons sur ces questions n'ont pas encore abordé les rivages de ce pays.

On aboutit finalement à une situation où l'''ailleurs'' est ''ici'' accompagné de multiples ersatz culturels comme par exemple le''dîner en blanc'' et nombre d'autres du même acabit. Tout cela n'arrive pas à masquer le vacuum qui s'agrandit de jour en jour dans le pays pour de multiples raisons dont l'abstention de ce groupe social du jeu socio-politique n'est pas la moindre. Dans l'intervalle, cela laisse la voie libre à n'importe quel nigaud pour l'organisation de la cité. C'est ainsi qu'on assiste depuis quelque temps à l'érection d'une tour de Babel, quand cela n'aboutit pas à une pétaudière, chaque fois qu'il s'agit de renouveler les membres du gouvernement. Des fonctions de hautes responsabilités qui auraient dû requérir la meilleure attention en termes de compétence, de sagesse et de dignité deviennent de viles situations de convoitises pour le premier chômeur ou le premier aventurier venu.

Plutôt que d'être bénéfiques au pays, les membres de ce groupe qui sont souvent, dans leur for intérieur, des transfuges à défaut de l'être toujours dans la réalité ne réussissent qu'à constituer une sorte de laboratoire d'inculture de civisme dont le cône d'ombre se projette sur toute la société et où les seules choses qui méritent un certain effort, ce sont les voies permettant de gagner de l'argent, quelque soient les moyens, honnêtes ou malhonnêtes. Dans ce décor où l'argent règne en maître, on pourrait croire qu'ils se soumettent facilement à la taxation et à l'impôt foncier devant permettre à l'État d'atteindre les 40% de sa contribution au budget national. Mais cela est très loin de la réalité. Tous les artifices leur sont possibles pour éviter de s'acquitter de leur part de responsabilités financières y compris en recourant à certaines pratiques de délocalisation quand il ne s'agit pas, tout bonnement de prévarication, de fraude ou de corruption. C'est donc dans un tel climat que la culture dans le sens transcendant du terme et tout le reste, c'est-à-dire, tout le patrimoine traditionnel, historique et symbolique  sont perçus comme des insignifiances à laisser au gros peuple.

Marc Léo Laroche
Sociologue

4 septembre 2015

cramoel.blogspot.com



1Le moindre de ces avantages ne consistent pas seulement à laisser à d'autres, souvent pour des prunes, les activités mêmes domestiques jugées monotones ou désagréables.