mercredi, octobre 21, 2015

L'ARGENT COMME DANGER





On accepte généralement l'idée que les gens sont plus heureux dans les pays riches. L'inverse est aussi acceptée comme une évidence. Depuis l'antiquité, on n'a cessé, dans toutes les sociétés, d'associer l'argent au bonheur comme s'il suffisait d'en avoir pour qu'on soit heureux. Sans avoir fait le tour de la question, on croit pouvoir affirmer, en effet, qu'il y a beaucoup plus d'arguments en faveur de ce lien que le contraire. Aujourd'hui encore, on apprend que 74% de français ayant un haut niveau de salaire (plus de 3500 Euro mensuellement) s'estiment heureux alors que seuls 38% d'entre eux le sont avec un salaire de moins de 1500Euro. Les études faites aux U.S.A ou ailleurs vont dans le même sens.

Cette perception de l'argent comme symbole du bonheur qui a titillé la plupart des analystes du fonctionnement des sociétés semble avoir occulté l'observation d'autres attributs de l'argent, en l'occurrence, comme danger pour l'individu et la société.


Il tombe sous les sens que l'argent est indispensable à un certain bien-être. Sans aller jusqu'à en définir la quantité, laquelle peut varier selon les cultures ou les classes sociales, on peut convenir que l'idéal du bien-être devrait être atteint avec la satisfaction des besoins primaires et secondaires. Par besoins primaires, on entend tous les besoins qu'il faut satisfaire pour vivre et besoins secondaires, ceux relatifs à l'éducation, à la culture et aux loisirs. Angus Deaton, prix Nobel d'économie 2015 semble fixer le montant correspondant à la satisfaction de ces besoins à $75.000.00 US. On imagine qu'il s'agit d'un revenu individuel exempt d'impôts. L'économiste Daniel Cohen1, dans une étude en rapport avec l'économie du bien-être, fait le commentaire suivant :''La France est deux fois plus riche qu'il y a cinquante ans, mais elle n'est pas plus heureuse. La recherche du bonheur dans les sociétés modernes bute sur un obstacle simple et fondamental : les besoins sont toujours relatifs''.


Par conséquent, il est important que la question du montant nécessaire au bien-être demeure ouverte. Néanmoins,on peut facilement tomber d'accord sur le fait que tous les hommes devraient disposer des capacités financières requises à la satisfaction de ces deux types de besoins. Dans ce scénario, nulle part l'argent n'apparaît comme un danger. Cela commence à se vérifier, cependant, quand les revenus disponibles vont au-delà de ce qui est nécessaire aux obligations primaires et secondaires et dont l'utilisation peut être faite à d'autres fins que les besoins mentionnés. La prise en compte de cette situation, pour bien en comprendre les effets, requiert la présence d'un certain nombre de conditions en regard de la seule variable à considérer dans les circonstances, soit l'acteur social reconnu, par hypothèse, comme ayant une aisance financière au-dessus de la moyenne.


Sous la figure de cet acteur social, de quel individu parle-t-on? S'agit-il de quelqu'un de structuré intellectuellement et moralement ou à l'inverse de quelqu'un de fruste et d'arriéré perdu dans un univers de préjugés? L'argent, chez lui, intervient-il comme un des moyens dans les attributs de sa personnalité ou est-ce plutôt la pièce maîtresse de cette personnalité? Est-il capable de rester froid dans la possession de valeurs ou est-il plutôt porté à perdre sa lucidité? Peut-il envisager des projets altruistes ou est-il exclusivement égocentrique dans ses projets et ses actions? Son rapport à l'argent l'est-il en fonction de son atavisme familial? Quelle est la nature de cet atavisme? A-t-il tendance à utiliser l'argent surtout comme tremplin pour briller? Sur le plan social et politique est-il porté à s'en servir pour s'acheter, selon les cas, des privilèges ou des suffrages? Est-il du genre suffisant et hautain et fondé à croire que tout est achetable? Lequel des syndromes – celui du généreux, du parvenu ou de l'avare-- traduit mieux son comportement ? Cette liste est loin de tarir la source de toutes les questions envisageables dans la situation.


Néanmoins, la réponse à ces questions permet déjà de mettre au point le cadre d' une typologie des individus dans leur rapport avec l'argent. Cela peut aller du comportement le plus inexpressif jusqu'au comportement le plus significatif ou le plus extrême. Parmi les cas les plus extrêmes, à un pôle de cette typologie, on peut citer le cas de gens exceptionnellement généreux dépensant une partie importante de leurs revenus pour le bien de leurs semblables, que ce soit dans le cadre de fondations contre la pauvreté ou favorisant la recherche pour endiguer le développement de certaines maladies. On les rencontre également dans des programmes de mécénat en faveur des artistes ou d'autre groupes de gens dans la société.

À l'autre pôle de cette typologie, on peut citer des gens qui pour n'être pas toujours perçus comme des voleurs ou des escrocs ne sont pas moins dotés d'une forte capacité de nuisance pour les autres et parfois pour eux-mêmes. Ils foncent sans se soucier de ceux qu'ils écrasent de leur pouvoir financier. Pour se donner bonne conscience, ils accusent tous ceux qu'ils piétinent (surtout les pauvres) de fainéantise et de paresse etc. Dans les cas de litiges nécessitant l'intervention des tribunaux, ils savent comment utiliser l'appareil de justice à leurs fins pour anéantir l'adversaire et le ruiner.


Sur le plan de l'action sociale et politique, l'enjeu est d'abord pour eux dans la manière d'utiliser leur capacité financière afin de l'emporter sur les autres. Dans ce sens, la corruption leur est un atout capital en vue du succès en intervenant à tous les maillons de la chaîne sociale, depuis le niveau, par exemple, des simples votants jusqu'aux appareils administratifs ou institutionnels garants de la démocratie.

Dans la plupart des sociétés, les groupes de privilégiés ou ce qu'on appelle souvent les élites par incorrection ou détournement de sens sont infestés de ces gens qui, sous une apparence qui peut parfois leurrer, sont toujours à l'affût des occasions où ils peuvent faire main-basse sur les rênes du pouvoir par la corruption et tous les procédés de même acabit. Il va de soi que dans ces cas de figure, l'argent, fondement de ce pouvoir qui permet le contrôle sur les différents rouages de la gouvernance devient un danger pour la société dans tout son fonctionnement quand il ne l'est pas pour l'individu lui-même.

Marc L.Laroche

!5 oct 2015

1Daniel Cohen: Homo economicus et Le monde est clos et le désir infini, Editions Albin Michel.