samedi, décembre 16, 2017

INTÉGRATION DES JEUNES D'ORIGINE HAÏTIENNE A LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE

             Communication au colloque de l'Association Haïtienne à Québec
          
                                            Automne 1983 à Québec

On assiste actuellement, à l’intérieur de la communauté haïtienne du Québec, à ce qui parait être un processus d’objectivation de cette communauté par elle-même. De plus en plus, l’Haïtien semble vouloir sortir de son cocon individualiste pour amorcer une réflexion sur les problèmes de la collectivité à laquelle il appartient. Cette démarche est sensible dans la région de Montréal depuis deux ou trois ans et touche presqu’exclusivement aux problèmes liés aux jeunes, qu’il s’agisse de leur comportement dans la famille, à l’école, de leur rapport avec la délinquance et plus généralement de leur intégration sociale.
Cette focalisation de l’attention sur ce sous-groupe particulier n’est pas un  phénomène fortuit. Elle obéit à un besoin, pas toujours exprimé, de comprendre les modes d’adaptation à la société québécoise de la deuxième génération des immigrants des années 1960. Par rapport à ceux de la première génération, l’intégration des jeunes présente des caractéristiques spécifiques ; et c’est à un bref examen de quelques-unes que nous sommes conviés aujourd’hui.
Mais avant d’aborder l’essentiel de la question, vous nous permettrez de nous arrêter aux immigrants de la première génération en utilisant un détour mythologique.
Il y a quelques années, dans un colloque à Montréal, nous avons eu à parler du complexe d’Ulysse pour caractériser le comportement de l’immigrant haïtien en Amérique du Nord aux alentours des années 1960. Il nous semblait, en effet, que l’interprétation psychanalytique des aventures d’Ulysse ne manquait pas, sur cette question, d’offrir des éléments intéressants de réflexion.
Mais voyons d’abord comment la légende d’Homère est rapportée schématiquement. Après la guerre de Troie, Ulysse est recueilli, des suites d’un naufrage, par le roi des Phéaciens à qui il raconte ses aventures depuis son départ de Troie. Il est passé des contrées habitées par les Lotophages à celles des Cyclopes, a séjourné dans l’île de Circé, navigué dans la mer des Sirènes entre Charybde et Scylla et a été pendant des années retenu par Calypso. Finalement, il rentre à Ithaque sa patrie, en l’absence de son fils Télémaque parti à sa recherche et se débarrasse des prétendants qui courtisaient sa femme Pénélope.
Ce récit banal sur le plan figuratif, quoique riche en événements, prend, néanmoins, sa véritable dimension quand le héros est pris comme objet d’analyse psychologique. Ce n’est pas le mauvais sort, ainsi qu’il est rapporté dans la légende, qui est la cause du naufrage d’Ulysse et l’a poussé loin du rivage natal dans des aventures aussi invraisemblables les unes que les autres. En réalité, cette fatalité qui s’acharne sur le héros, en le portant à dévier de sa route, symbolise son besoin compulsif de s’éloigner de sa patrie sinon de sa femme. Pendant que Pénélope défait chaque nuit la toile qu’elle a tissée le jour en l’attendant, celui-ci multiplie sur le mode inconscient, les obstacles qui devront l’empêcher de regagner Ithaque. Ainsi, les aventures d’Ulysse semblent répondre, symboliquement, à deux fonctions. Premièrement, une fonction de rupture par rapport à une continuité historique et psychologique qui prend la forme d’une évasion de la réalité. La rencontre d’Ulysse avec les Cyclopes, sa faiblesse à résister aux chants des Sirènes, son séjour prolongé auprès de la reine Calypso, son besoin irrépressible de raconter ses aventures etc. en sont une illustration. Deuxièmement, une fonction d’expiation qui se justifie par la culpabilité née de cette rupture même. Cette seconde fonction est éclairée par l’omniprésence du mauvais sort qui semble se complaire à paver de difficultés la route du héros. Combien de fois n’a-t-il pas été jeté au milieu des tempêtes sur des mers démontées? Combien de fois n’a-t-il pas dû affronter d’étranges créatures dans les contrées sauvages qu’il a abordées? Ce besoin masochiste d’affronter les pires difficultés traduit symboliquement l’ambivalence du héros aux prises avec l’appel contraignant de ses objets d’amour et le besoin de s’en évader.
Nous voilà bien loin, direz-vous, de la question de l’intégration des jeunes haïtiens à la société québécoise, objet de notre propos. C’est que, avant d’aborder cette question, il semblait opportun de lui opposer le comportement de l’immigrant haïtien, dont la compréhension, parait-il, emprunte bien des éléments au symbolisme du voyage d’Ulysse.
L’immigrant haïtien des années 1960, souvent, un professionnel ou un étudiant, était habité par un profond sentiment de culpabilité. Son rapport à son pays d’origine était d’une grande ambivalence. Il a fait partie d’une jeunesse qui rêvait de grands changements pour le pays. S’il n’avait pas déjà participé activement à leur réalisation, il ne cessait de s’escrimer intellectuellement avec ses congénères sur les objectifs à atteindre et les moyens rationnels pour y parvenir, compte tenu des conditions historiques, économiques et sociales du pays. Ses études étaient plus ou moins orientés dans ce sens et il avait hâte de mettre ses connaissances à la disposition des siens. Quelques-uns, servis par leur engagement ou même leur imagination politique se voyaient facilement ministre voire président de la république.
Psychologiquement, l’immigrant haïtien de cette période était sujet à des déchirements qui n’ont pas manqué de laisser des marques sur son comportement. Se définissant d’abord comme Haïtien et, par conséquent, solidaires de ceux qu’il a laissés en Haïti, il se percevait en transit en Amérique du Nord. Comme le juif errant pour qui Jérusalem demeure la destination ultime, il inscrivait le retour au pays natal comme un moment de son devenir personnel. Se méfiant des valeurs du pays d’accueil, il se rapportait naturellement à sa culture pour son système de valeurs ou ses cadres généraux de référence normative.
C’est l’époque où il s’interdisait toute propriété foncière, en partie par culpabilité, en partie par peur que ce symbole de sédentarisation ne comporte, par rapport à lui-même et aux autres, l’idée de son intégration à sa nouvelle société d’appartenance et, par conséquent, celle d’un détachement progressif vis-à-vis de son pays d’origine. Si d’aventure, il finissait par succomber à la tentation de ces symboles ou se laissait prendre au piège de la consommation, il se sentait obligé, pour se dédouaner auprès de lui-même ou auprès des autres, de maintenir haute la flamme culturelle. C’est le prix qu’il lui fallait payer pour sauvegarder son identité et maintenir la congruence de son image de soi.
Cependant, comme Ulysse, au moment où il a dû s’évader de la contrainte de ses objets d’amour, arrive un temps où l’immigrant haïtien se sent las de sacrifier sur l’autel du devoir patriotique ou de la solidarité morale et succombe au chant des sirènes de la société de consommation. Il fit alors ce que fit Ulysse tout au long de son voyage. Par un mécanisme psychologique bien connu, il rend impraticable la voie de son retour et refoule dans l’inconscient la voix du devoir et de la solidarité en trouvant mille tours pour déjouer les pièges du sur-moi. Désormais, la propriété foncière ou autre n’est plus objet de réprobation. Elle peut même justifier le renvoi du retour aux calendes grecques. Mais l’immigrant haïtien en phase de refoulement peut faire mieux encore. À une époque où l’expression de ses opinions politiques peut être dangereuse, il va commettre des déclarations politiques, l’équivalent d’actes d’hostilité au régime en place et  dont la facture doit être mise davantage au compte d’un désir plus ou moins conscient de reculer dans le temps le retour au pays que d’un acte de courage.
Quoi qu’il en soit de ses attitudes au cours de ses années d’immigration, il ne fait pas de doute que son mode d’adaptation au pays d’accueil a été fortement déterminé par le temps qu’il a passé en Haïti. L’immigrant haïtien de cette époque est arrivé au Québec à l’âge adulte, ayant assimilé l’essentiel de la culture haïtienne. Il avait dans ses bagages un système de valeurs stable et des cadres généraux de référence pour l’organisation de sa vie sociale, affective, professionnelle etc. Bref, il avait avec lui, ce par quoi il se reconnait comme haïtien et que les autres le reconnaissent pour tel. Son mode d’adaptation sociale a requis tantôt des concessions à l’acculturation sur des éléments partiels de son bagage culturel, tantôt des ajustements divers par rapport au système social du pays d’accueil. En gros, il s’est agi pour l’immigrant haïtien d’un mode d’intégration purement fonctionnel qui entame peu les éléments fondamentaux de sa culture.
Dans le cas des enfants d’immigrants haïtiens, la situation est différente. Apparemment, ils semblent bénéficier d’un avantage sur leurs parents dans le processus d’intégration sociale : ils n’ont pas, comme ces derniers, à compter avec les pesanteurs culturelles d’un pays d’origine.
Mais avant d’examiner plus profondément les problèmes d’intégration que posent adolescents et adolescentes d’origine haïtienne, il importe de s’entendre sur les termes. On définit par intégration sociale ‘’le processus par lequel un individu fait siennes les normes culturelles prévalant dans une société ou un groupe’’[i]. Bien que d’aucuns sociologues considèrent que l’intégration peut être culturelle, normative, communicative et fonctionnelle, nous retenons ici les deux formes d’intégration qui nous paraissent fondamentales, soit l’intégration de type causal (ou fonctionnel et logique) et celle de type significatif. L’adaptation sociale de l’immigrant haïtien de la première génération est du premier type d’intégration et s’apparente à la démarche qui force le besoin à créer l’organe.  En ce qui concerne l’adaptation de l’enfant haïtien, le phénomène est plus compliqué comme nous allons voir.
Quand un enfant franchit pour la première fois la porte de l’école, compte tenu de l’influence qu’il a pu subir de la télévision ou d’autres sources, c’est sur le plan des valeurs qu’il est le plus avancé dans le processus de sa socialisation. Ce qu’il apporte à l’école, ce sont surtout les valeurs de ses parents que l’école se charge, très tôt, de mettre à l’épreuve, d’autant plus qu’elles sont portées à l’assaut par un ego peu consistant au début. L’enfant haïtien n’échappe pas à cette exigence et présente même, du fait de sa condition, des caractéristiques personnelles qui rendent l’opération encore plus critique. Terrain découvert pour l’ennemi qui peut investir la place au pas de charge sans crainte pour ses arrières. Et, dans le cas qui nous occupe, il ne suffit pas que le terrain soit mal défendu, il y a, de plus, risque que les troupes soient prêtes à passer à l’ennemi. Tel est, au point de vue de la socialisation, le sens des premières années scolaires de l’enfant haïtien au Québec.
Ce premier choc culturel qui n’est pas nécessairement vécu comme tel, entraine deux conséquences principales :
A--Une sorte d’imprégnation de l’enfant des normes de la majorité qui n’a rien à voir avec l’intégration de type fonctionnel des parents. Ce rapport de l’enfant au groupe qui rappelle ce que Pagès[ii] désigne par ‘’affectivité groupale’’ est ce qui peut être défini ici par intégration significative.
B—Cette intégration de l’enfant au milieu scolaire, dont le processus se fait progressivement, entraine une dévalorisation des valeurs familiales avec un sommet à la période de l’adolescence.
À partir de là, plusieurs scénarios sont possibles selon les ressources du milieu familial. On s’abstiendra d’essayer de les inventorier, pour remarquer cependant, que quelque soit la dynamique familiale et la manière plus ou moins heureuse des parents de faire face à ce problème, l’enfant ou l’adolescent qui est, en l’occurrence, le poste avancé de la famille sur le terrain de l’acculturation, est en même temps, le maillon le plus faible de cette famille.
Mais, revenons un instant à Ulysse. Le drame de ce dernier qui est en même temps, ce par quoi il est sauvé, c’est que son héritage culturel l’a suivi partout durant les 20 années passées hors de son pays. Il ne peut pas oublier. D’ailleurs, comment le pourrait-il? Il a constamment un œil rivé sur son Ithaque natale. Ainsi en est-il de l’Haïtien de la première génération attiré qu’il est toujours par le besoin de revenir à ses sources.
Mais qu’en est-il des jeunes de la deuxième génération? Se pourrait-il qu’ils n’aient rien à oublier parce que n’ayant tout simplement pas de mémoire de leurs racines haïtiennes? Au fait, qui sont-ils ces jeunes? Suffit-il pour fonder leur identité haïtienne qu’ils soient nés de parents haïtiens, qu’ils parlent créole à l’occasion ou qu’ils se forment le goût à la table familiale, aux éléments épars rescapés de la cuisine haïtienne alors qu’ils n’ont pas intégré la culture de leurs parents ou que les traits culturels qui ont résisté à l’épreuve de l’acculturation en sortent dévalorisés?
D’un autre côté, peut-on dire qu’on est en face de Québécois ou de Québécoise, si l’on entend par là autre chose que le fait de naître au Québec lorsque la société environnante ne réfléchit pas toujours une image positive de soi ou lorsqu’on ne se retrouve pas dans l’image générale du Québécois ou de la Québécoise.
Ces questions sont loin d’être académiques. Elles justifient, en tout cas, un problème soulevé plus haut qui consiste à se demander qui, des parents haïtiens immigrants ou de leurs enfants s’intègrent mieux à la société québécoise. Question à laquelle on répond généralement en accordant une plus grande capacité d’intégration aux enfants en raison de leur acculturation. Cependant, cet avantage risque d’être un leurre dans les conditions sociales actuelles. À ce sujet, nous voudrions proposer une thèse qui pourrait servir de jalons à notre réflexion sur la question. Nous prétendons, en effet, que dans le Québec d’aujourd’hui, le jeune d’origine haïtienne ne s’intègre pas mieux que ses parents. Au contraire, il risque de sortir du processus d’intégration sociale plus affecté psychologiquement et socialement que ces derniers.
On peut envisager cette thèse en regard des trois dimensions suivantes : le milieu familial, l’identification du jeune et la conjoncture économico-sociale.
En ce qui concerne le milieu familial, le jeune est, en quelque sorte, nous le répétons, un maillon faible. Il est, en effet, le révélateur, dans la dynamique familiale de l’affrontement culturel qui met aux prises, d’un côté, la famille et de l’autre, la société environnante. Le jeune apporte dans cette lutte souvent sourde, quelquefois bruyante, le support du système de valeurs de l’école auquel il est en passe d’être gagné s’il ne l’est pas encore tout à fait. Quant aux parents, ils ont beau opposer des résistances culturelles ou morales, leur argument suprême pour contrer l’acculturation du jeune demeure l’autorité parentale.
Nous avons eu naguère et dans une situation analogue à cerner de plus près les attitudes parentales qu’implique cette notion sur le développement de l’enfant dans un contexte d’acculturation. Nous ne nous étendrons pas là-dessus. Nous voulons seulement indiquer que le conflit des valeurs dans la famille aboutit ultimement parfois, par la médiation de l’autorité familiale, à une atmosphère de violence dont le jeune fait souvent les frais.
Au point de vue administratif, cela signifie une relative sur-représentation de la clientèle haïtienne dans les statistiques  concernant les abus physiques des parents. En 1977, dans une étude du Comité de la Protection de la Jeunesse[iii] antérieure à la loi de la Protection de la Jeunesse, cette tendance s’était manifestée. Cela avait valu aux Haïtiens de figurer nommément dans les statistiques officielles en dépit de leur relative faiblesse numérique.  On y notait, en effet, que 75.5% des personnes abusives étaient d’origine canadienne-française, 6.6% d’origine britannique, 3,9% d’origine italienne, 2.2% d’origine haïtienne, 1.3% d’origine italienne et 7.9% d’autres origines ethniques.
Par la suite, en 1980, nous avons, nous-même relevé, parmi les plaintes parvenues à la Direction de la Protection de la Jeunesse, une tendance à la concentration de la clientèle haïtienne autour de la catégorie ‘’abus physiques’’[iv]
Ultérieurement en 1983, dans une analyse de 175 cas d’enfants haïtiens du Montréal Métropolitain pour lesquels un signalement avait été fait à la Protection de la Jeunesse, une incidence d’abus physiques de l’ordre de 52% avait été relevée. Cette donnée ne prend sa véritable dimension que quand elle est rapprochée de la distribution globale des cas de protection sur le territoire du Centre des Services Sociaux du Montréal Métropolitain, en l’occurrence, pour l’année 1982-1983[v].
Certes, on ne dispose, à l’heure actuelle, d’aucune recherche capable d’établir le lien entre la propension aux corrections physiques et les transactions culturelles dans la famille. Toutefois, les données empiriques et cliniques tirées de l’intervention sociale ne manquent pas de faire le pont. Tout se passe comme s’il y avait, dans ce domaine, un blocage culturel ou une inaptitude psychologique des parents haïtiens à trouver une alternative à la relation domination-soumission qui prévaut dans la famille sous la poussée des enfants, confrontés qu’ils sont, ces derniers, à l’existence dans le monde des pairs, de procédés transactionnels plus démocratiques. Les notions de respect dû aux parents, de liberté en relation surtout avec les sorties, les fréquentations et les attitudes vis-à-vis de la sexualité etc. forment autant de domaines névralgiques par rapport à la relation parents-enfants.
Par ailleurs, même quand le motif de référence du jeune à la Direction de la Protection de la Jeunesse n’est pas les abus physiques mais, par exemple, ‘’les troubles de comportement’’ qui interviennent incidemment pour 22.2% dans l’étude à laquelle il était fait mention plus haut, on se rend compte que les relations familiales sont loin d’être absentes dans leur symptomatologie. Certes, de façon générale, la médiation familiale, à cet égard, semble plus importante que la médiation sociale. Cependant, quand il y a trouble de comportement chez l’enfant d’origine haïtienne, l’incidence de la famille parait encore plus déterminante.
La première conclusion qu’on peut tirer à cette étape, c’est que l’intégration du jeune d’origine haïtienne à la société québécoise est loin de se réaliser sans difficultés. Dans ce processus, l’enfant doit compter avec les résistances de sa famille laquelle n’est, d’ailleurs, pas toujours consciente du drame culturel dont elle est l’une des composantes.
Le deuxième point à considérer en relation avec les difficultés d’intégration du jeune concerne son processus d’identification. Pour des raisons que nous avons énumérées plus haut, le jeune se trouve, à plusieurs égards, à cheval sur deux cultures souvent opposées ou contradictoires. Cette situation n’est pas toujours vécue ainsi ni toujours évidente; cependant, elle le devient souvent à sa période d’adolescence, précisément à cette période critique entre toutes de son développement. Pour les fins de l’analyse, on peut considérer trois modèles de comportement selon que l’accent est mis dans le processus d’intégration sur les valeurs familiales, sur les valeurs de la société globale et sur un ensemble mixte de valeurs familiales et sociales.
Les jeunes d’origine haïtienne vivant dans des quartiers où sévit la discrimination raciale ou fréquentant des écoles où se forment des clans sur la base de l’appartenance ethnique (polyvalentes Henry-Bourassa et St-Exupéry à Montréal) présentent des tendances à se replier sur les valeurs de leur famille ou de leur communauté d’appartenance sans exclure les valeurs de la société globale.
Inversement, les jeunes qui n’ont pas eu à faire face à une image négative d’eux-mêmes ou de leur famille dans leur quartier de résidence comme à l’école qu’ils fréquentent sont plus enclins à se ranger dans le système de valeurs majoritaires sans nier les valeurs de leur famille.
Finalement, en raison d’un certain nombre de facteurs liés à la famille (le type d’intégration des parents, leur statut occupationnel etc. sans oublier une certaine façon de moduler l’autorité parentale) des jeunes adoptent un certain équilibre entre les valeurs du milieu et celles de leur famille.
Ces propositions qui sont étayées par des données empiriques découlant de la pratique de l’intervention sociale auprès des jeunes d’origine haïtienne et leur famille ne sont, à l’heure actuelle, appuyées par aucune recherche connue. Nous les considérons simplement comme des hypothèses pour la discussion.
Cependant, quel que soit le type d’intégration qui régit le comportement du jeune d’origine haïtienne, nous ne croyons pas qu’il le prémunisse contre les problèmes d’identité même si ces problèmes sont loin d’avoir le même poids dans la configuration psychique du sujet. À la différence de ses parents qui, à leur arrivée au Québec, avaient bien intégré la culture haïtienne (malgré que l’Haïtien n’en finit jamais de se tirailler entre les deux pôles africain et européen de sa culture), le jeune n’a intégré parfaitement aucune des deux cultures haïtienne et québécoise de sa condition au Québec. Il s’ensuit qu’il ne s’identifie complètement à aucune.
Dans ce processus d’identification, il est important de faire une place à la conjoncture économique et sociale. À cet égard, il nous parait juste d’affirmer que le jeune de la deuxième génération est loin d’avoir les mêmes possibilités que ses parents pour s’intégrer dans le système économique.
Lors de leur arrivée au Québec, ses parents ont eu la chance de trouver une situation économique en pleine expansion. La réforme dans l’éducation opérée au début des années 1960 n’avait pas encore porté ses fruits et une carence importante de ressources humaines qualifiées sévissait dans le secteur tertiaire à des postes d’enseignants, de médecins, d’infirmières etc.
Depuis, les choses ont radicalement changé. Le marché de l’emploi ne réussit pas à offrir les opportunités pour tous les diplômés qui sortent des Cégeps et des Universités. Dans les secteurs comme l’éducation, les débouchés deviennent très rares et souvent, les enseignants les moins anciens à leur emploi n’ont pas moins de quinze ans d’ancienneté. Dans le secteur de la médecine et des soins infirmiers, le problème n’est pas différent. Non seulement il est presqu’impossible aujourd’hui à un médecin haïtien de venir pratiquer au Québec, mais les ressortissants québécois font déjà face à des quotas dans certaines disciplines. Quant aux soins infirmiers, depuis déjà cinq ou six ans, l’offre d’emploi est supérieure à la demande contrairement à la tendance qui avait prévalu avant. Nous en restons à ces secteurs, parce que c’est eux, jusqu’à présent, qui absorbent le plus grand nombre d’Haïtiens à l’exclusion, bien entendu, du secteur des manufactures de textile qui, dans la région de Montréal, occupe un nombre considérable de compatriotes.
Mais, au-delà de ces considérations plus immédiatement économiques dans la perspective de l’intégration, il est une dimension sociale difficile à évaluer, et qui n’est pas sans avoir des répercussions sur la capacité d’intégration du jeune d’origine haïtienne de la deuxième génération.
L’immigrant haïtien des années 1960, s’il n’était pas toujours reçu à bras ouverts ou n’a pu se passer de faire occasionnellement l’expérience de préjugés à cause de son appartenance ethnique, bénéficiait en général, d’une relative aménité dans l’accueil qui lui était fait par la population. Il était aidé en cela par son bagage professionnel qui empêchait l’autochtone de renforcer négativement l’image qu’il avait de l’homme noir.
À l’époque, il était encore objet de curiosité et plus d’un village voyait sans mal, voire même avec bonheur, l’arrivée de son noir comme enseignant. Il est vrai que l’évocation du nom de son pays n’entrainait pas toujours à l’esprit de l’interlocuteur des coordonnées géographiques bien certaines. Plus souvent qu’il ne l’aurait voulu, il se voyait affecter au continent africain quand ce n’était pas à quelques îles lointaines de la Polynésie avec une couronne de fleurs autour du cou et des déhanchements significatifs.
Mais cette époque est révolue depuis longtemps. En fait, depuis l’arrivée en cascades d’autres contingents d’Haïtiens moins bien servis par le sort sur le plan intellectuel et professionnel.
D’aucuns même, tout bonnement analphabètes et dont l’intégration dans une ville comme Port-au-Prince n’aurait pas été assurée, se sont trouvés, du jour au lendemain, à passer, sans transition, de leur arrière-pays natal à Montréal. Et comme s’ils n’avaient pas assez de problème dans leur dépouillement souvent manifeste, il faut qu’ils arrivent à un moment où les premiers signaux de la récession étaient déjà perceptibles.
Nous ne nous étendrons pas sur le raidissement de la population devant ces cohortes jugées envahissantes et les problèmes qui s’en sont suivis à différents niveaux de la vie quotidienne. La télévision s’est chargée de nous maintenir au courant des activités et des comportements dans l’industrie du taxi. Mais on connait moins bien l’attitude négative qui s’est développée à l’endroit des Haïtiens tant dans les agences gouvernementales que dans les entreprises privées. On ne connait pas non plus, le développement de plus en plus marqué des problèmes discriminatoires liés à l’occupation de logements. La concentration des Haïtiens dans certains quartiers du Nord de Montréal est en train de chasser les premiers occupants en même temps que se constate une détérioration de l’état des logements. Le même mouvement s’observe dans certaines écoles qui desservent presqu’en majorité une clientèle d’origine haïtienne. Il est vrai que nombre de ces enfants, nés en Haïti et qui, de ce fait se sont trouvés en décalage par rapport aux programmes existant au Québec, ont été orientés vers la voie de garage des ‘’allégés[vi]’’ malgré, dans certains cas, de bons potentiels cognitifs. Réputés francophones, ces jeunes n’avaient souvent pas le minimum de connaissance de la langue pour leur permettre de suivre les cours et de s’intégrer normalement.
Il n’est pas dans notre propos de faire un relevé exhaustif de toutes les facettes de la condition d’immigrant de l’Haïtien. Néanmoins, par sa portée, on ne saurait passer sous silence la dernière tuile qui lui est tombée sur la tête avec l’événement du sida. Jusqu’à présent, il était noir et pauvre et était incapable de se gouverner, sans compter d’autres tares du même acabit. Mais pour la première fois avec le sida, dont l’apparition lui est faussement attribuée, sa situation semble avoir franchi une étape importante. Elle est passée à un niveau quasi ontologique ou aucun fait ne semble avoir de l’importance.
Compte tenu de la situation que nous venons de décrire, quelle est la perception de la communauté haïtienne dans la société québécoise? Il est difficile de répondre à cette question. Il demeure certain, néanmoins, que cette perspective ne peut pas être positive et ne saurait non plus ne pas avoir des répercussions négatives sur le processus d’intégration, aujourd’hui, du jeune d’origine haïtienne.
Vous nous trouverez, en conclusion, plutôt pessimiste. Nous nous percevons davantage comme réaliste. Si nous ne croyons pas que le retour en Haïti de nos enfants dont certains ne parlent que l’anglais comme aux États-Unis ou l’espagnol comme en République Dominicaine, est la solution à leur problème d’intégration à l’étranger, il y a lieu de commencer, sans tarder, à faire quelque chose.
 À ce sujet, bien que les juifs avec leur culture millénaire, leur capacité financière et leur modèle d’intégration ne soient pas nécessairement le modèle qui vient à l’esprit naturellement quand il s’agit de penser le problème des Haïtiens transplantés en Amérique du Nord, néanmoins, leur sens de l’organisation sociale ne devrait pas sans inspirer notre réflexion et surtout nos capacités d’action en rapport avec les défis que pose l’intégration sociale de nos enfants.
Il ne s’agit pas de trouver des solutions individuelles à ce problème. Lors d’un congrès auquel nous avons fait allusion plus tôt, certains participants ont préconisé le retour en masse au pays natal comme si les structures sociales haïtiennes pouvaient absorber les 200 à 300 000 jeunes engendrés dans la diaspora[vii]. Si la solution à ce problème ne peut pas être de type individuel, elle ne nous apparait pas davantage dans la fuite en avant que constitue la perspective du retour. En ce qui nous concerne, la solution à trouver au défi que présente l’avenir de nos enfants sera sociologique ou ne sera pas. De plus, elle devra être applicable hors des cadres d’Haïti, c’est-à-dire, dans le contexte des milieux d’immigration où les problèmes se posent.
Mais le handicap majeur à surmonter dans toute tâche impliquant la communauté haïtienne réfère à la parcellisation des efforts compte tenu de nos divisions intestines. Si la boutade qu’on prête à De Gaulle est authentique et voulant que ses compatriotes sont ingouvernables, divisés qu’ils sont en cinquante sortes de fromage, il n’a sûrement pas dû connaître les Haïtiens. C’est pourquoi, nous saluons avec beaucoup d’espoir ce qui paraît être un désir de nos congénères de se rencontrer autour des solutions à apporter aux problèmes de leurs enfants. La communauté a besoin, à cet égard, des Haïtiens capables de canaliser leur énergie, non plus simplement dans des desseins messianiques de sauvetage national qui, trop souvent, se perdent dans les élucubrations de l’imaginaire, mais dans des tâches concrètes et moins concrètes de concevoir et d’organiser, ici et maintenant, c’est-à-dire au Québec et en 1983, un milieu de vie qui présente suffisamment de garantie pour que les enfants de nos enfants ne soient pas les parias de la société québécoise de demain.
                                                           
                                                                 Marc Léo Laroche
                                                                    15 octobre 1983




  




[i] La Sociologie sous la direction de J, Cazeneuve et D.Victotoff, Paris,1970, p256.
[ii] La vie affective des groupes M. Pagès, Dunod, Paris, 1968
[iii] Étude des caractéristiques des enfants maltraités et des personnes abusives au Québec, Ghislaine M. Martin, Comité de la Protection de la Jeunesse, mai 1977
[iv] Communication au colloque organisé par l’Association des médecins haïtiens de Montréal, M.L.Laroche, Uqam,1980
[v] Communication au congrès de l’Association des médecins haïtiens de Montréal, M.L.Laroche,sept 1983
Cette donnée est le résultat d’un questionnaire soumis aux intervenants sociaux de la D.P.J.Étant donné qu’il ne s’agit pas d’un échantillon représentatif de la clientèle haïtienne, elle a seulement pour nous une valeur symptomatique des tendances générales.
[vi] Terme utilisé pour caractériser, à l’époque, les jeunes difficilement assignables à une classe dans les écoles publiques en raison de leurs lacunes diverses .Ils formaient alors un ramassis de laissés pour compte.
[vii] On évalue actuellement la population haïtienne immigrante en Amérique à près d’un million : 500 000 aux États-Unis, 200 000 en République dominicaine,40 000 aux Bahamas, 35 à 40 000 au Canada, 20 000 à Cuba, 10 000 dans les Antilles Françaises sans compter environ 5 000 en Europe et en Afrique.

mardi, octobre 17, 2017

VERS UNE NOUVELLE REPRÉSENTATION HAITIENNE DE SOI.




                           

     La déclaration de politique générale du gouvernement Préval-Alexis ne peut manquer de soulever beaucoup d’interrogations. Par exemple, on ne sait rien des moyens prévus pour faire face à l’ensemble des objectifs du quinquennat, pas plus qu’on ne soit renseigné sur la manière de consolider la souveraineté nationale mise à mal par toutes sortes de conditions sociales et politiques, y compris par celles ayant justifié la présence des Nations-Unies sur le sol national.
     Par ailleurs, la composition plurielle du gouvernement, louable par essence dans les circonstances, contient dans son principe une contrainte qui n’est pas forcément à l’avantage du pays. Elle pourrait forcer le gouvernement à des calculs stratégiques qui soient favorables à sa viabilité politique, mais au détriment des attributs indispensables comme la compétence, l’intégrité morale etc. Il s’agit, bien entendu, d’une vision tout à fait théorique qui n’est pas pour autant  superflue, car dans le désert éthique qui a semblé caractériser la réalité de l’action politique en Haïti ces dernières années, ces qualités brillaient souvent par leur absence.    
     Malgré cette réserve d’importance, on doit s’inscrire en faux contre l’opinion de ceux pour qui ce discours n’a pas de contenu ( Voir, en ligne, Une coquille vide, 12 juin 2006 de Jean-Eric René). Il faut être un tantinet de mauvaise foi ou avoir une volonté manifeste de s’abriter derrière des lunettes sombres pour expliquer une charge si résolument accablante. Au demeurant, cela n’empêche qu’on puisse être pleinement justifié d’être inquiet de l’avenir.
     Pour notre part, nous croyons préférable de nous arrêter à un aspect de ce discours qui, pour n’être pas l’un des plus importants, n’en est pas moins très significatifs. Il s’agit du modèle de représentation de soi que l’haïtien ou l’haïtienne peut en dégager. La structuration de ce modèle dans la conscience nationale n’est pas un processus banal. Facteur de l’estime de soi et de l’orgueil national, elle est appelée à conditionner, dans le cadre, par exemple, du développement du pays, l’effort de volonté pouvant être consenti en vue de l’accomplissement collectif.
     À cet égard, la première remarque qu’il convient de faire de ce discours c’est qu’il se démarque d’une certaine tradition. Nulle part, en effet, il n’est question d’une rhétorique dont on s’est trop longtemps complu sur une trame épique ou légendaire dans les communications socio-politiques. C’est, d’ailleurs, ce trait  qui a valu à plus d’un observateurs de considérer qu’au pays de Toussaint-Louverture, l’action est ironiquement phagocytée par le discours.
     Bien sûr, les hauts faits à l’origine de notre indépendance nationale resteront des événements marquants dans l’histoire des libérations populaires. Aucun peuple n’a réussi,  jusqu’à présent, à égaler la dimension prodigieuse de notre ascension vers la liberté. Il convenait, par conséquent que cet épisode fondateur dans l’histoire de la nation haïtienne soit magnifié et chanté par les générations qui se sont succédé.
     Mais s’il est honorable de glorifier la geste héroïque qui, d’un peuple d’esclaves, a fait passer le peuple haïtien à l’acte ultime de son émancipation qu’est l'indépendance politique, il est moins louable de battre  sans cesse le rappel de ce passé, hélas! pas toujours pour trouver des sources d’inspiration, mais plus souvent, semble-t-il, pour se dédouaner d’un présent anarchique ou en constante déliquescence.
     L’histoire des harangues politiques en Haïti fourmille de ces recours à cette période mythique ,comme si notre avenir se retrouvait derrière nous. De fait, pendant deux siècles après l’indépendance, tout s’est passé comme si Haïti avait cessé d’apporter sa  contribution à la civilisation universelle.
     Le capital symbolique hérité de nos ancêtres avait beau être immense, mais à l’exploiter comme nous l’avons fait, sans penser à le faire fructifier, comportait un risque grave d’épuisement. Il devenait impératif de trouver un alibi  qui  détourne, un tant soit peu, de « l’épopée de 1804 », après l’avoir eue comme tremplin, et nous force à rechercher d’autres sources de richesses pour construire l’avenir.
     Il ressort, en filigrane de cette déclaration,  qu’une de ces sources de richesses est à trouver dans la détermination nouvelle à changer les mentalités et les structures qui retiennent le peuple prisonnier du passé, dans la capacité, à l’aube de ce nouveau siècle, de forger les éléments du destin, afin de galvaniser l’ardeur endormie de ce pays.
     On a compris que pour être en adéquation avec les contraintes existentielles auxquelles le peuple haïtien doit faire face, il a besoin d’un supplément d’être qui lui permette de faire appel à des ressorts insoupçonnés, afin de se dépasser dans l’action,  en vue du développement du pays.
     Au-delà de ce qui est manifeste dans le discours introductif, on a cru y déceler une vision de ce que pourrait être un « après » à la suite du désenchantement de l’«avant ». Un nouveau départ semblait se profiler à l’horizon qui n’aurait, on veut l’espérer, rien des pratiques politiciennes habituelles où le cynisme le disputait à la corruption, l’arbitraire à l’incurie, l’incompétence à la mauvaise foi etc. Néanmoins, il faut plus que les bonnes intentions pour neutraliser certains schèmes de pensée rétrogrades et certaines pratiques dolosives qui se sont invétérées même dans les sphères du pouvoir.
     À cette étape où tout le jugement sur les réalisations est suspendu, la question obsédante est celle de savoir si la vision, somme toute, généreuse pour la démocratie sociale et politique résistera à l’épreuve des faits et si les cyniques de tout poil continueront à gagner sur les optimistes inconditionnels de ce pays.
     À cet égard, les prochains mois du gouvernement serviront de tests et pourraient même être déterminants dans la justification de l’énoncé du parti présidentiel. Il en est de même de la pérennité du sentiment d’espoir qui a surgi tout à coup, d’un point à l’autre du pays comme des deux côtés de l’atlantique dans la diaspora haïtienne.

Nov 2006.

jeudi, septembre 28, 2017

VERS UNE NOUVELLE REPRÉSENTATION HAÏTIENNE DE SOI



                          

     La déclaration de politique générale du gouvernement Préval-Alexis ne peut manquer de soulever beaucoup d’interrogations. Par exemple, on ne sait rien des moyens prévus pour faire face à l’ensemble des objectifs du quinquennat, pas plus qu’on ne soit renseigné sur la manière de consolider la souveraineté nationale mise à mal par toutes sortes de conditions sociales et politiques, y compris par celles ayant justifié la présence des Nations-Unies sur le sol national.
     Par ailleurs, la composition plurielle du gouvernement, louable par essence dans les circonstances, contient dans son principe une contrainte qui n’est pas forcément à l’avantage du pays. Elle pourrait forcer le gouvernement à des calculs stratégiques qui soient favorables à sa viabilité politique, mais au détriment des attributs indispensables comme la compétence, l’intégrité morale etc. Il s’agit, bien entendu, d’une vision tout à fait théorique qui n’est pas pour autant superflue, car dans le désert éthique qui a semblé caractériser la réalité de l’action politique en Haïti ces dernières années, ces qualités brillaient souvent par leur absence.    
     Malgré cette réserve d’importance, on doit s’inscrire en faux contre l’opinion de ceux pour qui ce discours n’a pas de contenu (Voir, en ligne, Une coquille vide, 12 juin 2006 de Jean-Eric René). Il faut être un tantinet de mauvaise foi ou avoir une volonté manifeste de s’abriter derrière des lunettes sombres pour expliquer une charge si résolument accablante. Au demeurant, cela n’empêche qu’on puisse être pleinement justifié d’être inquiet de l’avenir.
     Pour notre part, nous croyons préférable de nous arrêter à un aspect de ce discours qui, pour n’être pas l’un des plus importants, n’en est pas moins très significatifs. Il s’agit du modèle de représentation de soi que l’haïtien ou l’haïtienne peut en dégager. La structuration de ce modèle dans la conscience nationale n’est pas un processus banal. Facteur de l’estime de soi et de l’orgueil national, elle est appelée à conditionner, dans le cadre, par exemple, du développement du pays, l’effort de volonté pouvant être consenti en vue de l’accomplissement collectif.
     À cet égard, la première remarque qu’il convient de faire de ce discours c’est qu’il se démarque d’une certaine tradition. Nulle part, en effet, il n’est question d’une rhétorique dont on s’est trop longtemps complu sur une trame épique ou légendaire dans les communications socio-politiques. C’est d’ailleurs ce trait qui a valu à plus d’un observateur de considérer qu’au pays de Toussaint-Louverture l’action est ironiquement phagocytée par le discours.
     Bien sûr, les hauts faits à l’origine de notre indépendance nationale resteront des événements marquants dans l’histoire des libérations populaires. Aucun peuple n’a réussi,  jusqu’à présent, à égaler la dimension prodigieuse de notre ascension vers la liberté. Il convenait, par conséquent que cet épisode fondateur dans l’histoire de la nation haïtienne soit magnifié et chanté par les générations qui se sont succédé.
     Mais s’il est honorable de glorifier la geste héroïque qui, d’un peuple d’esclaves, a fait passer le peuple haïtien à l’acte ultime de son émancipation qu’est l ‘indépendance politique, il est moins louable de battre sans cesse le rappel de ce passé, hélas! pas toujours pour trouver des sources d’inspiration, mais plus souvent, semble-t-il, pour se dédouaner d’un présent anarchique ou en constante déliquescence.
     L’histoire des harangues politiques en Haïti fourmille de ces recours à cette période mythique comme si notre avenir se retrouvait derrière nous. De fait, pendant deux siècles après l’indépendance, tout s’est passé comme si Haïti avait cessé d’apporter sa  contribution à la civilisation universelle.
     Le capital symbolique hérité de nos ancêtres avait beau être immense, mais à l’exploiter comme nous l’avons fait, sans penser à le faire fructifier comportait un risque grave d’épuisement. Il devenait impératif de trouver un alibi qui  détourne un tant soit peu de « l’épopée de 1804 », après l’avoir eue comme tremplin, et nous force à rechercher d’autres sources de richesses pour construire l’avenir.
     Il ressort en filigrane de cette déclaration qu’une de ces sources de richesses est à trouver dans la détermination nouvelle à changer les mentalités et les structures qui retiennent le peuple prisonnier du passé, dans la capacité, à l’aube de ce nouveau siècle, de forger les éléments du destin afin de galvaniser l’ardeur endormie de ce pays.
     On a compris que pour être en adéquation avec les contraintes existentielles auxquelles le peuple haïtien doit faire face, il a besoin d’un supplément d’être qui lui permette de faire appel à des ressorts insoupçonnés afin de se dépasser dans l’action,  en vue du développement du pays.
     Au-delà de ce qui est manifeste dans le discours introductif, on a cru y déceler une vision de ce que pourrait être un « après » à la suite du désenchantement de l’« avant ». Un nouveau départ semblait se profiler à l’horizon qui n’aurait, on veut l’espérer, rien des pratiques politiciennes habituelles où le cynisme le disputait à la corruption, l’arbitraire à l’incurie, l’incompétence à la mauvaise foi etc. Néanmoins, il faut plus que les bonnes intentions pour neutraliser certains schèmes de pensée rétrogrades et certaines pratiques dolosives qui se sont invétérées même dans les sphères du pouvoir.
     À cette étape où tout le jugement sur les réalisations est suspendu, la question obsédante est celle de savoir si la vision, somme toute, généreuse pour la démocratie sociale et politique résistera à l’épreuve des faits et si les cyniques de tout poil continueront à gagner sur les optimistes inconditionnels de ce pays.
     À cet égard, les prochains mois du gouvernement serviront de tests et pourraient même être déterminants dans la justification de l’énoncé du parti présidentiel. Il en est de même de la pérennité du sentiment d’espoir qui a surgi tout à coup, d’un point à l’autre du pays comme des deux côtés de l’atlantique dans la diaspora haïtienne.
       

mercredi, septembre 27, 2017

HAÎTI : LES GÉNÉRATIONS PERDUES

Récemment, Nanni Moretti, le réalisateur italien de « Le Caïman » et d' « Habemus papam », n'a pas hésité à reconnaître qu'il a mal à l'Italie . Pour les Haïtiens, ce sentiment du Romain est tout à fait compréhensible quand le Premier ministre italien était encore Berlusconi. Ce ne sont pas les compatriotes des Anténor Firmin, Price Mars et Jacques Roumain qui lui demanderaient de s'en expliquer, eux qui ont porté Haïti en écharpe pendant les soixante dernières années. Pourtant, entre lui et ces derniers, quel abîme sur le plan de l'intensité des sentiments d'indignation! Avoir survécu à tous les régimes qui se sont succédé depuis l'accession de Duvalier à la présidence de la République et avoir avalé tant de couleuvres au cours de ces années noires d'une dictature obscurantiste, n'était-ce pas là un châtiment herculéen? À défaut de parler des deux cents ans de perdus depuis l'Indépendance, on parlera de ces générations perdues pour le pays. Mais, à l'époque, personne ne le savait. On revoit encore la cohorte des jeunes qu'ils furent au cours de la décennie soixante; que ce soit seuls dans la foule ou éparpillés dans les associations de jeunesse , sans compter les partis politiques , les syndicats et d'autres groupements politiques , les jeunes de l'époque, du moins sa fraction d'avant-garde, pouvaient avoir une perception très différente de la situation haïtienne et des moyens à mettre en place en vue du développement du pays, mais ils se rencontraient sur une base commune. En dépit de la naïveté de certaines analyses ou de certaines interventions, ils étaient tous des patriotes et conscients des déficiences dans les structures économiques et sociales. Par conséquent, ils en appelaient, avec les moyens dont ils disposaient, à une transformation sociopolitique radicale en vue du développement du pays. Beaucoup d'entre eux, devant le rouleau compresseur de la répression, ont dû devenir temporairement silencieux ou prendre le maquis; d'autres devaient connaître la mort soit dans les geôles infectes de Fort-Dimanche, soit les armes à la main sous l'assaut des sbires des Duvalier. Une grande partie des opposants et des survivants, après moult tentatives risquées de quitter le pays, se retrouvaient, qui en Europe, qui en Amérique du Nord ou, temporairement, en Afrique comme coopérants. Pour nombre d'entre eux, il s'agissait d'un départ stratégique : le temps que le régime se délite et s'effondre et qu'ils puissent rentrer au pays afin de se mettre à son service et travailler à son développement. En attendant, ils étaient colletés au besoin d'accélérer leur formation en vue d'une plus grande efficacité sur le terrain. On les retrouvait dans les universités d'Amérique et d'Europe dans toutes les disciplines de la santé, des sciences humaines, de la technique, etc. pour parfaire des études déjà entreprises au pays ou simplement pour changer d'orientation afin d'être mieux armés aux exigences du pays. Mais parallèlement à leur formation, ils tenaient mordicus à maintenir la flamme patriotique en faisant revivre les structures de solidarité qui avaient prévalu au pays. Ce fut ainsi à Paris, à Bruxelles, à Louvain, à Fribourg, à Montréal, à Québec, à New-York, à Miami, etc. Avec la mise à jour de leurs connaissances, les premières analyses élaborées sur le terrain se sont souvent raffinées et, subséquemment, il s'ensuivait une variation de la perception des conditions éventuelles de la pratique politique. Ce processus n'était pas toujours harmonieux et pouvait même rendre caduque la ligne idéologique des débuts. La conséquence des débats résultant des déviations idéologiques fut parfois un fractionnement des groupes, avec l'élaboration de nouvelles philosophies politiques ainsi que de nouveaux moyens d'action. Car, bien que l'émigration ait été un indice de la démobilisation des jeunes, elle a, au contraire, souvent été à l'origine d'un regain d'énergie. Comme si d'avoir pu prendre du recul permettait de mieux voir les contours de la bête et les moyens efficaces de la combattre. La petite histoire de l'immigration des premiers contingents de ces jeunes patriotes ne manque pas de retenir certaines différences dans les processus d'intégration. Si la plupart, après les premières années à l'étranger, ont compris que le siège du régime duvaliériste allait durer plus longtemps que prévu et qu'il leur revenait d'articuler leur mode de vie à cet état de fait, un certain nombre d'entre eux, dont l'estimation serait difficile à établir, s'est toujours considéré en transit, refusant par conséquent de prendre toute décision pouvant aliéner, si peu que ce soit, leur liberté de mouvement; ils avaient les yeux toujours rivés sur la Caraïbe, à l'affût des moindres événements survenus dans le pays et des indices susceptibles de leur donner leur pleine signification . Cela a pris la forme du refus systématique de transaction de longue durée comme de s'acheter une maison, au moment où cette décision aurait semblé logique. À cette époque, plusieurs ne durent leur naturalisation étrangère qu'à l'arrêt de mort que leur valait l'estampille sur leur passeport d'un pays du bloc de l'Est. Et quand la nécessité les portait à devenir citoyen d'un autre pays, c'est souvent en catimini que cela se passait, comme si, d'une certaine façon, ils se sentaient couverts d'opprobre. Cela ne signifie pas que ces scrupules étaient généralisés. Beaucoup ne s'en faisaient pas. Mais aux premières années de cette émigration haïtienne, ce sentiment était plus généralement partagé, jusqu'à ce que le temps se soit chargé de l'émousser. J'ai déjà dit ailleurs ce que cela a représenté pour le pays ces générations perdues. Elles ont laissé un vide social qui n'a jamais été comblé et qui est en grande partie explicatif de la gravité de notre sous-développement. Voilà pour les conséquences sur le plan de la société haïtienne. Mais sur le plan plus spécifique de ces générations elles-mêmes, les conséquences ne sont pas moins graves. Il y a dans ces générations beaucoup d'individus qui ont fait éclater les limites de leur discipline de recherches par leur apport scientifique. Souvent, l'excellence de ces performances est soulignée autant par des rétributions matérielles que par une reconnaissance publique. Pourtant, il serait faux de penser qu'ils n'ont rien à envier à la vie. Pour un qui se satisfait des conditions qui lui sont faites, il y a un autre qui pense que cette situation est absurde. Même l'exigence très moderne de l'accomplissement personnel, qui se vérifie dans la réussite de la carrière, n'arrive pas à neutraliser chez certains les obsessions patriotiques qui les transcendent. Comment avoir grandi dans le dessein de servir son pays- un pays pauvre qui a tant besoin du secours des siens- et accepter que sa matière grise soit mise au service de pays riches qui auraient pu facilement s'en passer? Comment accepter, par exemple, que les grandes villes d'Amérique du Nord concentrent la majorité des médecins formés à Port-au-Prince? Tel est le problème de la fraction des émigrés haïtiens dont le patriotisme ne s'est pas émoussé avec le temps. Même le narcissisme né de la réussite n'arrive pas toujours à oblitérer les récriminations morales de certains, et il s'ensuit que le succès subit parfois une perte de sens. On comprend par conséquent le sens du bilan de l'émigration haïtienne à compter des années soixante. Pour la fraction concernée à l'étranger comme pour une fraction consciente à l'intérieur du pays, les émigrés des régimes duvaliéristes constituent des générations perdues. Ce ne sont pas les deux milliards de contribution annuelle traduisant leur existence au monde qui affecteront la valeur de ce jugement.sciter la réflexion sur des problèmes cruciaux d'Haïti et du monde.

dimanche, septembre 24, 2017

samedi, septembre 23, 2017

LA TRAGÉDIE DE LA REINE DU XARAGUA

Théâtre ACTE I Tableau I La scène s’ouvre sur une place contiguë au Bohio royal, le palais du Grand Chef, en face de la mer. Le vieux Bohéchio, portant un pagne et le torse nu, est assis sur un banc de pierre et semble perdu dans ses pensées, les yeux fixés vers le large. Non loin, la sentinelle Nakato fait le guet. Après un moment, Bohéchio se lève et s’avance, scrutant l’horizon. Les personnages sont : Bohéchio, Nakato, un garde du Bohio, un messager de la Magua, quatre femmes de Bohéchio. Bohéchio- Le temps est sombre et lourd, les oiseaux se sont tus. Même les colombes de ce triste palais, qu’est devenu le Bohio, ont cessé de roucouler depuis le matin. Une cape de silence recouvre, de part en part, la Yaguana. On dirait que la nature en émoi est en attente d’un cataclysme. Nakato-Oui, Grand Chef. Bohéchio--Ce n’est sûrement pas le temps de sortir les pirogues pour la pêche! Nakato--Non, Grand Chef. Bohéchio--Il n’y a pas de doute, une tempête se prépare derrière l’horizon. Le silence n’est troublé que par le gémissement retenu du vent dans les arbres et sur la mer…Entendez-vous Nakato ces pleurs aériens étouffés? Nakato--Non, Grand Chef. Bohéchio—(se parlant à lui-même) Si encore les présages étaient heureux! Mais le devin du Bohio, malgré son insistance à faire parler les choses, n’a pas été capable d’entrevoir des signes d’espoir…Tous les présages vont dans le même sens : celui du malheur et de la catastrophe! Je n’ai que trop à m’inquiéter de ces Visages Pâles échappés des abîmes de l’enfer et qui viennent s’échouer sur les bords de Quisqueya! Un temps Vingt ans plus tôt, les choses auraient été fort différentes…Combien de fois n’avais-je pas chassé sur la mer nos ennemis Caraïbes qui sillonnaient nos côtes de trop près? La dernière fois, ce fut à l’Anse Bleue…Une journée inoubliable! Ils avaient dû fuir, la queue sous le ventre comme des chiens battus, nous laissant une trentaine de pirogues, et abandonnant aux requins les dépouilles des soldats morts… Un temps Malgré notre victoire, c’est ce jour affreusement mémorable que l’âme d’Atavik, mon fils bien-aimé, est allée rejoindre celles des ancêtres dans la Vallée Heureuse! Je revois ce jour fatidique comme d’hier…quand il a expiré sans une plainte…au moment où la lune se couchait sur la cité! Un temps Mais aujourd’hui…Aujourd’hui, mon bras n’a plus la force pour soulever mon tomahawk ni pour bander mon arc…Aujourd’hui, Il ne s’agit plus de Caraïbes mais de Visages Pâles…Et qui sait l’infernal dessein qu’ils cachent en abordant nos rivages? Un temps Depuis que j’ai appris leur débarquement et leur hostilité à l’égard de nos frères de la Magua et du Marien, je suis agité continuellement de funestes pressentiments…Sans les avoir jamais rencontrés, il ne sort pas de mon esprit qu’ils traînent avec eux un cortège de malheurs pour notre peuple et pour le destin du Xaragua. Pourtant, malgré moi, j’ai dû renvoyer bredouille le messager du Grand Chef de la Maguana. Il voulait faire alliance avec le Xaragua pour les bouter hors de l’île…Je n’ai plus la force de commander une armée, surtout quand il s’agit de porter la guerre loin de nos côtes, et probablement par monts et par vaux sur la terre ferme. Sur ces entrefaites, arrive une garde du Bohio qui lui fait part de la venue d’un messager de Guarionex, le Grand Chef de la Magua Garde—Grand Chef, un messager de la Magua vient d’arriver au Bohio. Il est porteur d’une nouvelle du Grand Chef Guarionex au Grand Chef du Xaragua Bohéchio—Faites-le venir ici Le garde sort, puis un temps. Messager—Mes respects au Grand Chef. Je lui apporte les salutations du Grand Chef de la Magua. Il m’a envoyé vers lui pour l’informer de la situation dans l’île depuis l’invasion du Marien par les Visages Pâles. Il veut aussi connaître ses dispositions à ce sujet. Bohéchio—Comment votre Grand Chef voit-il la situation? Messager—Il est informé que le Xaragua n’a pas voulu faire alliance avec la Maguana afin de les repousser au-delà des mers. Il tient à ce qu’il sache que les Visages Pâles sont beaucoup plus dangereux que les Caraïbes. Ils ont réussi à avoir avec eux Guacanagaric, le Grand Chef du Marien. Ils n’ont pas d’arcs et de flèches ni de tomahawks, mais ils ont une arme diabolique qui crache le feu et qui tue à distance et qu’ils appellent arquebuse; de plus, ils se déplacent avec une rapidité extrême sur un gros animal qu’ils appellent cheval et sur lequel il reste collé pendant la guerre. Ils ont aussi des bateaux beaucoup plus grands et plus solides que les meilleures pirogues des Taïnos ou des Caraïbes. Bohéchio—Vous dites que le Marien est avec eux. Messager—Le Grand Chef l’a dit; le Marien leur a concédé un terrain sur lequel ils ont érigé un fort appelé la Nativité. Ils vont même construire une cité à laquelle ils comptent donner le nom d’Isabella, du nom, paraît-il, de la reine des Visages Pâles. En entendant ces propos, Bohéchio sursaute d’étonnement Bohéchio—Si vous dites vrai, la situation est encore plus grave que je ne croyais. Beaucoup plus grave qu’avec les Caraïbes, mangeurs d’hommes. Qui aurait cru qu’un jour viendrait où l’on souhaiterait les avoir comme ennemis plutôt que d’autres? Au moins, avec eux, les choses étaient claires. Ils étaient féroces et ne faisaient pas d’esclaves, mais nous savions que nous pouvions leur tenir tête, sinon toujours les vaincre. Que compte faire le Premier Cacique Guarionex? Messager—S’il y a un plan entre le Xaragua et la Maguana en vue de leur livrer la guerre, la Magua voudrait se joindre à eux pour faire alliance à trois. Notre Grand Chef ne connaît pas l’opinion du Hyguey à cet égard. L’union des royaumes, c’est le seul moyen, croit-il, de l’emporter sur les Visages Pâles et leur allié du Marien. C’est dans le but de connaître les intentions du Xaragua en vue de cette union que le Grand Chef de la Magua a dépêché son serviteur dans cette cité. Bohéchio est songeur, puis un temps Messager—Le Grand Chef du Xaragua a-t-il un message à envoyer au Grand Chef de la Magua? Bohéchio toujours songeur, puis un temps Bohéchio—Dites au Premier Cacique de la Magua que notre décision n’est pas prise encore. D’ici quelque temps, nous dépêcherons un messager à la Magua pour l’informer de ce que nous aurons décidé avec l’aide du Grand Esprit. Le messager sort. Bohéchio est abattu, le regard perdu au loin. Arrivent, à son insu, quatre jeunes femmes vêtues de pagne de coton, d’une sorte de cape sur la poitrine, portant des colliers d’or et ornées de plumes multicolores. Bohéchio--…les nuages ne finissent pas de s’amonceler à l’horizon…Un silence de tombe s’étend sur la terre, sur la mer et dans le ciel…La nature semble parée pour la fin du monde…Oh! Que de colère et de lassitude je sens au-dedans de moi aujourd’hui! Un temps Toute l’énergie du monde ne pourra, hélas, revigorer mes ardeurs d’antan! Par douze fois dans le passé, j’ai eu la force de repousser l’invasion des Caraïbes sans faire souffrir mon peuple…et sans qu’un seul cheveu de mes femmes ne tombe avant terme…Par nos exploits, nous avons imposé la paix à nos frontières et maintenu la sécurité d’un rivage à l’autre du Xaragua…C’est ainsi, qu’avec l’aide du Grand Esprit nous avons rendu possible le travail de la terre et la fin des disettes d’antan. Notre prospérité était telle que pendant longtemps, j’ai été le soleil de Quisqueya. J’étais le seul Premier Cacique à rayonner au milieu de trente femmes pour la paix et le bonheur de mon peuple. Mais aujourd’hui…aujourd’hui, le soleil est irrémédiablement à son couchant…Il me tarde de céder ma place à un autre dont le bras serait plus solide et le cœur plus ardent…. Puis, dans une attitude de prière Grand Esprit qui avez fait le soleil, la lune, les étoiles, qui avez fait la mer, les montagnes et tous les animaux. Grand Esprit qui veillez depuis toujours sur Quisqueya, sur ce sol que la sueur et le sang des ancêtres ont fertilisé, qui faites pousser les plantes et fleurir les plaines, les vallées et les coteaux, ne permettez pas que le sol sacré de nos pères et de nos mères soit impunément foulé par des barbares…Ils n’ont aucun respect pour les vivants et les morts et leurs actions infâmes dérangent la paix et l’harmonie du monde que vous avez créé. Les femmes paraissent étonnées en entendant cette prière Tout à coup, Bohéchio prend conscience de la présence de ses femmes. Mes Bien-Aimées, comme votre présence à mes côtés me fait plaisir! Depuis que je suis à la tête de ce royaume, j’ai vu les lunes succéder aux lunes des dizaines de fois. J’ai vu des tempêtes et des cyclones balayer nos côtes à de multiples reprises et se répandre dans nos plaines et nos vallées sur nos champs de maïs, d’ignames, de maniocs et de patates douces…J’ai vu la foudre carboniser en entier le Bohio d’un de nos villages ainsi que les ajoupas alentour…J’ai connu la famine qui a sévi, il y a longtemps, dans le royaume quand le Grand Esprit avait retenu les pluies salvatrices du printemps et de l’automne…J’ai connu les nombreuses invasions des Caraïbes…À chaque fois, j’ai su prendre des décisions pour le bonheur de mon peuple. Mais, aujourd’hui, la décision à prendre est la plus difficile de toutes et aussi la plus éprouvante…Vous voici les premières à la connaître, mes femmes bien-aimées : je vous annonce que d’ici quelque temps, le Premier Cacique du Xaragua ne s’appellera pas Bohéchio… Première femme—Pourquoi voulez-vous qu’il en soit ainsi Grand Chef? Pourquoi forcer le destin? Le vôtre, n’est-il pas de diriger le Xaragua avec nous à vos côtés? Un temps Deuxième femme—Comment peut-on imaginer l’avenir sans vous, Grand Chef? L’histoire du Xaragua va-t-elle s’arrêter et la nôtre avec elle? Un temps Troisième femme—Qu’allons-nous devenir si notre soleil cesse de briller sur nous? Si le Xaragua tout entier est soumis à l’empire du froid et de la désolation? Un temps Quatrième femme—Pour l’amour de nous, nous vous supplions, faites qu’il n’en soit pas ainsi. Ne nous maintenez pas, Grand Chef, loin de votre lumière et de votre chaleur. Bohéchio—Des menaces très grandes pèsent sur Quisqueya et ses habitants. Malgré les difficultés rencontrées dans le passé, à certains moments, nous avons, néanmoins, coulé des jours paisibles…Les temps à venir risquent d’être autrement plus difficiles…Il nous faudra faire la guerre contre des ennemis très puissants qui commandent le courage et la bravoure, mais aussi la vigueur et la force… Un temps Je me sens encore capable de courage et de bravoure, je ne suis, cependant, plus sûr de la vigueur et de la force de mon bras à brandir le tomahawk et à bander mon arc…Le temps est venu pour moi de céder la place à plus jeune que moi pour le plus grand bien du Xaragua. Même les quatre plus jeunes de mes femmes pour qui mon cœur a toutes les ardeurs et toutes les bontés, je ne pourrais pas changer la route que le Grand Esprit m’a tracée. Les présages à ce sujet ne peuvent pas mentir… Le regard vers le ciel dans un geste de prière Première femme—Grand Esprit qui a vaincu la mort, donnez-nous de contempler encore longtemps les bienfaits de notre Grand Chef. Faites qu’il triomphe dans la lutte qu’il se livre à lui-même, pour l’équilibre et le destin du Bohio royal et le plus grand bonheur du Xaragua… Un temps Deuxième femme--…armez ses bras afin qu’il éloigne de nous les malheurs qui menacent la cité et le bonheur de son peuple. Donnez-lui la vigueur des actions légendaires de jadis quand la mention de son nom suffisait à décupler la valeur de ses soldats et faire fuir les ennemis du Xaragua… Un temps Troisième femme—Vous qui fortifiez les volontés et les élans du cœur, remettez-le nous avec toute la sagesse de l’expérience et surtout la fougue de ses vertes années. Chassez de sa vue les images sombres qui l’obstruent sur sa capacité comme guide et grand chef du Xaragua… Un temps Quatrième femme—Vous qui êtes plus fort que le tonnerre et plus léger que le vent, gardez-le sous votre ombre protectrice dans la fraîcheur de la rosée du matin. Donnez-lui à revivre les beaux jours où, comme le papillon, il venait butiner, tous les jours, de fleur en fleur, dans le jardin du Bohio royal. Bohéchio—Ô Femmes! Combien serais-je heureux que vos prières soient exaucées par le Grand Esprit et que la chaleur, la force, l’assurance et l’enthousiasme de ma jeunesse me reviennent! J’ai assez vécu, mes Bien-Aimées, pour savoir que le soleil ne revient pas sur son cours avant de se coucher sur l’horizon, que le croissant de lune qu’on verra se lever cette nuit, à son dernier quartier, annoncera inexorablement l’obscurité qui se répandra épaisse et mystérieuse sur les merveilles de douceur du Xaragua. Mes Bien-Aimées, le Grand Esprit qui est la sagesse même, règle les lois du monde et ne peut, tout le temps, répondre à nos prières sans déranger l’ordre et l’harmonie de ce monde. Les femmes—La nuit descend sur nous, ténébreuse et profonde, ô Grand Esprit! Qu’allons-nous devenir sans votre lumière? Sans votre puissance pour déjouer le cours du destin, que deviendra notre peuple? Que deviendra le Xaragua sans notre soleil pour lui réchauffer le sang et lui indiquer la route de l’avenir. Sera-t-il livré, le jour, aux vandales, et la nuit, aux lémures de nos frères et sœurs assassinés, sans des bras puissants pour les venger? Bohéchio—Votre douleur, mes Bien-Aimées, m’atteint au cœur comme une flèche. Que ne donnerais-je pour pouvoir l’apaiser comme tant de fois par le passé! Mais le temps de la veine est passé…Mes Bien-Aimées, il y a des infortunes dont on ne se relève pas et des plaies dont on ne guérit pas…Le temps, maître guérisseur, plutôt que de les cicatriser, les empire jusqu’à la mort…Vous avez devant vous l’ombre de Bohéchio…l’ombre d’un Grand Chef qui a promené sa bravoure partout au Xaragua et dont le nom doit encore faire trembler les mânes de nos ennemis morts. Mais, aujourd’hui, il ne fait pas sourciller les Visages Pâles avec leur arquebuse et leurs chevaux. Laissez-moi, je vous prie, suivre mon destin et m’enfoncer dans l’indifférence et l’oubli. Les femmes—Qui sera pour nous l’étoile du soir dans la nuit noire? Notre cœur est vide comme le ciel. Nous voyons poindre, ô Grand Esprit, l’aube de funestes lendemains! Éloignez de nous les spectres grimaçants sur la route de l’avenir! TABLEAU II La scène s’ouvre sur une salle du Bohio royal où se trouve réuni le Conseil des Sages du royaume. Les personnages, portant pagne et le torse nu, sont : Bocatrex, conseiller en chef, Comabo, Hatiro, Caloma et Chiochio Bocatrex—Je vous réunis aujourd’hui, mes frères, par la volonté du Grand Esprit parce que j’ai une importante nouvelle à vous apprendre et une grande responsabilité à assumer avec vous. Ainsi qu’il plaît à ce Grand Maître, je dois vous informer, en effet, que le Premier Cacique Bohéchio vient d’abandonner ses pouvoirs et s’en remet, comme de coutume, au Nytaïno ou Conseil des Sages du royaume, du soin de désigner son successeur. Comabo—Par toutes les étoiles du Xaragua, c’est toute une nouvelle que vous nous annoncez Bocatrex! Quand vous nous avez convoqués à ce conseil extraordinaire, j’avais passé en revue toutes les circonstances qui pourraient justifier pareille initiative, mais, j’étais loin de prévoir un tel événement. De fait, jamais, de notre vivant, à ce qu’il me semble, le Nytaïno n’a eu à prendre une si grave décision. Bocatrex—Vous avez raison Comabo. Il faut y voir l’indice de la stabilité et de la sagesse de la gouvernance du Xaragua. Plaise au ciel que cela dure cent fois cent lunes encore! Malgré la difficulté qu’il y a de faire régner l’ordre et la paix à Quisqueya, depuis l’invasion des Visages Pâles…Vous comprenez que je n’ai pas voulu attendre trop longtemps avant de vous rencontrer, et d’aviser des dispositions à prendre pour remplacer Bohéchio. Voilà pourquoi, avec l’aide du Grand Esprit, nous sommes ici aujourd’hui avant la date prévue normalement. Que le Grand Esprit nous apporte ses lumières afin que nous puissions débattre avec sagesse des questions qui concernent la gouvernance et l’avenir de notre peuple. Hatiro—Comme Comabo, j’étais loin de penser à ce que vous venez de nous apprendre Bocatrex. Je croyais plutôt à la possibilité d’une guerre contre nos ennemis Caraïbes. J’arrivais ici avec un sentiment de grande déception. Je me disais : encore une fois, il faut recommencer avec les Caraïbes…N’est-ce pas, en effet, les décisions les plus graves que nous ayons eu à prendre jusqu’à présent? Mais jamais je n’aurais imaginé que Bohéchio voudrait abandonner le gouvernail du Xaragua, et qu’on serait requis de lui trouver un successeur. Comabo—Bien sûr, je savais que nos Grands Chefs, peu importe leur royaume au Quisqueya, n’ont pas la tâche facile depuis quelque temps, mais j’avais tellement l’habitude des rebondissements de Bohéchio dont on a dit qu’il est comme le chat, retombant toujours sur ses pattes, qu’il ne viendrait pas à l’esprit qu’il pourrait être parvenu au terme de son voyage. Vous a-t-il dit, au moins, les raisons pour lesquelles il en est venu à cette décision? Bocatrex—Il était question de son grand âge, de l’usure du temps et du besoin de doter le Xaragua d’une poigne plus solide que la sienne pour les jours à venir. J’ai cru bon de tester sa volonté dans la prise de cette décision, et j’ai compris que sa détermination était aussi inébranlable que le rocher de la Pointe Noire. Chiochio—Gouverner le Xaragua n’a jamais été rien qu’une affaire de poigne, fût-elle de fer…Prétendre cela de la part du Grand Chef qu’a été Bohéchio, c’est réduire exagérément le rôle qu’il a joué dans l’histoire du Xaragua. Si cela venait d’un autre que lui, ce serait, rien de moins, qu’injurieux. Voilà pourquoi, il me semble, pour des raisons connues de lui seul, qu’il n’a pas tout dit. Du plus loin que je regarde dans le passé, à la solidité de la poigne s’est toujours alliée une grande sagesse de la part de nos Grands Chefs, à l’exception, peut-être de Rastanik qui ne fonctionnait pas bien de la tête à la fin de sa gouvernance, depuis son malheureux accident. Enfin, tout le monde sait au Xaragua qu’un Caraïbe laissé pour mort, lui avait assené, à la dérobée, un fameux coup de bâton sur le crâne, lors de la guerre de l’Anse aux Carets appelée communément guerre de la tortue Caloma—Vous avez raison de le mentionner Chiochio, car cela peut éclairer grandement la décision que le Conseil pourrait être appelé à prendre aujourd’hui. D’autant que cette occasion est si exceptionnelle, que les décisions prises dans le passé pourraient difficilement nous servir de modèles. Hatiro—De quelle décision s’agit-il? Les choses ne sont-elles pas claires? Ne convient-il pas, dans cette circonstance, de nous laisser simplement guider par la tradition? Que dit la tradition à cet égard, Bocatrex? Bocatrex—Selon la coutume, c’est le fils de la sœur ainée du Premier Cacique qui hérite de la gouvernance. Donc, le Cacique Henri. Or, il est de notoriété commune à la Yaguana qu’il n’acceptera pas d’assumer cette responsabilité, du moins, pas avant plusieurs lunes. Ce geste est apprécié différemment. Certains y voient un manque de courage de la part du fils d’Anacaona : il aurait peur d’assumer les lourdes responsabilités qui accompagnent le poste de Premier Cacique. D’autres, au contraire, y voient le signe d’un homme sage qui sait prendre la mesure des choses et qui comprend que le rôle de gouverner le Xaragua n’est pas d’abord un geste de vanité, mais plutôt un acte d’abnégation au service des Taïnos. Au fond, tout cela ne constitue que des essais d’explication. Lui seul peut vraiment expliquer le fond des choses. Mais, puisque nous faisons face à son refus momentanément, c’est, toujours selon la tradition, à Anacaona qu’il revient de gouverner à sa place en attendant de meilleures dispositions de sa part. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’en vois, quant à moi, un de majeur. Néanmoins, avant d’aller plus loin, j’aimerais, au préalable, connaître votre point de vue sur la question. Hatiro—Sous réserve d’une nouvelle vérification auprès du Cacique Henri qui pourrait confirmer ou non ce que nous croyons savoir, s’il était vrai qu’il refuse de devenir le successeur de Bohéchio, du moins, pour l’instant, je ne vois, pour ma part, aucun inconvénient à ce que Anacaona accède à la tête du Xaragua. Je dirais même, que dans les circonstances, c’est ce qui pourrait arriver de mieux au Xaragua. Mais, vous nous apprenez, Bocatrex que vous n’êtes pas cet avis, pourriez-vous, dès maintenant, exposer le problème que vous identifiez? Bocatrex—Comabo a évoqué plus tôt la difficulté des temps actuels pour les gouvernants de Quisqueya. Il a grandement raison. Ceux parmi eux qui ont une grande sagesse, ont déjà flairé que les moyens du passé ne vont plus leur permettre de faire face aux défis de l’avenir, particulièrement en ce qui concerne l’art de la guerre. Je suis certain que la décision d’abdiquer de Bohéchio est influencée par cette vision de la situation dans l’île depuis l’invasion des Visages Pâles. Au moment où je vous parle, plusieurs incidents, d’un bout à l’autre de l’île, mettent en question autant leur arrogance et leur violence vis-à-vis de nos frères Taïnos, que la marge de manoeuvre qui est laissée aux grands Chefs pour gouverner leur royaume. Ainsi donc, faire prévaloir coûte que coûte la tradition signifie, dans la pratique du pouvoir, passer de la poigne du brave Bohéchio, non à celle d’un jeune Cacique encore plus fort et courageux, qui a tout l’avenir devant lui et qui pourrait en imposer à ses adversaires par ses exploits guerriers, mais à celle d’une femme. Anacaona a beau pouvoir se recommander par sa sagesse, sa grâce, sa culture et sa beauté, ces qualités agréables et recherchées sont insuffisantes dans le rôle de Grand Chef et sont, par conséquent, inadaptées aux exigences de l’époque actuelle. Qui peut prétendre le contraire? Chiochio—Je comprends vos réticences Bocatrex. Néanmoins, dans la décision qu’on aura à prendre, il faudra aussi se demander si les exploits guerriers et l’emploi de la force en général, pèseront du même poids, à l’avenir que dans le passé. Je n’en suis pas sûr, quant à moi, devant l’utilisation des nouvelles armes et des chevaux par les Visages Pâles. Que vaudraient aujourd’hui certains exploits de Bohéchio, s’il avait, à l’époque, à se mesurer à la rapidité des Visages Pâles sur leurs chevaux? Vous ne le savez sûrement pas. Pourtant, je peux vous dire que beaucoup de ces exploits perdraient leur caractère héroïque. Comabo—Je tiens à vous rappeler que tant que le successeur de Bohéchio n’est pas connu, c’est le Nytaïno qui assume la vacance de la gouvernance. Je ne sais pas si une prolongation de la vacance flatterait votre vanité, il n’en est de même pour moi. Je n’éprouve aucune envie d’avoir à gouverner le Xaragua même pour une journée. Dans ce sens, j’aimerais qu’on sorte de ce Conseil avec une décision : que le Xaragua soit tout de suite fixé sur l’identité de celui ou de celle qui portera le flambeau. Si donc Anacaona ne semble pas répondre aux vœux de Bocatrex, qu’il nous présente celui qu’il a à l’esprit et qui a sa confiance. Nous l’examinerons comme il se doit, à la lumière de la situation au Xaragua et dans tout le Quisqueya. Bocatrex—Il ne serait pas juste de dire qu’Anacaona ne répond pas à mes vœux. Disons plutôt que les impératifs du moment me semblent devoir orienter le choix, non sur la douce Anacaona, mais sur le brave Portalex, le jeune et fringant frère de Bohéchio. Comabo—C’est donc lui votre choix! Sait-il que vous comptiez le proposer pour succéder à Bohéchio? Bocatrex—Dans la mesure où les délibérations du Conseil sont confidentielles, la question de Comabo est, en elle-même, injurieuse. Veut-il insinuer que je suis de mèche avec Portalex pour arrêter, à son profit, l’accession d’Anacaona à la gouvernance? Comabo—Je n’insinue rien du tout. En tout cas, moins que vos remarques qui semblent laisser entendre que je devrais taire mes interrogations. N’ai-je pas raison Bocatrex? Bocatrex—Je m’abstiendrai d’y répondre pour ne pas engager le débat sur des voies détournées. Hatiro—S’il faut aller à l’encontre de la tradition, j’aimerais autant que ce soit au bénéfice de quelqu’un dont les états de service sont moins sujets à caution. À part d’être un grand joueur de balle et d’avoir pris part à la dernière guerre contre les Caraïbes, on ne connaît aucun exploit digne de mention de Portalex. À parler franchement, il ne s’impose par aucun de ses attributs à mon esprit pour un enjeu aussi considérable. Comabo—Sur cette question, Hatiro parle d’or. Je dirais même plus : avec sa faiblesse bien connue pour le mabi, je ne suis pas convaincu qu’il aurait la force morale pour s’acquitter, de façon minimale, du rôle de Grand Chef. Bocatrex a aussi mentionné son côté fringant. A-t-il à l’esprit de mettre à son crédit ses exploits auprès des femmes? Une sorte de Bohéchio quoi! Si c’est le cas, je ferai remarquer que ce dernier avait, au moins, dans son temps, autre chose pour se faire valoir. À cet égard, je lui préfère, de loin, Anacaona qui, sans avoir sa force physique, présente les meilleures garanties sur le plan de la sagesse. Sans compter qu’un tel choix aurait l’avantage du respect de la tradition, un monument sur lequel reposent bien des réalisations du Xaragua. Hatiro—Vous avez, Comabo, mieux que moi, exprimé ma pensée sur cette question. Au fond, ce qu’il y a de plus clair dans la vie de Portalex, jusqu’à présent, ce sont ses succès auprès des femmes. Mais, à ce que je sache, cela n’a jamais été un élément favorable à l’accession au poste de Premier Cacique comme successeur de Bohéchio Caloma—En ce qui me concerne, j’ai beaucoup de difficulté à envisager Anacaona comme successeur de Bohéchio. Je sais que cela n’est pas nouveau dans l’histoire du Xaragua . On prétend même que le règne surprenant d’Atalia a été l’une des plus longues périodes de paix du Xaragua. Mais les temps sont différents et les gens aussi. Pourquoi n’essayons-nous pas de savoir, une bonne fois, qui d’Anacaona ou de Portalex a la faveur des membres du Conseil? Hatiro—Avant d’en arriver là, j’aimerais m’arrêter à d’autres attributs que Bocatrex a prêtés à Portalex. Il le dit jeune. Je n’ai rien contre ce jugement, si ce n’est que sa jeunesse n’est pas un talent et que cela n’en fait pas un être exceptionnel. Nous sommes, d’ailleurs, tous passés par là. Et, dites-moi, quelle compétence particulière cela nous a-t-il valu? Quant à savoir s’il est brave comme le prétend Bocatrex, c’est une autre question. Pour ma part, je ne crois pas suffisant, pour se faire reconnaître comme brave dans les assemblées à la Yaguana, d’avoir seulement participé à la dernière guerre contre les Caraïbes, sans aucun exploit particulier. À ce compte, il y a de nombreux soldats qui pourraient, peut-être beaucoup mieux que lui, faire valoir leur prétention à un titre de bravoure. Ils ne le font pas et ne le feront pas, pas plus qu’ils ne le donneront comme gage en vue de devenir le Premier Cacique du Xaragua. Bocatrex—Dois-je, à nouveau, vous faire remarquer, particulièrement à Hatiro, que si ma recommandation vous agace, ce n’est quand même pas Portalex qui me l’a soufflée! Au demeurant, à ma connaissance, il n’a jamais donné sa bravoure en gage pour devenir Grand Chef. Quoi qu’il en soit, je me crois fondé d’appuyer l’idée de de Caloma si l’on ne veut pas que le débat se poursuive sans fin. Qui sont en faveur d’Anacaona pour succéder à Bohéchio? Comabo et Hatiro lèvent la main Et qui sont en faveur de Portalex pour assumer cette succession? Caloma et Chiochio lèvent la main En ce qui me concerne, j’ajoute ma voix à celles de Caloma et de Chiochio, ce qui donne à Portalex, avec l’aide du Grand Esprit, la faveur du Conseil. Avant la fin du débat, quelqu’un a-t-il un commentaire à faire? Hatiro—Cette décision ne peut être effective que sous réserve de la confirmation du refus du Cacique Henri. J’espère que tous le comprennent ainsi. Bocatrex—Il est tout à fait approprié de le rappeler, Hatiro. Au sortir du Conseil, je vais immédiatement rencontrer le Cacique Henri. Comabo—Je propose que vous soyez deux pour cette mission. Hatiro, par exemple, s’il le veut bien et vous. Qu’en pensez-vous? Bocatrex—J’y vois un signe de méfiance, mais j’accepte… Hatiro—J’accepte aussi Comabo. Comabo—Je comprends qu’Hatiro et moi ne pourrons rien contre la décision du Nytaïno. Je veux, néanmoins, que vous gardiez à l’esprit que la décision prise en faveur de Portalex n’est pas la mienne. Bocatrex—S’il n’y a pas autre chose à dire, je déclare que le débat est clos. TABLEAU II La scène se déroule dans une salle du Bohio. Sont présents les personnages suivants : un cacique, Portalex, le jeune frère de Bohéchio, un garde, Yacomo le serviteur de Portalex Le Cacique—Il aura été intraitable jusqu’à la fin, le vieux Bohéchio! Quand il a une idée en tête, il est très difficile de la lui enlever. Ce n’est pas souvent qu’on voit un Premier Cacique tenir tant à abandonner son poste. Il y a certainement une bonne raison à cela. De deux choses l’une : ou il a une conception très élevée de ses responsabilités envers le Xaragua et les Taïnos, et la conscience de ce qui lui manque pour s’en acquitter parfaitement, ou il a très peur de la confrontation éventuelle avec les Visages Pâles. Portalex—Comment pouvez-vous douter de ce qui fait agir Bohéchio, mon grand frère? Ne l’avez-vous pas vu à l’œuvre pendant toutes ces lunes au cours desquelles il a combattu les Caraïbes, mangeurs d’hommes? Que parvenu maintenant à son âge, après avoir donné presque toute sa vie au Xaragua, il doute de sa force, cela ne vous paraît-il pas suffisant pour comprendre et expliquer son abdication? Que faut-il de plus pour qu’à vos yeux sa décision soit justifiée? Dans une autre circonstance, ne vous aurait-on pas plutôt entendu le vitupérer de s’être accroché au timon du Xaragua, lui le vieux sénile que votre imagination aurait tôt fait d’inventer? Au lieu de prendre les choses comme elles viennent, il faut que votre esprit tordu se donne tout le mal du monde pour essayer de leur débusquer des raisons, comme si de là dépendait tout l’avenir du Xaragua. Le Cacique—Hé!Hé! mon ami! Il y a du piment dans l’air! Dois-je croire que vous vous êtes levés du mauvais pied pour vous emporter ainsi? Je ne doute pas des ravages de l’âge qui nous concernent tous tant que nous sommes et qui influent sur nos orientations. Je dis seulement qu’à d’autres moments, de tels méfaits auraient pu passer inaperçus. Cela est bien éloigné du procès d’intention que vous semblez me faire et que je ne mérite pas. Portalex—Quant à moi, je comprends fort bien qu’il veuille se retirer. Depuis que le Conseil m’a désigné comme le nouveau Premier Cacique, je me rends compte davantage des responsabilités qui incombent à l’occupant de ce poste. Bien entendu, quand, dans deux semaines, je serai, avec l’aide du Grand Esprit, investi officiellement de ce rôle selon l’usage des Taïnos, je sentirai encore plus sur les épaules le fardeau dont je n’ai pas encore pris toute la mesure. Le Cacique--…d’autant, reconnaissez-le, que le choix sur la personne du fringant et brave Portalex a été une surprise pour tout le monde. Qui eût cru, en effet, que le jeune qui, hier encore, était surtout connu comme joueur de balle, sur le batey de la Yaguana serait aujourd’hui premier Cacique du Xaragua? Portalex—En se basant sur les actes de bravoure qui jalonnent ma participation à la dernière guerre contre les Caraïbes, vous conviendrez avec moi qu’il n’y a pas de quoi être étonné de ma désignation. J’ai toujours pensé que le Conseil, formé de membres très respectés du Nytaïno, est un des fondements importants du royaume et sa décision ne peut que me renforcer dans cette idée. Le Cacique—Pourtant, beaucoup de gens, y compris parmi les Caciques, étaient surpris. On attendait tout, sauf la décision qui a été prise. À cet égard, pouvez-vous éclairer ma lanterne? L’ordre de la succession au Xaragua ne doit-il pas être assuré selon la lignée maternelle? Portalex—Vous avez raison Caruba. En principe, c’est le Cacique Henri, le fils aîné d’Anacaona qui devrait être désigné par le Conseil. Mais, il lui fallait le vouloir, or, ce n’était pas le cas. Il avait délibérément fait savoir qu’il ne se considérait pas comme ayant les attributs nécessaires pour incarner l’autorité associée à une telle responsabilité. De fait, il ne s’était encore jamais signalé à l’attention du peuple par de hauts faits d’armes, n’ayant jamais pris part aux événements glorieux de l’histoire des Taïnos, pas plus, d’ailleurs, à d’autres circonstances dans l’histoire du Xaragua. Le Cacique—Ce n’est pas la première fois que le cas se présente. La coutume ne veut-elle pas, qu’à défaut du fils aîné, ce soit la mère qui assure la responsabilité de gouverner le royaume? Portalex—Évidemment. Mais qu’est-ce que la coutume sinon cet être bizarre qui ne voit toujours que d’un œil. Il ne pouvait donc pas prévoir que les temps exceptionnels que nous vivons exigent des chefs des dons exceptionnels sur le plan des qualités physiques et morales comme la force, l’habileté musculaire, le courage etc. Sans rien enlever à ma sœur de ses qualités propres, il y a des moments où la difficulté des rapports entre les tribus et même entre les clans d’une même tribu commande que les femmes s’efforcent de laisser la place aux hommes. C’est, à mon sens, cette exigence qu’a reconnue le Conseil quand il a délibéré sur la situation. Le Cacique—Et si le Conseil se trompait à la fois sur votre compte et sur celui d’Anacaona? Portalex—Mon cher Caruba, si nous n’étions pas des amis depuis longtemps, si nous n’avions pas joué à la balle ensemble pendant longtemps, je commencerais, depuis un moment, à me défier de vous et à me demander si vous ne prenez pas le parti de ma sœur. Vous me faites penser à Kasuko de triste mémoire… Le Cacique—Faites-vous allusion à celui qu’on avait trouvé, une flèche au cœur, sur la berge de la rivière sacrée? À ce moment on frappe à la porte et un garde rentre. Le Cacique—Permettez que je me retire Portalex… Portalex—Comme il vous plaît, mon ami. (et s’adressant au garde) Qu’est-ce qui vous amène ici? Garde—En venant ici faire mon tour de garde, j’ai compris, Chef, que quelque chose de grave se prépare à la Yaguana. Portalex—De quoi parlez-vous? Venez vite au fait… Garde—En traversant le batey, je suis tombé sur deux colonnes de soldats armée d’arcs et de flèches sous le commandement de Kostanax, le chef des gardes et époux d’Anacaona. Le bruit courait qu’il allait organiser le siège du Conseil pour le porter à revenir sur le choix du Premier Cacique. De partout les gens se rassemblaient et le suivaient, semblant l’appuyer dans sa démarche. Quelques-uns même criaient : mort à l’imposteur ou à l’usurpateur comme si la personne visée était responsable du choix qui a été fait d’elle. Portalex—Vous rendez-vous compte de la gravité de ce que vous m’annoncez? Si la nouvelle est fausse, je ne donne pas cher de votre tête. Visiblement, Portalex est agité et inquiet. Il fait le va-et-vient, machinalement, comme dans une profonde réflexion, puis s’adresse au garde. Garde, regagnez votre poste. En passant, dites à Yacomo, mon fidèle serviteur, de me rejoindre immédiatement. Garde—Ce sera fait comme vous le désirez, Chef. Il sort, puis, un temps Yacomo—Vous m’avez fait appeler, Maître? Portalex—Qu’est-ce qui se passe à la Yaguana? Y a-t-il des événements qui méritent d’être portés à ma connaissance? Yacomo—Oui, Maître. J’allais prendre la liberté de venir moi-même vous en parler, d’autant plus que beaucoup de gens sont déjà au courant. Depuis ce matin, le quartier non loin du Bohio royal et près du batey est le théâtre d’une grande agitation. Des groupes de gens se forment et discutent entre eux des derniers événements du Xaragua. Des fois, ils s’échauffent et se mettent à vociférer à l’encontre du Conseil des Sages qu’ils appellent, pour s’en moquer, le Conseil des Lâches. Ils applaudissent d’apprendre qu’Anacaona n’a pas accepté votre désignation comme Premier Cacique, au mépris de la tradition et apportent leur soutien à Kostanax qui veut forcer le Conseil à se dédire. C’est donc, dans ce but que ce dernier assiège le lieu des délibérations à la tête de deux colonnes de soldats depuis ce matin. Le bruit court que les membres du Conseil y sont prisonniers sous les huées de la foule. C’est d’ailleurs ce bruit qui nous parvient d’ici. À ce moment, on entend un bruit de foule. Portalex devient très inquiet et regarde par les issues. Portalex—Croyez-vous que la foule sera assez folle pour entrer au Bohio? Yacomo—Je ne le sais pas, Maître. Tout ce que je peux dire, c’est que ce n’est pas impossible. Depuis ce matin, elle ne fait que s’en rapprocher avec une ardeur renouvelée à chaque fois. Elle est comme un torrent qui prend de la force au fur et à mesure qu’il dévale la montagne. D’ailleurs, Maître, ce ne serait pas la première fois. Au temps lointain de mon grand-père Koranic… Portalex—Laissez dormir en paix votre grand-père Koranic. Je n’ai pas le temps pour cela. Je vais plutôt vérifier par moi-même le comportement de la foule par une fenêtre du Bohio. Portalex sort. Resté seul, Yacomo se laisse aller à un long monologue Yacomo—Mon Maître est très inquiet…Je le connais…Je sais que ça ne tourne pas rond dans sa tête. Enfin, il y a de quoi! Comment va-t-il retrouver son équilibre? Mais, soyons patient pour la suite… En attendant, il a beau être mon Maître, je ne peux pas partager ses inquiétudes. Il est si exaltant de vivre au Xaragua! Les jours passent et ne se ressemblent jamais. Jadis, quand mon père vivait dans la région du Yaque, il se plaignait de la monotonie des jours. Mais c’était avant d’arriver à la Yaguana et avant le règne du Premier Cacique Bohéchio. Depuis que je suis serviteur au Bohio, chaque jour apporte ses surprises sinon ses événements. Si ce ne sont pas les joutes de copey entre les équipes des Caciques, ce sont les spectacles d’areytos où l’on chante et danse et où se remarquent les plus belles filles du Xaragua. À moins que ce ne soit les guerres à préparer contre les Caraïbes ou des expéditions de chasse à entreprendre! J’ai toujours eu un faible pour la chasse ou la pêche aux caïmans ou aux lamantins! La Yaguana se vidait alors de tous les Caciques…Je me souviendrai toujours du soldat que le caïman, gros comme un crocodile, avait dévoré sous nos yeux sans que nous ayons pu faire quelque chose pour le secourir…Mais, ce que j’aimais le plus, c’était d’embarquer comme pagayeur dans une des grandes pirogues pour des voyage à la Magua, au Marien, au Hyguey etc. ou même beaucoup plus loin, à Cuba ou à Borinquen. Quand il n’y avait plus rien à faire d’extraordinaire, il restait toujours les intrigues au Bohio qui n’étaient jamais les moins intéressantes avec les trente femmes du Premier Cacique Bohéchio. Elles se jalousaient continuellement et dépensaient des trésors d’énergie et d’imagination pour s’accaparer le Grand Chef le plus longtemps. Sans compter les conflits inévitables des nombreux enfants nés de ces unions…Et que dire des Caciques qui ne se contentent pas d’être toujours choyés, parce qu’appartenant à la classe des nobles, mais qui jouent continuellement des coudes pour se hisser au sommet de la pyramide! Tout ceci, sans oublier les sœurs du Grand Chef! Car, c’est par elles que la descendance et donc l’héritage du trône du Xaragua est assuré. J’étais heureux que mon maître soit désigné pour succéder au Grand Chef, mais j’avais prévu qu’Anacaona, la belle et la grande, n’allait pas se laisser marcher sur les pieds. Qui pourrait l’en blâmer? Après ce coup de force du Nytaïno, il fallait une réponse à la mesure de l’enjeu. On entend à ce moment le bruit de la foule devant le Bohio pendant que Portalex rentre en se parlant à lui. Portalex--…il le fallait, il le fallait pour éviter au Xaragua la déchirure d’une guerre fratricide… Yacomo intrigué présente un visage interrogateur Yacomo—Vous dites, Maître? Comme s’il n’avait pas entendu, Portalex continue Portalex—Je ne pouvais pas faire moins…Après avoir appris depuis mon enfance au Bohio que le bien le plus précieux au Xaragua, c’est la paix entre les Taïnos, ce n’est pas aujourd’hui que je vais abandonner ce principe. ( et s’adressant pour la première fois à Yacomo), Quand j’ai vu des bandes entières de mes partisans de la Yaguana et des villages voisins rassemblés au batey et prêtes à donner l’assaut aux soldats apeurés de Kostanax, j’ai compris que l’issue éventuelle du combat serait loin d’être favorable à la cause d’Anacaona; mais je voyais en même temps la perspective d’un Xaragua ensanglanté et faible devenir la proie de tous les barbares aventuriers qui sillonnent continuellement nos rivages. J’ai compris alors qu’il fallait avoir de bonnes raisons pour aller à l’encontre de la tradition. Les circonstances de la vie au Xaragua ne me paraissent pas aujourd’hui justifier une telle décision. J’ai compris aussi Yacomo que la décision à prendre doit être digne d’un grand Taïno, d’un grand Cacique. J’ai donc demandé à mes partisans, les guajiros comme les Caciques, de rentrer dans leur ajoupa ou leur caney, ouvrant par le fait même, la voie à la désignation d’Anacaona comme Premier Cacique. Au moment où je parle, le Conseil des Sages est déjà informé que, désormais, je refuserai de succéder à Bohéchio. Yacomo—Je suis fier de vous, Maître, et en même temps, heureux et malheureux à la fois. Heureux que les événements changent de cours, que l’issue de ce malentendu pour la désignation du Premier Cacique ne soit déterminée par une confrontation fratricide qui ferait souffrir le Xaragua tout entier. Malheureux tout de même de n’être pas le serviteur du Premier des Caciques, manquant, moi aussi, d’être le premier des serviteurs au Bohio. Maître puis-je faire un commentaire? Portalex—Mais n’est-ce pas ce que vous venez de faire sans avoir besoin de mon avis? Yacomo—Je ne parle pas de ce commentaire-là, mais d’un autre plus important. Portalex—Alors, soit Yacomo—Je me demandais, maître, si la seule décision qui vous restait, ce n’était pas de devenir un grand Taïno? Portalex—Que voulez-vous dire? Si c’est bien ce que je comprends, gare à vous Yacomo! Si vous n’étiez pas mon serviteur, je le prendrais pour du sarcasme. Yacomo—J’espère que vous ne le prendrez pas mal, Maître, vous m’avez étonné beaucoup quand vous avez évoqué le nombre de vos partisans. C’est vrai qu’avec l’âge je commence à moins bien voir qu’avant. Je devrais voir les choses doublement, or il semble que je les vois au quart seulement. Me permettrez-vous d’aller voir le guérisseur du Bohio pour cela? Portalex—Soit Yacomo, soit. Yacomo sort pendant que Portalex resté seul se laisse aller à la mélancolie Le rêve n’aura duré qu’un temps…Et pourtant, cela a suffi pour changer ma vie…Jusqu’alors, je voyais les choses, peut-être pas tout à fait du bas, mais sûrement pas du sommet. Il a suffi de cette visite de Bocatrex pour que les perspectives changent…Comme l’aigle planant au sommet des montagnes, loin des miasmes et des exhalaisons terrestres, je m’habituais, par la pensée, au vertige des cimes là où les laideurs n’apparaissent plus tout à fait. Que m’importaient les labeurs quotidiens des Taïnos, les chants d’accompagnement qui montaient de partout des conucos ou des champs de maïs des vallées ou des plaines du Xaragua, la complainte des pêcheurs qui rentraient le soir au port. Je ne les voyais pas, je ne les entendais pas; je ne pouvais pas les voir, pas plus que ne pouvais les entendre du sommet où j’étais perché… Et voilà! La bulle vient d’éclater découvrant, un Portalex pitoyable, nu comme un ver, dans les illusions d’un royaume imaginaire qui n’aura existé que quelques jours dans ses phantasmes de grandeur…Pourtant, c’était si beau le Grand Chef Portalex, le premier Cacique Portalex, le roi Portalex! Mais, qui sait si l’avenir, avec les bouleversements par les Caraïbes ou les Visages Pâles, ne me permettra pas de prendre ma revanche sur le destin? ACTE II TABLEAU I Les personnages sont : Anacaona, la reine du Xaragua, Kostanax, chef des gardes et époux de la reine, un garde, Azawa, la suivante d’Anacaona, Kakori, la samba de la cour, chœur des pucelles. La scène s’ouvre sur une salle du Bohio. Anacaona, portant un collier d’or et la tête ceinte d’un diadème orné de plumes multicolores, évoque avec son époux la cérémonie de son couronnement, Son buste est couvert par une sorte de corsage qui tombe sur la poitrine comme une petite cape de laquelle pendent des breloques. Quant aux pucelles, elles portent à peu près les mêmes vêtements que la reine sans toutefois les breloques. Leur tête est entourée d’un bandeau. Elles ne portent aucun bijou. Anacaona—Quelle devrait être, selon vous, mon cher époux, l’une des premières mesures à souligner le début de mon règne? Kostanax—C’est une bonne chose de penser à cela et d’y réfléchir sérieusement. J’ai toujours été étonné de voir les mesures administratives qui accrochent le plus l’attention du peuple. Là où on lui donne rendez-vous, ce n’est jamais là qu’il se rend. Ne conviendrait-il pas, néanmoins, de revenir sur la composition et les prérogatives du Conseil des Sages? Quoiqu’on puisse penser qu’il ne s’agit pas là de l’orientation la plus intéressante dans la circonstance, je pense, pour ma part, que c’est une décision importante à prendre pour éviter le mépris de la tradition et l’intrusion du hasard dans les règles de succession du pouvoir. Anacaona—Ce sera sûrement nécessaire d’y revenir le plus tôt possible, d’autant plus que la création du Conseil des sages du Royaume, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est l’œuvre de mon grand-père. Mais je vois les choses plus largement et plus profondément encore. Je voudrais de quelque chose qui marque le peuple tout entier et le fait vouloir devenir meilleur. Lors de mon couronnement, j’étais obnubilée par le spectacle de la beauté sur la scène devant le Bohio. Je ne pourrais jamais oublier la danse harmonieuse des pucelles et les voix cristallines qui soulevaient les areytos en hommage à la reine du Xaragua. Avez-vous seulement entendu, mon cher époux, la pureté des sons de notre langue dans la bouche de ces jeunes filles dont la vie est vouée à l’expression de la Beauté? Même si Anacaona était loin d’être pour rien dans l’organisation de cette fête de la reine du Xaragua, je ne croyais pas, en vérité, que notre langue pouvait être si belle. C’est dans ce sens que je voudrais orienter la première grande mesure de mon règne. Je ne sais pas encore de quel ressort je me servirai pour encourager le peuple, mais je devrai trouver quelque chose de très efficace à ce sujet. Kostanax—D’aucuns pourraient avoir tendance à préférer une action dans l’organisation matérielle de la cité, Vous souvient-il, ma reine, des recommandations du Conseil au sujet des greniers de maïs en vue des périodes de disette? Et du prolongement des canaux d’irrigation dans la plaine, près du littoral? Anacaona—Bien sûr que je m’en souviens. Et il n’est pas question que ces problèmes restent longtemps sans solutions. En ceci, je ferai comme tous mes prédécesseurs, car ce sont les seuls problèmes qui les ont toujours préoccupés et auxquels ils ont toujours voué, à part de se défendre contre les Caraïbes, le plus clair de leur énergie. Ce que je veux, puisque le Grand Esprit me permet d’être aujourd’hui à la tête du Xaragua, c’est, en plus, d’amener à la réalité un autre aspect de notre personnalité de Taïno, celui de notre amour de la Beauté, et de voir à le développer autant que possible, en espérant qu’il contribuera à un Xaragua plus beau et plus fort. Kostanax—Je ne mesure pas encore la portée de vos sentiments, mais je sens, ma reine, qu’ils ouvrent à quelque chose de grand et de beau. Peu importe les moyens que vous prendrez, le peuple sera derrière vous. On n’avait qu’à regarder l’émotion qui éteignait l’assistance entière pour comprendre combien une telle orientation rejoindra de sensibilités. D’ailleurs, le rassemblement à la Yaguana était là pour témoigner de la ferveur à votre endroit. De mémoire de Taïnos, jamais n’a-t-on vu une telle foule à la Yaguana acclamer leur reine en brandissant des palmes et des branches et vous souhaitant un règne sans fin. Au point que j’étais un peu gêné de la présence du vieux Bohéchio. Je trouve que sans vous pour donner le signal des vivats à son honneur, le peuple n’aurait pas songé à saluer son départ. Anacaona—J’ai une autre question à vous poser. Que pensez-vous de Juan de Castillo? Kostanax—Qui est-il ce Castillo? Anacaona—C’est le Visage Pâle que vous avez déjà aperçu et qui s’est présenté à trois reprises au Bohio pour me rencontrer. Kostanax—Je croyais qu’il était un de ceux qui tiennent tant à nous parler de leur Grand Esprit ou de leur idole étendue sur une croix. Suis-je dans l’erreur? Anacaona—Je crois que vous êtes dans l’erreur. Cela m’étonnerait beaucoup qu’il se préoccupe d’un Grand Esprit. Je le soupçonne, au contraire, d’avoir l’audace et l’insolence de vouloir faire tomber la reine du Xaragua dans ses bras comme beaucoup de ses pareils ont fait en débarquant au Marien. Il me harcèle de ses prévenances et de ses cadeaux, faisant mine de ne pas remarquer que je n’y porte pas d’attention. Kostanax—Mais comment, dans ce cas, comprendre son comportement? À quoi veut-il en arriver? Anacaona—Il faut savoir, mon cher époux, que ce qui l’intéresse, ce n’est pas Anacaona. Son seul objectif, c’est le Xaragua dont, par hasard, je suis la reine. Probablement, au nom de son maître Ovando, il veut, par des moyens perfides, faire main basse sur notre royaume, comme d’autres Visages Pâles l’ont fait, en capturant le Grand Chef Caonabo, sans prévoir, il est vrai, que son frère Manicatex allait prendre la relève. Kostanax succombe à une pulsion en faisant deux pas en avant comme prêt à bondir Kostanax—Je regrette de ne pas l’avoir su plus tôt, car il aurait déjà payé cher son impudence et sa cupidité. Pour les Visages Pâles, tout est à prendre à Quisqueya, depuis nos terres, nos lacs, l’or de nos rivières, jusqu’à nos femmes, voire la reine du Xaragua…Au moins un à qui je montrerai que les choses se passent autrement en ce royaume sacré du Xaragua! Sur ce, Kostanax sort précipitamment sans prévenir Anacaona qui se montre légèrement inquiète Anacaona—Pourquoi cette sortie subite? Pourvu qu’il n’aille pas prendre des mesures que nous devrons déplorer…Je n’aime pas les décisions qui ne sont pas mûries…d’autant qu’il ne m’en a même pas parlé…J’ai encore à l’esprit les circonstances dans lesquelles une colonne entière de nos soldats avait failli être mise en pièces dans un guet-apens tendu à la Gorge des Pintades par nos ennemis Caraïbes : la décision de les surprendre à ce col accidenté avait été prise à la dernière minute, sur un coup de tête, parce que Bohéchio, malade, n’avait pas pu prendre la tête du détachement. Kostanax rentre tout aussi précipitamment Pourquoi cette agitation? Même si l’on doit compter avec le risque que fait peser sur le Xaragua la présence dans l’île des Visages Pâles, il n’y a tout de même pas encore la guerre à l’l’horizon. Depuis que les Caraïbes ont été taillés en pièces à l’Anse Bleue, il semble qu’ils ont, enfin, compris la leçon. Nous sommes donc, au moins provisoirement, en situation de paix. Alors, pourquoi cette fébrilité? Kostanax—Je vais vous étonner grandement, ma reine, mais il y a des temps de guerre que je préfère de beaucoup à la situation de paix que nous connaissons. Il y a quelque chose dans la nature, dans la densité de l’air, dans la couleur du ciel, dans le silence qui nous environne que n’aime pas. Depuis quelque temps, je suis hanté par la même impression bizarre. L’impression d’un prédateur tapi dans l’ombre et qui fait le mort, attendant l’occasion favorable pour fondre sur sa proie à la vitesse d’un aigle. Je n’avais jamais eu cette impression avant. Me voilà tout à coup à me méfier du silence et de la paix… Anacaona—C’est étonnant, en effet, mon cher époux…Vous qui avez fait peur aux Caraïbes, voilà que tout à coup, vous avez peur du silence! Avez-vous songé à faire une petite visite au guérisseur du palais? Il fait parfois des choses extraordinaires. Kostanax—Vous vous trompez, ma reine, de penser que je suis malade. À moins de voir comme une maladie, ce qui peut être un message des Esprits! À moins, aussi, que les Esprits ne veuillent, par ainsi, réclamer d’autres sacrifices! Anacaona—Il serait plus approprié, dans ce cas, d’aller voir le devin, lui qui sait lire l’avenir et décrypter les messages. Kostanax—Aussitôt que j’aurai fini, d’ici quelques jours, avec les manœuvres et les inspections dans les villages, je ne manquerai pas de faire une visite au vieux Balik. J’ai une grande confiance en lui depuis qu’il m’avait prédit un avenir brillant. Vous vous souvenez, il avait prédit que je m’assoierai à côté du Grand Chef. (Et, tout à coup, les yeux pétillants et le sourire large, passant le bras autour de la taille d’Anacaona) Mais il n’avait pas prévu que je ferai plus que m’asseoir à côté du Grand Chef… Anacaona—(Dans un sourire complice) Qui sait? Peut-être avait-il délibérément masqué certains éléments du message? Qui peut savoir si vous ne lui devez pas d’être encore en vie parmi tous les prétendants qui aspiraient à la main d’Anacaona. Kostanax—Je n’avais pas envisagé les choses dans cette perspective. Dans ce cas, il y a pour moi une raison de plus pour aller le voir. Anacaona—À la bonne heure! Pourvu que les responsabilités ne vous fassent pas oublier vos dispositions! Kostanax—Vous parliez tout à l’heure de ma fébrilité…Je viens de passer des ordres pour que Juan de Castillo soit arrêté s’il se présente au Bohio. Il n’y aura pas de prochaine fois à son impudence à l’égard de la reine du Xaragua. Anacaona—Il faudra quand même être très prudent. Surtout que les mesures que nous pourrons être portés à prendre contre lui ne soient pas perçues comme une provocation. Il paraît qu’ils sont très puissants, ces Visages Pâles. Kostanax—Vous serez maintenue au courant de la situation dès qu’il sera arrêté. En ce qui concerne les mesures propres à marquer le début de votre règne, j’en ai une très importante : il s’agirait de faire du Xaragua un territoire interdit aux Visages Pâles. Ils pourraient y passer, mais ils ne devraient pas s’y installer. Anacaona—Permettez-moi de vous le dire, mon cher époux, cette décision ne serait pas dictée par la sagesse. Dans notre situation actuelle, il faudrait éviter toutes les mesures qui frappent trop l’imagination ou qui nous signalent, avant tout, comme des ennemis. À des moments cruciaux de l’existence d’un peuple, il est sage de pouvoir dompter sa fougue et sa détermination, même pour une bonne cause. Le Xaragua n’a pas de meilleur défenseur que vous, mais un défenseur qui doit être capable, à l’occasion, de donner le change et de dompter son impatience. Kostanax—Attendrez-vous, ma reine, qu’ils y construisent un fort comme au Marien ou une cité comme à la Magua? Anacaona—Certes, non. D’ici à ce qu’ils y arrivent, on va les voir venir et observer leur comportement. À tout prendre, je préfère avoir à les juger à ce moment-là et pouvoir tirer les conclusions qui s’imposent, plutôt que d’aller à l’aveuglette, dans des voies de solution qui seront en dehors des problèmes. Mais, passons à autre chose : pour commémorer l’arrivée du printemps, il y aura la fête rituelle. Comme d’habitude, la journée sera clôturée par une grande joute de balle sur le batey de la Yaguana. J’aimerais que cette année, la joute soit précédée, sur le batey même, par un spectacle de chants et de danses avec des areytos de ma composition. À ce moment on frappe à la porte et entre un garde qui s’adresse à Kostanax Garde—Chef, je suis dépêché vers vous pour vous apprendre une bonne nouvelle. Mon détachement avait dressé une embuscade au Visage Pâle à l’embouchure de la rivière et il y a été pris. Au moment où je vous parle, son sang rougit encore les eaux de la rivière. Anacaona sursaute Anacaona—Par toutes les étoiles du Xaragua, vous avez fait une bêtise! Qui a pris la décision de tuer le Visage Pâle Kostanax—(dépité) J’ai donné l’ordre d’empêché qu’il rentre au Bohio, mais pas celui de le tuer… Garde—(penaud) Nous avons pensé au détachement, que le meilleur moyen de l’empêcher de rentrer au palais était de le tuer. Kostanax—(en colère)Votre détachement en entier devra répondre d’avoir outrepassé mes ordres. En attendant, disparaissez en vitesse. Le garde sort en piteux état Anacaona –Nous avons fait précisément ce qu’il ne fallait pas faire…Il ne faut jamais oublier ce qui est arrivé à la Maguana. Kostanax—Faites-vous allusion à la capture de Caonabo? Anacaona—Non. Comme vous devez le savoir, mon époux, la capture de Caonabo était arrivée au terme d’une série de faits qui signalaient la Maguana comme en situation de rébellion par rapport à l’invasion des Visages Pâles. Le premier en date de ces faits était survenu aussitôt après le premier retour de Christophe Colomb, le chef des Visages Pâles. Il avait laissé à une partie d’entre eux, le soin de garder le fort de la Nativité. À son retour à Quisqueya, la moitié des gardiens du fort avaient péri lors d’une attaque des soldats de Caonabo. On sait que le chef des Visages Pâles était entré dans une violente colère en jurant de les venger. Kostanax—Mais nos frères de la Maguana n’avaient fait que se venger des Visages Pâles! Une fois Christophe Colomb parti, ils n’avaient pas plus urgent que de nous prendre nos femmes! Anacaona—Allez donc leur expliquer que les Taïnos qu’ils appellent des Indiens avaient raison! Tant que vous ne saurez pas, mon cher époux, que seuls les Visages Pâles peuvent avoir raison, vous ne pourrez pas les comprendre et traiter avec eux. Voilà pourquoi l’incident dans le cas de Juan de Castillo m’apparaît plus préoccupant que vous ne seriez en droit de l’admettre. Kostanax—Quoi qu’il en soit de leur puissance, je leur promets une résistance à la mesure de leur impudence. Sur ce, Kostanax sort, pendant qu’arrive Azawa suivie de Kakori Anacaona ( s’adressant à Azawa) Est-ce que cela va bien maintenant? Azawa—Oui, Ma Souveraine, j’avais très mal dormi la nuit dernière, je ne me sentais pas bien…Le rêve que j’avais fait n’était pas pour me réconforter et me calmer. Anacaona—De quoi s’agissait-il dans votre rêve? Azawa—J’ai vu le ciel couvert d’un nuage épais, se changeant en de grands oiseaux de proie qui se promenaient de-ci, de-là sur nos têtes. Par moments, ils plongeaient frénétiquement en plusieurs points à la fois. Mais l’impression la plus forte, je l’ai eue quand je les ai vus plonger sur le batey en criant et en déchiquetant ce qui ressemblait à des cadavres. À ces images se superposaient d’autres de ces cadavres charriés dans la rivière sacrée qui se répandait en flots d’écumes rougis par le sang. Je n’avais jamais vu un tel amoncellement de cadavres et j’en étais effrayée. Je me mis à courir à toutes jambes jusqu’au Bohio où, en franchissant la porte, elle m’apparut tâchée de sang de partout. J’avais dû pousser un grand cri, car c’est ce cri qui m’a réveillée dans un état de stupeur. Depuis, je suis dans un état continuel d’effroi. Kakori—Je parie que vous vous êtes couchée sans avoir digéré votre souper de caret et de patate douce. Azawa—Ce n’est pas du tout le cas, ma chère Kakori. Je ne sais pas si je dois vous envier de tout prendre à la légère… Kakori—Vous vous trompez Azawa de penser que je prends les choses à la légère. Savez-vous? Cette expression n’a aucun sens pour moi. Je vois les choses comme elles sont, plus précisément comme elles m’apparaissent, et je suppose qu’elles apparaissent comme elles sont. Si vous n’avez pas fait une indigestion, peut-être avez-vous mécontenté le Grand Esprit ou plutôt la déesse de la rivière? Oh! Après tout, il n’y a pas lieu de s’en faire, car l’un ou l’autre, cela n’a aucune importance. Azawa—Comment pourrait-on ne pas s’en faire après un tel songe? Kakori—La vie est tellement belle Azawa que ce serait une perte de temps et un gaspillage d’énergie que de se laisser aller à broyer du noir pour un songe. Azawa—Mais le songe n’est pas une fantaisie de l’imagination. Il parle de réalités passées ou à venir que notre raison ne peut pas appréhender. Kakori—Comment se fait-il que ces réalités n’existent pas pour moi? Je ne me suis jamais laissée influencer par mes rêves. J’ai pris le bon parti, car, je suis la plus heureuse des femmes. Est-il chose plus douce que d’aimer et d’être aimée, de sentir la sève du printemps dans ses veines, de humer le parfum des fleurs et d’entendre le gazouillis des oiseaux dans les branches? Y a-t-il spectacle plus enivrant que le ciel d’azur du Xaragua et la mer turquoise de Bohio dans l’air vivifiant du matin sous les cajoleries de l’amoureux? Je traverse la vie dans une exaltation permanente en me réjouissant de toutes les joies rencontrées sur mon chemin. Pas besoin de mabi pour cela Azawa : la vie est tellement belle! Anacaona—Plaise au ciel que la joie qui vous envahit se répande sur tout le peuple du Xaragua! En attendant, Kakori, je crains que ce ne soit le cas pour tout le monde. Anacaona—Oh! Ma Souveraine! Pourquoi ne devrait-il pas en être ainsi pour tout le monde? Pourquoi tout le monde à la Yaguana n’aurait pas envie de chanter? Pourquoi tout le monde ne sentirait pas la douceur de vivre au Xaragua? Et le bonheur d’être un sujet de la reine Anacaona? Anacaona—Je me plais à penser que j’ai beaucoup de sujets comme vous, Kakori; et si ce n’est pas le cas, je souhaite que leur bonheur ressemble au vôtre. Malheureusement, je sens qu’il n’en est pas ainsi pour tous, ne serait-ce parce que d’aucuns croient vivre des jours aux lendemains incertains. ( et s’adressant à Azawa) Avez-vous parlé de votre rêve au devin du Bohio? Azawa—Oui, Ma Souveraine. Il n’a pas voulu tout me dire, mais il n’est pas très optimiste. Même un peu inquiet pour le destin du Xaragua. Anacaona presque courroucée Anacaona—Comment peut-il être inquiet pour le destin d’un royaume dont je suis la reine? Qu’on aille me le chercher! Azawa sort, pendant qu’arrive Kostanax précipitamment. Kostanax—Je vous apporte, ma reine, des nouvelles peu réjouissantes. D’une part, le chef des Visages Pâles, Nicolas Ovando, vous annonce une visite de courtoisie. Il sera accompagné d’une suite imposante. D’autre part, les gardes du palais ont surpris, à deux reprises, des Visages Pâles en train de corrompre, par des cadeaux, les domestiques du Bohio. Ils les ont poursuivis sans parvenir à les arrêter. Je vous apporte ces cadeaux pour examen. Kostanax dépose sur une table deux petits miroirs, une paire de ciseaux et un savon de toilette. Anacaona –À quel usage ces objets sont-ils destinés? Kostanax—Il y en a deux qui doivent servir à se regarder. Vous devriez ma reine voir comment vous êtes belle. C’est beaucoup mieux que ce que vous avez. Anacaona se saisit des miroirs et se met à se regarder avec intérêt et minutie en ricanant et en changeant alternativement l’expression de son visage. Si ceux-ci (Kostanax exhibe les ciseaux) me semblent servir à couper des objets, l’usage de celui-là (il exhibe le savon) ne me semble pas clair. Il a une odeur agréable et je croyais qu’il devait être mangé. J’y ai goûté, mais, il est très désagréable à la bouche. Finalement, je n’ai aucune idée à quoi il peut bien servir. Anacaona—Laissez-les moi. Je prendrai plus tard le temps de les examiner en détail. En attendant, je peux déjà dire que ceux-ci (elle indique les miroirs) sont beaucoup mieux que ceux qu’on peut trouver à la Yaguana. Mais, tout à coup, Anacaona devient inquiète À quels desseins funestes hantent-ils nos rivages et nos cités? Que cachent-ils d’inavouable en pénétrant au Bohio et en subornant le personnel de service? Sont-ce des envoyés de l’enfer pour nous asservir ou nous spolier? Un temps Quand mon aïeul Kolinaro débarqua, il y a plus de cent lunes sur les côtes de Quisqueya, à l’aide du Grand Esprit, le Xaragua n’était pas ce qu’il est devenu aujourd’hui. Il n’y avait pas encore les canaux d’irrigation qui permettent de fertiliser nos plaines et nos vallées, ni le spectacle étrange des conucos qui strient le sol au printemps, formant les champs salvateurs d’ignames, de yucas et de patates douces…dont se nourrissent les Taïnos. Les habitants du Xaragua n’avaient pas encore appris à travailler l’or de nos rivières pour parer leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs. Dispersés sur le territoire et condamnés à la précarité de la cueillette et de la chasse, ils ne pouvaient penser à autre chose qu’à leur survie et inventer des façons agréables de vivre. Aujourd’hui que cette vie est à jamais oubliée, faut-il que nous en ayons la nostalgie? Faut-il que le présent du Xaragua suscite la convoitise des Visages Pâles après celle des Caraïbes? Au moins, ceux-ci, malgré qu’ils soient cannibales, avaient le mérite d’agir à visage découvert alors que ceux-là gardent secrètement leur dessein et agissent dans l’ombre. Comment ne pas être déchirée entre le désir de refuser la visite d’Ovando et le besoin d’endormir ses craintes au sujet du Xaragua? Rentre Azawa Azawa—Comme Ma Souveraine l’avait demandé, le devin est prêt à être reçu. Anacaona—Faites-le entrer ( Le devin dans un accoutrement bizarre) Le devin—( en faisant une grande courbette). Je vous salue bien bas ma Grande Souveraine. Anacaona—Ma suivante que voici vous a consulté au sujet d’un songe inquiétant…Vous en souvenez-vous? Le devin—Comment l’oublier Ma grande Souveraine! En quarante lunes de divinations, je n’ai pas vu messages plus effrayants. Tellement qu’au moment où je parle, j’en suis encore troublé. Ce que j’ai vu, ce sont des malheurs qui, comme des corbeaux, n’attendent que le moment propice pour s’abattre sur le royaume et le peuple du Xaragua. Serait-ce un ouragan, un tremblement de terre, une guerre, je ne saurais le dire à Ma Souveraine. Mais si rien n’est fait pour changer le cours du destin, j’ai peur que les événements imprécis entrevus ne deviennent la réalité du Xaragua avant longtemps. Anacaona—D’après vous, que faudrait-il faire? Le Devin—Il faudrait faire beaucoup de choses, Ma grande Souveraine. Il faudrait que de grands sacrifices soient faits au Grand Esprit, que dans tous les villages du royaume, à commencer par la Yaguana, le peuple se rassemble derrière ses sorciers et ses chamanes à chanter les louanges du Grand Esprit et à lui faire des offrandes expiatoires. Si les cérémonies lui sont agréables, peut-être il changera le cours des choses. Anacaona—Le seul mot que je comprends de vous c’est : peut-être et cela ne me satisfait pas. La reine du Xaragua a besoin d’une opération plus sûre dans ses effets. Que pouvez-vous proposer de mieux? Le devin—Je suis misérable, ma Grande Souveraine, d’en être incapable. La seule parade valable est celle avec le Grand Esprit qui voit tout, qui entend tout, qui est partout et qui a tous les pouvoirs. Anacaona—Dans ce cas, vous pouvez partir. Visiblement, la reine est en proie à un grand désarroi; elle se promène de long en large, essayant probablement de trouver réponse à une question qui la hante, avant d’aller s’asseoir à un coin de la pièce. Au même moment, à l’autre bout, les pucelles, une à une, font leur entrée, juste avant d’entamer leur récitatif. Première pucelle—Maintenant qu’au couchant les vagues s’amoncellent, Que la mer étale perdue dans la brume du soir, Le cède aux vagues hautes et mugissantes, Les beaux jours sont refoulés aux portes du souvenir, Dans la traversée du cap des tempêtes. Deuxième pucelle—Comme la boisson de l’outre se répand sur le sol, Par la fissure cachée de mon âme, S’épanche la paix si chère à mon cœur; Et je regarde, haletant et mélancolique, Le vide s’emplir de doute et d’angoisse. Troisième pucelle -- Je rêve d’un temps où mon doute et ma douleur Seront des flèches sur l’arc tendu vers le bonheur, Où mon âme, creuset des métamorphoses, Transformerait mes malheurs et ma tristesse, Comme le fait l’orfèvre au métal indocile. Quatrième pucelle-- Mais aujourd’hui que mon cœur agité, De la sérénité se refuse à l’étreinte, Comme un animal sauvage enfermé dans une cage, Cent fois par jour, je fais le tour de mon mal, Et cent fois, l’issue se dérobe à mes yeux. Le chœur -- Ô Xaragua des félicités évanouies! Drame du cœur, de la pensée et du souvenir! Qui dira le désarroi et les tourments de mon âme, A voir se défaire sous mes yeux éperdus, La toile de l’espoir qu’en silence vous avez tissée? Première pucelle --Qui dira les plaintes et les pleurs étouffés, Quand dans le silence des nuits d’insomnie, J’ai broyé le doute comme un chien son os, Quand Félonie, méprisable créature, Se profile devant moi comme une esclave? Deuxième pucelle –Nul n’échappe à soi-même dans l’immobile voyage; Comme le rocher rivé aux rochers, Sans relâche assailli par les vagues, Dans l’aventure implacable et sans fin, Il n’y a, en vérité, aucune parade à la souffrance. Troisième pucelle – Je revois le temps, ô Xaragua! Où votre cœur débordant en jachère, Dans la tranquillité des jours et des saisons, Comme la délivrance d’un monde en gésine, Attendait de moi son thaumaturge. Quatrième pucelle –Depuis, bien des soupirs sont montés dans l’espace, Une odeur de catacombe plane sur les foules éperdues, Et dans celui que vous êtes aujourd’hui, Mon âme apeurée, en dérive de moi-même, Cherche vainement celui que vous fûtes autrefois! Le Chœur --L’effroi qui sourd de la terre sacrée des ancêtres Fait écho à la clameur mortelle de mon âme, Et j’essaie, inlassablement, ô Grand Esprit! De briser de mes pensées étouffantes, L’étreinte funeste et tentaculaire! Première pucelle --Et l’on se voit, en ce jour fatidique, subjugué et hagard, Entre le vertige du doute et l’absurdité du désespoir, Condamné pour toujours de l’humaine condition, Au banquet d’amertume et des désillusions. Deuxième pucelle – Oh, que mon âme est triste! Immense et profonde comme la mer immense et profonde, Infini comme l’espace ou l’univers sidéral, Telle est ma douleur insondable et muette. Troisième pucelle --Dans la splendeur des rêves grandioses de naguère, La vérité d’aujourd’hui tombe comme l’horreur; Et j’ai le vertige d’un mal qui me consume, Quand l’horizon de l’avenir à jamais s’assombrit. Quatrième pucelle-- J’ai beau murmurer cent fois ton nom ô Xaragua! J’ai sur mes lèvres un goût de fiel, Des abysses de mon être, je sens monter comme un orage, La houle immense de mes espoirs perdus. Le Chœur --Oh, Grand Esprit! que n’ai-je dès l’aurore connu la mort, Quand de beauté et de paix la vie encore se paraît; Je n’aurais pas vu s’attacher à chacun de mes pas, Les sinistres appas des cents visages du malheur. Trop longtemps j’aurai vécu en ce monde, De son socle inexpugnable, j’ai vu choir la raison de mon cœur, À jamais profaner le sanctuaire ce mes amours, Et sur les dépouilles de la confiance s’installer la trahison. TABLEAU II Personnages : Anacaona, Le cacique Henri, son fils La scène s’ouvre dans une salle du palais Anacaona—Je suis heureuse de vous voir, mon fils. Non seulement, vous avez refusé de devenir Premier Cacique, mais, depuis quelque temps, vous désertez le Bohio. Parce que je suis devenue la reine des Taïnos du Xaragua, il semble que j’aie perdu celui qui m’est le plus cher. La dernière fois que je vous ai vu ici, remonte à mon couronnement. Dites-moi, avez-vous quelque chose à reprocher à votre mère, sinon à la reine? Henri—Non mère, je n’ai rien à vous reprocher ni comme fils, ni comme sujet, si ce n’est qu’en ce qui me concerne, vous semblez faire des liens qui n’existent pas dans la réalité. Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, de penser que j’ai besoin d’une certaine latitude dans mes mouvements et mes activités! Des fois, j’ai peine à croire que vous n’avez pas oublié l’âge que j’ai aujourd’hui… Anacaona—Comment pourrais-je oublier le jour où vous êtes venu au monde? C’était par une nuit sans lune. Sur la mer et sur la terre, la tempête faisait rage. À chaque instant, le grondement du tonnerre faisait vibrer les objets de ma chambre au Bohio. De temps en temps, des éclairs comme des lames de feu géantes zébraient l’obscurité de la nuit. C’est à un de ces moments de luminosité passagère que votre visage qui ne restait pas longtemps fripé, se montrait pour la première fois au Xaragua. Comment pourrais-je oublier que vous avez atteint vos vingt-trois lunes le jour même de mon couronnement? J’ai saisi tout de suite la portée du message, vous par qui la lignée royale devra se poursuivre. Henri—Je comprends mère que je ne pourrais pas effacer ce souvenir de votre esprit, ni les jalons que votre affection et votre imagination se plaisent à parsemer la route de mon avenir. Cependant, mes préoccupations aujourd’hui sont d’un autre ordre. Toute la nuit, j’y ai pensé et j’avais hâte que l’aurore blanchisse l’horizon pour venir vous en parler. Anacaona—Si je peux avoir une influence quelconque sur l’objet de vos préoccupations, je me sentirais très heureuse. Parlez mon fils, exposez ce qui vous tracasse. Henri—J’ai appris avec une grande surprise, doublée d’une profonde déception, la visite prochaine du chef des Visages Pâles à la Yaguana. Ainsi, mère, vous avez agréé à sa venue! J’espère que vous vous rendez compte de toutes les conséquences possibles d’une telle décision! Anacaona—La perspective de la visite de ce Visage Pâle à la Yaguana ne me plaît pas non plus. Mais, j’ai beau me creuser la tête avec mes conseillers, aucun argument vraiment valable ne peut être invoqué à l’appui d’un refus légitime. Vous serez probablement surpris de savoir que j’ai passé une bonne partie de la nuit dernière sur ce problème. Henri—Dois-je comprendre qu’en tant que Reine du Xaragua vous avez si peu de pouvoir que vous ne pouvez même pas refuser cette visite, dès lors que vous n’avez pas une parade valable? Anacaona—Il y a dans votre question, mon fils, presque de l’insolence, Mais, je comprends votre dépit et je ne vais pas vous en tenir rigueur…Les rapports des peuples sont parfois complexes, et telle chose qui paraît aller de soi au plan privé comporte des facettes insoupçonnées sur le plan des rapports entre les nations. J’ai le même réflexe désagréable que vous à l’idée de la présence de ce gouverneur à la Yaguana. Mais, pour la paix et le bonheur du Xaragua, je dois me demander laquelle des options serait la meilleure : l’acceptation de sa visite à la Yaguana ou la notification du refus du Xaragua de le recevoir. Henri—Les préoccupations quant à la paix et au bonheur du peuple du Xaragua font honneur à la reine du Xaragua. À la vérité, le peuple n’en demande pas moins. Mais il n’est pas sûr que son bien-être risque mieux de se réaliser par la décision que vous prenez plutôt que par celle que vous ne prenez pas. Je suis persuadé que le plus sûr moyen de mener ce peuple à sa perte, c’est de recevoir ce maudit Visage Pâle. S’il avait des idées pacifiques, il se ferait accompagner seulement d’une dizaine de personnes. C’est incroyablement moins que la suite de trois cents soldats prévus. Si les chemins ne sont pas toujours sûrs, convenez, mère, que les exigences de la sécurité ne requièrent pas une escorte si imposante. Anacaona—Avez-vous envisagé les conséquences néfastes d’un refus de la part du Xaragua? Après l’inféodation du Marien avec Guacanagaric dans les rangs des envahisseurs, après la décapitation de la Magua par l’arrestation de Guarionex, malgré sa décision d’embrasser leur religion, avec la capture de Caonabo et leur emprise sur la Maguana, un refus du Xaragua constituerait un geste de défiance de grande portée et servirait de prétexte à l’invasion de notre de notre territoire. Ceci serait d’autant plus facile que nous n’aurions aucune aide des autres grands chefs dans l’organisation de la résistance et ils le savent. Ce ne serait pas si grave dans une guerre traditionnelle, mais avec leurs chevaux et cette arme dont ils disposent qui crachent le feu à distance, nos flèches et nos tomahawks ne feraient pas le poids; ce serait envoyer nos soldats à un carnage dont nous nous repentirions assurément. D’ailleurs, après analyse de la situation, le Nytaïno n’est pas arrivé à une solution différente de la nôtre. Henri—Si c’est là votre décision, mère, soyez d’accord avec moi que le Xaragua est devenu un autre Marien. Plutôt que de montrer les crocs, le molosse a préféré plier l’échine, sans même un jappement, prêt à lécher ses blessures en silence. Il y a de quoi interroger les mânes des ancêtres et les rendre complètement perturbées! Qui aurait cru que les fils du brave Kolinaro auraient un jour à renier ce qui faisait la fierté de cette lignée à travers les âges? Avez-vous oublié que mon grand-père a résisté à des ennemis cinq fois plus nombreux à la Baie aux Lamantins? Ce jour-là, croyant avoir écrasé ses dizaines de soldats, les Caraïbes s’apprêtaient à envahir le village quand, sortant de nulle part, ceux qui restaient de son détachement, poussés par un influx que seules la fierté et la bravoure des Taïnos pouvaient produire, se lançaient à leur poursuite et les taillant en pièces au défilé de la Montagne Noire, dans un des épisodes les plus héroïques de l’histoire du Xaragua. Anacaona—Gare à vous, mon fils! Je vous sens tout prêt de l’anathème! Je ne vous ai jamais vu ainsi. Que s’est-il passé pour que vous ayez à ce point changé et si prêt de la hargne? C’est bon d’interroger le passé, mais pas d’en être rivé comme vous l’êtes, à ce qu’il me semble. Les temps que nous vivons demandent que nous soyons capables de nous projeter dans l’avenir en nous délestant autant que possible de certains oripeaux du passé… Henri—C’est, au contraire, parce que je projette le Xaragua dans l’avenir que je suis inquiet pour son destin. D’ailleurs, que désirez-vous de plus, mère, pour vous convaincre? Dois-je vous dire que les présages ne nous sont pas favorables et que tout concourt à nous prédire des lendemains de cauchemar? Anacaona—Qu’en savez-vous? Henri—Je ne connais pas l’opinion du devin du Bohio en cette matière, mais, mon serviteur qui est aussi un peu devin, se trompe rarement à ce sujet. En plein midi, hier, il a vu des oiseaux de proie tournoyer sur le Bohio. C’est un présage semblable qu’il avait examiné en prédisant, naguère, qu’Atavik, le fils aîné de Bohéchio serait empoisonné. De fait, prenant part à la guerre contre les Caraïbes, il devait recevoir à la cuisse une de leurs longues flèches, précédemment trempée, dans la sève empoisonnée du mancenillier. Dois-je ajouter que moi-même, j’ai des pressentiments étranges de chute comme si le palais tout entier s’abîmait dans un gouffre. Anacaona—(inquiète) Quel genre de pressentiments? Sont-ce des rêves? Henri—Deux fois, j’ai fait ce rêve et les images me hantent l’esprit sans arrêt depuis. (un temps) Anacaona—Je comprends vos inquiétudes mon fils; malgré tout, je ne m’opposerai pas à la venue d’Ovando et sa suite. Je ne les crois pas si vils, lui et ses pareils, pour être capables d’une telle trahison pendant une visite de courtoisie à la reine du Xaragua. Henri—J’aimerais de toutes mes forces vous convaincre du contraire, mais, puisque, selon toutes les apparences, je ne réussirai pas, je préfère autant être loin de la Yaguana quand ils viendront. Cela me fait de la peine de savoir que vous serez confrontée, mère, avec le problème le plus grave que le Xaragua aura eu à connaître. Mais, je ne peux rien y faire. Cependant, soyez sûre d’une chose, partout où je serai, la Yaguana sera avec moi avec tout le trésor d’affections et de souvenirs que j’y aurai laissés. Anacaona—Où comptez-vous aller, mon fils? Henri—Je vais me retrancher avec quelques partisans à la montagne du Bahoruco. C’est un site inaccessible aux Visages Pâles. Je l’ai découvert à l’occasion d’une partie de chasse l’été dernier. De là, je pourrai surveiller l’évolution de la situation. Dépendant des circonstances, surtout si le Xaragua est envahi, c’est de là que je leur ferai la lutte. Anacaona—Vous êtes jeune et courageux, mon fils. Pourtant, je m’en méfie un peu. J’ai peur que votre courage ne soit à la source d’actions téméraires ou inconsidérées dont vous pourriez pâtir. Promettez-moi d’être prudent si vous étiez contraint de vivre longtemps loin de nous. Henri—Je suis jeune mais je ne suis pas insensé. Si je l’étais, je ne serais pas venu vous prévenir des dangers qui vous menacent. J’aimerais me faire mentir et vous permettre d’avoir raison sur moi. À ce compte, je me glorifierais de vous paraître insensé. Puis-je vous rappeler, mère, au risque d’avoir l’air insolent, que les actions téméraires ou inconsidérées sont plutôt celles que vous vous abstenez de prendre pour le bien du royaume du Xaragua? Anacaona—Malgré vos propos durs à mon endroit, je préférerais, mon fils, vous garder auprès de moi, mais, hélas! Je sens que je n’aurai aucune chance d’y parvenir! Sans justifier la décision que vous avez prise, je me rends compte que dans le peu de temps où nous nous sommes quittés des yeux, vous avez gagné beaucoup d’autonomie et de maturité. Je me réjouis de cela car le Xaragua est en droit, à l’avenir, de fonder de grands espoirs sur vous. Il ne faut pas oublier que mon couronnement ne vous enlève, en rien, le droit d’accéder au trône du Xaragua. Henri—Je le sais, mère. Mais compte tenu de ma perception de la situation difficile à Quisqueya actuellement, j’ai si peu d’espoir de pouvoir prendre la relève du pouvoir à la Yaguana comme cela devait se faire normalement, que je préfère dès maintenant, préparer ma retraite dans les montagnes. Anacaona—Devant une telle détermination, je ne peux que m’incliner. En attendant que les beaux jours reviennent, prenez ce zemi avec vous. Quel que soit l’endroit où vous serez, il sera le lien avec nous et vous assurera une relation privilégiée avec e Grant Esprit pour la maîtrise de votre destinée. (Henri prend l’idole et sort) ACTE III TABLEAU I Anacaona, seule, essaie de composer un areyto Scène : salle du palais Anacaona –C’est étrange! De ma vie de Samba, je n’ai jamais eu autant de difficulté à composer un areyto! Je ne manque pas d’avoir essayé depuis ce matin…Mais, je dois me rendre à l’évidence : j’ai autre chose à l’esprit. Ah! Mon fils! Où doit-il être depuis qu’il m’a quittée? Si encore il avait le zemi! Mais on l’a retrouvé, après son départ, à l’entrée du Bohio…Peut-être qu’il l’a seulement oublié…À moins qu’il n’ait décidé, tout bonnement, de ne pas l’emporter avec lui! Ce serait alors grave…Cela voudrait dire qu’il a déjà coupé les ponts avec nous…Ainsi, l’héritier du trône du Xaragua n’a plus aucune protection, ni du ciel, ni de la terre. Que cela m’est insupportable! Autant pour celle qui l’a mis au monde que pour la reine du Xaragua! La nuit dernière, je l’imaginais dans une forêt du Yaque non loin du Bahoruco à la merci des bêtes sauvages ou des serpents venimeux. Que deviendrait-il s’il était blessé ou piqué par un aspic, loin des guérisseurs? Depuis que je lui ai parlé, je suis plus angoissée qu’avant. S’il avait raison! Si la visite d’Ovando était un piège! (un temps) Je préfère ne pas y penser.( un temps) Pourtant, il faut que j’y pense. Sinon, je risquerais de jeter mon peuple en pâture à des aventuriers perfides prêts à les asservir. Mais il est impossible qu’il ait raison. Il est impossible que des gens qui semblent tant posséder le savoir et la connaissance puissent descendre si bas en adoptant le mensonge et la trahison dans le commerce avec les autres. Mais, c’est probablement là qu’est l’énigme… Rentre Azawa Je ne vous ai pas vu entrer Azawa. M’avez-vous entendue? Je parlais toute seule. Je suis un peu troublée. Depuis ce matin que j’essaie de composer un areyto sans y parvenir… Azawa—Cela se comprend. Depuis la visite du Cacique Henri, Ma Souveraine a beaucoup d’inquiétude. Mais les mauvais jours finiront par être oubliés comme toujours, et Ma Souveraine pourra retrouver toutes ses bonnes dispositions pour composer comme autrefois. Anacaona--Si mes soucis ne concernaient que mon fils, il y aurait encore lieu pour moi d’être très préoccupée, mais, en plus de mon fils qui m’apparaît aujourd’hui seul et dépourvu de toute protection, ils impliquent également, autant le royaume du Xaragua que l’avenir et le bonheur de mon peuple tout entier. Azawa—Si j’ai appris quelque chose, ô Ma Souveraine! C’est que le Grand Esprit qui gouverne nos destinées s’arrange pour qu’à la nuit succède le jour et que le soleil suive la pluie. Aucune épreuve n’est éternelle. Anacaona—Je reconnais là les propos réconfortants de ma fidèle suivante. Mais, je crains que, cette fois-ci, les choses ne soient un peu plus compliquées. Tant que le chef des Visages Pâles qui doit arriver bientôt ne repartira pas de la Yaguana, j’aurai continuellement des angoisses. Jusqu’à présent, tous les indices tendent à le cibler comme un oiseau de malheur. Au point que, parfois, je me surprends à me demander si nous ne sommes pas le jouet de notre imagination, si nous n’exagérons pas la dimension du fantôme entrevu dans un rêve et qui nous a fait peur. Pas plus loin que la nuit dernière. J’ai rêvé qu’Ovando était aussi grand que le palmier qui étend son ombre sur la véranda du Bohio, tellement que, ce matin encore, je n’ai pu repousser un mouvement de répulsion rien qu’à observer l’ombre projetée du palmier sur la véranda. La prochaine visite du chef des Visages Pâles n’est pas seulement un sujet de préoccupations multiples, elle est aussi en train de nous changer dans nos comportements, face à nous-mêmes et aux autres. Mais cela, vous ne pouvez pas le comprendre Azawa. Et je ne suis pas sûre que beaucoup de caciques s’en rendent compte encore. Tenez, rien qu’à savoir comment ils font la guerre, nous nous sentons dévalués dans tous nos savoirs de Taïnos à ce sujet. Nous ne sommes plus certains que nos exploits qui sont perçus comme tels depuis des lunes le resteront longtemps encore. Nous commençons à voir avec d’autres yeux, comme si, tout coup, les choses autour de nous prenaient de nouvelles dimensions. Mais, me voilà rendue bien loin de ce que je voulais dire…Azawa, dites-moi, où en sont les préparatifs des festivités? Sera-t-on prêt à l’arrivée de ce visiteur de malheur? Azawa—Il y a, Ma Souveraine, une grande effervescence, partout, près du batey et aux alentours du Bohio. Les gens vont et viennent, chacun à la partie des préparatifs qui le concerne. Des esclaves s’occupent de monter la tente en face du Bohio pendant que d’autres s’évertuent à nettoyer l’allée centrale sous les regards des guajiros. Plus loin, dans un ajoupa attenant au batey, on s’affaire à préparer le mabi et des victuailles. J’ai entendu dire que le chef Kostanax passe en revue au batey une troupe de soldats devant prendre part à la fête. Anacaona—Qu’en est-il du spectacle prévu pour le début de la soirée avec le chœur des pucelles? Azawa—Que Ma Souveraine me pardonne d’avoir oublié d’en parler. Pourtant, je suis certaine que c’est la partie qui l’intéresse le plus. Depuis ce matin, les sambas et les mimes s’exercent avec le chœur des pucelles. On pouvait entendre tantôt les vocalises tantôt les chants de la cour même du Bohio. J’ai donc l’assurance, Ma Souveraine, que tout sera prêt lors de l’arrivée du chef des Visages Pâles. Anacaona—À la bonne heure! À défaut de souhaiter cette visite, qu’elle nous permette au moins de montrer au monde que le Xaragua sait recevoir, même les Visages Pâles. Azawa—Je ne doute pas, Ma Souveraine, qu’ils verront resplendir la Yaguana et, par elle, tout le Xaragua. Anacaona—Bien! Azawa—Si Ma Souveraine n’a plus besoin de moi, j’aimerais me retirer. Je dois suivre l’évolution d’autres activités avant l’arrivée des visiteurs. Anacaona—Veuillez donc disposer à votre guise, Azawa. Azawa sort pendant que Kostanax rentre Ah! Vous voilà mon cher époux…Je voulais m’entretenir avec vous…À qui dois-je faire part de mon chagrin et de mes idées sombres si ce n’est à vous? Vous connaissez bien mes préoccupations concernant la visite d’Ovando. Mon fils Henri, de passage au Bohio, est venu ajouter à mes sujets d’inquiétude à cet égard. Il m’a fait part des présages bouleversants de son serviteur. Vous vous souvenez, c’est celui-là même qui avait prédit qu’Atavik mourrait empoisonné…Même les pressentiments de mon fils me donnent froid au dos. Et comme si cela n’était pas suffisant, à défaut de me convaincre d’opposer un refus à la visite du chef des Visages Pâles, il prend le parti de quitter la Yaguana avec une dizaine de partisans et de se réfugier dans la montagne du Bahoruco. Sa stratégie paraît être la suivante : si le Xaragua devait être envahi par les Visages Pâles, à partir de ce site inaccessible, il pourrait leur livrer la guerre. Vous comprenez mon chagrin? C’est comme si je l’avais déjà perdu, mon fils! La nuit dernière, en plus du brûlot qu’il m’a laissé avec ses présages et ses pressentiments, j’ai passé beaucoup de temps à me le représenter en proie à toutes les rigueurs de la jungle dans ses endroits inhospitaliers. J’en suis arrivé douloureusement à ceci : ou il périra par la piqûre d’un serpent ou quelque chose du genre ou il le sera dans un affrontement éventuel avec les Visages Pâles. Kostanax—Je compatis à votre tristesse, ma reine, mais elle ne va pas durer longtemps. Sitôt qu’Ovando et sa suite auront quitté le Xaragua après la fête, Henri sera heureux de constater que rien de grave ne sera survenu et il s’empressera de regagner la Yaguana. D’ailleurs, la perspective d’affrontement entre Henri et les Visages Pâles n’a de sens que si le Xaragua tout entier tombe sous leur emprise et cela, je vous le jure, est une aberration avec les dispositions que nous avons prises. Anacaona—Plaise au Grand Esprit que la vérité parle par votre bouche mon époux! J’aimerais avoir votre optimisme d’aujourd’hui, mais les sentiments qui m’agitent sont trop lourds et trop chargés d’angoisses. Kostanax—Comme vous l’avez demandé, ma reine, j’ai tenu personnellement à ce que les festivités soient agrémentées d’un spectacle de chants et de danses des artistes du Bohio. Ce sera même, comme vous l’a sûrement appris Azawa, la première partie des festivités avant que vienne la nuit. Oh! Nous avons installé des lampions tout autour de la place et prévu, entre autres, du mabi et de l’alcool d’agave pour les participants. Anacaona—Ne trouvez-vous pas un peu risqué de trop grandes libations en cette circonstance? Azawa entre en coup de vent. Quelle nouvelle apportez-vous Azawa? Azawa—Je viens annoncer à Ma Souveraine que le chef des Visages Pâles et sa suite ont franchi depuis longtemps le territoire du Xaragua. Un messager du Bohio, de retour d’une expédition de surveillance, les a aperçus dévalant à cheval la colline des Orangers, non loin du campement de la Rivière grise. Agitation de Kostanax et d’Anacaona Anacaona—J’ai tout à coup de très fâcheux pressentiments, mon cher époux. Si mon fils avait raison, dans quel traquenard serions-nous tombés? Kostanax—Pourquoi voulez-vous qu’il ait raison? Ce que je comprends, c’est que la confusion du moment vous porte à voir les choses de façon quelque peu obscure. Depuis quelque temps, vous réfléchissez trop. Vous devriez vous reposer un peu avant l’arrivée des visiteurs et le début des festivités. Anacaona—Je ne suis guère fatiguée, mon époux. Parlez-moi plutôt des préparatifs que vous avez supervisés. Je sais que vous avez passé en revue les soldats qui doivent prendre part aux festivités. Dites-moi, en quoi va consister leur numéro? Kostanax---Il y aura une invocation au dieu de la guerre suivie d’une danse guerrière autour d’un feu, agrémentée de quelques scènes d’art martial taïno. L’exécution en répétition était des plus saisissantes. J’espère que le moment venu, ils pourront faire état de la même performance sous les regards des Visages Pâles. Anacaona—Seront-ils quand même armés? Kostanax—Pourquoi voulez-vous, ma reine, qu’ils soient armés? C’est vrai que nous y avons pensé, au début, mais à l’essai, nous avons compris que le tomahawk et l’arc, même sans le carquois, gêneraient leur mouvement au moment de la danse. Et, puisqu’il s’agit d’une fête, il nous a paru que ces instruments n’étaient pas nécessaires. Pourquoi cela vous inquiète-t-il tout à coup? Anacaona—Ce n’est pas très important ce que j’ai en tête. Je me demande seulement s’ils ont les moyens de se défendre au cas où mon fils avait raison… Kostanax—Je vois, ma reine, que votre pensée, comme toujours, fait des bonds prodigieux. Je manque peut-être d’imagination, mais je n’arrive pas toujours à vous suivre à la trace. Cela ne signifie pas que je m’abstiens de prendre les moyens qui conviennent au cas où il y aurait une attaque à la Yaguana et même à nos frontières. Anacaona—Vos archers ne participent-ils pas à la fête? Kostanax—Seulement une partie d’entre eux. Mais, aussitôt que la fête sera finie, ils iront prendre leur position respective dans les postes de garde. Ëtes-vous rassurée, ma reine? Anacaona—Restons-en là si vous voulez, mon époux. Et, s’adressant à Azawa Préparez-vous Azawa à introduire le chef des Visages Pâles dès qu’il sera arrivé. Azawa—Il en sera fait comme Ma Souveraine le désire. Azawa sort Kostanax—Pour ma part, je vais m’échapper quelques instants pour jeter un coup d’œil sur le lieu d’accueil des soldats et le site des festivités. Kostanax sort Anacaona—(dans une attitude de prière) Grand Esprit qui avez fait le soleil, la lune, les étoiles, qui avez fait la mer, la terre, les forêts, les montagnes et tous les animaux. Grand Esprit qui veillez toujours sur Quisqueya, sur ce sol que la sueur et le sang des ancêtres ont fertilisé, qui faîtes pousser les plantes et fleurir les plaines, les vallées et les coteaux, ne permettez pas que le sang des Taïnos coule pour rien… ne permettez pas que le sol sacré de nos pères soit foulé impunément par des barbares…Ils n’ont aucun respect pour les vivants et les morts et leurs actions infâmes dérangent la paix et l’harmonie du monde que vous avez créé. TABLEAU II Scène : une salle du palais Personnages :Anacaona, Kostanax, Azawa, Ovando Anacaona—Savez-vous, mon cher époux, si Ovando et son escorte sont déjà parvenus dans la cité? Kostanax—J’ai vérifié, il y a un moment à peine, et ils ne l’étaient pas encore. Mais c’est une question d’instants. Je m’attends à ce que leur arrivée nous soit signifiée sans tarder. Vous comprenez, ma reine, c’est plus lent avec une escorte de tant de soldats… Anacaona—Je ne tiens pas à les voir ni à leur donner l’hospitalité au Xaragua. À la limite, s’ils changeaient d’idée et s’en retournaient sans même mettre les pieds à la Yaguana, cela ferait le bonheur de tout le monde. Mais je n’aime pas attendre…Surtout quand il s’agit d’attendre quelque chose d’où tout peut sortir, surtout le malheur. Kostanax—Vous allez sûrement être déçue, ma reine, car vous ne risquez pas de ne pas les voir. Azawa n’a -t-elle pas pour mission de nous prévenir de leur arrivée? Anacaona—Certainement. Azawa—Faut-il prévenir Ma Souveraine de l’arrivée du Gouverneur avant de l’annoncer? Anacaona—Vous devrez annoncer le chef des Visages Pâles dès qu’il franchira le seuil du palais. Azawa—Dans ce cas, que Ma Souveraine me permette de me retirer. Anacaona—À la bonne heure, Azawa! Kostanax—(après la sortie d’Azawa) Je vais, à mon tour, passer des ordres pour l’installation des soldats sitôt qu’ils arriveront. À moins que vous ne préfériez, ma reine, que je vous tienne compagnie. Anacaona—J’aimerais que vous fassiez les deux : voir à l’installation de l’escorte et revenir me tenir compagnie. Tâchez de faire diligence. Je n’ai aucune envie de rester seule avec Ovando s’il arrive dans l’intervalle. Kostanax sort pendant qu’Anacaona se dirige vers une petite table où se trouvent les cadeaux des Espagnols afin de se mirer et d’observer les objets. Àprès un temps, Azawa paraît sur le seuil Azawa—Le chef des Visages Pâles, Nicolas Ovando! Le gouverneur, en tenue d’officier, l’épée au côté, s’avance tandis qu’Anacaona, portant pagne richement tissé, collier d’or et couronne de plumes ornée de pierres scintillantes, se dirige vers le seuil pour le recevoir. Anacaona—(réservée) Soyez le bienvenu au Xaragua, Grand Chef Ovando—Gouverneur d’Hispagnola et Vice-Roi d’Espagne! Anacaona—Grand Chef! Ovando—(légèrement ironique) Je vous remercie de votre accueil, Majesté. Anacaona—Pour qui s’est donné la peine de venir au Xaragua après avoir parcouru une si grande distance, c’est la moindre des choses. Ovando—Je remarque Majesté que vous avez des objets qui viennent des Espagnols…Faites-vous le commerce avec nous? Anacaona—Ne reconnaissez-vous pas, Grand Chef, les objets dont se servent vos collaborateurs pour soudoyer le personnel au service de la reine du Xaragua? Ovando—Cela m’étonne fortement Majesté. J’ignorais que mes collaborateurs ont importé à Hispagnola des procédés en usage ailleurs. Et je ne m’attendais nullement à en observer les traces au Xaragua. En venant ici, je satisfaisais plutôt à une curiosité. J’avais hâte de connaître celle dont on parle jusqu’à Isabella, que dis-je, jusqu’à la cour royale d’Espagne. Dois-je vous dire, Majesté, que j’en ai presque perdu le sommeil? Anacaona—Ce n’est pas très flatteur pour moi de m’associer dans votre esprit à votre insomnie. Ovando—Si vous voulez être flattée, Majesté, je vous dirais que pour une Indienne. Je vous trouve presque belle, même… très belle. Anacaona—Qu’est-ce qu’une Indienne, je n’en ai jamais rencontré? Ovando—Me faites-vous un numéro de l’esprit indien, Majesté? Anacaona—Je ne sais comment comprendre votre question, Grand chef. Ovando—Feignez-vous, Majesté, de ne pas reconnaître qu’il y a des Indiens à Hispagnola? Anacaona—Si vous voulez parler de Quiqueya, je vous dirai que vous trompez. L’île entière est habitée par des Taïnos de la nation des Arawaks. Ovando—Apprenez Majesté que le Vice-Roi d’Espagne ne se trompe jamais. Anacaona—J’ose l’affirmer à nouveau. Mais, quoi qu’il en soit, pour revenir en arrière, j’aurais cru volontiers que cela prendrait beaucoup plus que ma personne pour perturber le sommeil, comment vous dites, du Vice-Roi d’Espagne. Ovando—C’est pourtant le cas Majesté. Seriez-vous surprise si je vous apprenais que nous préférons avoir comme adversaire deux Caonabo plutôt qu’une seule Anacaona? Anacaona—Puis-je vous demander de vous expliquer? Je vous comprends de moins en moins, Grand Chef? Ovando—Vous n’attendiez pas, Majesté, que je vous apprenne de quelle manière le Xaragua a, jusqu’à présent, fait obstacle aux lois de la couronne espagnole. Notamment, celle qui prévoit que vos sujets doivent payer un tribut en or quatre fois par année. En raison de l’attitude du Xaragua, cette mesure administrative n’a pas pu produire les résultats escomptés. Anacaona—Pouvez-vous m’expliquer pourquoi mes sujets doivent vous payer un tribut? Ovando—La couronne d’Espagne n’a pas armé de nombreux navires transportant des centaines d’hommes et ne les a pas risqués sur des mers inconnues seulement pour leur permettre d’admirer le paysage et les Peaux-Rouges…Nous sommes ici sur cette île que vous appelez Quisqueya et qui s’appelle désormais Hispagnola dans une entreprise commerciale de longue haleine qui doit rapporter des bénéfices à la Couronne, que cela vous plaise ou pas, Majesté. Jusqu’ici, les dépenses dépassent de beaucoup les bénéfices et il nous tarde d’inverser l’ordre des choses. Vous comprenez alors, Majesté, pourquoi le Xaragua est l’objet de nos soucis. Anacaona—Dois-je comprendre que seule la comptabilité de la Couronne justifie votre visite? Ovando—Je vous ai déjà dit, Majesté, que j’avais hâte de vous connaître. J’avais surtout hâte de connaître celle qui abrite l’Adelantado Roldan sur son territoire, le grand juge en rébellion contre l’administration royale espagnole et qui fait tout pour contrecarrer l’emprise de la couronne sur le Xaragua. Kostanax apparaît sur le seuil Anacaona—(à Kostanax) Je suis heureuse que vous arriviez. Je vous présente le Grand Chef Ovando, (à Ovando) Vous avez devant vous Kostanax, mon époux et chef des gardes du Xaragua. Ovando—Je vous félicite, commandant, d’être l’heureux époux de la reine du Xaragua. Kostanax—Je vous retourne les mêmes félicitations, Grand Chef, pour être l’époux de celle que je ne connais pas encore et que j’ai hâte de connaître. Ovando—Votre curiosité, commandant, serait mise à rude épreuve, car, pour la connaître, il faudrait traverser l’océan et vous rendre à la cour d’Espagne, bien que là encore, il ne soit pas sûr que vous pourriez la rencontrer. D’un autre côté, la probabilité qu’elle vienne dans cette île inhospitalière que la civilisation n’a pas encore effleurée est plutôt nulle. Kostanax—Ne vous en faites pas. Je suis sûr que le Xaragua qui a pu survivre jusqu’à présent à travers toutes les péripéties de son histoire, pourra encore s’arranger un peu sans même la rencontrer. Anacaona—(à Kostanax) Savez-vous ce que le Grand Chef sait du Xaragua? Deux choses : premièrement, le Xaragua fait de la résistance à ses mesures administratives, deuxièmement, le Xaragua héberge le grand juge Roldan. Ovando—Sans vouloir vous paraître prétentieux, Majesté, je sais un peu plus que ces deux choses, mais il n’est peut-être pas opportun d’en parler maintenant. Kostanax—Il n’y a pas de doute, le Grand Chef est très savant. Ovando—Pas si savant que ça. J’ai encore des choses à apprendre. Par exemple, je ne sais rien de l’art militaire des Peaux-Rouges. Kostanax—Nous sommes à égalité. Moi non plus, je ne sais rien de l’art militaire des Visages Pâles. Ovando—Cela m’amuse que vous et moi soyons à égalité, commandant. Cependant, je vous promets, avant longtemps, de satisfaire votre curiosité. J’ai appris que vous avez passé en revue les soldats en vue des festivités, ne pourrais-je pas vous demander de reprendre l’exercice pour l’édification du représentant de la couronne espagnole? Kostanax—Le moment n’est pas propice, Grand Chef. Une autre occasion nous laisserait tout le temps pour cela. Ovando—J’y tiens, commandant. Je ne vais pas revenir au Xaragua de sitôt. Je crois que si nous laissons passer l’occasion, nous risquons de ne jamais l’avoir. Kostanax—Nous aurions au moins celle où vous comptez satisfaire ma curiosité pour l’art militaire des Visages Pâles…N’est-ce pas? Mais, qu’à cela ne tienne, puisque vous y tenez à ce point! Je vais acquiescer à votre demande…Il faut que ce soit tout de suite, sinon ce serait trop tard. Ovando—Je suis prêt à vous suivre, commandant. Anacaona—Je vais profiter de ce moment pour me préparer pour les festivités. Les trois sortent en même temps TABLEAU III Personnages : Azawa, Anacaona, Nicolas Ovando, gardes espagnols Scène : une salle du palais Azawa—(seule dans la tiédeur du matin) Oh! Grand Esprit! Quel malheur d’être encore vivante après une telle hécatombe! Mieux vaudrait que la terre s’entr’ouvre et nous engloutisse tous! Pourquoi ne suis-je pas parmi les morts? Je donnerais plusieurs fois ma vie, si c’était possible, pour ne pas voir ce que j’ai vu cette nuit. La fête battait son plein. Plus tôt, le chœur des pucelles avait étonné les Visages Pâles par leurs chants et leurs danses. Puis, ce fut le tour des soldats Taïnos qui prenaient possession de la scène dans un numéro d’exercice martial, précédant de justesse, les soldats de l’escorte du Chef des Visages Pâles dans un numéro du même genre. À la faveur du mabi et de l’alcool d’agave, la joie de l’assistance était à son comble. De même que son ébahissement devant le spectacle des Visages Pâles cinglés dans leur uniforme militaire. Tout à coup, le Grand Chef Ovando, posté à un coin de la tente, porta la main droite à sa poitrine. On saura plus tard que c’était un signal convenu. Au même moment, la joie éclatante de l’assistance se transforma en une vision apocalyptique. D’abord, frappée de stupeur, elle passa à la terreur et à la panique dans un concert de hurlements d’épouvante qui monta jusqu’au ciel. Pris en souricière dans un acte d’une perfidie et d’une barbarie qui défie l’imagination, les spectateurs n’avaient aucune chance devant la horde déchaînée et vociférante de soldats espagnols passant au fil de l’épée tous ceux, caciques, sambas, soldats qui se trouvaient devant eux. Retranchée dans un coin du Bohio dès les premiers tumultes, j’entendais, pétrifiée, les cris désespérés des agonisants pendant que je voyais gicler, partout à la fois, le sang de mes frères et sœurs Taïnos. Les cris lugubres des victimes retentissaient pendant longtemps dans la nuit noire au fur et à mesure que les fuyards étaient rattrapés par les poursuivants enragés. Bientôt, il ne restait sous la tente encore éclairée qu’un amoncellement de cadavres dont les têtes, pour plusieurs, allaient joncher les bas-côtés de l’allée centrale et d’où s’échappait en cascades une rivière de sang. Devant ce spectacle d’horreur, je m’abîmais les yeux à essayer de reconnaître des visages connus. La tête du chef Kostanax planté au bout d’une pique me fit craindre le pire pour la reine Anacaona, mais je gardai espoir car nulle part, je ne la voyais. Ce n’est qu’au matin seulement, en entendant sa voix étouffée d’émotion, au milieu des assassins de son peuple que je compris qu’elle était encore en vie. Et je me mis à imaginer avec une impression de vertige, le sentiment d’horreur et d’anéantissement dans lequel elle devait être plongée. Mais, malgré mon désir d’aller è son secours, j’étais paralysée de stupeur, tout en ayant conscience de ne pas faire le poids devant la horde meurtrière en folie. Ô Grand Esprit! Vous en qui le peuple Taïno a mis toute sa confiance, pourquoi l’avez-vous abandonné? Pourquoi y a-t-il en vous plus de complaisance pour le bourreau que pour la victime? Plus de récompense pour le crime que pour la vertu? Avez- vous seulement entendu les cris déchirants des bébés arrachés au sein de leur mère avant qu’ils ne soient égorgés? Les cris de vengeance et les clameurs d’anathème qui montent de la terre du Xaragua? Je maudis le jour qui m’a vu naître pour assister, impuissante, à un tel carnage. Ô Grand Esprit! Dans votre vision infinie, comment de tels malheurs sont-ils possibles? Comment peut-il être permis à des meutes d’assassins de défaire les plans que vous avez conçus de toute éternité? À moins que…Est-ce possible que vous ayez voulu nous prévenir du danger par nos songes? Et par tous ceux qui ont eu des paroles de sagesse dans la bouche? Si tel est le cas, nous n’avions pas su lire votre message, nous n’avions pas su voir les exterminateurs espagnols dans les grands oiseaux de proie, déchiqueteurs de cadavres! Rentre un garde espagnol Garde ( à l’adresse d’Azawa) Qui êtes-vous? Azawa—Je suis Azawa, la suivante de la reine du Xaragua Le garde éclate de rire Garde—Je vais vous amener sa Majesté Le garde sort, Azawa s’agite. Après un temps, le garde reparaît avec Anacaona, digne, la tête altière, que surveillent deux autres gardes Azawa—(s’adressant à Anacaona) Dans nos malheurs infinis, je remercie le Grand Esprit, ô Ma Souveraine, que vous soyez vivante! Anacaona—Plutôt mourir cent fois que d’être vivante dans de telles conditions. Qu’attendez-vous soldats, continuez votre œuvre. Qui vous arrête de plonger votre épée au travers de mon corps comme vous l’avez fait cent fois, mille fois, à cette foule sans défense qui vous croyait des fils du Grand Esprit? Mais vous étiez des monstres échappés de l’enfer pour l’anéantir et initier le monde à une vision épouvantable des puissances maléfiques! Mais, qu’attendez-vous donc? Qu’est-ce qui vous paralyse? Serait-ce le remords? Mais, que dis-je, des créatures démoniaques comme vous ne connaissent pas de tels sentiments. Cela appartient aux hommes, à ceux-là qui savent distinguer le bien du mal et qui n’ont pas des pierres à la place du cœur. Oh! Ma fidèle suivante, vous ne pourriez jamais imaginer l’étendue et la profondeur de ma douleur! Si sensible et compréhensive que vous soyez, vous ne pourriez pas sonder le vide de mon cœur! À deux pas de moi et parfois à mes côtés, j’ai vu cette nuit des scènes d’une horreur indescriptible. J’ai vu sauter cette nuit les têtes de la plupart des membres du Nytaïno, j’ai vu empaler l’ensemble des Caciques du Xaragua et les sambas du royaume. J’ai vu un bébé égorgé dans les bras de sa mère empalée encore vivante. Et j’ai vu aussi rouler la tête de Kostanax, mon époux, à l’instant précis où il venait de m’appeler, la voix chargée d’amour et d’émotion. J’ai vu mon peuple assassiné, mon royaume anéanti et les survivants dispersés aux quatre vents comme des feuilles mortes. J’ai compris que mon fils Henri avait, ô combien de fois raison! Et que je ne le reverrais jamais plus. Mais quand j’ai vu le soldat, dans une recherche poussée de la cruauté envers moi, promener la tête sanguinolente de Kostanax au bout d’une pique, j’ai compris que le ciel était vide, que le Grand Esprit est une création de l’imagination et de la faiblesse et que mon ultime supplice était de survivre à cette tragédie innommable sur la terre de mes ancêtres. Rentre Ovando Ovando—(s’adressant, goguenard, aux deux gardes) Veuillez me laisser seul avec sa Majesté. ( À l’exception de celui qui faisait le guet, les gardes sortent. Azawa s’apprêtait à sortir aussi) Anacaona—Puis-je garder ma suivante avec moi? Ovando—Qu’il soit fait selon votre plaisir, Majesté! ( Azawa reste) Vous devez vous demander par quel hasard vous avez été épargnée? Anacaona—Hum! Ovando—J’ai demandé qu’on ne touche à aucun des cheveux de votre royale tête, Majesté. C’est que vous êtes trop précieuse pour nous pour être tuée, du moins, de cette façon. Anacaona—Je croyais qu’il n’y avait de précieux que l’or pour vous et vos pareils. Ovando—C’est que, voyez-vous, Majesté, vous êtes pour nous un cas d’une gravité exceptionnelle dans cette île que nous avons découverte. Vous êtes la personnification de toutes les résistances que nous avons eues pour faire appliquer les lois de la Couronne d’Espagne à Hispagnola. Anacaona---Le royaume du Xaragua a-t-il quelque chose à voir avec les lois de la couronne d’Espagne comme vous dites? Ovando—C’est que, Majesté, vous refusez de comprendre que cette terre que nous avons découverte nous appartient et que toute personne qui s’y oppose, fût-elle reine du Xaragua, est en rébellion contre la couronne d’Espagne. Anacaona—J’imagine que vos arguments vous paraissent logique et sans faille aucune...Si tel est le cas, quelle sorte d’hommes vous êtes, comment fonctionne la tête des Espagnols? Et leur cœur s’ils en ont un? Et vous considérez que la situation est telle qu’elle vous autorise à perpétrer les crimes les plus abominables qui aient jamais été commis sur cette terre dont même les animaux, s’ils pouvaient parler, crieraient vengeance! Mais j’imagine que l’Espagnol en vous ne pourrait pas comprendre cette abomination! Ovando—Hélas! Majesté! Nous sommes séparés par un fossé infranchissable dans la compréhension des choses du monde! Laissez-moi vous dire que le plus grand crime qui ait été commis sur cette île est imputable à l’acte de rébellion contre le roi et la reine d’Espagne que j’ai le grand honneur de représenter à Hispagnola, un acte qui engage essentiellement la responsabilité de la reine du Xaragua ou de ce qui en reste. Voilà pourquoi, Majesté, vous nous êtes si précieuse. Nous voulons que votre Majesté soit punie afin que cela serve d’exemple, de la pointe orientale de l’île jusquà l’île occidentale de la Tortuga, à tous ceux qui, comme au Xaragua, voudraient lever la tête contre les forces de la civilisation en marche. Ce serait trop facile de vous faire mourir pendant la fête hier. Sans compter que ce serait un manque absolu d’égards à votre Majesté. Un crime de lèse-majesté quoi! La reine serait morte avec la canaille et l’on n’en parlerait plus après une semaine…Vous ne nous faites pas grief, j’espère, de vous destiner à une occasion plus glorieuse que ne parerait que l’éclat de votre renommée à Hispagnola! Ce jour-là, Votre Majesté serait précédemment jugée et l’importance de son crime sera reconnue par tous les juges de la Cour Royale. C’est malheureux pour votre Majesté que le premier juge Roldan, en rébellion comme vous, ne fera pas partie de cette cour. Il eût probablement empêché de recourir à la peine qui vous est destinée. Vous serez donc, Majesté, condamnée à la pendaison et, le jour venu, une occasion de festivités qui rassemblerait le plus de monde possible, vous serez amenée sur la place publique, la corde au cou, pour servir d’exemple. Anacaona—Si vous pensez m’effrayer, vous vous trompez largement. J’appelle de mes vœux, ce jour où je pourrai aller retrouver mon époux et mon peuple dans la Vallée Heureuse. Après ce que j’ai vu depuis hier, j’en ai assez de la vie que je porte comme un vêtement trop étroit. J’ai eu beaucoup d’illusions dans ma vie et je m’en repens aujourd’hui avant de laisser ce monde. Mais la plus grande de mes illusions, c’est d’avoir, un moment, prêté de la noblesse aux Espagnols. Ce ne sont que d’affreux barbares, y compris votre roi et votre reine, qui me paraissent comme les plus viles créatures de la terre. Mon seul espoir, c’est que mon fils, le prochain Grand Cacique du Xaragua qui connaît votre fourberie et qui avait prévu l’hécatombe d’hier, est déjà à l’œuvre pour vous livrer la guerre. Ovando—Il est vivant! Je vous somme de me dire où il est caché. Anacaona—Avez-vous peur, tout à coup, de savoir qu’il sera là, un jour, au moment où vous vous attendrez le moins, pour vous demander compte de tous les crimes que vous avez perpétrés au Xaragua? Dites que vous avez peur de savoir que tout ne sera pas fini avec moi, et qu’avant longtemps, vous devrez compter avec des ennemis qui, comme des champignons, pousseront à travers tout le Quisqueya sous les ordres du Cacique Henri! Ce n’est plus un bourgeon qui est au pied de l’arbre que vous vous apprêtez à abattre, c’est une jeune pousse vigoureuse et costaude dont les bras sauront porter le fer dans votre repère, partout où vous serez, à Isabella ou ailleurs. Ovando—( inquiet de ce discours) Garde! Emmenez-les (désignant Anacaona et Azawa) ( après leur sortie) Elle est beaucoup plus courageuse et fière que je ne croyais…Qui l’aurait cru pour des primitifs qui ne savent rien de la science et de la théologie? ( un temps) Mais il ne sera pas dit que des barbares et des païens, fussent-ils la reine du Xaragua et les siens, auront maintenu en échec les lumières évangéliques et civilisatrices des Souverains très Catholiques d’Espagne, Ferdinand D’Aragon et Isabelle de Castille. Fin Juin 2001 LEXIQUE Ajoupa : Habitation commune des guajiros de forme hexagonale avec un toit conique. On l’appelle aussi Caney. Arawak : Peuples amérindiens précolombiens caractérisés par leur appartenance au même substrat linguistique et dont les éléments se sont disséminés dans les Antilles. À Quisqueya notamment. Areyto ou areito : cérémonie sacrée avec une terrasse couverte. Par extension, usage dans les villages du Xaragua et que présidait le cacique du lieu. Par extension, grand ballet dramatique qui faisait suite à la récitation des mythes d’origine. Par extension encore, chants ou récitatifs accompagnant les danses. Batey : Place centrale autour de laquelle s’organisaient les communautés Taïnos et où avaient lieu les jeux de copey ou de balle. Bohio : Grande demeure des Caciques de forme rectangulaire avec une terrasse couverte. Par extension, chez soi, Quisqueya, Xaragua… Bohio royal : Palais royal. Borinquen : Nom Taïno de l’actuel Porto-Rico. Caney : Habitation commune des guajiros de forme hexagonale avec un toit conique. On l’appelle aussi ajoupa. Caraïbes : tribus précolombiennes éparpillées dans ce qu’on appelle aujourd’hui les petites Antilles et qui étaient de mœurs rudes et qui faisaient sans relâche la guerre aux habitants des îles voisines. Ils ne faisaient pas de prisonniers généralement car ils les mangeaient. Conuco : Butte utilisée par les Taïnos dans l’agriculture, de façon à permettre l’irrigation et l’aération du sol. Copey : Grosse balle faite en résine dont se servaient les Taïnos dans leur jeu de balle et qui est considérée comme la première version de la balle de caoutchouc utilisée aujourd’hui dans le jeu de football. Guajiro : Gens du commun formant la classe intermédiaire de la société du Xaragua. Higuey : L’un des cinq cacicats ou royaume de Quisqueya situé au Sud-Est de l’île à l’arrivée de Christophe Colomb et gouverné par Cotubanama. Hispagnola : Nom que les colonisateurs espagnols ont donné à Quisqueya. Mabi : Boisson alcoolisée fabriquée avec da la patate douce. Magua : L’un des cinq cacicats ou royaume de Quisqueya situé au Nord-Est de l’île et gouverné par Guarionex à l’arrivée de Christophe Colomb . Maguana : L’un des cinq cacicats ou royaume de Quisqueya situé au Centre de l’île et gouverné par Caonabo à l’arrivée de Christophe Colomb. Marcoric : Langue que parlaient les Taïnos de Quisqueya et qui connaissait un grand raffinement au Xaragua. Marien : L’un des cinq cacicats ou royaume de Quisqueya situé au Nord de l’île et gouverné par Guacanagaric à l’arrivée de Christophe Colomb. Nytaïno ou nitaïno : désigne à la fois la classe supérieure du Xaragua constituée de nobles et le Conseil des sages du Royaume. Naboria : Serf ou esclave formant la classe inférieure de la société du Xaragua et constituée de peuples conquis. Quisqueya; Un des noms que les Taïnos donnaient à leur île avant qu’elle prenne celui d’Haîti. Taïno : Tribu de la nation des Arawaks dont le nom signifie Gens de paix et qui s’est implantée à Quisqueya à l’époque précolombienne. Xaragua : L’un des cinq cacicats ou royaume de Quisqueya situé au sud-Ouest de l’île et gouverné à l’arrivée de Christophe Colomb, d’abord, par Bohéchio, ensuite par Anacaona. Zemi : idole représentant une des déités du Xaragua.