samedi, décembre 16, 2017

INTÉGRATION DES JEUNES D'ORIGINE HAÏTIENNE A LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE

             Communication au colloque de l'Association Haïtienne à Québec
          
                                            Automne 1983 à Québec

On assiste actuellement, à l’intérieur de la communauté haïtienne du Québec, à ce qui parait être un processus d’objectivation de cette communauté par elle-même. De plus en plus, l’Haïtien semble vouloir sortir de son cocon individualiste pour amorcer une réflexion sur les problèmes de la collectivité à laquelle il appartient. Cette démarche est sensible dans la région de Montréal depuis deux ou trois ans et touche presqu’exclusivement aux problèmes liés aux jeunes, qu’il s’agisse de leur comportement dans la famille, à l’école, de leur rapport avec la délinquance et plus généralement de leur intégration sociale.
Cette focalisation de l’attention sur ce sous-groupe particulier n’est pas un  phénomène fortuit. Elle obéit à un besoin, pas toujours exprimé, de comprendre les modes d’adaptation à la société québécoise de la deuxième génération des immigrants des années 1960. Par rapport à ceux de la première génération, l’intégration des jeunes présente des caractéristiques spécifiques ; et c’est à un bref examen de quelques-unes que nous sommes conviés aujourd’hui.
Mais avant d’aborder l’essentiel de la question, vous nous permettrez de nous arrêter aux immigrants de la première génération en utilisant un détour mythologique.
Il y a quelques années, dans un colloque à Montréal, nous avons eu à parler du complexe d’Ulysse pour caractériser le comportement de l’immigrant haïtien en Amérique du Nord aux alentours des années 1960. Il nous semblait, en effet, que l’interprétation psychanalytique des aventures d’Ulysse ne manquait pas, sur cette question, d’offrir des éléments intéressants de réflexion.
Mais voyons d’abord comment la légende d’Homère est rapportée schématiquement. Après la guerre de Troie, Ulysse est recueilli, des suites d’un naufrage, par le roi des Phéaciens à qui il raconte ses aventures depuis son départ de Troie. Il est passé des contrées habitées par les Lotophages à celles des Cyclopes, a séjourné dans l’île de Circé, navigué dans la mer des Sirènes entre Charybde et Scylla et a été pendant des années retenu par Calypso. Finalement, il rentre à Ithaque sa patrie, en l’absence de son fils Télémaque parti à sa recherche et se débarrasse des prétendants qui courtisaient sa femme Pénélope.
Ce récit banal sur le plan figuratif, quoique riche en événements, prend, néanmoins, sa véritable dimension quand le héros est pris comme objet d’analyse psychologique. Ce n’est pas le mauvais sort, ainsi qu’il est rapporté dans la légende, qui est la cause du naufrage d’Ulysse et l’a poussé loin du rivage natal dans des aventures aussi invraisemblables les unes que les autres. En réalité, cette fatalité qui s’acharne sur le héros, en le portant à dévier de sa route, symbolise son besoin compulsif de s’éloigner de sa patrie sinon de sa femme. Pendant que Pénélope défait chaque nuit la toile qu’elle a tissée le jour en l’attendant, celui-ci multiplie sur le mode inconscient, les obstacles qui devront l’empêcher de regagner Ithaque. Ainsi, les aventures d’Ulysse semblent répondre, symboliquement, à deux fonctions. Premièrement, une fonction de rupture par rapport à une continuité historique et psychologique qui prend la forme d’une évasion de la réalité. La rencontre d’Ulysse avec les Cyclopes, sa faiblesse à résister aux chants des Sirènes, son séjour prolongé auprès de la reine Calypso, son besoin irrépressible de raconter ses aventures etc. en sont une illustration. Deuxièmement, une fonction d’expiation qui se justifie par la culpabilité née de cette rupture même. Cette seconde fonction est éclairée par l’omniprésence du mauvais sort qui semble se complaire à paver de difficultés la route du héros. Combien de fois n’a-t-il pas été jeté au milieu des tempêtes sur des mers démontées? Combien de fois n’a-t-il pas dû affronter d’étranges créatures dans les contrées sauvages qu’il a abordées? Ce besoin masochiste d’affronter les pires difficultés traduit symboliquement l’ambivalence du héros aux prises avec l’appel contraignant de ses objets d’amour et le besoin de s’en évader.
Nous voilà bien loin, direz-vous, de la question de l’intégration des jeunes haïtiens à la société québécoise, objet de notre propos. C’est que, avant d’aborder cette question, il semblait opportun de lui opposer le comportement de l’immigrant haïtien, dont la compréhension, parait-il, emprunte bien des éléments au symbolisme du voyage d’Ulysse.
L’immigrant haïtien des années 1960, souvent, un professionnel ou un étudiant, était habité par un profond sentiment de culpabilité. Son rapport à son pays d’origine était d’une grande ambivalence. Il a fait partie d’une jeunesse qui rêvait de grands changements pour le pays. S’il n’avait pas déjà participé activement à leur réalisation, il ne cessait de s’escrimer intellectuellement avec ses congénères sur les objectifs à atteindre et les moyens rationnels pour y parvenir, compte tenu des conditions historiques, économiques et sociales du pays. Ses études étaient plus ou moins orientés dans ce sens et il avait hâte de mettre ses connaissances à la disposition des siens. Quelques-uns, servis par leur engagement ou même leur imagination politique se voyaient facilement ministre voire président de la république.
Psychologiquement, l’immigrant haïtien de cette période était sujet à des déchirements qui n’ont pas manqué de laisser des marques sur son comportement. Se définissant d’abord comme Haïtien et, par conséquent, solidaires de ceux qu’il a laissés en Haïti, il se percevait en transit en Amérique du Nord. Comme le juif errant pour qui Jérusalem demeure la destination ultime, il inscrivait le retour au pays natal comme un moment de son devenir personnel. Se méfiant des valeurs du pays d’accueil, il se rapportait naturellement à sa culture pour son système de valeurs ou ses cadres généraux de référence normative.
C’est l’époque où il s’interdisait toute propriété foncière, en partie par culpabilité, en partie par peur que ce symbole de sédentarisation ne comporte, par rapport à lui-même et aux autres, l’idée de son intégration à sa nouvelle société d’appartenance et, par conséquent, celle d’un détachement progressif vis-à-vis de son pays d’origine. Si d’aventure, il finissait par succomber à la tentation de ces symboles ou se laissait prendre au piège de la consommation, il se sentait obligé, pour se dédouaner auprès de lui-même ou auprès des autres, de maintenir haute la flamme culturelle. C’est le prix qu’il lui fallait payer pour sauvegarder son identité et maintenir la congruence de son image de soi.
Cependant, comme Ulysse, au moment où il a dû s’évader de la contrainte de ses objets d’amour, arrive un temps où l’immigrant haïtien se sent las de sacrifier sur l’autel du devoir patriotique ou de la solidarité morale et succombe au chant des sirènes de la société de consommation. Il fit alors ce que fit Ulysse tout au long de son voyage. Par un mécanisme psychologique bien connu, il rend impraticable la voie de son retour et refoule dans l’inconscient la voix du devoir et de la solidarité en trouvant mille tours pour déjouer les pièges du sur-moi. Désormais, la propriété foncière ou autre n’est plus objet de réprobation. Elle peut même justifier le renvoi du retour aux calendes grecques. Mais l’immigrant haïtien en phase de refoulement peut faire mieux encore. À une époque où l’expression de ses opinions politiques peut être dangereuse, il va commettre des déclarations politiques, l’équivalent d’actes d’hostilité au régime en place et  dont la facture doit être mise davantage au compte d’un désir plus ou moins conscient de reculer dans le temps le retour au pays que d’un acte de courage.
Quoi qu’il en soit de ses attitudes au cours de ses années d’immigration, il ne fait pas de doute que son mode d’adaptation au pays d’accueil a été fortement déterminé par le temps qu’il a passé en Haïti. L’immigrant haïtien de cette époque est arrivé au Québec à l’âge adulte, ayant assimilé l’essentiel de la culture haïtienne. Il avait dans ses bagages un système de valeurs stable et des cadres généraux de référence pour l’organisation de sa vie sociale, affective, professionnelle etc. Bref, il avait avec lui, ce par quoi il se reconnait comme haïtien et que les autres le reconnaissent pour tel. Son mode d’adaptation sociale a requis tantôt des concessions à l’acculturation sur des éléments partiels de son bagage culturel, tantôt des ajustements divers par rapport au système social du pays d’accueil. En gros, il s’est agi pour l’immigrant haïtien d’un mode d’intégration purement fonctionnel qui entame peu les éléments fondamentaux de sa culture.
Dans le cas des enfants d’immigrants haïtiens, la situation est différente. Apparemment, ils semblent bénéficier d’un avantage sur leurs parents dans le processus d’intégration sociale : ils n’ont pas, comme ces derniers, à compter avec les pesanteurs culturelles d’un pays d’origine.
Mais avant d’examiner plus profondément les problèmes d’intégration que posent adolescents et adolescentes d’origine haïtienne, il importe de s’entendre sur les termes. On définit par intégration sociale ‘’le processus par lequel un individu fait siennes les normes culturelles prévalant dans une société ou un groupe’’[i]. Bien que d’aucuns sociologues considèrent que l’intégration peut être culturelle, normative, communicative et fonctionnelle, nous retenons ici les deux formes d’intégration qui nous paraissent fondamentales, soit l’intégration de type causal (ou fonctionnel et logique) et celle de type significatif. L’adaptation sociale de l’immigrant haïtien de la première génération est du premier type d’intégration et s’apparente à la démarche qui force le besoin à créer l’organe.  En ce qui concerne l’adaptation de l’enfant haïtien, le phénomène est plus compliqué comme nous allons voir.
Quand un enfant franchit pour la première fois la porte de l’école, compte tenu de l’influence qu’il a pu subir de la télévision ou d’autres sources, c’est sur le plan des valeurs qu’il est le plus avancé dans le processus de sa socialisation. Ce qu’il apporte à l’école, ce sont surtout les valeurs de ses parents que l’école se charge, très tôt, de mettre à l’épreuve, d’autant plus qu’elles sont portées à l’assaut par un ego peu consistant au début. L’enfant haïtien n’échappe pas à cette exigence et présente même, du fait de sa condition, des caractéristiques personnelles qui rendent l’opération encore plus critique. Terrain découvert pour l’ennemi qui peut investir la place au pas de charge sans crainte pour ses arrières. Et, dans le cas qui nous occupe, il ne suffit pas que le terrain soit mal défendu, il y a, de plus, risque que les troupes soient prêtes à passer à l’ennemi. Tel est, au point de vue de la socialisation, le sens des premières années scolaires de l’enfant haïtien au Québec.
Ce premier choc culturel qui n’est pas nécessairement vécu comme tel, entraine deux conséquences principales :
A--Une sorte d’imprégnation de l’enfant des normes de la majorité qui n’a rien à voir avec l’intégration de type fonctionnel des parents. Ce rapport de l’enfant au groupe qui rappelle ce que Pagès[ii] désigne par ‘’affectivité groupale’’ est ce qui peut être défini ici par intégration significative.
B—Cette intégration de l’enfant au milieu scolaire, dont le processus se fait progressivement, entraine une dévalorisation des valeurs familiales avec un sommet à la période de l’adolescence.
À partir de là, plusieurs scénarios sont possibles selon les ressources du milieu familial. On s’abstiendra d’essayer de les inventorier, pour remarquer cependant, que quelque soit la dynamique familiale et la manière plus ou moins heureuse des parents de faire face à ce problème, l’enfant ou l’adolescent qui est, en l’occurrence, le poste avancé de la famille sur le terrain de l’acculturation, est en même temps, le maillon le plus faible de cette famille.
Mais, revenons un instant à Ulysse. Le drame de ce dernier qui est en même temps, ce par quoi il est sauvé, c’est que son héritage culturel l’a suivi partout durant les 20 années passées hors de son pays. Il ne peut pas oublier. D’ailleurs, comment le pourrait-il? Il a constamment un œil rivé sur son Ithaque natale. Ainsi en est-il de l’Haïtien de la première génération attiré qu’il est toujours par le besoin de revenir à ses sources.
Mais qu’en est-il des jeunes de la deuxième génération? Se pourrait-il qu’ils n’aient rien à oublier parce que n’ayant tout simplement pas de mémoire de leurs racines haïtiennes? Au fait, qui sont-ils ces jeunes? Suffit-il pour fonder leur identité haïtienne qu’ils soient nés de parents haïtiens, qu’ils parlent créole à l’occasion ou qu’ils se forment le goût à la table familiale, aux éléments épars rescapés de la cuisine haïtienne alors qu’ils n’ont pas intégré la culture de leurs parents ou que les traits culturels qui ont résisté à l’épreuve de l’acculturation en sortent dévalorisés?
D’un autre côté, peut-on dire qu’on est en face de Québécois ou de Québécoise, si l’on entend par là autre chose que le fait de naître au Québec lorsque la société environnante ne réfléchit pas toujours une image positive de soi ou lorsqu’on ne se retrouve pas dans l’image générale du Québécois ou de la Québécoise.
Ces questions sont loin d’être académiques. Elles justifient, en tout cas, un problème soulevé plus haut qui consiste à se demander qui, des parents haïtiens immigrants ou de leurs enfants s’intègrent mieux à la société québécoise. Question à laquelle on répond généralement en accordant une plus grande capacité d’intégration aux enfants en raison de leur acculturation. Cependant, cet avantage risque d’être un leurre dans les conditions sociales actuelles. À ce sujet, nous voudrions proposer une thèse qui pourrait servir de jalons à notre réflexion sur la question. Nous prétendons, en effet, que dans le Québec d’aujourd’hui, le jeune d’origine haïtienne ne s’intègre pas mieux que ses parents. Au contraire, il risque de sortir du processus d’intégration sociale plus affecté psychologiquement et socialement que ces derniers.
On peut envisager cette thèse en regard des trois dimensions suivantes : le milieu familial, l’identification du jeune et la conjoncture économico-sociale.
En ce qui concerne le milieu familial, le jeune est, en quelque sorte, nous le répétons, un maillon faible. Il est, en effet, le révélateur, dans la dynamique familiale de l’affrontement culturel qui met aux prises, d’un côté, la famille et de l’autre, la société environnante. Le jeune apporte dans cette lutte souvent sourde, quelquefois bruyante, le support du système de valeurs de l’école auquel il est en passe d’être gagné s’il ne l’est pas encore tout à fait. Quant aux parents, ils ont beau opposer des résistances culturelles ou morales, leur argument suprême pour contrer l’acculturation du jeune demeure l’autorité parentale.
Nous avons eu naguère et dans une situation analogue à cerner de plus près les attitudes parentales qu’implique cette notion sur le développement de l’enfant dans un contexte d’acculturation. Nous ne nous étendrons pas là-dessus. Nous voulons seulement indiquer que le conflit des valeurs dans la famille aboutit ultimement parfois, par la médiation de l’autorité familiale, à une atmosphère de violence dont le jeune fait souvent les frais.
Au point de vue administratif, cela signifie une relative sur-représentation de la clientèle haïtienne dans les statistiques  concernant les abus physiques des parents. En 1977, dans une étude du Comité de la Protection de la Jeunesse[iii] antérieure à la loi de la Protection de la Jeunesse, cette tendance s’était manifestée. Cela avait valu aux Haïtiens de figurer nommément dans les statistiques officielles en dépit de leur relative faiblesse numérique.  On y notait, en effet, que 75.5% des personnes abusives étaient d’origine canadienne-française, 6.6% d’origine britannique, 3,9% d’origine italienne, 2.2% d’origine haïtienne, 1.3% d’origine italienne et 7.9% d’autres origines ethniques.
Par la suite, en 1980, nous avons, nous-même relevé, parmi les plaintes parvenues à la Direction de la Protection de la Jeunesse, une tendance à la concentration de la clientèle haïtienne autour de la catégorie ‘’abus physiques’’[iv]
Ultérieurement en 1983, dans une analyse de 175 cas d’enfants haïtiens du Montréal Métropolitain pour lesquels un signalement avait été fait à la Protection de la Jeunesse, une incidence d’abus physiques de l’ordre de 52% avait été relevée. Cette donnée ne prend sa véritable dimension que quand elle est rapprochée de la distribution globale des cas de protection sur le territoire du Centre des Services Sociaux du Montréal Métropolitain, en l’occurrence, pour l’année 1982-1983[v].
Certes, on ne dispose, à l’heure actuelle, d’aucune recherche capable d’établir le lien entre la propension aux corrections physiques et les transactions culturelles dans la famille. Toutefois, les données empiriques et cliniques tirées de l’intervention sociale ne manquent pas de faire le pont. Tout se passe comme s’il y avait, dans ce domaine, un blocage culturel ou une inaptitude psychologique des parents haïtiens à trouver une alternative à la relation domination-soumission qui prévaut dans la famille sous la poussée des enfants, confrontés qu’ils sont, ces derniers, à l’existence dans le monde des pairs, de procédés transactionnels plus démocratiques. Les notions de respect dû aux parents, de liberté en relation surtout avec les sorties, les fréquentations et les attitudes vis-à-vis de la sexualité etc. forment autant de domaines névralgiques par rapport à la relation parents-enfants.
Par ailleurs, même quand le motif de référence du jeune à la Direction de la Protection de la Jeunesse n’est pas les abus physiques mais, par exemple, ‘’les troubles de comportement’’ qui interviennent incidemment pour 22.2% dans l’étude à laquelle il était fait mention plus haut, on se rend compte que les relations familiales sont loin d’être absentes dans leur symptomatologie. Certes, de façon générale, la médiation familiale, à cet égard, semble plus importante que la médiation sociale. Cependant, quand il y a trouble de comportement chez l’enfant d’origine haïtienne, l’incidence de la famille parait encore plus déterminante.
La première conclusion qu’on peut tirer à cette étape, c’est que l’intégration du jeune d’origine haïtienne à la société québécoise est loin de se réaliser sans difficultés. Dans ce processus, l’enfant doit compter avec les résistances de sa famille laquelle n’est, d’ailleurs, pas toujours consciente du drame culturel dont elle est l’une des composantes.
Le deuxième point à considérer en relation avec les difficultés d’intégration du jeune concerne son processus d’identification. Pour des raisons que nous avons énumérées plus haut, le jeune se trouve, à plusieurs égards, à cheval sur deux cultures souvent opposées ou contradictoires. Cette situation n’est pas toujours vécue ainsi ni toujours évidente; cependant, elle le devient souvent à sa période d’adolescence, précisément à cette période critique entre toutes de son développement. Pour les fins de l’analyse, on peut considérer trois modèles de comportement selon que l’accent est mis dans le processus d’intégration sur les valeurs familiales, sur les valeurs de la société globale et sur un ensemble mixte de valeurs familiales et sociales.
Les jeunes d’origine haïtienne vivant dans des quartiers où sévit la discrimination raciale ou fréquentant des écoles où se forment des clans sur la base de l’appartenance ethnique (polyvalentes Henry-Bourassa et St-Exupéry à Montréal) présentent des tendances à se replier sur les valeurs de leur famille ou de leur communauté d’appartenance sans exclure les valeurs de la société globale.
Inversement, les jeunes qui n’ont pas eu à faire face à une image négative d’eux-mêmes ou de leur famille dans leur quartier de résidence comme à l’école qu’ils fréquentent sont plus enclins à se ranger dans le système de valeurs majoritaires sans nier les valeurs de leur famille.
Finalement, en raison d’un certain nombre de facteurs liés à la famille (le type d’intégration des parents, leur statut occupationnel etc. sans oublier une certaine façon de moduler l’autorité parentale) des jeunes adoptent un certain équilibre entre les valeurs du milieu et celles de leur famille.
Ces propositions qui sont étayées par des données empiriques découlant de la pratique de l’intervention sociale auprès des jeunes d’origine haïtienne et leur famille ne sont, à l’heure actuelle, appuyées par aucune recherche connue. Nous les considérons simplement comme des hypothèses pour la discussion.
Cependant, quel que soit le type d’intégration qui régit le comportement du jeune d’origine haïtienne, nous ne croyons pas qu’il le prémunisse contre les problèmes d’identité même si ces problèmes sont loin d’avoir le même poids dans la configuration psychique du sujet. À la différence de ses parents qui, à leur arrivée au Québec, avaient bien intégré la culture haïtienne (malgré que l’Haïtien n’en finit jamais de se tirailler entre les deux pôles africain et européen de sa culture), le jeune n’a intégré parfaitement aucune des deux cultures haïtienne et québécoise de sa condition au Québec. Il s’ensuit qu’il ne s’identifie complètement à aucune.
Dans ce processus d’identification, il est important de faire une place à la conjoncture économique et sociale. À cet égard, il nous parait juste d’affirmer que le jeune de la deuxième génération est loin d’avoir les mêmes possibilités que ses parents pour s’intégrer dans le système économique.
Lors de leur arrivée au Québec, ses parents ont eu la chance de trouver une situation économique en pleine expansion. La réforme dans l’éducation opérée au début des années 1960 n’avait pas encore porté ses fruits et une carence importante de ressources humaines qualifiées sévissait dans le secteur tertiaire à des postes d’enseignants, de médecins, d’infirmières etc.
Depuis, les choses ont radicalement changé. Le marché de l’emploi ne réussit pas à offrir les opportunités pour tous les diplômés qui sortent des Cégeps et des Universités. Dans les secteurs comme l’éducation, les débouchés deviennent très rares et souvent, les enseignants les moins anciens à leur emploi n’ont pas moins de quinze ans d’ancienneté. Dans le secteur de la médecine et des soins infirmiers, le problème n’est pas différent. Non seulement il est presqu’impossible aujourd’hui à un médecin haïtien de venir pratiquer au Québec, mais les ressortissants québécois font déjà face à des quotas dans certaines disciplines. Quant aux soins infirmiers, depuis déjà cinq ou six ans, l’offre d’emploi est supérieure à la demande contrairement à la tendance qui avait prévalu avant. Nous en restons à ces secteurs, parce que c’est eux, jusqu’à présent, qui absorbent le plus grand nombre d’Haïtiens à l’exclusion, bien entendu, du secteur des manufactures de textile qui, dans la région de Montréal, occupe un nombre considérable de compatriotes.
Mais, au-delà de ces considérations plus immédiatement économiques dans la perspective de l’intégration, il est une dimension sociale difficile à évaluer, et qui n’est pas sans avoir des répercussions sur la capacité d’intégration du jeune d’origine haïtienne de la deuxième génération.
L’immigrant haïtien des années 1960, s’il n’était pas toujours reçu à bras ouverts ou n’a pu se passer de faire occasionnellement l’expérience de préjugés à cause de son appartenance ethnique, bénéficiait en général, d’une relative aménité dans l’accueil qui lui était fait par la population. Il était aidé en cela par son bagage professionnel qui empêchait l’autochtone de renforcer négativement l’image qu’il avait de l’homme noir.
À l’époque, il était encore objet de curiosité et plus d’un village voyait sans mal, voire même avec bonheur, l’arrivée de son noir comme enseignant. Il est vrai que l’évocation du nom de son pays n’entrainait pas toujours à l’esprit de l’interlocuteur des coordonnées géographiques bien certaines. Plus souvent qu’il ne l’aurait voulu, il se voyait affecter au continent africain quand ce n’était pas à quelques îles lointaines de la Polynésie avec une couronne de fleurs autour du cou et des déhanchements significatifs.
Mais cette époque est révolue depuis longtemps. En fait, depuis l’arrivée en cascades d’autres contingents d’Haïtiens moins bien servis par le sort sur le plan intellectuel et professionnel.
D’aucuns même, tout bonnement analphabètes et dont l’intégration dans une ville comme Port-au-Prince n’aurait pas été assurée, se sont trouvés, du jour au lendemain, à passer, sans transition, de leur arrière-pays natal à Montréal. Et comme s’ils n’avaient pas assez de problème dans leur dépouillement souvent manifeste, il faut qu’ils arrivent à un moment où les premiers signaux de la récession étaient déjà perceptibles.
Nous ne nous étendrons pas sur le raidissement de la population devant ces cohortes jugées envahissantes et les problèmes qui s’en sont suivis à différents niveaux de la vie quotidienne. La télévision s’est chargée de nous maintenir au courant des activités et des comportements dans l’industrie du taxi. Mais on connait moins bien l’attitude négative qui s’est développée à l’endroit des Haïtiens tant dans les agences gouvernementales que dans les entreprises privées. On ne connait pas non plus, le développement de plus en plus marqué des problèmes discriminatoires liés à l’occupation de logements. La concentration des Haïtiens dans certains quartiers du Nord de Montréal est en train de chasser les premiers occupants en même temps que se constate une détérioration de l’état des logements. Le même mouvement s’observe dans certaines écoles qui desservent presqu’en majorité une clientèle d’origine haïtienne. Il est vrai que nombre de ces enfants, nés en Haïti et qui, de ce fait se sont trouvés en décalage par rapport aux programmes existant au Québec, ont été orientés vers la voie de garage des ‘’allégés[vi]’’ malgré, dans certains cas, de bons potentiels cognitifs. Réputés francophones, ces jeunes n’avaient souvent pas le minimum de connaissance de la langue pour leur permettre de suivre les cours et de s’intégrer normalement.
Il n’est pas dans notre propos de faire un relevé exhaustif de toutes les facettes de la condition d’immigrant de l’Haïtien. Néanmoins, par sa portée, on ne saurait passer sous silence la dernière tuile qui lui est tombée sur la tête avec l’événement du sida. Jusqu’à présent, il était noir et pauvre et était incapable de se gouverner, sans compter d’autres tares du même acabit. Mais pour la première fois avec le sida, dont l’apparition lui est faussement attribuée, sa situation semble avoir franchi une étape importante. Elle est passée à un niveau quasi ontologique ou aucun fait ne semble avoir de l’importance.
Compte tenu de la situation que nous venons de décrire, quelle est la perception de la communauté haïtienne dans la société québécoise? Il est difficile de répondre à cette question. Il demeure certain, néanmoins, que cette perspective ne peut pas être positive et ne saurait non plus ne pas avoir des répercussions négatives sur le processus d’intégration, aujourd’hui, du jeune d’origine haïtienne.
Vous nous trouverez, en conclusion, plutôt pessimiste. Nous nous percevons davantage comme réaliste. Si nous ne croyons pas que le retour en Haïti de nos enfants dont certains ne parlent que l’anglais comme aux États-Unis ou l’espagnol comme en République Dominicaine, est la solution à leur problème d’intégration à l’étranger, il y a lieu de commencer, sans tarder, à faire quelque chose.
 À ce sujet, bien que les juifs avec leur culture millénaire, leur capacité financière et leur modèle d’intégration ne soient pas nécessairement le modèle qui vient à l’esprit naturellement quand il s’agit de penser le problème des Haïtiens transplantés en Amérique du Nord, néanmoins, leur sens de l’organisation sociale ne devrait pas sans inspirer notre réflexion et surtout nos capacités d’action en rapport avec les défis que pose l’intégration sociale de nos enfants.
Il ne s’agit pas de trouver des solutions individuelles à ce problème. Lors d’un congrès auquel nous avons fait allusion plus tôt, certains participants ont préconisé le retour en masse au pays natal comme si les structures sociales haïtiennes pouvaient absorber les 200 à 300 000 jeunes engendrés dans la diaspora[vii]. Si la solution à ce problème ne peut pas être de type individuel, elle ne nous apparait pas davantage dans la fuite en avant que constitue la perspective du retour. En ce qui nous concerne, la solution à trouver au défi que présente l’avenir de nos enfants sera sociologique ou ne sera pas. De plus, elle devra être applicable hors des cadres d’Haïti, c’est-à-dire, dans le contexte des milieux d’immigration où les problèmes se posent.
Mais le handicap majeur à surmonter dans toute tâche impliquant la communauté haïtienne réfère à la parcellisation des efforts compte tenu de nos divisions intestines. Si la boutade qu’on prête à De Gaulle est authentique et voulant que ses compatriotes sont ingouvernables, divisés qu’ils sont en cinquante sortes de fromage, il n’a sûrement pas dû connaître les Haïtiens. C’est pourquoi, nous saluons avec beaucoup d’espoir ce qui paraît être un désir de nos congénères de se rencontrer autour des solutions à apporter aux problèmes de leurs enfants. La communauté a besoin, à cet égard, des Haïtiens capables de canaliser leur énergie, non plus simplement dans des desseins messianiques de sauvetage national qui, trop souvent, se perdent dans les élucubrations de l’imaginaire, mais dans des tâches concrètes et moins concrètes de concevoir et d’organiser, ici et maintenant, c’est-à-dire au Québec et en 1983, un milieu de vie qui présente suffisamment de garantie pour que les enfants de nos enfants ne soient pas les parias de la société québécoise de demain.
                                                           
                                                                 Marc Léo Laroche
                                                                    15 octobre 1983




  




[i] La Sociologie sous la direction de J, Cazeneuve et D.Victotoff, Paris,1970, p256.
[ii] La vie affective des groupes M. Pagès, Dunod, Paris, 1968
[iii] Étude des caractéristiques des enfants maltraités et des personnes abusives au Québec, Ghislaine M. Martin, Comité de la Protection de la Jeunesse, mai 1977
[iv] Communication au colloque organisé par l’Association des médecins haïtiens de Montréal, M.L.Laroche, Uqam,1980
[v] Communication au congrès de l’Association des médecins haïtiens de Montréal, M.L.Laroche,sept 1983
Cette donnée est le résultat d’un questionnaire soumis aux intervenants sociaux de la D.P.J.Étant donné qu’il ne s’agit pas d’un échantillon représentatif de la clientèle haïtienne, elle a seulement pour nous une valeur symptomatique des tendances générales.
[vi] Terme utilisé pour caractériser, à l’époque, les jeunes difficilement assignables à une classe dans les écoles publiques en raison de leurs lacunes diverses .Ils formaient alors un ramassis de laissés pour compte.
[vii] On évalue actuellement la population haïtienne immigrante en Amérique à près d’un million : 500 000 aux États-Unis, 200 000 en République dominicaine,40 000 aux Bahamas, 35 à 40 000 au Canada, 20 000 à Cuba, 10 000 dans les Antilles Françaises sans compter environ 5 000 en Europe et en Afrique.

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