samedi, septembre 09, 2017

ANACAONA

MARC. L. LAROCHE AUTOMNE 2002 PROLOGUE Georges s’était réveillé en sursaut en entendant son nom. D’abord perdu, il ne comprenait rien à rien, pas plus d’où venait l’appel, que le lieu où il se trouvait et pourquoi il était là. Après avoir promené un regard effaré aux yeux de la seule personne visible à quelques mètres à la ronde, il apprit que celle-ci, qui disait répondre au nom de Lise Levert, était son infirmière. Son premier réflexe a été de s’enquérir des raisons pour lesquelles il se trouvait en ce lieu, mais il avait les muscles de la mâchoire ankylosés, comme sous l’effet d’une anesthésie. C’est seulement après un moment qu’il put articuler quelque chose à l’adresse de l’intruse. Celle-ci l’informa alors, qu’il était au début d’un séjour à la clinique Le Bercail à Laval. Cela fait suite, disait-elle, à une intervention chirurgicale qui lui avait valu de rester quatre jours à l’hôpital, avant d’être amené ici en réadaptation. Ces propos, en même temps qu’une douleur sourde à la poitrine et au dos, eurent tôt fait de stimuler la connexion de certains circuits de son cerveau et de lui permettre, l’espace d’un instant, la reconstitution du fil des événements. A travers le brouillard de son esprit, il revoyait bien cette lumière blafarde et clignotante au plafond. Le néon avait besoin d’être changé. Il en avait conscience en même temps que de l’engourdissement de ses membres, et la présence besogneuse de trois ou quatre fantômes en bonnets verts autour de lui. Ce devait être la salle d’opération. Par la suite–était-ce le lendemain?–son frère, venu le visiter, n’arrêtait pas de louer sa chance dans sa malchance : ça aurait pu être tellement pire, disait-il. D’autant que, à moins de complications imprévisibles, l’opération semblait avoir bien réussi. Son foie n’avait pas été touché comme on le craignait, pas plus qu’aucune autre des fonctions vitales. Néanmoins, il devra être patient. Dans les circonstances, c’était la moindre des choses. Encore un peu, il aurait à remercier le ciel d’avoir un bris de la clavicule et de la hanche, sans compter la rupture d’un ligament du pied! Il devait se faire à l’idée que, dans les jours à venir, un objet comme le fauteuil roulant aurait une signification particulière pour lui, et que la reprise de l’usage normal de ses jambes dépendra, à coup sûr, des efforts qu’il aura consentis à effectuer des exercices de physiothérapie. C’était en tout cas l’opinion de son médecin. Ainsi donc, les propos de Mme Levert le raccrochaient, en quelque sorte, aux événements des jours précédents, dont certains ne lui seront connus que de les avoir entendus raconter à l’hôpital par les visiteurs. Tout avait commencé ce samedi matin-là. Après avoir passé une semaine particulièrement éprouvante au plan professionnel, il avait décidé de faire quelques exercices, en optant pour une randonnée à bicyclette le long de la rivière, non loin de sa résidence. La piste cyclable aménagée à cet endroit présentait, avec nombre d’avantages, l’inconvénient de longer sur quelques kilomètres certaines rues où la circulation est assez dense. Il comptait échapper à l’atmosphère stressante et surchauffée du bureau, aux multiples décisions à prendre, parmi les nombreux échanges lapidaires, avec des interlocuteurs sur place ou par téléphone, sans compter les informations incalculables qui défilaient, sans discontinuer, sur un des écrans de son bureau. Dès le début de la randonnée, à un endroit où la piste empruntait le boulevard sur une centaine de mètres, il fut happé par un conducteur qui allait dans le même sens que lui, et qui le propulsait, presque, sous les roues des voitures qui arrivaient en sens inverse. Seule une manœuvre miraculeuse lui avait permis, dira-t-on plus tard, d’être épargné à la dernière seconde. Et qui lui valait cette rengaine d’être chanceux dans sa malchance, et rendait, à priori injustifiable, toute expression d’inconfort, de contrariété, voire de plaintes de ses blessures. Bien qu’encore étourdi, Georges retrouvait ses sens de plus en plus. Une fois qu’il eut ingéré les médicaments pour lesquels Mme Levert se sentait contrainte de le réveiller, celle-ci entreprit de le renseigner sur l’organisation des services et les horaires des activités. C’est ainsi qu’il apprit son inscription, deux fois par jour, à des exercices de physiothérapie, dont elle ne cessait de lui présenter la continuité et la régularité, comme conditions de son retour à la vie normale. Il participerait aux activités avec d’autres patients qui présentaient des problèmes analogues aux siens, et dont certains avaient déjà commencé depuis deux semaines. Le groupe n’était pas très important, seulement une dizaine de patients sur les vingt-cinq actuellement hébergés à la clinique. A son grand étonnement, cette clinique qu’il situait en imagination dans un bocage sur le bord de la rivière, était aménagée au troisième étage de l’hôtel Beauséjour, au lieu même où, un an auparavant, il avait été contraint de séjourner à l’occasion d’une tempête hivernale. En dépit des transformations rendues nécessaires à cet étage pour loger un service sanitaire, cela n’avait pas été suffisant pour enlever toutes références antérieures, et l’empêcher d’avoir une impression de déjà vu. De fait, depuis un moment, il regardait la tenture du couloir avec ses formes ovoïdes et ses volutes caractéristiques, et il acquit la certitude d’avoir déjà enregistré ce tableau dans son cerveau. En dépit des raisons qu’il avait de s’inquiéter pour sa santé, et malgré un tantinet de mélancolie, il se sentait bien. C’est que rien autour de lui ne respirait l’atmosphère de l’hôpital. Lui qui se faisait d’ordinaire une maladie rien que de passer quelques heures en ces lieux, le voilà plutôt dans un hôtel, dans une chambre spacieuse et douillette, aux soins d’un personnel qu’il espérait aussi prévenant et empressé que Mme Levert. Bien entendu, le processus de réadaptation n’était pas sans causer, lui avait-t-on dit, des moments éprouvants. En attendant, la médication s’avérait tout à fait efficace pour calmer ses douleurs. En dehors des problèmes de santé, il avait aussi des préoccupations relatives à son travail. Comment le service qui fonctionnait généralement comme une fourmilière allait réagir en son absence? Vu qu’il avait été toujours présent au cours des dix dernières années, exception faite de quelques jours de congé, aucun de ses collaborateurs n’avait eu l’occasion d’assumer la direction du service. Après en avoir discuté avec M. Fisher, le directeur général, il avait demandé à Raymond Leblanc de le remplacer, et à Jacques Dagenais, d’assister ce dernier dans cette tâche. Mais cette solution restait pour lui un pis-aller. Ils étaient trop spécialisés pour être les hommes de la situation. Se souvenant, par ailleurs, avec quel empressement ils avaient acquiescé à sa demande, et surtout, combien ils avaient essayé de le rassurer, il en venait à se dire qu’au fond, ils avaient tout intérêt à ne pas démériter de sa confiance, et qu’au contraire, il était plus raisonnable de penser qu’ils allaient se multiplier pour que le service n’eût pas à pâtir de son absence. Il en était là de ses réflexions quand Mme Levert qui venait de rentrer, s’informa de ses activités professionnelles, de même que de son expérience comme malade. Elle en tira qu’il s’occupait d’opérations boursières dans une firme de courtage, un job de fous, disait-elle, et qu’à part des problèmes de santé sans importance, il n’était jamais malade. De plus, hormis quelques jours de congé, dans le prolongement de ses fonctions, il n’avait guère pris de vacances en dix ans de vie professionnelle. Tout cela avait lancé son interlocutrice avec une véhémence surprenante, dans des considérations pseudo-psychanalytiques, d’où il ressortait que son accident parlait, de façon éloquente, de son besoin inconscient de s’arrêter, de s’abstraire de son travail, de faire diversion et, pourquoi pas, de faire le point sur sa vie. Dans un autre contexte, Georges qui aimait se gausser sur le compte de ces psys spontanés qui sont, selon lui, aux baby-boomers ce que sont les martins-pêcheurs aux bancs de harengs, ne manquerait pas de s’esclaffer. Il était toujours frappé par le ton péremptoire de ces locuteurs, forts de la dernière trouvaille résiduelle à la mode dans les sciences humaines. Mais, cette fois, comme si Mme Levert touchait à une corde sensible, il s’abstenait anormalement de commentaires, ajoutant toutefois, à part lui-même : « Encore une autre qui trouverait, tout à l’heure, que je suis chanceux dans ma malchance.» Il n’en fallait pas plus, cependant, pour qu’il commençât à considérer les choses sous un jour tout à fait différent. Pendant que l’infirmière vérifiait son pouls et sa tension artérielle, il se surprenait à se convaincre qu’il était en effet chanceux. Jusqu’ici, il avait entendu raconter son accident à plusieurs reprises et, pour la première fois, il se rendait compte, de façon émotive, qu’il eût pu y laisser sa peau… Les préoccupations professionnelles qui, une fois calmées ses douleurs au dos et à la poitrine, occupaient presque tout le champ de sa réflexion, avaient, de façon inhabituelle, tendance à céder le terrain à une appréhension de soi moins sévère, et à le porter à considérer comme un donné la perspective de la mort. Du coup, il était prêt à voir le travail différemment, comme une activité nécessaire, certes, mais qui dépendait de conditions qui lui sont supérieures. Comme la santé, par exemple, dont il n’était jamais à même d’évaluer le prix à partir de lui-même. Aussi se sentait-il prêt à changer de perspective par rapport à la valeur de son séjour à la clinique, perçu jusqu’ici comme une perte de temps. S’il croyait toujours que ce séjour allait être long et s’il avait hâte d’en arriver au terme, il devenait un brin fataliste, reconnaissant que son invalidité temporaire n’était peut-être pas vaine et qu’elle rentrait, sans doute, dans un plan qui lui échappait, du moins pour le moment. Sous l’emprise de telles idées, même après le départ de Mme Levert à la fin de la journée, il n’avait le goût ni de lire, ni de regarder la télévision. Du poste de radio installé sur sa table de chevet, il voulait écouter un peu de musique. Après plusieurs tentatives infructueuses, il tomba sur un air connu, sans toutefois, pouvoir l’identifier vraiment. Il lui fallait attendre cette voix de contralto, si expressive dans l’évocation de la douleur, pour reconnaître le Stabat Mater de Pergolèse. Pour des raisons qu’il ignorait, cette musique qui l’émouvait toujours avait pour lui des accents d’une profondeur imperceptible avant ce soir. Il ne saurait dire pourquoi, mais il la sentait au diapason de ses sentiments. Il aurait aimé en jouir longtemps, mais en même temps il prenait conscience qu’il s’agissait d’un extrait qui n’allait pas tarder à prendre fin. De fait, elle s’acheva avec la fin de l’aria, et cela le plongea dans une douce mélancolie qu’entretenait autant sa solitude que le clair-obscur de la nuit qui tombait. C’est dans cet état qu’il finit par sombrer dans le sommeil. CHAPITRE I LE BERCAIL L’une des choses qui plaisait à Georges dans son affectation à cette chambre, c’est l’orientation à l’Est de celle-ci. Il le savait d’instinct, mais ce matin, il en avait la confirmation quand, à peine réveillé, il avait été ébloui par le soleil que laissait filtrer le voile plein-jour de la fenêtre. Il se reportait en imagination dans la chambre qu’il occupait chez ses parents à Val des Landes quand, le samedi, il faisait la grasse matinée. Il était alors fasciné par les grains de poussière qui dansaient dans la raie lumineuse traversant longitudinalement sa chambre, en même temps, que par l’ombre projetée des branches feuillues du jardin sur le mur du fond. Il n’arrivait pas plus à comprendre la provenance de ces grains de poussière que le mécanisme de pénétration des images arboricoles. D’autant que, par jour de vent, tout ce tableau se mettait à s’animer, créant, avec le sifflement du vent sous la porte, une impression d’intempérie à l’extérieur qui augmentait d’autant son confort douillet à l’intérieur. Il se félicitait alors d’être à l’abri, et de ne pas être obligé d’aller à l’école. Avec le temps, il avait acquis l’habitude de gérer de façon rationnelle les conséquences des accidents nocturnes, qui ne manquaient pas de se répéter au moins une fois par mois. Il ne comprenait jamais ce qui lui arrivait. Toutes les fois, il rêvait qu’il était en train d’uriner ailleurs que dans son lit, et, le matin venu, déception! Il se retrouvait avec le pyjama mouillé et une tâche sombre au milieu du lit. Plutôt que d’affronter alors la colère de ses parents et les quolibets de sa sœur aînée, il prenait le parti du moindre mal, en décidant d’assumer un inconfort physique plutôt que moral, c’est-à-dire en mettant toute sa volonté et son savoir-faire à effacer les traces de ces accidents. En pareil cas, après avoir changé de pyjama, il s’arrangeait, avec tout ce qu’il pouvait trouver, pour éponger la partie détrempée du matelas. C’était la première phase. La seconde requérait la chaleur de son corps : il fallait se coucher dessus le plus longtemps possible, de façon à enlever toute impression d’humidité. Certains jours, l’opération s’avérait plus compliquée, et cela lui valait, au moins, d’être interpellé par sa mère comme un paresseux à qui elle prédisait le pire : « L’avenir n’appartient, disait-elle, qu’à ceux qui se lèvent tôt, et toi, tu n’as jamais fini de chauffer ton lit. » Quelques années plus tard, longtemps après qu’il eut résolu ce problème, et qu’il eut acquis la maturité nécessaire pour en parler à sa mère, il se souvient de s’être beaucoup amusé à évoquer avec elle cette période de son enfance. A coup sûr, elle ne croyait pas si bien dire, quand elle lui imputait l’habitude de chauffer son lit. A défaut de le prendre toujours sur le fait, elle n’avait pas moins des doutes : il y avait des relents dans sa chambre qui ne trompaient pas! Quant à savoir si, depuis, il avait pu apprivoiser l’avenir pour en faire un succès, la question restait ouverte et il avait des réponses mitigées là-dessus. Mais il n’avait pas envie de l’examiner davantage car, pour l’instant, il devait répondre à d’autres urgences, comme de passer à la salle de toilette. Avec l’aide de la femme de ménage, il réussit à se mettre sur son fauteuil roulant pendant que son déjeuner refroidissait. Etait-ce à cause de sa fringale? Ses œufs au bacon retrouvés quinze minutes plus tard ne perdaient rien de leur attrait. De fait, il mangeait avec un appétit qu’il ne se connaissait pas depuis belle lurette. Généralement, il déjeunait de façon plus expéditive : de toasts avec du brie ou du gruyère et du café noir, mais ce matin, il avait l’impression d’avoir un vide à remplir. L’arrivée de Mme Levert lui fit prendre conscience qu’il n’avait pas rencontré l’infirmière du quart de nuit : il dormait tout le temps, même si son sommeil laissait à désirer; en outre, dans une heure environ, il devrait être à la salle de physiothérapie. En fait, il ne l’avait pas oublié et il avait même hâte d’en finir pour ce matin, car l’expérience de la veille lui avait été très éprouvante. Il était abasourdi de voir d’autres patients avec des problèmes analogues aux siens s’activer si allègrement sur les machines, alors que cela requérait tout son courage pour s’empêcher de se plaindre. Curieusement, la tension qui l’habitait de façon insidieuse, depuis son arrivée à la clinique, se relâchait quelque peu. Il n’était plus hanté par son travail comme auparavant. Sans doute, y pensait-il constamment depuis son réveil. Mais la façon d’y revenir n’était plus la même. Il ne rongeait plus son frein comme un cheval fringant, qui n’attendait plus que s’ouvre la barrière pour se lancer sur la piste. S’il avait beaucoup de mal à accepter son invalidité temporaire, ce n’était pas d’abord, comme il en avait le réflexe mentalement, parce que cela l’empêchait de vaquer à ses occupations professionnelles. Ayant toujours été actif, il avait tendance à se considérer victime d’un double handicap. En plus de devoir laisser son travail en souffrance, il se voyait rivé à un lit sans savoir pour combien de temps. Et par un curieux phénomène de dédoublement, un des Georges qu’il sentait en lui, se montrait plus tolérant, plus compréhensif, plus ouvert que l’autre, et donc plus porté à lâcher du lest par rapport aux contraintes morales qu’il s’infligeait dans le domaine professionnel. Dans une autre circonstance, le Georges rigoureux et performant l’emporterait sans doute, mais il ne saurait dire pourquoi, ce dernier ne semblait pas avoir la faveur du moment. Imperceptiblement, il esquissa un sourire, un sourire qui ne venait ni de l’un ni de l’autre, mais d’un troisième qui planait au-dessus d’eux et qui s’émerveillait de la complexité de sa personnalité. Jamais auparavant, il n’avait été conscient de ce moi multiple qu‘il sentait alors à l’œuvre. Etait-il en train de dériver loin des limites du raisonnable? Faisait-il face à des effets de son accident sur le fonctionnement de son cerveau? Etait-ce là le signe avant-coureur de comportements anormaux à venir? Ces questions et d’autres du même genre traduisaient chez lui une grande agitation intérieure, qui se poursuivait une bonne partie de la journée. Il voudrait être capable de se prouver qu’il ne déraisonnait pas, mais sa confusion était telle qu’il n’eut rien à quoi se raccrocher. Il désespérait d’y parvenir, quand certaines réminiscences floues de son passé de collégien s’imposèrent à lui, sous la forme d’une analogie héritée du platonisme. Au début, c’était assez vague, mais plus il réfléchissait, plus il avait la conviction de tenir un filon qui pourrait peut-être l’éclairer. Cela prit la forme de vouloir d’urgence se rafraîchir la mémoire sur la philosophie de Platon. Il se sentit incapable de reporter à plus tard la satisfaction de sa curiosité. Aussi, avisant une infirmière qui venait d’entrer dans sa chambre, il lui demanda tout de go : « Connaissez-vous Platon? » Au lieu de répondre à cette question formulée à deux reprises, l’infirmière écarquilla les yeux comme si son chat venait de lui parler et trouvant au malade un air de surexcitation, elle lui passa le thermomètre dans la bouche, histoire de vérifier à quel degré de fièvre il était rendu. Mais comme l’instrument n’indiqua rien de significatif et qu’il insistait pour savoir si quelqu’un à la clinique connaissait Platon, le philosophe grec, l’infirmière, gagnée par un sentiment de commisération à son endroit, franchit le seuil de la chambre en susurrant pour elle-même : « Pauvre monsieur Lalande! » avant de demander de vive voix, de façon à être entendue par les membres du personnel retranchés au bureau de coordination: « Le patient du 312 cherche quelqu’un qui connaît Platon, le philosophe grec! » Bien entendu, cela fit rigoler tous ceux qui, par ce patronyme, pouvaient identifier ce personnage de l’antiquité grecque, sauf M Ciobanu qui passait la serpillière dans une chambre adjacente. En deux temps, trois mouvements, ce dernier était dans la chambre indiquée qu’il venait d’ailleurs de quitter, après en avoir nettoyé les toilettes. Georges l’avait donc vu et il ne se serait pas imaginé, qu’avec son seau et sa serpillière, il avait déjà entendu parler de Platon. Aussi quelle ne fut pas sa surprise de lui entendre dire qu’au sujet de Platon, il pourrait peut-être lui être utile. Après avoir, en préambule, posé quelques questions et circonscrit le champ d’intérêt de Georges, il lui expliqua la théorie platonicienne des idées en relation avec l’immortalité de l’âme. « La notion d’âme, fit-il remarquer, est différente chez Platon de celle que nous en avons aujourd’hui, qui est plus aristotélicienne. Dans le système platonicien, l’âme comprend trois niveaux ou trois parties. Le premier niveau, qui est le siège de la raison, est fait pour gouverner et assurer l’harmonie entre lui et les niveaux inférieurs, sièges du courage et de la volonté, d’une part, et du désir et de l’instinct d’autre part. Pour illustrer le fonctionnement de l’âme, continua-t-il, Platon s’est plu à y aller d’une analogie, en représentant l’âme comme un cocher (la raison) qui conduit un attelage de deux chevaux, l’un obéissant et généreux, l’autre, indocile et rétif. » M. Ciobanu n’avait plus besoin de continuer : il en avait assez dit. Ce que Georges venait d’entendre le comblait d’aise et le rattachait, autant à ses préoccupations de la journée, qu’à des pans entiers de sa vie d’étudiant. Il revoyait son vieux professeur de philosophie, de l’ordre des jésuites, et il se souvenait des joutes interminables qui animaient le réfectoire lors des dîners dominicaux, quand on spéculait sur les influences des philosophes grecs, particulièrement d’Aristote, sur la Scolastique de Saint-Thomas d’Aquin en général, et sur La Somme Théologique plus spécifiquement. Il était, à l’époque, souvent surpris des affirmations qu’il trouvait iconoclastes, sinon confusément scandaleuses de la part du jésuite. Par exemple, il prétendait qu’une grande partie du christianisme se trouvait, plus de trois cents ans avant le Christ, chez Platon. Il disait, par ailleurs, ne pas comprendre la manie des Français de recourir à Platon pour tout et rien, «lui qui n’était même pas cartésien! » Et c’est avec assurance qu’il se dirigeait, cette fois, à la salle de physiothérapie, tout en pensant à ses amis de collège, dont certains, comme Robert, son meilleur ami, étaient déjà disparus. Y a-t-il vraiment une fatalité qui s’attache aux bons et aux brillants et qui les condamne à mourir jeunes? Pendant quelques instants, cette idée le hantait de même que l’image de sa cousine Josiane, la plus aimable de ses cousines, décédée à vingt-deux ans des suites d’un accident de voiture. Et comme la pensée a des ailes, tout en faisant ses exercices, il répertoriait dans sa mémoire les célèbres disparus dans la fleur de l’âge, qui avaient quand même eu le temps de jouer leur rôle sur la scène de la vie. Après en avoir trouvé une bonne dizaine, il en était encore à chercher, quand, de retour dans sa chambre, il trouva un visiteur qui l’attendait. Il s’agissait d’un confrère de travail, porteur des vœux de rétablissement du service et d’un livre à son intention. Georges était content d’avoir des nouvelles. Apparemment, les choses allaient bien. Tout le monde était un peu nerveux quand le Dow Jones a eu franchi un sommet improbable. Les gens se demandaient avec inquiétude ce qui allait advenir. A part une grande activité du personnel du fait de nombreux investisseurs qui voulaient empocher leurs bénéfices, rien de fâcheux ne paraissait à l’horizon. Par contre, la question qui préoccupait tout le monde au bureau concernait la force d’attraction de la bourse de Toronto par rapport à celle de Montréal, et, bien entendu, l’écart de performance correspondant. Si cela devait continuer à ce rythme, la bourse de Montréal risquait, avant longtemps, de devenir une coquille vide, à moins d’envisager une nouvelle vocation. Depuis environ un an, Georges avait vu décliner le volume des titres négociés à la bourse de Montréal, pendant que la tendance contraire se profilait pour les produits dérivés, et il en était venu, peu à peu, à envisager une solution de rechange, dans la concentration à Montréal des opérations spéculatives sur les titres boursiers. Il avait même, à ce sujet, remis une note à M. Fisher, le directeur général, il y a environ neuf mois, sur le tournant que devait prendre le programme de formation pour répondre aux nouveaux besoins du service. Il n’y a pas de doute, les choses s’étaient précipitées plus vite que prévu. Le tintement du téléphone, succédant au départ du visiteur, l’obligea à changer de préoccupation. En raccrochant le récepteur, Georges était agité par deux sentiments contradictoires. D’un côté, le plaisir de revoir Anacaona qui avait partagé sa vie durant plus de quinze ans, et qui annonçait sa visite prochainement; de l’autre, l’angoisse d’avoir à faire face à tous les ressentiments accumulés depuis leur divorce. Depuis près de deux ans de séparation, ils ne s’étaient jamais revus. Bien sûr, il avait de ses nouvelles par des tiers de leur entourage, mais leurs chemins ne s’étaient jamais croisés. L’expérience de ce divorce était pénible à tous les deux et il en gardait, au surplus, un sentiment confus de culpabilité. Pour ces raisons, il avait choisi de vivre seul. C’est, d’ailleurs, un peu à cause de cette situation que sa réadaptation avait été envisagée dans un lieu comme Le Bercail. Cela ne remplacerait pas sa famille, mais cela allègerait le poids dela la solitude. Dès qu’Anacaona eut connaissance de l’accident, elle s’était démenée comme un diable dans un bénitier pour avoir de ses nouvelles. Finalement, c’est de son frère Michel qu’elle avait eu son numéro de téléphone. Elle n’avait aucune trace d’amertume dans la voix. Mais Georges n’était pas rassuré pour autant. Elle serait capable de contenir momentanément ses ressentiments et d’en renvoyer à plus tard les manifestations. Maintenant qu’elle savait où le trouver et dans quelle situation, elle pourrait plus facilement le tenir à sa merci. Comme l’araignée face à l’insecte pris dans sa toile, elle devrait savoir qu’elle avait tout son temps pour lui distiller son venin mortel, en ravivant les plaies du divorce. Dans le temps, quand l’ombre d’un conflit planait sur leurs relations, il pouvait fuir. Au fait, pendant qu’il y pensait, avant sa période cynique, la fuite a été longtemps pour lui une panacée. Que de fois n’avait-t-il pas pris la poudre d’escampette pour laisser passer l’orage? Mais aujourd’hui, il serait condamné à écouter ses récriminations, dont la plupart–il devait s’en rendre compte par la suite--étaient fondées. Si encore il pouvait la prendre en défaut sur la justesse de ses propos, ce ne serait pas si éprouvant pour lui de se regarder en face, et d’observer la goujaterie de certains de ses comportements à son égard. Quoi qu’il en soit de ses qualités, il était persuadé, néanmoins, qu’elle rongeait son frein, dans l’attente du moment de sa revanche, un peu, se dit-il, comme la mule du pape qui avait attendu sept ans avant de pouvoir donner son coup de pied. Au demeurant, il croyait que leur relation ne méritait pas de finir ainsi. En queue de poisson. Avec la réflexion que permettait la distance, cela lui paraissait maintenant comme un affreux malentendu. Car au fond, Anacaona était la seule femme qu’il ait eue dans sa vie. Son mariage était la consécration d’un amour d’enfance dont il ne pouvait pas remonter exactement au point de départ. Ce dont Georges se souvenait, c’est qu’il avait commencé par être l’ami de son frère Rémy, pensionnaire avec elle chez une tante pour se rapprocher de l’école. Les deux garçons se rendaient visite tous les jours et participaient à toutes sortes d’aventures. Mais c’est surtout l’été qui amenait le plus d’intensité dans leurs activités. Ils se partageaient alors entre le jeu du cerf-volant ou la chasse au festibal ou lance-pierre, quand ils ne répondaient pas, tout simplement, au besoin des amis de se retrouver ensemble. A cet égard, la période des excursions en groupe présentait le plus grand intérêt. En plus de permettre la connaissance de la topographie accidentée des régions à la périphérie du village, l’élargissement de cette activité aux filles favorisait les rencontres avec elles dans un contexte tout à fait différent, et facilitait des amitiés qui n’eussent pas été possibles autrement. De fait, beaucoup de relations d’amitiés qui devaient changer de nature par la suite, en s’approfondissant, ont eu leur origine lors de ces excursions. A certaines occasions, Anacaona se joignait au groupe. Georges se souvenait, lors d’une randonnée à un site pittoresque et d’accès difficile, comment il l’avait prise dans ses bras pour l’empêcher de se mouiller les pieds dans l’eau froide de la rivière. Ce jour-là, le retour avait été pénible pour tous ceux, garçons ou filles, qui n’avaient pas l’habitude de pareilles randonnées. Il fallait escalader des pentes raides et escarpées, par des sentiers étroits, avant de parvenir à la route. Pour atténuer la fatigue d’Anacaona, il l’avait poussée sur un kilomètre environ jusqu’au sommet de la côte. Beaucoup d’images défilaient dans sa mémoire, comme dans un kaléidoscope, au seul rappel de cette période de sa prime adolescence. Il avait encore à l’esprit les yeux d’Anacaona – il était toujours sensible au langage de ses yeux – quand il avait dû lui faire le récit de ses mésaventures à Bassin Bleu. Tout avait commencé avec la décision, deux mois auparavant, de rencontrer des jeunes de Jemal, pendant qu’ils y seraient à leur camping de vacances. L’initiative en revenait à son ami Félix qui, en sa qualité de scout, avait des accointances particulières avec des groupes de jeunes de cette ville. Le jour venu, pour se prémunir de la chaleur du soleil particulièrement torride en cette saison, le groupe s’était ébranlé dès l’aurore, convoyant tout le trésor d’insouciance et de gaieté d’adolescents, en rupture temporaire avec le contrôle des adultes. Le temps était beau. Sur le bord de la route poussiéreuse, les herbes et les fleurs gorgées de rosées s’offraient déjà aux libellules matinales et aux colibris qui prenaient de l’avance sur la journée. Cela éveillait l’instinct de chasseur de Jean-Yves qui, armé de son festibal, se lança à la poursuite d’un colibri en fredonnant une chanson polissonne. Et comme si un refrain en appellait un autre, Martin entama la chanson du matelot et d’autres par la suite, que reprit à tue-tête le groupe en chœur, à l’ébahissement de quelques passants encore à peine réveillés. Cette aubade prolongée se poursuivit assez longtemps quand, désespoir! Daniel venait de se rendre compte qu’il avait dans sa poche les clés de la boutique de ses parents. Il lui fallut donc rebrousser chemin au plus vite, en espérant que dans l’intervalle, son père n’avait pas eu besoin des maudites clés. Georges et Philippe voulaient qu’on l’attende au bord de la route, mais les autres différaient d’opinion : cela les mettrait en retard pour le rendez-vous. C’est ainsi que le groupe continua sa route sans Daniel, avec un tantinet de morosité que le soleil levant, la splendeur de la campagne environnante, et aussi l’humour de Jean-Yves, eurent tôt fait d’atténuer. Ce dernier, pendant que Philippe faisait diversion, avait réussi en effet à attacher à la vareuse d’un paysan allant au marché, une affiche ainsi libellée : « criminel dangereux recherché. » Ils prenaient plaisir à l’accompagner ainsi, sur deux ou trois kilomètres, faisant le vide autour de lui, et affectant, aux yeux des passants et des badauds, d’en avoir peur. Et quand enfin, ils en avaient assez de lui tenir compagnie, c’est cette fois, Martin qui décida d’amuser la galerie, en imitant ses professeurs de collège avec l’onction, l’afféterie ou la gouaillerie qui convenaient, selon le cas. Ce n’est pas la première fois qu’il exploitait ce filon, mais ses dons d’imitation frisaient à ce point la perfection, avec ce qu’il fallait de caricatural, qu’il provoquait l’hilarité générale à chaque fois. Mais il ne fallait pas compter sur lui pour le faire sur commande. On avait beau parfois le prier de continuer, il s’arrêtait tout net comme si le mécanisme s’enrayait dans sa gorge. A moins qu’il ne voulût sacrifier au principe d’un de ses anciens professeurs dont il avait fait une tête de turc, en même temps que l’archétype du religieux maniéré et moralisateur, selon lequel, « il ne faut jamais abuser des bonnes choses. » Vers huit heures, avisant un arbre dont les branches ombrageaient le bord de la route, Hubert réussissait à convaincre les autres qu’ils se trouvaient à l’endroit idéal pour pique-niquer, alléguant qu’il n’avait pas eu le temps de déjeuner avant de partir. Sur quoi, tout le monde se mit en devoir de casser la croûte, y compris ceux qui s’étaient déjà sustentés. On n’avait pas sitôt pris la première bouchée et que Jean-Yves y allât de sa nouvelle blague égrillarde sur le censeur de son lycée, que tout le monde dut dresser l’oreille en direction d’un bosquet, en retrait d’une trentaine de mètres de la route. Leurs cellules nerveuses venaient d’être titillées par une musique d’une sonorité singulière. Mû par une curiosité irrépressible, le groupe, comme un seul homme, se rua à l’assaut du bosquet, pour se retrouver, comme des Martiens, dans la cour d’une maisonnette, où trônait sur une petite table bancale calée par une pierre, au milieu d’un cercle formé de cinq personnes, dont une vieille femme avec une énorme pipe, un phonographe enrhumé et nasillard qui distillait la voix éraillée d’une chanteuse inconnue. Elle chantait une chanson qu’ils entendaient pour la première fois. Moin sòti la vil Jacmel Je viens de la ville de Jacmel Map monté la Vallée Je monte à la Vallée An arivan pòtay Bainet En arrivant au portail de Bainet Panama’m tonbé (4 fois) Mon Panama tombe (4 fois) Sa Ki dèyè Que ceux qui suivent Ranmasé’l pou moin Me le ramassent. Après s’être extirpés de ce lieu insolite aussi vite qu’ils étaient arrivés, le premier passant en vue fut requis de donner des renseignements sur l’identité des gens qui habitaient à cet endroit. C’est ainsi qu’ils apprirent que le domaine appartenait au plus gros mabouya de la région. Et comme les regards inexpressifs de Georges et de Félix prolongeaient leur questionnement, l’interlocuteur qui n’était pas idiot, se rendit compte qu’il n’avait pas été compris de tout le monde et ajouta en supplément d’information : « C’est comme qui dirait le capitaliste de la place » et de l’index, il désigna en coïncidence, le capitaliste en question dans la personne d’un paysan qui s’en venait, les pieds nus, un sac de jute en bandoulière. Cette apparition fit sensation dans l’imaginaire de Georges. Les stéréotypes qu’il avait dans la tête étaient tellement loin de cette personnification du capitaliste, qu’il n’arrêtait pas de regarder le paysan et de se demander comment cela était possible? Même s’il était le plus grand propriétaire terrien à plusieurs kilomètres alentour, se croyait obligé d’ajouter l’informateur en insistant, cela ne changeait rien à la perception de Georges. D’ailleurs, longtemps après cette scène, il ne cessait d’être hanté par ce personnage qui se présentait toujours à son esprit, jouant le rôle d’anti-symbole ou de repoussoir du capitaliste. De la même voix éraillée, le phonographe achevait la chanson Caroline Acaau aussi peu familière que la première. Du bord de la route, les derniers mots nèg nouè ti zòrèy anrajé étaient encore audibles pour une oreille prévenue. C’est à ce moment-là qu’au tournant de la route, apparut un cavalier dans une gesticulation époustouflante. Bien avant que les gars pussent ramasser leurs effets, il fondit sur eux dans une explosion de joie, par quoi ils reconnurent Daniel, qu’au demeurant, ils n’attendaient plus. Après les retrouvailles, ils obtinrent, chacun, de faire un tour de cheval avant leur arrivée à destination. Le tour de Clarence survint juste avant Carrefour Carré où se rassemblaient, quotidiennement, des vendeurs de fruits et de légumes. Tandis qu’ils s’arrêtèrent pour s’acheter des mangues, un des badauds, aiguillonné par on ne sait quelle motivation infernale, décida de lui jouer un mauvais tour en cravachant violemment l’animal. La réaction fut instantanée : non seulement Clarence fut-il désarçonné, mais il alla choir sur l’étal d’un vendeur de mangues, lesquelles se répandirent partout sur la route, pendant que le cheval, de son côté, démolit une tente, terrassa quatre personnes et prit la poudre d’escampette. L’intervalle de quelques minutes, on craignit le pire. Même si deux vendeurs durent être soignés, l’un pour une entorse au pied et l’autre pour une double contusion au bras et à la jambe, et Clarence pour une blessure à la main, le bilan s’avérait moins négatif qu’on ne le pensait. Les gens étaient bouleversés et ne seraient pas prêts d’oublier l’événement. D’ailleurs, il s’en fallut de peu, en fait de l’intervention de Georges, que la foule ne lynchât le responsable de l’accident qui, devait-on l’apprendre, avait des troubles mentaux. Après s’être cotisés pour compenser les pertes du vendeur de mangues, les gars allèrent à la recherche du cheval qu’ils trouvèrent, immobilisé, chez un résidant du quartier. En dépit de la blessure de Clarence et de l’émotion de certains, la bonne humeur ne perdit pas ses droits, et c’est dans cet esprit, que le groupe prit la direction du campement, au rythme des chansons de Martin et des calembours de Jean-Yves. Après l’incident qui a failli mettre en question la poursuite de l’excursion, plus personne ne songea à réclamer son tour de cheval. En déclinant, à cet égard, l’offre de Daniel, Hubert laissa tomber sentencieusement chi va piano, va sano. Ce qui lui valut, après traduction pour les Béotiens, le sobriquet d’Italien. Il était à peine neuf heures, et pourtant, le soleil était déjà très brûlant. Les jeunes parvenaient dans une région d’argile ocre très accidentée offrant ça et là, des raidillons pierreux à gravir, au milieu d’une végétation anémique faite d’agaves et d’herbes roussies, que broutaient un troupeau de cabris efflanqués. Plus loin, on observait des tamariniers disséminés des deux côtés de la route et lestés, parcimonieusement, de gousses rousses. La sueur perlait à grosses goûtes sur les visages luisants au soleil. A la vue des tamarins, le désir de se désaltérer se décuplait, mais ils durent déchanter, car les fruits, bien que mûrs, étaient trop acides à leur goût. Bien sûr, la bonne humeur était encore au rendez-vous, mais il y avait quelque chose de changé dans la cadence et dans l’alacrité des discours. C’était le moment où les cigales relayaient les chanteurs du début, et où la verve humoristique le cédait à des échanges moins enjoués. Mais la promenade n’avait pas moins encore son boute-en-train dans la personne d’Hubert qui, au sommet de la côte, ne trouva pas mieux qu’une devinette : « Nous sommes des êtres humains, dit-il, et nous n’avons pas de nombril. Qui sommes-nous? » Après que tout le monde eut planché un bon moment, Clarence qui, jusqu’alors, n’avait pas ouvert la bouche, confondit ses amis en étant le seul à trouver qu’il s’agissait d’Adam et d’Eve. C’est ainsi que les échanges furent lancés sur ce mode, pendant une demi-heure, jusqu’à un ruisseau où ils firent halte pour se rafraîchir, à l’invitation d’Hubert qui, de manière péremptoire, annonça : nunc est bibendum. Un instant interloqué, tout le monde regarda Félix, le latiniste, qui ne se fit pas prier pour traduire : C’est maintenant qu’il faut boire. Et à l’adresse d’Hubert il ajouta : « Écoute mon pote, si tu es en train de nous réciter les pages roses du Larousse, autant te mettre en garde tout de suite contre le mal du dictionnaire. » Et il leur raconta, la mine déconfite, qu’un de ses professeurs du collège a attrapé, naguère, cette terrible maladie : « Il parle tout seul depuis cinq ans. » La rumeur veut que son mal ait commencé quand, mémorisant le Larousse, il est parvenu à F.O.U. Bien entendu, Hubert fit les frais de l’hilarité générale. C’est à ce moment que les gens rencontrés leur apprirent qu’ils étaient à trois ou quatre kilomètres de Bassin Bleu. Ragaillardis par la nouvelle, ils reprirent la route avec un nouvel entrain. Et sans qu’ils surent par qui leur arrivée imminente avait été annoncée, tout le campement se déplaçait sur un promontoire rocheux, à proximité du site, pour les accueillir. Après les présentations, ils prirent connaissance des activités prévues, et se dirigèrent dare-dare vers le site convoité. En face d’eux, des contreforts de l’escarpement surplombant la clairière où s’installait le campement, s’échappait une trombe d’eau qui se jetait furieusement sur une hauteur de cinquante à soixante pieds. Avec le temps, une fosse de plusieurs dizaines de pieds s’était creusée, s’étendant sur une circonférence d’une trentaine environ de diamètre. Cette nappe d’eau d’un bleu intense revêtait une teinte cristalline au point de chute, où s’élevaient des jets d’écume, qui prenaient des reflets irisés à la lumière du soleil, pendant que les ondes de choc s’en allaient mourir, sur les bords parsemés de cailloux gris. Tout cela s’intégrait dans un décor d’une végétation luxuriante, où foisonnaient des plantes à larges feuilles et des lianes de toutes sortes, qui couraient le long des troncs d’arbres, ainsi que des fougères arborescentes et des palmiers nains. Les nouveaux arrivants étaient émerveillés. Jamais ils ne s’étaient trouvés devant un paysage si sauvage et si féerique. Georges et Félix n’arrêtaient pas de contempler ce spectacle qui était, non seulement d’une étonnante beauté, mais qui les interpellait de façon singulière sur le passage du temps. Ils se demandaient à quand remontait ce spectacle, et ils hésitaient à penser que ce fût au début de la création. Ils en étaient là de leur réflexion, quand ils furent apostrophés par un géographe en herbe, doublé d’un persifleur du groupe des campeurs. Soit qu’il trouvât que leur méditation se prolongeait plus que de raison ou qu’il eût simplement hâte de les voir rallier le groupe, pour permettre le service du cocktail en leur honneur, ils étaient priés de dire, puisqu’ils étaient si béats d’admiration, comment ils réagiraient, s’ils se trouvaient devant les chutes Victoria sur le Zambèze, les chutes de l’Iguazù sur le Parana ou les chutes du Niagara à la frontière canado-américaine. L’ironie du propos n’échappa pas aux deux amis qui, sans donner la répartie, ne tardèrent pas à rejoindre les autres, rassemblés autour de la tente principale. Au cours de cet après-midi, après quelques exercices de natation, les gars étendus sur le sable, devisaient des banalités de la vie en vacances, quand, soudain, quelqu’un fit observer que Luc, le plus petit du groupe, était manquant. Cette remarque créa une commotion incroyable chez les jeunes. Le temps de le dire, tout le monde était debout à scruter partout où il pourrait se trouver. Au même moment, mû comme par un ressort, peut-être par celui de sa propre responsabilité comme chef de groupe, Henri décida d’effectuer un plongeon à sa recherche. Dans l’intervalle, l’émotion était à son paroxysme. D’aucuns criaient et pleuraient, alors que d’autres se dispersaient, de façon erratique, dans le taillis environnant, comme s’il pouvait s’y cacher. Au bout de quelques minutes qui parurent extraordinairement longues, Henri fit son apparition, traînant le corps inerte de Luc, que les scouts du groupe s’empressèrent de récupérer pour les premiers soins. Après avoir étendu le noyé sur le ventre, ils s’évertuèrent, par les mouvements appropriés, à lui faire régurgiter l’eau, et à lui donner d’autres soins que commandait sa situation. Pendant les premiers moments, aucun signe de vie ne se manifesta. Tellement que, pour certains, il était déjà mort. C’est à ce moment que Félix eut l’idée d’asperger son visage d’alcool. Ils ne surent pas s’il en avait les yeux irrités ou si d’en respirer les vapeurs lui avait été désagréable; quoi qu’il en soit, il montrait pour la première fois, par un spasme de ses membres supérieurs, qu’il était encore en vie. Tout le monde s’agglutinait autour de lui, cherchant chacun, de quelle manière il pourrait aider à l’amélioration de son état. C’est seulement près de deux heures plus tard, quand il fut sûr que Luc ne garderait pas les séquelles sévères qu’il redoutait, qu’Henri accepta de sortir de son mutisme fait d’anxiété et de fatigue. On apprit alors qu’il l’avait trouvé assis au fond de l’eau, dans la partie la moins profonde du bassin. En eût-il été autrement qu’il aurait été bien obligé de le laisser au fond, car il n’eût pas été capable, dit-il, d’aller le chercher dans la fosse. Cet accident eut pour conséquence de retarder le départ des Valois, et d’apporter une note de tristesse à une séparation, qui devait être le prélude à une nouvelle rencontre envisagée à la grotte de Beauséjour, à quelques kilomètres de Val des Landes. En raison de cette malheureuse expérience dont les deux groupes ne finissaient pas de mesurer les suites, ils crurent préférable d’annuler toute nouvelle rencontre d’ici la fin des vacances. Il était quatre heures quand ils s’engagèrent, à un train d’enfer, sur la route du retour. Le soleil brûlant les accompagna pendant une heure environ, avant de commencer à décliner sur l’horizon. Les gens qui, le matin, transpiraient de gaieté par tous les pores, s’enfermaient maintenant en eux-mêmes, repassant, sans cesse, le film de l’accident de l’après-midi. Même un coucher de soleil, qui devait par la suite laisser un coin de ciel complètement écarlate, comme on peut en voir seulement sous les tropiques, les trouvait indifférents. Il fallait un concert de cigales et d’anolis auxquels répondaient des crapauds dans un solo de contrebasse au fond du ravin, pour les rappeler à eux-mêmes, et qu’ils se rendissent compte que la nuit descendait, traîtresse, pour les envelopper de son linceul. En dépit d’un certain désarroi qu’amenait l’obscurité, ils se réjouissaient d’avoir, au moins, trois lampes de poche et de laisser derrière eux la section de la route qui ne leur était pas familière. A compter de ce moment, même s’ils devaient ralentir le pas, le reste du trajet se fit sans encombre. L’inconvénient de l’obscurité était, jusqu’à une certaine mesure, compensé par la fraîcheur de la nuit. Il était neuf heures quand ils parvinrent au village, fourbus, affamés et, un tantinet, moroses tout en se sentant enrichis de l’aventure. Le plaisir de Georges au rappel de ce souvenir était dû, bien entendu, aux moments délicieux, voire parfois difficiles, vécus avec ses amis, et auxquels il imputait leur rapprochement par la suite. Mais il tenait aussi à l’image d’Anacaona superposée au récit qu’il lui avait fait de l’excursion. Ce que sa mémoire lui permettait de revivre, c’était sa disponibilité à son égard et, en particulier, ses yeux par où passait le flot de ses émotions au gré des péripéties de l’aventure. Il la revoyait, comme d’hier, avec deux petites mèches qui lui tombaient sur les épaules, assise un peu en contrebas, sur un banc, la tête reposant sur ses mains, dans une attitude d’écoute active. Personne ne l’avait jamais écouté avec plus d’attention qu’elle. Et comme si cette image d’Anacaona se rattachait à tant d’autres dans sa mémoire, la première invoquée battait le rappel des autres qui se pressaient en une longue kyrielle, où se reconnaissait l’adolescente affectueuse et douce, parfois distante et lointaine, plus rarement boudeuse et mélancolique, et plus souvent, guillerette et pétulante. Mais le souvenir qui prenait le pas sur les autres était celui de cette adolescente éplorée, parce que les Diables Blancs avaient arrêté son frère Rémy. A l’instar de M.K. dans Le Procès de Kafka, Rémy ne savait pas de quoi on l’accusait, pas plus que personne non plus. Rétrospectivement, les gens autour de lui se mettaient à analyser ses faits et gestes, pour essayer de trouver une explication à l’événement. Et comme on n’avait conscience de rien de répréhensible dans ses comportements, on se rabattait sur ses opinions politiques que, d’ailleurs, personne ne connaissait, encore moins de les avoir entendues exprimer en public. Cet exercice, les gens le faisaient par sain réflexe, parce qu’il est dans l’ordre naturel des choses, dans le processus de la connaissance, que les effets soient reliés aux causes, que la forme soit cherchée dans le chaos. Mais quand il arrive que les effets n’aient pas de causes et que le chaos ne produise que le chaos, c’est l’absurdité totale à laquelle les gens de ce pays, étaient confrontés à longueur de régime. Cette situation désespérait tout le monde et, en particulier, Anacaona, avec une intensité particulière. Georges eût aimé pouvoir la réconforter, mais il était incapable de répondre aux seules questions qui avaient un sens pour elle. Pourquoi lui? Où le conduisait-on? Qu’adviendrait-il de lui? De sorte que toutes ses paroles d’apaisement sortaient comme des banalités. Les deux semaines qui suivirent, durèrent un siècle et furent absolument infernales psychologiquement. Elles l’auraient vue certainement dépérir, sans la sollicitude de Georges, et sa patience à obtenir qu’elle se soigne. Il était alors clair pour plusieurs que seule son affection réussissait quelque peu à la calmer et à l’empêcher de désespérer complètement. Conscient de cette situation, Georges s’évertuait donc à passer le plus de temps possible avec elle et à lui trouver des dérivatifs à sa peine. Au matin du quatorzième jour qui fut un dimanche, tandis que les paroissiens échangeaient les nouvelles de la semaine sur le perron de l’église après la messe, le bruit courut qu’on avait vu passer Rémy dans une voiture. Anacaona était encore à l’église quand la rumeur la rattrapa et, le temps de l’éclair, elle dégringola les marches du perron, se saisissant au passage de Georges qui y devisait avec un ami, et partit en coup de vent en direction de la maison de sa tante. Georges ne pourrait jamais oublier l’explosion de joie d’Anacaona, quand elle aperçut son frère à l’entrée de la maison, au milieu d’un groupe de gens. A son sujet, il a quelque part dans son cerveau un tableau chronologique à toute épreuve, dans lequel cet événement constitue une des dates marquantes. Comme si l’adolescente voulait se prouver que ce jeune homme qui répondait, à peine, aux mille questions des curieux était bien son frère, poussée par on ne sait quel besoin inexorable, elle fendit la foule et s’avança vers lui pour le toucher et le palper avant de l’embrasser. Et une fois qu’elle en avait la preuve, elle revint, dare-dare, à Georges à qui, elle fit une accolade, et avant de se rendre compte, mortifiée et pudique tout à coup, qu’elle était au centre de tous les regards. L’arrivée du souper tira Georges de sa rêverie et lui fit prendre conscience qu’il avait faim. Le potage aux crustacés était velouté à souhait comme d’ailleurs le saumon, dont la consistance baveuse et onctueuse, signalait son mode de cuisson favori. Il avait choisi pour l’arroser un chablis qui ne déçut pas ses espérances. Bien qu’il aime le fromage, il honora, à peine, un vacherin qui lui lançait des œillades depuis le début du repas, avant de passer, à pieds joints, au clafoutis de mûres et de myrtilles duquel il préleva seulement une languette. Au café qui accompagnait chez lui un sentiment de bien-être, il ouvrit la télévision sur une publicité de la Vodka Smirnoff, présentant une femme maniérée qui semblait venir tout droit d’une toile de Tamara de Lempicka et en synthétiser, à elle seule, son univers figuratif féminin. Devant cette posture caractéristique où la minauderie le disputait à la mièvrerie, il se surprenait à se demander, sûrement à tort, si la permanence de cette représentation dans l’œuvre de l’artiste ne traduisait pas un élément de la réalité, comme une manière particulière d’être slave. Sans s’y attarder toutefois, afin de passer à un débat public sur le nouvel ordre mondial à l’heure du néo-libéralisme. Malgré sa grande curiosité et son intérêt pour tout, depuis la politique internationale jusqu’aux thèmes les plus farfelus comme, par exemple, l’herméneutique sacrée ou les mœurs des fourmis rouges, il n’avait pas le goût de regarder cette émission. Si intéressant que fût le thème, il n’était pas au diapason de ses sentiments. En fait, il vivait un moment où il était porté davantage à penser avec son cœur qu’avec sa tête. En pareille occasion, c’est vers la musique qu’il se retournait. Ce qu’il fit en essayant de sélectionner un poste approprié à la radio. Un moment, il crut avoir trouvé un programme musical intéressant, mais, à l’écoute, il se révélait plutôt décevant parce que trop axé, à son humeur, sur la culture adolescente. Finalement, il tomba sur une émission de chansons, faite essentiellement de succès d’hier. De se remettre en mémoire des airs de sa jeunesse le rendit mélancolique. Entre autres, une chanson de Frida Boccara sur une musique de Bach qu’affectionnait particulièrement Anacaona. Il se revoyait sur la plage avec elle, à Milora, environ deux ans avant la mort de Josiane, alors que les deux filles n’arrêtaient pas de fredonner cette chanson. Mais ce soir, en situation d’urgence, il décida de se faire violence, de ne plus s’appesantir sur ces souvenirs. Il lui fallait, sans tarder, clarifier son attitude par rapport à Anacaona car, dès le lendemain, elle serait là, dans cette chambre, à côté de lui. Et tout de suite, les images du début venaient le hanter, et il se retrouvait dans le même cercle vicieux, à tourner entre une Anacaona qu’il imaginait pleine de ressentiments à son égard, et portée par le besoin de prendre sa revanche, et une autre aux antipodes de la première, tout de tendresse et d’affection, comme aux plus beaux jours de leur adolescence. Et comme la première fois où il se prenait dans ce cercle vicieux, il lui fallait trouver le moyen d’en sortir. Cette fois, c’est en croyant rationaliser la perspective de sa rencontre avec Anacaona qu’il le trouva, en se lançant dans des ratiocinations échevelées. Quand l’infirmière se présenta pour les vérifications habituelles et pour lui donner ses médicaments, toute trace d’anxiété n’avait pas disparu de sa physionomie. Tellement, qu’elle lui en fit la remarque à laquelle, toutefois, il opposa une forte dénégation tout en sachant, au fond de lui-même, qu’elle avait raison. Il n’allait quand même pas lui dire qu’en dépit de tout, la visite prochaine de son ex-épouse l’inquiétait! D’autant qu’il se le cachait à lui-même. Et comme un enfant pris en défaut, il essaya de composer un visage plus rassurant comme s’il avait besoin de lui prouver quelque chose. Il se disait, auparavant, qu’il attendrait la visite de l’infirmière pour lui parler d’une douleur inhabituelle aux côtes, afin d’envisager un rendez-vous avec le médecin. Mais, dans l’intervalle, la douleur s’était calmée et il ne songeait plus à lui en parler. Ce n’était sûrement pas grave. Peut-être avait-il simplement fait un faux mouvement. Il attendrait demain pour voir si cette douleur se manifestera à nouveau. D’ici là, il se tiendrait coi. C’est dans ces conditions qu’il éteignit les lumières pour la nuit. CHAPITRE II VAL DES LANDES Ce matin-là, en se levant, Georges avait l’impression qu’il avait passé toute la nuit à rêver. C’en était assomant. Mais il aurait été bien en peine de raccorder logiquement quelques bribes de ses rêves. Il avait un vague souvenir d’un enchevêtrement bizarre et inextricable de faits juxtaposés, mais qui ne l’étaient, en réalité, ni dans le temps, ni dans l’espace, et qui avaient néanmoins son patelin pour scène. Depuis son départ de la maison familiale, d’abord pour le collège à Portopolis et, ensuite, pour l’université à Zurich et à Montréal, c’est la première fois qu’il visitait Val des Landes en rêve. A quel besoin répondait ce pèlerinage? Pourquoi aujourd’hui, pourquoi pas hier? Ces questions ne lui venaient pas à l’esprit machinalement. Il se persuadait que tout avait un sens, même les événements d’apparence chaotique. Toute la question était de savoir comment trouver ce sens; où se cachait ce bout de fil d’Arianne qui lui permettrait de franchir le labyrinthe? D’ici là, il n’oserait proposer aucune réponse satisfaisante. Et comme pour faire diversion, il tira son fauteuil roulant et s’engagea dans le couloir, dans une direction plus propice au renouvellement de son décor matinal. Mais la vue de cette avenue achalandée à l’heure de pointe, le convainquit rapidement qu’il se trompait. La perspective était autrement plus engageante de sa chambre. Il resta, malgré tout, quelques instants à observer le spectacle de la circulation automobile qui s’offrait à sa vue, et il se dit en lui-même qu’hier encore il en était un des acteurs. Cela lui arracha un rictus navrant dont on ne saurait dire s’il était fait de la nostalgie de son travail ou de la puérilité révélée du spectacle. De retour à sa chambre, il redécouvrit la vue qui s’étendait à l’horizon. Lentement, le soleil montait dans le ciel, inondant de ses rayons son microcosme, d’abord de ceux que laissait filtrer la fenêtre; et ensuite, de tous ceux qui tombaient sur la partie Est du jardin dont, de sa chambre, il apercevait le jardinier en train de couper la pelouse avec une tondeuse automobile. Et par ce qu’il faisait de mieux depuis qu’il était au Bercail, soit repérer les traces qu’il avait laissées dans sa vie, il se disait que ce travail lui conviendrait bien. Il n’aurait qu’à faire de grandes révolutions autour du jardin, pendant que son esprit, lâché en toute liberté comme un chien d’arrêt, à l’affût du gibier qui se terre ou se tapit dans l’ombre, essayerait de débusquer les souvenirs en tapinois dans sa mémoire. Revenant à sa place favorite près de son lit, il vida lentement le verre de jus d’orange de son petit déjeuner, comme s’il hésitait encore dans son projet. Et avisant M.Ciobanu qui traversait le couloir, il l’invita à entrer dans sa chambre. L’autre fois, il l’avait laissé partir sans même penser à le questionner sur sa connaissance de Platon. Il lui fit part de ses interrogations, mais ce dernier se montra fermé à tout renseignement à ce sujet. Bien entendu, Georges ne s’attendait pas à ce refus. Il était dérouté, mais il insistait. Tant et si bien, qu’après avoir obtenu la garantie que ce renseignement serait gardé confidentiellement, M Ciobanu confia, à voix feutrée, qu’il avait enseigné la philosophie pendant dix-sept ans à Bucarest. Il y serait encore si sa vie n’avait été mise en danger pour des raisons politiques. Il avait essayé de travailler dans son domaine ou dans un domaine connexe, mais ses multiples démarches n’avaient pas été couronnées de succès. Finalement, c’est pour survivre qu’il avait accepté cet emploi d’homme de ménage. Il était moins humilié de faire ce travail dans l’anonymat. Il se sentait comme un acteur qui joue un rôle le temps d’un spectacle. Si les gens autour de lui savaient qu’il était professeur de philosophie, ce serait peut-être différent : il pourrait, difficilement, accepter leur regard. Au demeurant, il était persuadé qu’il perdrait cet emploi, le jour où son employeur saurait quelque chose de sa condition antérieure. Or, dans la situation où il se trouvait, il ne pouvait pas courir le risque d’être congédié. En entendant ces paroles, Georges essaya de le rassurer le plus possible. Il éprouvait un fort sentiment de compassion pour lui; aussi, sans rien lui dire de ses intentions, il se promit, déjà, de faire quelque chose pour améliorer sa condition d’existence, sitôt que l’occasion se présenterait. Le destin de M Ciobanu ramena Georges à un scénario qu’il connaissait bien, et qui a été observé à plusieurs reprises sous le ciel de son pays. Que de compatriotes, au long des dernières décennies, ont connu l’exil sans pouvoir mettre à profit leurs connaissances professionnelles! L’histoire des dictatures, c’était aussi l’histoire des dizaines de milliers d’individus bloqués dans leur évolution personnelle, quand ils n’étaient pas écrasés physiquement, moralement ou les deux à la fois, dans le broyeur infernal de la raison d’état, et dont on n’entendra jamais parler ou presque. Georges pensa à plusieurs de ses connaissances ou amis, obligés de négocier à rabais leur avenir professionnel en pays étrangers, même s’il reconnaissait que la situation contraire survenait également, et même plus souvent qu’il ne voudrait le croire. Et sans transition, il passa à un ancien condisciple, devenu professeur de littérature, et qu’on avait enfumé comme un rat, dans une grotte où il avait trouvé refuge. Son délit : il était soupçonné d’opinions politiques subversives par les Diables Blancs. Il pensa aussi à un médecin qui avait dû prendre l’identité d’un ouvrier pour pouvoir quitter le pays et les difficultés innombrables qu’il avait encourues par la suite, dans le pays d’exil, pour recouvrer son identité. Ceux-là avaient, au moins, la chance de ne pas y laisser leur peau, mais combien d’autres étaient morts des sévices de toutes sortes qu’ils avaient endurés tout au long du régime! Tels ses deux amis du Val des Landes arrêtés un beau jour de soleil, pour on ne sait quoi, et qui avaient disparu sans laisser de traces, sauf dans la mémoire de ceux qui les ont aimés… Val des Landes! Vocables incantatoires! Clé magique qui ouvre la porte de la mémoire! Qui aurait cru que ce patelin serait un jour rattrapé par la politique? En vidant machinalement les dernières gouttes de son café froid, il songeait à son destin, à celui de ses fils, et d’abord, aux premiers habitants de cette contrée. Ils devaient avoir un sacré sens de l’humour ou une bonne dose d’inconscience, se disait-il, car comment peut-on imaginer autrement cet étrange paradoxe que le nom dont ils l’affublent? Le voyageur qui s’y aventure, en effet, pour la première fois, se voit promettre mille choses associées à ce nom. En réalité, Val des Landes fait des propositions qui n’ont, somme toute, rien à voir avec ces promesses. Juché à huit cents mètres d’altitude par endroits, et consistant, dans l’ensemble, en des terrains montueux et déclives que les cours d’eau arrosent, seulement dans les dépressions, et formant au hasard de la morphologie régionale, des parcours accidentés et cascadants, il n’a ni la végétation, ni le climat humide et chaud des vallées, et à fortiori, pas heureusement les maringouins qui pullulent à basse altitude sous les tropiques. En revanche, il offre, avec une température plus tempérée, une vue panoramique d’une beauté sévère sur la mer et les paysages environnants. La perspective, du côté Sud-Ouest est, à cet égard, tout à fait particulière. La dépression est tellement vertigineuse que Georges avait beaucoup de mal à se défaire de l’idée que cette crevasse, parsemée ça et là d’habitations isolées dans ses flancs montagneux, au milieu de bouquets d’arbres souvent rabougris, était autrefois le lit de l’océan. L’idée était d’autant plus obsessionnelle que la mer, aperçue à l’arrière-plan, en réalité très loin de la dépression, donne à s’y méprendre, l’impression de vouloir s’y jeter. Georges raffolait de s’y retirer pour contempler l’immensité et la splendeur de ce panorama pourtant dénudé, être en communion avec les forces de la nature et se sentir, en ces moments privilégiés, délesté de ses propres pesanteurs matérielles. Il avait à l’esprit la vie de Léon Zwingelstein, skieur et alpiniste pour qui, le chemin de la montagne était aussi celui d’une quête spirituelle. Bien que le décor de l’alpiniste soit très différent de celui qu’il avait d’habitude sous les yeux, il se trouvait, par moments, sur la même longueur d’onde que lui, se découvrant dans certains phénomènes de la nature, les mêmes objets de béatitude et de dépassement. Parfois, il s’imaginait l’émule de Nietzsche dans la contemplation des Alpes suisses, quand ce dernier, traquant l’idée du retour éternel, eut la révélation du personnage de Zarathoustra, à 1800 mètres d’altitude, au bord du lac Silvaplana, près de Saint-Moritz. Il avait alors compris la grande fascination que la montagne a, de tout temps, exercé sur les peuples, à commencer par les Grecs qui furent les premiers, comme le rappelle Ismaïl Kadaré « à proclamer que le mont Olympe était le refuge des dieux, centre sacré de l’univers. » Par la suite, ce furent les Ottomans qui, fascinés eux aussi par l’aspect de la péninsule méridionale la plus orientale d’Europe, l’avaient baptisée du nom de Balkan signifiant en turc pays de montagnes, l’équivalent sémantique du terme indien pour signifier sa région natale des Caraïbes. Sans oublier, bien entendu, toute la place qu’occupe ce thème dans les différents genres littéraires de cette région des Balkans. La perspective du côté Nord-Est, pour être plus policée et bucolique, n’offre pas moins des vues intéressantes. Dépendant des saisons, Georges prenait plaisir à admirer au loin, en contrebas, des vallonnements crayeux qui se découpent dans le clair-obscur du soir. D’autres fois, c’est la brume qui, en s’évaporant lentement, change les repères, stylise les formes, en laissant par exemple un toit suspendu dans le vide comme dans certains paysages surréalistes de Picasso ou certaines esquisses fantasmagoriques de Chagall. Cette impression n’est d’ailleurs pas spécifique à la perspective sur les vallonnements. Que de fois n’a-t-il pas vu émerger, à travers le brouillard, le clocher de l’église paroissiale comme désarticulé, quand tôt le matin il se rendait, enfant, à la messe réglementaire des croisés! Cette réalité, vraie surtout à l’automne, le fut, néanmoins, avant que le cyclone Flora ne décapite l’église de son clocher dans les années soixante. Mais au-delà de tout ce que le paysage pouvait avoir de grandiose ou de désolé à l’occasion, ce qui taraudait Georges, c’est…comment le dire…une certaine sensibilité à l’égard des gens de ce coin de pays, comme si quelque chose qu’il n’arrivait pas à nommer, l’unissait aux habitants; aux jeunes qu’il rencontrait pendant les vacances et qui étaient devenus depuis longtemps, des adultes éparpillés aux quatre coins de la planète; aux paysans qui ne cessaient de labourer leur terre ingrate; aux vendeurs et clients du marché du vendredi et son tumulte étouffé; aux rassemblements sur le perron de l’église après la messe… A moins qu’il ne se trompe sur lui-même, que sa perception des choses ne s’altère, qu’il ne soit victime de la distance, d’une trop longue absence de la terre natale, que ses souvenirs n’oblitèrent la réalité des rapports avec les autres, ne gomment les malentendus, ne pondèrent les incompréhensions, n’occultent les erreurs… Des erreurs, il y en a eu, en effet; et son attitude au plan religieux était, à cet égard, un exemple éloquent. Catholique de confession, sa famille n’avait pas, loin s’en faut, une perception positive des églises protestantes, et pire encore, des adeptes du culte vaudou. Il se souvient, enfant, d’avoir eu beaucoup de pitié pour des pentecôtistes qu’il entendait chanter dans leur temple de la rue voisine. «Ils sont dans l’erreur, se disait-il, et ils ne le savent même pas. » Quelle que fût, néanmoins, sa perception des protestants, celle-ci était infiniment moins négative que celle à l’égard des adeptes du vaudou. Il ne saurait dire pourquoi, mais ces derniers étaient, de longtemps diabolisés dans la famille, des générations avant que le clergé catholique, secondé par le gouvernement, ne prît des mesures au début de ce siècle contre les pratiques de leur culte. De sorte qu’aucune alliance familiale ne pouvait se faire avec les tenants de ce rite. D’ailleurs, dans la famille de Georges, on ne se contentait pas de désapprouver les rapports avec eux, on les ignorait tout bonnement, dans tous les aspects de leurs manifestations cultuelles. Bien entendu, dans cette grande famille, la règle était naturellement à l’exogamie. On s’arrangeait pour avoir des garanties sur les appartenances, en termes de pratiques religieuses. Ce n’était, néanmoins, pas toujours facile, car l’adepte du vaudou peut être, à la fois, un fidèle des églises catholique ou protestante. Pour cette raison, la complexité de la situation avait pu, à certains moments, orienter le système familial vers des tendances à l’endogamie. Vu, par ailleurs, que le culte et les pratiques du vaudou sont essentiellement de transmission orale et familiale, bloquer les interrelations familiales, que ce soit en proscrivant les mariages ou autrement, revenait à faire barrage à ces alluvions culturelles ou religieuses, et à empêcher les nouvelles générations d’en être imprégnées, voire d’en avoir conscience. C’est explicitement ce qui était arrivé à Georges. Il connaissait vaguement les noms de quelques personnages du panthéon vaudou comme Damballa, Erzulie etc…Il savait confusément que les houngans et les mambos sont les prêtres de cette religion tout en ayant la plus complète ignorance sur ses fondements, sa liturgie et ses rituels, sauf la certitude qu’il s’agissait de quelque chose de démoniaque qu’il fallait à tout prix maintenir à distance. Tant qu’il était à Val des Landes, sa perception des choses, dans la mesure où elle était partagée par beaucoup de gens, ne tirait pas à conséquence. C’est au collège, à Portopolis que, confronté à des opinions autrement divergentes, il était renvoyé à lui-même, sur cette question, pour la première fois. Il se souvenait d’une discussion au réfectoire portant sur les phénomènes de religion, et qui avait dérivé sur le vaudou. Il prétendait, à peu près, que les attitudes développées dans le cadre de cette croyance constituaient le principal frein à l’évolution du pays. Il avait alors suscité une réaction insoupçonnée de la part de quelques jeunes qui l’avaient, alors, sommé d’indiquer les différences existant entre le vaudou et les autres religions. Manifestement, il n’était, à l’époque, pas armé pour s’embarquer dans un tel débat. Il avait donc retraité avec la conviction d’avoir mis le pied dans un nid de vipères. Par la suite, que ce soit lors de discussions informelles au collège ou à l’occasion d’excursions en week-end, il arrivait souvent qu’on se retrouve sur un élément de cette question. Ses avis étaient souvent jugés naïfs. Certains, parmi ses camarades, avaient du mal à s’expliquer sa méconnaissance ou ses lacunes, tellement les phénomènes en cause leur paraissaient évidents. D’autres croyaient simplement qu’il donnait le change, pour des raisons incompréhensibles, sur ses mœurs familiales, et le regardaient comme un faux jeton dont il fallait se méfier. Seuls quatre ou cinq jeunes ne trouvaient rien à redire et pour cause : ils n’en savaient pas davantage sur le vaudou. Parmi eux figurait Rémy, le frère d’Anacaona. Pourtant, Georges aurait dû se douter qu’il était loin d’avoir fait le tour de la question. Au cours des quelques mois de fréquentation du lycée de Jemal, il s’était lié d’amitié avec Eric Pinson, un gars de la ville que les potaches surnommaient l’oiseau à cause de son nom, et déjà, certains des propos de ce dernier touchant indirectement la question des croyances religieuses le laissaient circonspect. Une fois, en visite chez Pinson, il tomba, inopinément, sur une cérémonie qui lui parut suspecte. Il saura, par la suite, que c’était un manger-loa. Evidemment, il avait déguerpi, tout de suite, avec une déception des accointances familiales de son ami. Ce n’était d’ailleurs pas sa seule expérience désagréable dans cette ville. Son séjour chez un ami de la famille, commerçant relativement aisé, lui laissa un goût amer. Il avait beau essayer de prendre du champ, de ne pas transposer sa propre culture familiale sur celle de son hôte, il avait toute la difficulté du monde à composer avec le laxisme ambiant. Habitué à un certain décorum dans certaines fonctions domestiques, comme le dîner, il déplorait l’absence de règles élémentaires à cet égard. Chez ses parents, cette fonction obéissait à un rituel qui rassemblait toute la famille et qui permettait d’échanger sur les sujets d’intérêt immédiat. Chez son hôte, chacun prenait son dîner tout seul, souvent sur le coin de la table sans rien qui s’apparente à une forme ou à une culture familiale. Son passage à Jemal représentait le premier séjour quelque peu prolongé en dehors de son patelin. Il était impressionné par beaucoup de choses. Mais celles dont il gardait les souvenirs les plus marquants concernaient, entre autres, la visite qu’il fit dans certains quartiers populaires, nommément celui de Baquette et du Golgotha, et les rues Gayec et Sainte-Marie etc…Lieux de promiscuité, de ressentiments, de hargne et d’aliénation, il se surprenait à se demander : « Que vaut la vie urbaine quand on vit dans de tels milieux? » Car, pour sa part, il eût mille fois préféré habiter les campagnes environnantes ou ailleurs, plutôt que de résider dans un de ces quartiers. Longtemps plus tard, il comprit pourquoi Karl Marx comptait sur les légions de ces faubourgs misérables, pour constituer la troupe de choc de sa révolution, plutôt que sur les gens des campagnes. Malgré tout, Georges gardait un bon souvenir de Jemal, d’abord en raison de sa topographie. A son avis, la proximité de la mer et la dénivellation de l’espace met en échec, à priori, l’uniformité qui aurait déparé le paysage urbain. Il trouvait un charme particulier aux vieilles maisons du bord de mer, en raison, parfois, de leur structure métallique. Mais il aimait pardessus tout, le panorama qui s’offre de la place publique. Celle-ci, surplombant la côte, permet une vue imprenable sur la baie et le promontoire adjacent. Il lui prenait, quelquefois la fantaisie d’installer en imagination son chevalet entre l’hôtel Adélaïde et la bibliothèque municipale, pour saisir quelques voiles rentrant au port au coucher du soleil. Le bruit de la porte se refermant tira Georges de ses souvenirs, et lui permit de constater l’arrivée de Mme Levert avec un bouquet de muguets. Avant de rentrer, elle s’était promenée dans les plates-bandes de l’hôtel, et avait cueilli ce petit bouquet qu’elle avait déposé dans un pot sur la table de chevet, avec toute sa gaieté et sa bonhomie. Depuis son arrivée au Bercail, Georges avait rencontré plusieurs infirmières, mais il n’y a pas de doute, c’est avec Mme Levert qu’il se sentait le plus en confiance : il y avait comme un courant de sympathie entre eux. Or, à voir son air guilleret, ce matin avec le bouquet, il acquit la conviction que ce courant n’était pas univoque malgré son ton bourru théâtral. Comme à l’accoutumée, l’arrivée de l’infirmière amena de petits ou de grands changements, précipita les événements, fit advenir des choses. Cette fois, c’est en bousculant un peu Georges qui, autrement, risquait de rater son rendez-vous en physiothérapie. En franchissant le seuil de la grande salle peuplée de machines diverses munies de compteurs d’intensité ou de vitesse, Georges dissimulait difficilement sa gêne, car hier après-midi, il avait déjà été en retard, malgré la consigne de ponctualité du moniteur. Mais le temps pour lui de s’installer, ce sentiment se dissipait au bénéfice de son esprit vagabond qui, comme un cabri auquel la liberté, le vert du taillis et le soleil feraient tourner la tête, se mettait à gambader d’un souvenir à un autre, exécutant des galipettes vertigineuses à travers l’espace et le temps. Une fillette sur une balançoire aperçue de la fenêtre, l’arrêta dans sa course folle, et lui permit l’atterrissage en douceur de se remémorer la balançoire aménagée à même la branche d’oranger dans le jardin de ses parents. Ce n’était pas le grand luxe comme ce parc de loisirs dont disposait cette fillette, mais c’était la même joie de se lancer dans le vide et les mêmes sensations éprouvées au double mouvement de l’aller et du retour. A la fin de la séance, Georges se préparait à partir comme tout le monde, mais à un signe du moniteur il comprit qu’il devait continuer pour rattraper ses dix minutes de retard. C’est la première fois qu’il prenait conscience de ses douleurs. Avant, elles étaient là, mais elles n’avaient pas de voix au chapitre. La scène était obstruée par des acteurs autrement plus importants et plus éloquents. Maintenant que ces derniers avaient plié bagage, qu’ils avaient fait place nette, les soubrettes pouvaient sortir de l’ombre, paraître au grand jour, occuper toute la place. Comme font, parfois, ces valets qui s’affublent de la livrée de leur maître pendant son absence ou ces servantes désireuses de jouer les grandes dames, qui s’attifent de la robe nuptiale de leur maîtresse pendant que cette dernière est à l’opéra. Parvenu dans sa chambre, quelques minutes plus tard, Georges sonna pour qu’on lui apporte un rafraîchissement. Après avoir fait tous ces mouvements, il avait soif. Dans l’intervalle, il se mit à regarder le bouquet de muguets dont le miroir lui en renvoyait l’image. Dans son jardin il en avait un grand nombre. Il savait qu’elles éclosent au mois de mai et durent environ deux à trois semaines. A l’époque d’Anacaona la maison s’ornait toujours, de plusieurs bouquets de ces petites fleurs. Mais jamais il ne s’était abaissé vraiment à les regarder dans leur pureté et leur humilité. Et tout à coup, les voici devant lui, petites clochettes blanches de la grosseur d’un petit pois! Chaque tige a de dix à douze de ces délicates clochettes, répandant un parfum suave et discret, et projetant sur le vert des feuilles le contraste saisissant de leur blancheur, augmentant d’autant, l’effet d’ensemble. En observant ces clochettes une à une, Georges était ébahi de considérer avec quelle délicatesse et quelle pureté de forme la nature s’y manifeste. Dire qu’il n’y avait jamais prêté attention! Mais au-delà du bouquet de muguets, c’est son image qu’il vit dans le miroir, l’image d’un homme occupé à grimper les échelons de la carrière, à consolider les acquis à chacune des étapes franchies, à ne pas se laisser distraire par le chant des sirènes rencontrées sur sa route, à focaliser le maximum de son énergie sur ses objectifs, à se défaire, par tous les moyens, des obstacles, quels qu’ils soient, de façon continue, afin d’assurer son rêve de puissance. Cet homme-là n’avait ni le temps, ni le désir, ni la volonté de se vouer à autre chose que sa carrière et devenait sourd et aveugle à ses proches. CHAPITRE III ANACAONA Écartant les rideaux de sa chambre, Georges suivait du regard le jardinier assurément en avance d’un mois sur la saison. Après avoir fini de tondre la pelouse, le sécateur dans ses mains se comparait de façon merveilleuse au ciseau du sculpteur. Si la sveltesse des mélèzes les mettait à l’abri des tailles, tous les autres arbustes durent sacrifier quelques branches trop expansionnistes. Mais c’est surtout avec les conifères qu’il put donner libre cours à son adresse et à sa dextérité de paysagiste. Il fallait avoir le compas dans l’œil pour sculpter ces boules et ces cônes de verdure avec tant de virtuosité! Rapidement, le jardin se refit une beauté, qu’au reste, il n’avait pas perdu complètement, sous l’œil des peupliers qui, aux deux extrémités, montaient la garde comme des plantons. Au-delà de la clôture, à l’orée du bois, c’était déjà, à mi-printemps, le règne de la nature presque sauvage. Mais quelle vie trépidante! Malgré la distance, on en sentait partout le frémissement… dans les jeunes frondaisons et les buissons, dans les fleurs sauvages qui s’ouvraient lentement au soleil, dans la branche de verveine qui virevoltait au vent, dans l’immobilité du colibri qui s’abreuvait à la fleur, dans les insectes ailés qui voletaient au loin sur la treille que parasitait en catimini une clématite violette, dans le tressaillement continuel de la feuillée… Georges aurait payé cher pour avoir ses jumelles, afin de contempler à loisir le spectacle de la vie, maintenant que le temps lui était donné. Et sa pensée vola vers Anacaona qui avait toujours désiré avoir des enfants, donner la vie… Dans ses rêves optimistes d’adolescente, elle en voyait trois que le ciel aurait doté de toutes les qualités possibles. Mais elle n’en avait jamais eu. Au fond, maintenant qu’ils avaient divorcé, c’était peut-être mieux ainsi, pensait-il. Au moins, il n’y avait personne ou presque, pour en souffrir… Anacaona! Sur les ailes de l’imagination, il se laissa emporter dans la ville de Valorane, ci-devant, Santa Maria del Puerto de la Yaguana ou simplement La Yaguana… Située à quelques kilomètres de Portopolis, cette ville fut la capitale d’un des cinq royaumes qui composaient Quisqueya à l’époque pré-colombienne. Sur ce royaume, celui du Xaragua, régnait le grand cacique Bohéchio à qui, sa sœur, la reine Anacaona succéda au premier temps de la conquête espagnole. Il se situait au Sud-Ouest de l’île et embrassait toute la région de la plaine du Cul-de-Jatte et de Vera cruz d’un côté, et de l’autre, une vaste région s’étendant jusqu’aux extrémités de la presqu’île méridionale, d’une part, et jusqu’aux confins de la région de Jemal, d’autre part. Bien entendu, comme partout dans l’île à l’époque, c’est dans les terres basses que les Indiens du Xaragua s’établissaient, y cultivant le manioc, les ignames, le maïs, les haricots, etc. Ils mettaient au point, selon la nature du sol, un système d’irrigation ou de drainage très avancé, et adoptaient un mode de culture connu sous le nom de conuco, et qui consistait en des buttes en rangées facilitant l’irrigation ou l’aération du sol. Cette pratique culturale serait, d’ailleurs, encore en vigueur dans certaines régions agricoles du pays, notamment, à Val des Landes. Mais très vite, cet équilibre allait être brisé par la violence impitoyable de la conquête espagnole, qui contraignit les Indiens à travailler dans les mines, à des conditions affreuses, physiquement et moralement, auxquelles rien dans la vie ne les prédisposait jusqu’alors. Du même coup, ils furent exposés à des maladies européennes pour lesquelles ils n’avaient développé aucune immunité. Cette double situation constitua irrémédiablement une condamnation à mort pour beaucoup d’entre eux. Par ailleurs, à défaut de produire autant d’or que réclamait la couronne espagnole pour amortir les dépenses de la conquête et rentabiliser la colonisation de l’île, les administrateurs y suppléaient, par la vente d’un grand nombre des leurs comme esclaves. C’est ainsi qu’au tournant du seizième siècle, beaucoup allaient connaître la servitude en Espagne au profit du Trésor Royal, surtout sous le règne de Charles-Quint. Incidemment, il n’est pas inutile de rappeler, qu’après la mort de la reine Isabelle en 1504, ces derniers devaient afficher un F au front, marqué au fer rouge, comme preuve du droit de propriété du roi Ferdinand Le Catholique. Pourchassés dans l’île par tous les moyens, les Indiens allaient utiliser, pour survivre, la même stratégie que les noirs venus d’Afrique tout au long du régime esclavagiste, et même, un temps, quelques colons français ou leurs descendants, près de quatre siècles plus tard. On sait que, vers la fin du 18ème siècle, certains des leurs, fuyaient vers le Sud, alors que d’autres gagnaient les régions d’accès plus difficiles, telles, à l’époque, les contreforts montagneux de Val des Landes pour assurer leur sécurité, devant la progression des forces révolutionnaires du Nord de l’île, formées d’anciens esclaves. La domination espagnole et la chasse sans merci faite aux Indiens, souvent au moyen de chiens importés et dressés à cet effet, soit pour les enrôler de force dans le contingent de travailleurs destinés aux mines d’or, soit pour les vendre comme esclaves en Espagne, provoquèrent le même exode vers les montagnes. La tragédie des Indiens était d’autant plus grande qu’ils étaient foncièrement vulnérables. Taïnos d’origine, ils étaient doux et pacifiques, par opposition aux Caraïbes qui étaient violents, guerriers et cannibales. Ils formaient un sous-ensemble de la civilisation dite amazonienne des Arrawaks qui est apparue 2000 ans avant Jésus-Christ et qui est caractérisée, déjà, par une relative sédentarisation, avec pour corollaire, une bonne partie de la subsistance basée sur l’agriculture. Leur colonisation de l’île eut lieu aux environs de l’an mil, s’établissant dans les plaines et les vallées des territoires occupés. Cette adaptation au mode de vie sédentaire et pacifique ne les avait pas préparés, il s’en fallait de beaucoup, à l’agression espagnole. En fait, tant qu’ils n’avaient pas à faire face aux expéditions sporadiques des Caraïbes éparpillés dans le chapelet des petites Antilles, ils ne voyaient plus de raison de développer et de maintenir une technologie guerrière. Cela explique d’ailleurs que longtemps après la colonisation de l’île par les Taïnos, les tribus de Cigüayos et de Ciboneys qui s’y étaient établis depuis longtemps, et qui avaient conservé un mode de vie archaïque, en se nourrissant de chasse et de cueillette, avaient pu, sans être inquiétés, se maintenir dans certaines contrées de l’île, notamment, dans le Nord-Est et le Sud. Ainsi, très vite, les Espagnols conquirent-ils les royaumes de la Magua au Nord-Est, du Marien au Nord-Ouest et de la Maguana au centre, en dépit de la résistance de Caonabo le grand cacique de ce royaume. Capturé finalement par un officier des forces espagnoles, il fut expédié en Espagne pour y être vendu comme esclave, mais il ne devait jamais approcher des côtes européennes car le bateau fit naufrage avec lui, de même qu’avec Guarionex, le ci-devant cacique de la Magua. Il ne restait plus que deux royaumes encore indépendants : le Xaragua au Sud-Ouest, et le Higuey au Sud-Est. En attendant que Nicolas Ovando livrât la guerre à ce dernier royaume en 1508, et le fît rentrer dans le rang sous la domination espagnole, le Xaragua était devenu le principal souci des conquérants, en raison, entre autres, de la rébellion de Francisco Roldan qui y avait établi son quartier général. Premier juge dans l’île, Roldan et d’autres hidalgos ne supportaient pas de recevoir les ordres des frères Bartholomé et Diego Colomb, considérés comme plébéiens, et qui gouvernaient Hispagnola en l’absence de l’Amiral… A l’époque, même si grosso modo, les cinq royaumes passaient pour avoir connu le même stade de développement, celui du Xaragua était néanmoins réputé avoir atteint le plus grand raffinement culturel. Les Indiens Taïnos parlaient le Marcoric, une langue d’une grande beauté sur le plan de la phonétique et des images. A la cour d’Anacaona, cette langue était encore plus élégante, et elle se donnait cours, dans le cadre d’activités d’expressions chorégraphiques, que ponctuaient les areytos qui étaient des poèmes chantés. Le raffinement des Taïnos se manifestait aussi dans la qualité des oeuvres d’art (bijoux en or, poteries, etc.) et dans l’essor des activités liées à l’agriculture. D’ailleurs, la reine était elle-même une Samba célèbre, c’est-à-dire qu’elle composait et chantait des areytos qui galvanisaient l’ardeur patriotique de ses sujets, soulignaient les événements joyeux ou tragiques du royaume, selon les circonstances. Dans un contexte social très fruste, elle se signalait par une grande distinction qui ne manquait pas d’imprégner les mœurs autour d’elle. Douée d’une très grande beauté que Georges représentait, probablement à tort, sous les traits de Pocahontas, et portant un nom prédestiné qui signifie fleur d’or, Anacaona était au milieu d’une scène politique où l’Espagne conquérante et répressive agissait, sans désemparer, à travers les deux factions qui la représentaient au royaume du Xaragua. D’un côté, les frères Colomb qui incarnaient la légitimité du pouvoir métropolitain, et qui avaient exigé des Indiens le paiement d’un tribut à la couronne espagnole. De fait, les Indiens devaient, dès l’âge de 14 ans, remettre trimestriellement une certaine quantité d’or aux administrateurs de l’île. De l’autre, Francisco Roldan qui s’opposait à ce que les Indiens fussent tenus de verser un tel tribut. Pour compenser l’inconfort de sa position politique qui ne reposait sur aucune légitimité, Roldan comprit qu’il fallait chercher une alliance avec les Indiens. Ce qu’il fit en libérant ceux voués à son service, et à la soixantaine d’hidalgos ligués avec lui, d’avoir à verser le tribut réclamé, créant en les attachant à leur domaine, une relation servile entre eux et les Espagnols, qui est à l’origine d’un mode général de relations dans l’île, entre les conquérants et les indigènes, connu sous le nom de Repartimiento ou d’Encomienda. Cette lutte politique entre les deux factions du pouvoir, eut pour conséquence, d’alimenter la résistance des habitants du Xaragua face aux représentants de la couronne espagnole, et de les désigner comme des gens à mâter par tous les moyens. Après la capture de Caonabo et l’invitation perfide qui lui avait été faite d’aller signer la paix avec les Espagnols, alors qu’il devait, plutôt, être expédié en Espagne pour y devenir esclave, après l’asservissement des Indiens du Marien qui, avec leur chef Guacanagaric, étaient les seuls alliés fidèles des Espagnols, il était clair que les conquérants ne reculeraient devant rien, y compris la traîtrise, pour arriver à leurs fins répressives à l’égard des Indiens du Xaragua. Pourtant, soit simplement qu’Anacaona ne pouvait résister aux pressions multiples des Espagnols, qu’elle eut des illusions sur leur civilité ou leur prêta un niveau plus élevé de moralité qu’il ne fallait ou même, qu’elle pensa jouer les conciliatrices entre les Indiens et les Espagnols, comme le fera, plus tard, la princesse Pocahontas entre les Indiens et les Anglais, quand le gouverneur Ovando annonça une visite de courtoisie à la reine du Xaragua, celle-ci, bien loin de louvoyer ou même de refuser, organisa une grande fête pour le recevoir, lui et sa suite de trois cents soldats. Au cours des festivités qui se déroulèrent sur plusieurs jours et qui mirent à contribution tous les artistes et les grands du royaume, utilisant le stratagème d’un combat simulé que l’ambiance festive rendaient moins incongru, les Espagnols en profitèrent pour massacrer les Indiens, dont près d’une centaine de caciques. Quant à Anacaona, ils s’en emparèrent et la conduisirent à Santo-Domingo où elle fut mise à mort en 1503. A ce point de sa réflexion, Georges se rémémora avec beaucoup de netteté l’indignation de l’Abbé Jules, son professeur d’histoire, quand il abordait le chapitre des crimes des Espagnols contre les Indiens. En référence à cette hécatombe, il se souvient également de la classification qu’il avait faite des crimes contre l’humanité. Longtemps avant l’holocauste des juifs, il considérait l’extermination des Indiens en Amérique et, singulièrement, l’esclavage des noirs sur le même continent, pendant près de quatre cents ans, de loin, comme les crimes les plus odieux dont l’histoire garde les traces, malgré leur évacuation systématique de la conscience des anciens colonisateurs et esclavagistes. Evidemment, faisait-il remarquer, le crime de l’Allemagne hitlérienne par le nombre de victimes concernées et la rapidité avec laquelle il avait été consommé, ne pouvait manquer de bouleverser, d’une manière inouïe, l’opinion de tous les hommes de bonne volonté. Mais l’occident retient de l’émotion générale qu’un seuil dans l’horreur a été franchi pour la première fois. Or, il n’en était rien selon lui. Et il citait à cet égard Aimé Césaire : « Ce que le très chrétien bourgeois du XXème siècle ne pardonne pas à Hitler, disait-il, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc(…); d’avoir appliqué à l’Europe, des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. » Et il ajoutait, bien entendu, les Indiens d’Amérique. Avec la conquête du Higuey en 1508, il ne restait plus aucune région de l’île hors du contrôle des Espagnols sauf, bien entendu, les régions montagneuses. Et les Indiens, quand ils le pouvaient, n’allaient pas manquer de s’en servir. Dans le royaume du Xaragua, les zones de Falstaff et de Klancy servaient de refuges aux Indiens de Vera Paz devenu Portopolis par la suite. Il en était de même à Val des Landes pour les Indiens de la Yaguana, liés à ce site en altitude, par un rapport de proximité. En tout cas, rien de comparable avec la distance de la Yaguana à la montagne du Bahoruco où pourtant le Cacique Henry, fils de la reine Anacaona, s’était réfugié. Il devait tenir les Espagnols en haleine durant quatorze ans, dans ce qui était, peut-être, la première tactique de guérilla du continent. Cette résistance eut, il est vrai, un impact négligeable sur le destin de ce peuple car il avait suffi de 15 ans pour faire passer la population, probablement de plus d’un million d’habitants à l’arrivée des Espagnols, à 60.000 survivants. A peine une vingtaine d’années plus tard, soit vers l’année 1535, il ne restait plus que 500 Indiens environ dans toute l’île. L’histoire ne dit pas si la reine Anacaona, à part sa fille Higuenamota, avait d’autres enfants qui auraient pu, après la conquête du Xaragua, se réfugier à Val des Landes. Ce qu’il est logique de penser, c’est l’existence de souches de Taïnos en cette région, plus spécifiquement, à Dorais, si l’on se base sur la morphologie des habitants. A travers les avatars de l’histoire qu’il est souvent difficile à suivre, M.Mannoni, le père d’Anacaona cultivait toujours la conviction d’une filiation directe avec la reine du Xaragua. Cette assurance intriguait beaucoup Georges, et avait comme effet, sinon de l’entraîner dans le sillage de M.Mannoni, du moins, de maintenir chez lui un vif intérêt pour tout ce qui concerne l’histoire des Indiens. Et machinalement, sa pensée glissait sur l’évocation de son amie d’enfance, sur la difficulté qu’elle avait à porter ce prénom qu’elle tenait de la ferveur de son père pour la reine du Xaragua. C’est comme si des forces obscures s’étaient liguées pour empêcher cette réalité. Quand M.Mannoni signifia au fonctionnaire préposé à l’enregistrement des naissances que sa fille s’appelait Anacaona, ce dernier se rebiffa, puis essaya de le dissuader, en lui faisant valoir le péril associé à sa décision, en lançant sentencieusement :«gro non touyé ti chin. » Il fallut toute l’insistance de M.Mannoni, pour qu’il finît par inscrire le prénom retenu, en lui adjoignant, comme pour en amortir la charge historique, celui de Marie devenu passe-partout dans la catholicité. Pour l’heure, cette entorse à ses directives échappa tout à fait au père. Ce n’est que plus tard qu’il se rendit compte que le fonctionnaire avait, dans une certaine mesure, travesti le parchemin. Il mettra plus tard cette erreur sur le compte d’un malentendu. Bien que choqué, M.Mannoni n’estima pas l’enjeu à ce point important qu’il lui parût nécessaire la reprise entière du document, se disant, en manière de compromis, qu’on n’en tiendrait pas compte dans la famille. Mais c’était compter sans le curé de la paroisse et les religieuses de l’école primaire qui avaient une grande dévotion à la Vierge Marie. Le jour du baptême, c’est de Marie qu’il fut question pendant toute la cérémonie. Et tout au long du cheminement scolaire, hormis les bulletins, tout le personnel, dans les communications orales n’en avaient que pour Marie. Bien entendu, les camarades d’Anacaona ne se conformaient pas, dans l’ensemble, à cette pratique. Mais comme s’il avait été dit qu’elle ne porterait pas ce prénom, sans le mériter par sa persévérance, la plupart l’appelaient Caona sous prétexte qu’il était trop long, quand ce n’était pas simplement Cao. Curieusement, ses parents étaient les premiers à ouvrir la voie, en adoptant Cao affectueusement. De sorte que personne ne l’appelait Anacaona sauf Georges. La première fois qu’Anacaona se fit appeler par ce prénom qu’elle n’entendait jamais intégralement avant, elle en fut surprise. C’était comme si l’interpellation s’adressait à une autre personne qu’elle-même. En même temps, elle en éprouva une sensation diffuse, comme si elle venait d’exister dans sa plénitude aux yeux de quelqu’un. Longtemps après cet incident pour elle mémorable, elle y revenait encore pour le rappeler à Georges qui, bien entendu, ne se souvenait de rien. C’est beaucoup plus tard qu’elle s’expliquera les causes de son trouble. A l’époque, elle se contentait de l’enregistrer en y associant une étrange sensation de satisfaction. Vers l’âge de douze ans, des camarades qui la chamaillaient parfois, car il s’en trouvait quelques-unes parmi le grand nombre de ses amis, l’affublaient de divers sobriquets dont La Girafe pour signifier son long cou et Les Échasses pour ses longues jambes. Elle était à un moment transitoire de son développement physiologique, où la nature semblait se reposer avant d’entreprendre son œuvre de transformation, un peu comme le temps de la métamorphose de la chenille en chrysalide. Mais, très vite, dès qu’elle a eu quitté cette période de latence, comme le bourgeon qui perce dès les premières ondées du printemps, les lignes avaient commencé à s’accuser et les courbes à se creuser, dessinant le schéma d’une architecture nouvelle avec ses volutes et ses corniches, comme des ornements obligés de la féminité. Tellement, qu’au début de l’adolescence, Anacaona ne ressemblait déjà plus à la fille pré-pubère que taquinaient ses camarades. Avec l’affirmation de ses attributs féminins, l’élancement et la sveltesse de sa taille, son cou s’insérait dans un nouvel ensemble et participait si bien à l’harmonie générale, qu’en étant légèrement plus court, elle eût été moins belle. Quant aux jambes qui avaient cessé d’être des «baguettes de fusil», comme disait sa tante pour la taquiner, en prenant du galbe, elles équilibraient suffisamment les proportions des mensurations. L’impression qui se dégageait d’elle était celle d’une belle jeune fille qui en imposait, de façon précoce, par sa prestance, et qui semblait dominer les situations auxquelles elle était confrontée. Georges se souvenait bien de cette époque. C’est à peu près celle à laquelle, les parents d’Anacaona étaient venus s’établir dans la périphérie de Portopolis. Profitant d’une opportunité qui lui était offerte par un importateur prospère, avec qui il était en relation d’affaires depuis longtemps, de disposer d’un entrepôt pour son commerce, M. Mannoni avait compris que son déménagement pourrait lui permettre de décupler ses activités. En même temps, la famille se rapprochait du collège que fréquentait Anacaona depuis quelque temps. Jusqu’à cette décision majeure, la relation d’Anacaona avec son ami, à part les périodes de vacances, était d’ordre épistolaire. Ils s’écrivaient chaque semaine, parfois même plus d’une fois, donnant libre cours à des effusions, et exprimant souvent à leur manière, le désarroi rendu célèbre par le vers du poète : «Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Georges qui avait lu Goethe, faisait siennes certaines idées affirmées dans Les affinités électives pour traduire leur attraction mutuelle, tout en prenant soin de dissocier le personnage d’Odile de celui de son amie. Plus le temps passait, plus les lettres étaient enflammées des deux côtés. Mais il y avait un accent dans celles de Georges qui troublait particulièrement Anacaona : c’est l’expression d’une passion qu’elle ne lui connaissait pas et qui l’effrayait. Dans une de ces lettres, il écrivait : « La seule façon pour moi d’envisager une vie sans toi, c’est de mourir pour toi. Pour moi, seule la mort pour toi n’a d’égal la vie avec toi. » Intuitivement, Anacaona se méfiait de l’expression de la passion, fût-elle mystique. Confusément, elle avait l’impression que le flot libéré risquait de ne pas pouvoir être endigué. C’est pourquoi, elle s’était empressée de l’exprimer à Georges qui s’était évertué à la rassurer. Cela ne l’avait pas empêché, une semaine plus tard, de lui faire parvenir une missive tout aussi empreinte d’ardeur et de fièvre que les précédentes. Avec les mois, la position d’Anacaona par rapport aux manifestations aiguës de la passion devait s’affirmer davantage. Sans avoir jamais fréquenté Denis de Rougemont, son intuition sur cette question rencontrait plusieurs des thèses défendues dans L’amour et l’occident. Même si elle restait capable de romanesque, elle avait toujours les pieds bien rivés au sol, et considérait la passion comme une folie dans la relation de couple. En contrepartie, elle accordait une valeur suprême à la fidélité, qui est le lieu de l’effort et de la volonté en vue de l’accomplissement du couple. Ainsi, la venue d’Anacaona dans un quartier d’une banlieue relativement aisée de la capitale était pour Georges un grand bonheur. Depuis deux ans qu’il était pensionnaire, les rencontres avec son amie étaient très espacées. Aussi, n’en revenait-il pas de constater, dans un laps de temps si court, l’étendue des changements physiques survenus chez elle. Elle était grande et mince, il le savait, mais ses formes n’avaient pas encore été si affirmées, si manifestes, si éloquentes qu’elles le devinrent. Mais ce qui le frappait surtout, c’est une sorte d’aura qui accompagnait ces changements et lui donnait une réserve jamais observée jusqu’alors. Cela lui faisait dire d’ailleurs : « Une chance que je te connais depuis longtemps, sinon, je ne crois pas que je t’aurais abordée. Tu m’aurais intimidé. » Anacaona avait beaucoup ri de cette remarque; elle s’était montrée espiègle et moqueuse et Georges avait retrouvé la même franche gaieté de l’époque des vacances à Val des Landes. Après s’être éloignés l’un de l’autre, ils connaissaient le bonheur d’être ensemble, un rêve qu’ils avaient échafaudé, chacun de son côté. Prenant au sérieux leurs études, ils avaient convenu de ne se rencontrer qu’en week-end, tout en formant plus de projets que ne pouvait contenir ce laps de temps, toujours, trop court. Dès le début cependant, ils durent faire une concession à la réalité. Voulant assister à une représentation d’Andromaque par une troupe de théâtre étrangère, alors, en tournée au pays, ils avaient dû se rabattre sur des billets en pleine période scolaire. Mais après la frustration, quel régal ce fut! Georges garda encore à l’esprit le charisme de la tragédienne qui avait incarné Andromaque, et l’émotion que sa prestation avait provoquée, en particulier, sur Anacaona, déchirée par le dilemme terrible de l’héroïne : sauver son fils Astyanax en se donnant à Pyrrhus ou rester fidèle à la mémoire d’Hector. Cette séance avait été l’occasion pour Georges de faire l’expérience d’une sensibilité qu’il n’avait pas subodorée, à ce point, chez Anacaona et qui résulte, lui semblait-il, de l’introjection des éléments de la personnalité ou du comportement de ceux qui sont objets de son attention. Au cours des semaines suivantes, les week-ends les voyaient toujours ensemble, que ce fût pour le dîner dominical chez Anacaona ou pour visiter des amis, aller au cinéma ou à un spectacle quelconque, sans oublier les activités de volley-ball le samedi après-midi. Au cours de cette période, la beauté d’Anacaona s’affirmait de jour en jour. Une fois, en visite dans une galerie d’art près de Portopolis, un touriste de passage évoqua, en la voyant, les traits de Néfertiti avec son long cou et son port majestueux. Anacaona qui avait une idée assez vague de Néfertiti s’adressa à Georges pour plus de renseignements. Mais, pour avoir le cœur net, c’est à la bibliothèque qu’elle recourut sans cependant rien tirer d’extraordinaire de ses recherches. De sorte que, finalement, la comparaison la laissait assez froide. Mais Georges était conscient de l’effet qu’elle faisait sur les gens, les hommes comme les femmes. Très souvent, il lui arrivait de surprendre des regards insistants posés sur elle. Il en éprouvait une fierté, mais aussi une anxiété confuse, et se félicitait, en attendant, de ce qu’elle fût un peu intimidante. Quant à Anacaona, elle semblait ignorer qu’elle était belle et, objet d’admiration de beaucoup de gens rencontrés sur sa route. Un incident cependant devait se charger de lui dessiller les yeux dans l’année même de son déménagement. Georges le faisait remonter à l’été, car il associait l’événement aux hibiscus en fleurs et, à la livrée écarlate dont se paraient les flamboyants et les bougainvilliers qui ornaient les alentours de la résidence des Mannoni, bien que la splendeur de ces parures arboricoles ne soit pas seulement un apanage de cette saison. Cet après-midi-là, il devisait avec Anacaona au portail de la maison, quand un militaire arrêta sa voiture et demanda à voir le maître de céans. Apprenant qu’il était absent, il requit la présence de sa femme à qui il annonça, sans préambule, que les Autorités avaient choisi sa fille pour être la prochaine reine de carnaval. Interloquée, elle répondit au militaire qu’il se trompait probablement de personne, et qu’en ce qui la concernait, elle n’avait pas de fille pour le carnaval. Apparemment choqué de la réponse, pendant qu’Anacaona de son côté fondait en larmes sur les épaules de Georges, le militaire tourna les talons et s’engouffra dans sa voiture, après avoir dit d’un ton menaçant : «Nous verrons ça! » Dans les heures qui suivirent, cet incident constitua un brûlot dévastateur dans la famille par l’anxiété et les démarches de toutes sortes qu’il généra. Quand M.Mannoni revint de son travail, il entra dans une grande colère. Sa fille ne sera pas reine de carnaval, dût-on passer sur son cadavre à lui. Mais, des amis qui, entre-temps, étaient informés des manœuvres du Pouvoir, avaient vite fait de le dissuader d’adopter une attitude rigide et belliqueuse qui pourrait envenimer la situation. Dans ce pays, disaient-ils, où l’on ne peut pas invoquer l’autorité de la loi, et où les droits de l’homme sont ignorés, le comble de la sagesse c’est de jouer les roseaux plutôt que les chênes, même quand on est un chêne. Lorsqu’on veut parvenir à ses fins, il convient, de savoir comment contourner les obstacles dressés sur sa route, plutôt que de s’évertuer à les écarter. En termes de stratégie politique, cela revenait à essayer de trouver d’où venait cet ukase, d’en évaluer la crédibilité et la puissance politique à sa source, ensuite de se munir, de préférence, d’une force correspondante ou supérieure, pour les neutraliser. C’est à quoi M.Mannoni s’employa avec une fougue à la mesure de son indignation. Mais, très vite, il comprit par le truchement de son réseau, que la décision de procéder, en quelque sorte, à la conscription de sa fille était très sérieuse. C’était une façon de l’isoler de sa famille pour pouvoir l’approcher. Bien que présentée par un militaire, cette directive émanait de la mairie, à l’époque, un repère de Diables Blancs, et bénéficiant d’une relative autonomie dans la gestion des activités qui n’étaient pas d’envergure nationale. Refuser d’obtempérer aux injonctions, même d’une instance politique régionale, locale ou sectorielle se traduisait comme un geste de défiance vis-à-vis du régime. Aussi, une fois les enjeux circonscrits, les membres du réseau s’étaient multipliés pour découvrir, autant que possible, sans devoir faire des compromis, les forces de l’intérieur capables de faire obstacle aux visées de la mairie. Cela fut trouvé dans la personne d’un ancien adversaire politique du maire, très désireux de prendre sa revanche. Ils avaient su si bien tirer les bonnes ficelles qu’en soixante douze heures, la mairie était sommée par une instance gouvernementale de laisser tranquille Mlle Anacaona Mannoni. Pourtant, cet incident ne devait pas être le dernier du genre. Georges et Anacaona ne fréquentaient pas les clubs à la mode, mais il leur arrivait de devoir répondre aux invitations des amies de participer à des soirées dansantes. C’était le cas ce jour-là, et la fête avait lieu dans un hôtel, sur les hauteurs de Belleville. La soirée était agréable. Tout le monde s’amusait jusqu’à l’arrivée d’un trio de militaires déjà fort éméchés, et dont l’un d’entre eux s’avisa de vouloir danser avec Anacaona. Devant le refus de cette dernière, le militaire se montra insistant, désinvolte, voire un tantinet grossier. Sur quoi, Georges et ses amis durent intervenir; ce qui eut pour effet de provoquer une coalition agressive des militaires, dont l’un alla jusqu’à mettre Anacaona en demeure de danser avec lui, au risque de ne pouvoir le faire avec personne d’autre. L’incident prit des proportions considérables, et le couple crut préférable de tirer sa révérence au grand déplaisir de ses hôtes. Evidemment, ces expériences malheureuses ne manquaient pas d’affecter Anacaona. Elle manquait de perspective pour comprendre ce qui lui arrivait, tout en découvrant des facettes insoupçonnées de la vie sociale. Georges, de son côté, n’était pas moins perturbé, même s’il s’évertuait à banaliser les événements. Par rapport à Anacaona, il développait, sans toutefois en prendre conscience, une mentalité d’assiégé et voyait les hommes comme des agresseurs, sinon des concurrents, tout en laissant entendre, pour se conforter, que cette situation était étroitement liée au phénomène de la perversion politique au pays. Avec le temps, Anacaona avait appris à anticiper les situations problématiques et à les éviter, certes, pour son bien-être, mais à coup sûr, pour celui de Georges. Mais elle avait beau faire, elle ne pouvait pas contrôler toutes les situations. Surtout quand elles apparaissaient à des occasions, où la probabilité semblait jouer contre leur occurrence. C’est ce qui arriva au début de la deuxième année d’Anacaona depuis son déménagement. Disons pour commencer, que le collège fréquenté par Anacaona avait, en grande partie, une clientèle provenant de milieux relativement aisés. Elle y comptait beaucoup d’amies. De condition modeste, tout se passait comme si ses attributs personnels compensaient les aléas de sa situation sociale. Elle était liée d’amitié avec plusieurs jeunes filles de la bourgeoisie des affaires qui la fréquentaient et l’invitaient à leurs soirées. C’était le cas avec Martine Jansen qui se faisait, parfois, accompagner de son frère Ronny lors de ses visites. Anacaona se rendait compte que le monde était très petit, quand le hasard de la conversation lui fit comprendre que son père n’était pas inconnu de Paul Jansen, le père de Martine. Elle s’empressa, après le départ des amis, d’en parler à M.Mannoni. Ce jour-là, elle flaira une relation d’affaires asymétrique qui mettait ce dernier sous la dépendance des Jansen et qui ne lui fit pas honneur. De plus, elle devait apprendre, quelques jours plus tard, que certaines visites de Martine se faisaient à l’instigation de Ronny qui avait le béguin pour elle. Anacaona était surprise de la nouvelle. C’était certainement un hommage auquel elle ne s’attendait pas, même si elle trouvait le jeune homme toujours très charmant avec elle. Quand ces démarches se font dans les formes elles méritent toujours le respect, aussi en sut-elle gré à Ronny de ses sentiments à son égard. Mais elle se devait de lui faire comprendre que ses sentiments n’étaient pas partagés, et que sa fidélité allait déjà à quelqu’un d’autre. Cependant, il y avait deux personnes autour d’elle, qui ne voyaient pas les choses avec la même distance et la même simplicité. Ce fut, d’abord, son père. Très malheureux de cette situation, au point d’avoir perdu le sommeil les deux premières nuits, il sentit le besoin, le surlendemain, de venir sonder la qualité des liens existant entre sa fille et Georges. Il était reparti désespéré, d’autant qu’il avait la certitude que M.Jansen n’attendrait pas longtemps, avant d’apprendre que son fils, l’un des meilleurs partis en ville, s’était fait éconduire par la fille de son protégé. Anacaona était très déçue de l’attitude de ses parents et de son père en particulier. Bien qu’ils affichassent le mutisme le plus opaque par la suite, il était cacophonique à ses oreilles. Elle eut l’impression qu’on l’aurait, volontiers, poussée dans les bras de Ronny et elle en eut honte pour eux. Ce fut ensuite Georges. Anacaona, qui le connaissait bien et qui anticipait ses réactions, avait décidé, d’abord, de tout lui cacher. Mais comme le moment qu’elle vivait la laissait, souvent, inquiète et absente à la fois, ses préoccupations n’échappaient pas à Georges, qui fit tant et si bien, qu’elle finit par tout avouer. A compter de cet instant, et pendant plusieurs jours, Georges fut en proie à un grand désarroi. Anacaona avait beau le rassurer, l’image de sa confrontation avec quelqu’un qui disposait de tous les atouts : richesse, notoriété, pouvoir etc. ne cessèrent de le hanter, indiquant par son comportement, qu’il avait presque perdu la bataille et, perdant de vue par cette attitude délirante, qu’il était en train d’insulter amèrement Anacaona. De plus, cette situation eut pour effet d’induire chez lui une sorte de paranoïa, même à l’égard des condisciples de son amie. Mais les répercussions de toutes sortes envisagées, tant sur la famille Mannoni que sur les relations d’Anacaona et de Georges, ne se matérialisaient aucunement. Anacaona demeurait l’amie de Martine, même si elles se voyaient moins souvent désormais. De son côté, M. Mannoni pouvait toujours disposer des commodités mises à son service, moyennant une commission dérisoire. Apparemment, les relations avec M.Jansen ne souffraient pas dangereusement des mésaventures de son fils. Georges était peut-être le plus éprouvé, puisque longtemps après, il restait un peu ombrageux à l’égard des amies d’Anacaona, surtout si elles avaient des frères. Pendant que, délaissant son poste d’observation, Georges se dirigeait vers sa table de chevet, il revoyait en imagination cette période de sa vie et il n’en éprouvait aucune fierté. Il se percevait, alors, comme un adolescent attardé, idéaliste et, un tantinet, complexé, qui n’avait pas encore l’aisance nécessaire, pour négocier les situations difficiles de la vie sociale et, qui ne cherchait pas toujours les loups – pourtant nombreux à l’époque- au bon endroit ou sous les déguisements dont ils s’affublaient. Le Diable blanc se présentait, alors, sous les oripeaux les plus bizarres ou inattendus, même celui de l’intellectuel et, plus d’un jeune payait de leur santé ou de leur vie, dans les geôles infectes de la tyrannie, une petite discussion à saveur philosophique ou un avis de peu d’importance sur un problème d’actualité. Big Brother et la Police de la Pensée régnaient alors en maîtres et il ne devait qu’à sa bonne étoile d’avoir, malgré tout, survécu sans trop de problèmes. Georges se souvenait, comme d’hier, d’un film qu’il avait vu en compagnie d’Anacaona et qui avait eu sur lui, une influence déterminante. C’était au mois de mai, un dimanche, au Théâtre du Ramier. Il mettait en scène les relations d’un couple dans une ville de province française, en insistant particulièrement sur la coquetterie de la femme, sa grande sociabilité et la jalousie du mari. L’expression de cette jalousie était menée de main de maître, d’abord, en s’amusant de son éclosion et en la dirigeant, petit à petit, à travers les péripéties de la vie quotidienne, au fil des mois, dans un crescendo qui vit le mari au paroxysme de ce sentiment, tout abandonner, y compris son travail, pour surveiller les activités de sa femme. Bien entendu, le film ridiculisait, jusqu’à la caricature, le travers du mari et invitait, conséquemment, le spectateur à se payer sa tête. Car non content de cultiver ce travers de façon excessive, surtout quand la réalité démontrée des activités de sa femme ne le justifiait pas, le mari prenait des moyens idiots et odieux pour s’en préserver. Georges n’était, alors, pas le genre à se complaire indéfiniment dans l’introspection. Cet exercice ne lui était même pas familier. Mais, par la force des choses, il était conduit à descendre en lui-même et à s’analyser. Ce qu’il y voyait, n’était pas très joli. L’image ressemblait trop à celle du mari jaloux. Il ne manquait que de remplir l’espace dessiné en creux ou en pointillé pour les situations à venir. Et comme il ne semblait pas être convaincu de la fidélité de cette image, Anacaona était appelée à la rescousse avec ses lunettes. Même colorées en rose, elles s’avéraient incapables de donner à voir autre chose que ce qu’il y avait à voir, c’est-à-dire, l’image hideuse projetée sur la rétine de Georges. Celui-ci en eut la conviction rien qu’à regarder les yeux d’Anacaona. Qu’ils étaient éloquents dans le silence qui emplissait la véranda! Tous les propos devenaient vains. Vaines aussi les questions de l’un et les explications de l’autre. Le ciel, auparavant si opaque, était tout à coup si clair que c’en était éblouissant. Comment avait-t-il pu, si longtemps, cohabiter avec cette image de lui-même, jaloux et méfiant à outrance? Etait-il à ce point égocentrique qu’il ne sentait jamais le besoin de s’analyser? De se mettre en question, ne serait-ce qu’un instant? Sa vision de lui-même ressortait avec tellement de netteté que Georges, devenu depuis quelque temps un peu excessif dans ses réactions, eut tendance à exagérer ses manques et ses excès. Et par un phénomène rare de communication extra-sensorielle, comme si dans son mutisme elle suivait l’évolution de la pensée de Georges, c’est Anacaona qui rompit le silence, en essayant d’atténuer l’expression ténébreuse de sa palette à l’égard de lui-même. Ce jour-là ne constitua pas moins, le début d’un véritable chambardement, et dans la conscience qu’avait Georges de lui-même, et dans ses choix personnels et philosophiques. Il en résulta un changement de comportement, dont les principes étaient toujours maintenus en éveil, afin d’empêcher que le naturel ne revînt au galop. Contrairement à toute probabilité, Georges sortit grandi de cette expérience aux yeux d’Anacaona. L’effort qu’il avait fallu déployer pour aller à l’encontre de tendances, somme toute, assez profondes chez lui fut considérable. Anacaona ne se trompa pas, d’imputer à son amour pour elle, la ténacité de son ami à remonter le courant, sans jamais sentir le besoin de revenir la-dessus. En ingérant les médicaments déposés sur la table par Mme Levert, Georges se mit, en raison d’un curieux phénomène mnémo-technique qu’il aurait du mal à expliquer, à penser à un prestidigitateur qui l’avait beaucoup impressionné à l’époque du collège. Lors d’une séance publique, il avait mis au désespoir une spectatrice prise au hasard. Avec sa baguette magique, il avait tiré de son soutien-gorge un nombre impressionnant de sous-vêtements aguichants, liés les uns aux autres par un nœud et sur une longueur de plusieurs mètres. Ce jour-là, Georges eut l’impression que les événements étaient enchaînés dans sa mémoire de la même façon. Voilà longtemps qu’il n’avait pas pensé au fameux week-end aux environs de Valorane. Pourtant, cela s’imposait à lui comme appelé inexorablement. Certains jours, il avait l’impression d’être l’exemple parfait de celui dont parlait Bergson quand celui-ci disait : «Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute aussi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée. » C’était probablement au cours du printemps de cette année-là. Après avoir hésité longtemps, Georges et son amie allèrent y passer un week-end, au bord de la mer, à l’invitation d’un couple ami. L’endroit était assez rustique et peu accueillant, en raison de l’escarpement du littoral et des palétuviers qui avaient colonisé ce lieu sur une longueur de près d’un kilomètre. Pour faire échec à ces obstacles, une sorte de jetée branlante y avait été aménagée, laquelle s’avançait dans l’eau sur une profondeur d’une dizaine de mètres. Mais une fois cet espace désagréable franchi, la plage s’offrait aux baigneurs dans une teinte azurée qui, on voulait le croire, n’aurait pas déparé les sites balnéaires les plus réputés. En raison du caractère peu hospitalier du littoral à cet endroit, on y voyait peu d’installations de villégiature, à part quelques petits baraquements épars, permettant de s’abriter de façon minimale. Par comparaison, le chalet où Georges et Anacaona étaient invités, bien que modeste, eut l’air d’un palais. En plus de ces derniers, trois autres personnes y séjournaient : les hôtes, M et Mme Auguste et Liliane la sœur de celle-ci. Le chalet ne disposait pas d’eau courante, mais pouvait bénéficier d’un filet d’eau capté à même les canaux d’irrigation existant dans les parages. Les appartements se constituaient d’une salle polyvalente utilisée comme salle de séjour, et de deux chambres à coucher. Dans un autre contexte, l’aménagement des lieux aurait permis aux deux couples d’avoir l’autonomie nécessaire pour leur intimité, mais à l’époque et, compte tenu des gens concernés, un autre type d’organisation avait prévalu. Puisque Georges et Anacaona n’étaient pas encore mariés, on avait convenu de répartir les chambres selon les sexes, les femmes dans une chambre, les hommes dans l’autre. Cela n’avait, au demeurant, affecté en rien la joie des amis de se retrouver et de s’ébattre à longueur de journée dans la mer, sous un soleil précoce de printemps, entre des cocktails au citron le matin et de l’eau de coco pour se désaltérer l’après-midi. Très vite, la gaieté envahissante et contagieuse du groupe avait attiré les badauds. Dans un pays où, de tout temps, le bouche-à-oreille est la forme la plus rapide de communication, le temps de le dire, une foule de curieux, sortis, on ne sait d’où, s’amassait sur le bord de la mer pendant que les amis s’amusaient et s’interpellaient à qui mieux mieux, de façon à essayer de couvrir le bruit des vagues. Il n’en fallait pas plus pour qu’une obscure rumeur commençât à circuler autour de la personne d’Anacaona. D’abord vague et légère, en peu de temps, elle devint houleuse après être relayée par la foule grandissante. Chaque fois qu’Anacaona faisait un geste, cela suscitait des applaudissements. Au début, elle et ses amis ne comprenaient pas, mais il fallait se rendre à l’évidence : c’était une façon de lui rendre hommage, sans toutefois en connaître la raison. Jusqu’au moment où le cri strident d’une femme au paroxysme de l’émotion, déchira l’air en faisant retentir : Vive la reine Anacaona! A quoi toute la foule répondit en chœur : Vive la reine Anacaona! Vive la reine Anacaona! Anacaona et ses amis ne comprenaient toujours pas ce qui se passait et comment expliquer ce comportement bizarre de la foule. En entendant cette clameur, ils se rapprochèrent de la scène. Au même moment, trois ou quatre jeunes, se détachant de la foule, commencèrent à courir dans toutes les directions en clamant à tue-tête : La reine est revenue! Anacaona est revenue! Venez voir la reine! Anacaona était sidérée. Georges se souvenait, jusqu’au moindre rictus, de la réaction de son amie. C’était comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Elle s’attendrait à tout en Caraïbe, mais pas à cela, pas à être identifiée à une reine qui a vécu au détour du 15ème et du 16ème siècle. Elle essayait de trouver quelque chose à quoi s’accrocher dans les yeux de Georges, comme une personne en tombant s’agrippe à une petite branche; apparemment, elle n’y avait rien trouvé à sa satisfaction, car dans sa confusion, elle se mordit les lèvres et prit la direction du large. Mais Georges ne tarda pas à la rattraper, et à essayer, tant bien que mal, de la rassurer. Longtemps après qu’Anacaona se fut enfermée dans le chalet, la foule resta silencieuse et mystérieuse comme si elle attendait l’accomplissement de quelque chose. Finalement, en désespoir de cause, elle s’égailla dans une attitude réservée et énigmatique. Le soir venu, il n’était plus question d’aller souper au restaurant comme prévu. Anacaona était trop perturbée par ce qui venait de se passer. On redoutait de plus une réédition de l’incident de l’après-midi aux abords du restaurant. Mais ce n’était que partie remise, car le lendemain, comme les amis se promenaient en attendant que la voiture de M.Auguste fût réparée, un attroupement se fit derrière eux, suivi d’acclamations sporadiques en l’honneur d’Anacaona. A quoi répondaient les ménagères sur le pas de leur porte, et les vendeuses de fruits et de légumes des deux côtés de la route. Aux yeux du petit groupe, le phénomène venait de prendre une dimension inquiétante. Au-delà du caractère insolite et mystérieux de l’événement qui ne finissait pas de donner lieu à toutes les interprétations possibles, il y avait un aspect politique dangereux qui n’échappait à personne. Ils étaient tous conscients que des gens moisissaient dans les geôles du régime, pour des signes d’allégeance ou des manifestations autres, que ceux en faveur du Pouvoir, beaucoup moins importants que ceux de la foule. C’est alors que profitant d’un raccourci, ils décidèrent de battre en retraite jusqu’au garage où Anacaona s’engouffra dans la voiture, enfin réparée, en direction de Portopolis. L’aventure du week-end imprégna les gens d’une atmosphère d’effervescence. Liliane n’arrêta pas d’évoquer les moindres faits et gestes des uns et des autres, attirant les commentaires passionnés de M et Mme Auguste, et parfois, d’Anacaona. Quant à Georges, il garda le mutisme le plus profond, perdu qu’il était dans ses pensées obscures. Que fût-il advenu si le Pouvoir avait eu connaissance de l’incident et en avait pris ombrage, naturellement? Anacaona aurait-elle été arrêtée pour subversion? Selon toute probabilité, elle n’eût pas manqué d’être perçue comme un danger pour le régime, entraînant par le fait même, une menace très grande pour son intégrité physique, d’autant plus qu’elle ne pouvait, à coup sûr, rien faire pour la neutraliser. Elle n’aurait pas pu être amenée à résipiscence afin d’obtenir le pardon des instances politiques. Car sa faute eût été de celles pour lesquelles aucun pardon n’est prévu, aucun processus pour rentrer en grâce. Une situation kafkaïenne, comme cette latitude en produit trop souvent… Détenue dans une des geôles infectes du régime, après plusieurs mois, à supposer qu’elle arrive encore à résister à la mort, on n’eût pas écarté le danger qu’elle ferait peser sur le régime au cas de sa relaxation. On aurait alors préféré l’y laisser mourir. Et Georges prit sa tête à deux mains de s’imaginer Anacaona décharnée, ne pouvant marcher parce que trop faible, n’ayant presque plus de cheveux, couverte de plaies, de vermines comme ces prisonniers aperçus un jour et qui avaient eu la chance de réchapper de l’antre infernal à Nécrolis. Et ainsi, sans bruit, sans espoir, sans assistance, et surtout sans jamais rien savoir d’elle, elle serait morte dans la solitude et la misère la plus terrible qui se puisse imaginer. L’horreur de la scène, revue plusieurs années après, arracha un juron à Georges, et fit sursauter l’infirmière venue prendre ses signes vitaux. Toutes les fois que cela lui arrivait, Georges se sentait comme un enfant pris en faute, un peu comme la fois où il avait été surpris, enfant, le doigt dans le pot de confiture à la faveur de l’obscurité, ne prévoyant pas que le courant allait si vite se rétablir. Son impression était d’autant plus grande que ce souvenir ravivait sa douleur de savoir que son ex-beau-frère croupissait, depuis bientôt deux ans, dans une des cellules infernales du régime, sans qu’on puisse avoir de ses nouvelles, malgré de multiples tentatives. En définitive, les informations contradictoires qui lui parvenaient ne permettaient même pas de localiser, de façon certaine, le lieu de sa détention. Maintenant, pour se donner une contenance et affecter un air guilleret qu’il n’avait pas, il s’était mis à siffloter comme pour dérouter l’infirmière, et comme si cette dernière pouvait se douter, qu’il était sur la piste d’un fantasme surgi dans le sillage d’Anacaona, sous les tropiques, dans un pays impossible! Après l’incident du week-end, la décision fut prise, au grand déplaisir des Auguste, de ne plus revenir sur les lieux. Certes, Georges et Anacaona s’étaient bien amusés, et ils gardaient un souvenir merveilleux de leurs hôtes et des moments passés à la mer. Mais ils avaient aperçu le diable sur leur route et ils avaient choisi de ne pas se laisser tenter. Sauf que le diable a plus d’un tour dans son sac. Environ deux mois plus tard, revenant d’un séjour à Val des Landes, ils durent se ranger sur le bord de la route, à environ trois kilomètres du chalet où ils avaient passé le week-end, pour laisser la voie libre à deux bandes de Rara qui se rencontraient. En pareille circonstance, c’est dangereux : il y a bataille rangée et il est préférable de ne pas se trouver à proximité. C’est à ce moment-là que la voiture de Georges, qui surchauffait de façon inquiétante, a pris feu. Très rapidement, on vit des flammes jaillir du capot pendant que l’habitacle s’emplissait de fumée. Durant quelques secondes qui parurent une éternité, on chercha en vain la poignée de la portière pour s’extraire du four. Finalement, les yeux hagards et la mine rébarbative, on mit pied à terre avec peine, pendant que les deux bandes, oublieuses de la bataille à gagner coûte que coûte, s’affairaient à répandre de la terre sous le capot pour éteindre le feu. Quand tout fut fini, quelqu’un remarqua Anacaona, et à la vitesse de l’éclair, sa présence fut signalée. En dépit de la déférence qu’elle suscita, tout le monde voulut la voir de près. Il s’ensuivit une échauffourée entre les deux bandes, laquelle ne dégénéra pas en bataille, mais mit fortement à l’épreuve Anacaona et Georges, surtout qu’ils étaient bloqués d’un côté par la voiture incendiée. En même temps, ils prirent conscience qu’ils étaient comme prisonniers. Ils espéraient pouvoir réquisitionner une voiture de passage, mais ces manœuvres étaient rendues difficiles tant que les bandes de Rara n’auraient pas décidé de lever le camp. Or, au lieu de cela, leur barde avait, séance tenante, mis en forme une chanson que tout le monde chantait à tue-tête, faisant un vacarme épouvantable sur fond de tambour, de lambis et de vaccines. Longtemps après, Georges et Anacaona se demandèrent comment ces gens avaient pu si vite créer cette chanson et la chanter en chœur. Rèn Anacaona Reine Anacaona Ou pi bèl pacé nou tout De nous tous, tu es la plus belle Ou pi bon pacé nou tout De nous tous, tu es la meilleure Nou vlé-ou rété ak nou Nous voulons que tu restes avec nous Rèn Anacaona Reine Anacaona Rèn péyi pa nou-an La reine de notre pays Fè misè nou fini Fais que notre misère finisse Fè nou capab viv Fais que nous puissions vivre Rèn Anacaona Reine Anacaona Nap tan-ou lontan Nous t’attendons depuis longtemps Fè sa ou vlé ak nou Fais ce que tu veux de nous Nap maché dèyè ou Nous marcherons derrière toi Viv rèn Anacaona! Vive la reine Anacaona! Viv rèn Anacaona! Vive la reine Anacaona! Georges était effrayé par l’ampleur de la manifestation, mais s’il avait saisi le sens de tous les mots, sa frayeur eût été encore plus grande. Aussi n’eut-il de cesse de trouver un véhicule qui leur permettrait de sortir de ce piège et de gagner Portopolis au plus vite. Après plusieurs tentatives infructueuses, la satisfaction lui fut donnée par un bon samaritain de l’Unesco qui revenait de Jemal. C’est seulement après s’être senti en sécurité, que le couple put revenir sur les séquences de l’événement et les interprétations auxquelles il pouvait donner lieu. Même à ce moment-là, de savoir que la chanson faisait référence, entre autres, à la «reine de notre pays», Georges eut froid dans le dos et se promit de prendre toutes les mesures possibles, dorénavant, pour éviter qu’Anacaona ne fût l’objet de telles manifestations. Mais il avait dû se rendre compte qu’en histoire comme en psychologie, la véracité d’un élément d’information n’a pas besoin d’être établie pour avoir un impact considérable. Les Mannoni étaient aussi persuadés qu’ils descendaient de la reine Anacaona, que les bandes de Rara croyaient à son retour dans la personne de cette belle jeune fille qui portait son nom. CHAPITRE IV LA VISITE La veille, Georges avait eu beaucoup de difficulté à trouver le sommeil. Il lui avait fallu attendre que l’aurore apparaisse à travers les rideaux avant de sombrer dans le sommeil, presqu’au moment où il aurait dû se réveiller. De sorte, qu’encore une fois, il avait failli rater sa séance de physiothérapie. Il est vrai que cela allait plutôt bien de ce côté. A part une certaine rigidité à la clavicule et, bien entendu, un déficit encore marqué de ses capacités de locomotion, il n’avait pas lieu de se plaindre. Il ne ressentait presque plus les douleurs du début, sauf lorsqu’il accélérait son rythme sur les machines. Le médecin rencontré hier lui laissait entendre, qu’à moins de complications imprévisibles, il pourrait regagner ses pénates bientôt. A condition, bien sûr, qu’il continue les exercices de façon régulière. Au demeurant, il n’en revenait pas de sa grande capacité de récupération. Des malades comme lui, disait-il en riant, il en recevrait plusieurs tous les jours, car il pouvait éviter de les soigner : ils guérissent tout seuls, rien qu’en laissant faire la nature. En attendant, ses préoccupations étaient ailleurs. Sur un malaise indéfinissable qui ne cessait de l’habiter depuis quelque temps et qui, au cours des dernières heures, prenait des proportions démesurées. Généralement, Georges aimait maîtriser les situations auxquelles il était confronté. Quand il faisait face à un problème, il n’avait de cesse de le disséquer, afin d’en trouver la solution. Dépendant du domaine concerné, il élaborait des hypothèses ou des stratégies, échafaudait des scénarios qui tenaient compte, autant que possible, de la multiplicité des sujets en cause. Cela participait des préalables qu’il jugeait nécessaires à son emprise sur l’environnement. Savoir toujours où il met le pied, voilà ce qui pourrait résumer en partie sa philosophie de la vie. Et pourtant, si nécessaire pour lui de savoir où il met le pied, il ne le savait pas encore ce matin-là. Fallait-il avancer ou retraiter? Tel était le sens de son malaise. Plus précisément, il aimerait pouvoir avancer, mais dans quelles fourmilières il risquait de se jeter? Quels repaires de scorpions l’attendaient au détour du chemin? D’un autre côté, si la route conduisait à une plage ensoleillée de sable fin, comment le saurait-il jamais s’il battait en retraite? Dans le monde du travail, il ne restait pas longtemps enfermé dans un tel dilemme. Il avait appris à prendre des décisions même lorsqu’il n’avait pas toutes les données nécessaires, mais quand il s’agissait de lui-même et d’Anacaona, c’était autre chose. Il se rendait compte, tout à coup, que même après leur divorce, Anacaona continuait, d’une certaine façon, d’avoir de l’emprise sur lui, de conditionner son existence. L’orgueilleux qui sommeillait en lui se rebiffait quelque peu de cette prise de conscience. Et comme pour balancer dans l’oubli ou le néant cette reconnaissance ou pour couvrir la voix d’un interlocuteur interne qui aspirait, il le sentait, à se faire entendre, il se mit à soliloquer fortement, au risque de passer pour quelqu’un dont le fonctionnement entre les deux oreilles laissait à désirer. La radio diffusait le quatrième mouvement de la cinquième symphonie de Malher. D’habitude, cette musique, par l’atmosphère de sérénité et d’apaisement qu’elle restitue, avait sur lui une action balsamique. Paradoxe étrange, c’est à l’époque de son mariage qu’il l’avait découverte par le truchement d’Anacaona. Le bonheur calme, l’état de béatitude qu’elle suggère, étaient alors tout à fait en harmonie avec son état d’âme. Mais aujourd’hui, si l’animateur n’avait présenté la pièce musicale, il n’y aurait pas réagi. Tellement il était mobilisé par la prochaine visite d’Anacaona. Comment cette rencontre allait-t-elle se dérouler? Cette question qu’il se posait pour la centième fois suscitait chez lui toujours les mêmes images. Il voyait de gros plans de lui-même et d’Anacaona : des visages de sphinx qui se fermaient sur l’avenir. Puis, il y avait le glissement sur Anacaona telle qu’elle lui était apparue à son retour de Zurich. Elle avait coupé ses cheveux et ressemblait à s’y méprendre à la jeune femme aux boucles de Modigliani. Elle portait alors une jupe hawaïenne et était pétillante de gaieté. Et comme si cette image lui faisait subitement l’effet d’un leurre, elle était immédiatement refoulée par une autre d’Anacaona, en négligé du matin, les cheveux ébouriffés et les yeux bouffis de n’avoir pas dormi, dans une attitude vindicative à son endroit. Mais il n’était pas davantage à son aise avec cette image. Elle le dérangeait. Elle agissait comme un boomerang sur lui. Il le savait mais il l’avait oublié. Car cette image mettait en question son propre comportement à l’égard d’Anacaona. C’est d’ailleurs celle qui cristallisait, en quelque sorte, l’échec de son mariage. Cette nuit-là, il était entré très tard, peut-être vers deux heures du matin. En raison de ses retards, Anacaona avait pris l’habitude de ne pas l’attendre pour aller se coucher. Professeur de musique dans un collège, elle avait besoin de ses sept heures de sommeil pour être bien disposée à son travail. Pourtant cette décision ne lui garantissait pas le repos souhaité, car il avait lieu dans de mauvaises conditions psychologiques, avec des inquiétudes touchant la déliquescence de sa situation conjugale. Quand donc Georges rentra, la réveillant en sursaut, une dispute s’ensuivit. Des flèches acérées volèrent dans les deux directions, achevant de faire déborder une coupe qui était remplie depuis longtemps. Plus précisément, depuis que les activités financières de la firme où Georges était actionnaire, devenaient très lucratives, avec l’essor vertigineux des fonds de placement. Auparavant, l’argent était, certes, important pour Georges. Cela lui permettait d’avoir un niveau de vie qu’une bonne partie de la population lui aurait envié. Mais à compter d’une progression rapide de la valeur de ses actions, quelque chose de grave s’était passé en lui. C’est comme s’il avait le vertige devant tant de richesses. Et pourtant, paradoxe étrange, elles ne semblaient pas lui suffire. Comme l’époque était fertile en progressions mirobolantes d’indices boursiers, à l’instar des joueurs compulsifs, il avait toujours les yeux rivés sur la prochaine transaction qui ferait croître son capital. C’est à cette époque qu’il commençait à rentrer tard, maximisant ses heures de travail. En contrepartie, les activités avec sa femme rétrécissaient comme une peau de chagrin. Les concerts, les œuvres théâtrales et les opéras qui prenaient le plus clair de leurs activités culturelles, jusqu’aux dernières années, étaient, dans l’ensemble, fréquentés seulement par Anacaona. Georges n’était jamais présent comme par le passé. Finalement, c’est Anacaona elle-même qui était délaissée, au profit de gains boursiers ou de commissions de plus en plus lucratives. Cette période voyait beaucoup de courtiers en valeurs mobilières surfer sur la crête des vagues boursières, et amasser des fortunes colossales. Ils semblaient anesthésiés contre les clameurs de dépression qui montaient du milieu. A certains moments, on pouvait croire que le vent tournait, car les indices se mettaient à dégringoler, faisant perdre en théorie, et dans un laps de temps très court, des centaines de milliers, voire des millions de dollars aux investisseurs. Mais très vite, la spirale reprenait le mouvement ascensionnel, enrichissant encore davantage les détenteurs de titres, mais tout particulièrement, les courtiers qui jouaient sur tous les tableaux. Georges vivait ces périodes dans un état de fièvre permanent, une sorte d’état second, qui lui permettait de faire abstraction de toute préoccupation, à l’exception des gains boursiers pour ses clients et pour lui-même. A quelques reprises, Anacaona avait essayé d’aller le chercher dans son monde, en usant de tendresse et de douceur, et en invoquant le chemin merveilleux parcouru ensemble depuis l’enfance, mais au lieu d’atteindre le but recherché, son attitude et ses paroles ne réussissaient qu’à le crisper, à le rendre encore plus ombrageux, et à voir confusément dans le personnage de sa femme, un obstacle à surmonter pour atteindre ses objectifs. Au cours de la dispute, il le fit sentir de diverses manières à Anacaona, comme s’il voulait être sûr, que l’information ne raterait pas sa cible. Mais il ne lui était pas nécessaire de se donner tout ce mal, car il avait si bien fait mouche du premier coup, que cela servait à sa femme pour confirmer des hypothèses concernant la perception de son mari à son égard. C’est ce jour-là qu’elle prit la décision de partir. En revoyant, une fois de plus, cet épisode de sa vie conjugale, Georges comprit finalement qu’il ne ferait pas l’économie d’un risque. Lui qui aimait tout contrôler et qui y parvenait, sauf dans le domaine du marché financier, il finit par se résoudre à affronter Anacaona. Jusqu’à la fin, il ne saurait qui, de l’amie ou de l’ennemie, il allait rencontrer. Il en était là de ses supputations quand l’interphone annonça Mme Mannoni dans le hall d’entrée. Pris d’une agitation fébrile comme s’il ne s’attendait pas à la visite, Georges se lança pour la première fois, depuis qu’il était au Bercail, hors de son fauteuil roulant, pour jeter un dernier coup d’œil au miroir de la commode, et arranger ses cheveux. Et réalisant à peine l’incongruité de son comportement par la douleur subitement ressentie à la hanche, il récupéra son fauteuil pour aller tirer les rideaux, laissant libre cours à une raie lumineuse et son cortège de grains de poussière dansant obliquement dans l’air. Dans un autre moment, ce rayon de soleil aurait été suffisant pour ramener à la mémoire des souvenirs d’enfance enfouis, mais la scène de sa conscience était à ce point obstruée par l’arrivée imminente d’Anacaona, que toute autre chose en était immédiatement refoulé. Obstinément, comme s’il fallait que chaque chose fût à sa place, dans cette chambre d’hôtel qui n’était pourtant qu’une chambre de clinique de santé, Georges s’affaira de-ci, de-là, tantôt replaçant la couverture du pied du lit, tantôt trouvant une place sur la commode pour un livre qui traînait sur la chaise. C’est à ce moment qu’Anacaona, qu’il n’avait pas vu arriver, lui toucha l’épaule en lui donnant un baiser sur la joue. L’intervalle de quelques secondes, Georges en était contrarié. Les choses ne s’étaient pas passées comme il les avait anticipées : il voyait plutôt entrer Anacaona, et il avait tout le temps d’interpréter tous les détails de sa physionomie, jusqu’aux moindres rictus de sa bouche, le voile d’ombres de ses regards, si cela était de circonstance, et même son attitude générale, canalisée par son air avenant ou pas, son port de tête et sa motilité. Ces premiers éléments d’information lui faisaient totalement défaut, car pour voir Anacaona, il lui fallut opérer un demi-tour avec sa chaise roulante, une manœuvre qui s’avéra plus difficile que d’habitude. Et comme si Anacaona avait lu dans ses pensées, pendant le temps de la manœuvre, elle garda le silence, lui permettant de se faire examiner avant de s’informer de l’état de sa santé, de la gravité de ses blessures, du pronostic médical, de la date de sortie de la clinique etc…Le tout était dit par une personne avide de renseignements, sans qu’il fût permis à Georges d’imputer cette avidité, à l’inquiétude ou à une sollicitude particulière. Elle s’informa également des médicaments qui lui étaient prescrits, de leur efficacité, et quand elle apprit que Georges participait à des exercices de physiothérapie, elle s’enquit du rythme de ces exercices, des efforts qu’il devait consentir à chaque séance, et de sa régularité à ces séances. Et pendant qu’elle faisait son enquête, Georges s’adonna à une autre par la pensée. Il se demandait en quoi les questions posées par Anacaona différaient de celles posées par l’infirmière. Et il se mit à comparer les nuances infimes de sa posture, de son intonation et de sa réceptivité mentale ou psychologique, pour conclure à aucune différence vraiment sensible entre les deux. Pourtant, si les questions d’Anacaona ne parlaient pas de sa sollicitude, elles n’étaient pas non plus celles d’une personne indifférente. Elle aurait pu ne pas venir le voir, et choisissant de venir, rien ne l’aurait empêchée de garder son quant-à-soi, si tel était son désir, ce qui pour Georges eût été la même chose que l’indifférence. Mais, ce n’était pas le cas, car s’il sentait de la retenue dans son comportement, il ne pouvait pas mettre en question son aménité. Dans une certaine mesure, cette rencontre se voulait plus difficile qu’il ne l’avait imaginée au départ. L’idéal serait qu’elle fût affectueuse. A défaut, il eût presque préféré une attitude vindicative, qui permettrait de basculer dans des situations plus chargées psychologiquement, mais plus claires par rapport au contentieux qui les séparait. Son problème, c’était de devoir patauger dans un marécage émotif, duquel il ne voyait pas comment il pouvait sortir. Ainsi branché sur ses problèmes internes, il ne n’aurait peut-être pas songé à s’enquérir de l’état de santé d’Anacaona, si cette dernière ne l’avait informé que son père venait de mourir, il y a quelques mois. Réalisant ce qu’il nomma sa muflerie, il se confondit en excuses, réclamant des nouvelles de sa famille et d’elle en particulier. Il apprit ainsi qu’Anacaona revenait, à peine, d’un séjour de deux mois en Caraïbe. En congé sabbatique d’un an, elle avait épuisé tout le temps qui lui était imparti à Val des Landes et à Portopolis, profitant des derniers mois de la vie de son père, et servant de soutien à sa mère et à sa soeur Mirabelle dont le mari était emprisonné, sans avoir eu le temps de connaître sa fille Elza. En dépit de multiples démarches à différents niveaux, on ne savait pas ce qui était reproché à ce dernier et l’endroit exact de sa détention. Pour le reste, tout allait bien. Elle venait de reprendre ses cours de musique au collège et était satisfaite des groupes d’étudiants dont elle avait la charge. Elle exhibait la même coiffure à la Modigliani qui la caractérisait depuis quelques années, mais elle s’habillait un peu plus sévèrement que d’habitude : une blouse blanche d’un fin tissu ouvré en dentelle, agrémentée d’une écharpe bleu ciel et une jupe grise damassée. Mais si elle avait choisi ces vêtements pour être moins flamboyante que d’ordinaire, elle n’avait pas réussi, car il y avait dans sa personne, dans son sourire discret et ses yeux pétillants, quelque chose qui transformait tout. Pendant qu’elle présentait à Georges le chocolat qu’elle lui apportait, s’informant au même moment, du passage du temps à la clinique et, de la place faite à l’ennui dans le quotidien, ce dernier prenait plaisir à l’entendre parler, à écouter le son de sa voix, à retrouver dans toute sa personne, un rayonnement qui avait fait les beaux jours de sa jeunesse, depuis ses années de collège. Et quand, au moment de prendre congé, parce qu’elle aurait bientôt une partie de tennis, elle s’informa du livre qu’elle pourrait lui apporter bientôt, s’il le désirait, c’est tout naturellement qu’il se montra ouvert à la proposition, sans savoir encore quel livre il pourrait suggérer. Finalement, ils convinrent, après quelques hésitations de la part d’Anacaona, qu’elle irait lui récupérer Mrs Dalloway de Virginia Woolf et Martereau de Nathalie Sarraute dans les rayons de sa bibliothèque. Après le départ de la visiteuse qui était restée environ une heure que Georges espérait voir prolonger, ce dernier tomba dans un état de prostration suivi d’une profonde rêverie. Il en émergera beaucoup plus tard, après la physiothérapie, pour se demander, un peu comme après les séances d’information au bureau, quel bilan faire de cette rencontre? Après bien des analyses, il parvint à deux éléments sur lesquels se concentrait l’essentiel de ses observations. Primo, son divorce avait été la plus grave erreur de sa vie. Il s’en doutait bien depuis quelque temps, mais maintenant il en avait la confirmation. Quelles raisons valables avait-il eues pour en arriver à cette extrémité? Rétrospectivement, il essayait de comprendre les états d’âme qui l’avaient conduit à cette impasse, mais il n’y arrivait pas, comme si sa conscience n’avait pas enregistré les processus mentaux au terme desquels toute autre solution était apparue comme non avenue. Secundo, il espérait retrouver chez Anacaona, à défaut d’un élément précis à l’appui de ses attentes, quelque chose comme une vague mélancolie qu’il aurait pu imputer au souvenir de leur mariage. Au lieu de cela, il avait eu tout près de lui, une femme assurément épanouie, qui respirait le bonheur et, qui ne semblait nullement s’accrocher au passé. Avec la connaissance qu’il avait d’elle, il ne pourrait pas lui prêter la stratégie d’un jeu de rôles. Si cela avait été le cas, elle aurait eu une attitude plus étincelante, se serait vêtue autrement et aurait agrémenté son jeu, de bijoux propres à manifester son bien-être. Or, elle avait été plutôt discrète et ne portait même pas de boucles d’oreilles. Cela lui arrivait rarement dans le passé, et aurait pu être le signe d’un état dépressif, mais il était bien obligé de reconnaître que la femme qu’il venait de voir était aux antipodes de la dépression. Elle avait laissé le volley-ball, sport d’équipe, pour le tennis plus individualiste, parce que plus en correspondance avec les impératifs de sa vie. Il connaissait désormais bien peu de choses de sa nouvelle existence, mais il avait l’impression que celle-ci n’était ordonnée, ni en fonction de leur vie passée, ni ne ménageait d’espace où elle pourrait s’insérer et se renouveler, si c’était possible. Ainsi, se rendait-il compte qu’il était passé à côté de la réalité en ce qui la concerne. Bien entendu, il y aurait d’autres visites d’elle dans les jours prochains. Si son attitude devait être comme la première fois, on serait bien loin, de l’araignée tendant sa toile à l’insecte qu’il avait imaginée. Cette éventualité l’avait effrayé, un temps, tout en lui permettant, d’une certaine manière, de se racheter, en projetant une Anacaona revancharde et tout en ressentiments, et en justifiant, a posteriori, la grossièreté de son propre comportement. Pourtant, en examinant la situation avec les yeux d’alors, il aurait voulu que l’objet de ses craintes fût réel et qu’Anacaona se montrât agressive à son égard et lui fît des reproches. Cela aurait eu comme avantage, de recentrer l’attention sur le temps de leur mariage et, notamment, sur les circonstances de leur divorce, ménageant mille occasions de faire amende honorable et, ouvrir des perspectives sur l’avenir. Comme l’injection d’un puissant calmant, cela aurait fait mal le temps de la piqûre, mais assurerait le bien-être pour beaucoup plus longtemps. Tout le long de cet après-midi, Georges se laissa envahir par une profonde mélancolie. Même si cela faisait longtemps déjà qu’Anacaona s’était rendu compte, la mort dans l’âme, que leur route avait divergé, et avait pris, contre tous ses rêves de jeunesse et ses aspirations de femme mariée, la seule solution apte à dénouer le drame de leur couple, soit de partir vers sa propre destinée ; même si des années avaient passé entre le moment du divorce et cet instant, Georges n’avait jamais autant perçu l’éloignement de leur itinéraire. Qu’il était loin le moment où, sur la même longueur d’ondes, le silence de l’un était rempli de la pensée de l’autre et, où l’un pouvait deviner sans l’ombre d’un doute, comment l’autre réagirait devant telle ou telle situation! Plus encore que mélancolique, Georges se sentait triste. Naguère, il n’aurait pas connu cet état d’âme. Mais, l’eût-il connu, il se persuadait qu’Anacaona l’aurait deviné et partagé avec lui. Et il se l’imaginait, au contraire, sur un court de tennis, pimpante et légère avec toute sa fougue retrouvée et, à mille lieues de ses préoccupations. Et insidieusement, cette pensée de Khalil Gibran lui tarauda l’esprit : « Il en a toujours été ainsi de l’amour, il ne connaît sa véritable profondeur qu’à l’instant de la séparation. » Comme si, oubliée depuis longtemps, cette pensée ne venait à la conscience que pour prendre la revanche du destin, il se vit tout à coup devenir pitoyable devant les forces souterraines liguées contre lui. Mais cette image de lui-même lui fit honte. Aussi décida-t-il de se faire violence pour s’extirper de ce marais où il s’enlisait de plus en plus. Un échange de vues avec l’infirmière sera le premier prétexte trouvé. Et pour le concrétiser, il n’attendra pas l’heure de la ronde, il sonnera. C’est Mme Vaillant qui travaillait cet après-midi-là; Mme Levert qu’il espérait voir et, avec qui, il avait des atomes crochus, était en congé. Mais il était capable de faire bon cœur contre mauvaise fortune, en affectant un faux air de bonne humeur. Il désirait savoir si le médecin s’était prononcé sur le moment de son départ et, s’il arrivait que des patients sortent à peu près dans le même état que lui, si cela était souhaitable et, à quels problèmes ils faisaient face d’habitude. La réponse à ces questions était, à certains égards, édifiante pour lui. N’ayant pas l’habitude d’être malade et ayant eu seulement à confirmer l’orientation vers Le Bercail prise par son frère, Georges n’avait jamais eu à réfléchir sur les conditions de son séjour en ce lieu, même s’il s’en doutait. Les propos de Mme Vaillant lui permettaient de le situer dans la dynamique du système national de soins de santé et, de prendre conscience à quel point il était privilégié de pouvoir bénéficier, si longuement des soins dans cette clinique. Il se rendit tout à coup compte, que la plupart des gens affectés des mêmes handicaps que lui, auraient été obligés, ailleurs, de regagner leurs pénates bien plus tôt. En possession de ce renseignement et, changeant d’attitude en ce qui concerne la prochaine visite d’Anacaona, il prit la résolution de quitter Le Bercail dès qu’il aura vu son médecin qui, fort à propos, passerait le lendemain matin. Et sans plus attendre, sitôt Mme Vaillant partie, il composa le numéro de téléphone de son frère à qui il demanda de passer le chercher dans la matinée du lendemain. Satisfait de lui et de sa décision et, se sentant une générosité qu’il aurait du mal à expliquer, il reprit le téléphone et appela Raymond Leblanc au bureau. A cette heure-là, la plupart des employés étaient déjà partis, mais il était certain de tomber sur son remplaçant à qui il expliqua la situation de M.Ciobanu et lui demanda de trouver à ce dernier, un emploi plus en rapport avec sa formation. Ils étaient d’accord que cela allait être difficile. Mais, autant Georges voudrait améliorer la situation de son protégé, autant M. Leblanc aimerait rendre ce service à Georges qu’à la fin de la conversation, chacun de son côté demeura optimiste. Il avait suffi de quelques minutes pour que M.Leblanc rappelât : il avait quelque chose de temporaire à proposer à M.Ciobanu, avant de lui trouver un emploi permanent, si seulement il pouvait conduire une voiture. Renseignement pris, c’était le cas et, séance tenante, rendez-vous fut convenu avec lui pour le surlendemain, à la grande satisfaction de Georges. Le soleil déclinait rapidement. Georges le devinait en observant les reflets opalescents à travers les rideaux, sur les fenêtres d’un édifice au loin. Bientôt, le dôme de l’église rougeoiera de l’incendie à l’horizon, avant le crépuscule. Habituellement, Georges ne s’émouvait guère de tels changements dans son environnement, mais comme un pécheur sentant sa faiblesse devant l’objet de sa faute, il craignit de se trouver seul avec la mélancolie ambiante. Qui sait s’il n’allait pas se mettre à penser à la seule chose à laquelle il ne voulait pas penser? Une chose qu’il tenait à extirper de son esprit momentanément mais qui était quand même là, comme un bras en écharpe. Apercevant la bouteille de riesling de son souper, il s’en versa un verre encore frais et se laissa aller à vagabonder dans les rues qu’il avait hantées à l’époque de sa vie de collégien et où les choses, il le savait, avaient bien changé depuis qu’il avait décidé d’aller voir ailleurs. Voici La Berlue, à l’époque, voie de passage la plus fréquentée entre l’ouest et l’est de Portopolis, mais aussi entre le sud représenté par Belleville et le quartier du commerce au nord. C’est sur cette rue, dans une épicerie alors à la mode, qu’il apprit la mort de Marilyn Monroe. Plus haut, un peu en retrait, c’était la maison où se cachait une de ses amies pour déjouer le harcèlement des Diables Blancs. Elle était effrayée, quand, certain jour, elle vit sous sa fenêtre un peloton de ces affreux policiers. Elle crut que sa cachette était découverte et que sa derniere heure était arrivée. Elle saura plus tard qu’ils suivaient les traces d’un bandit dont le crime consistait à penser qu’il devrait y avoir des élections en Caraïbe. Sur une des rues transversales bordées de maisons proprettes et dont malheureusement le nom ne lui revenait plus–était-ce la ruelle Axel Roy ou la ruelle Vogue?-de quelle mauvaise conscience n’avait-il pas payé la fréquentation d’un ami, dont la sœur lui vouait une affection profonde et silencieuse? A moins que ce ne fût la ruelle Zaccharie, associée dans son esprit à la voix de Jean Sablon chantant Syracuse, laquelle voix s’harmonisait si bien à l’évocation des lieux exotiques, voire insolites, pour son âme en mal de dépaysement! Beaucoup plus loin, aux environs de l’église St-Jacques, se trouvait une maison en bois, résidence d’une femme d’une certaine notoriété à la fois mondaine et intellectuelle. C’est dans les lambris de son salon qu’il rencontra, pour la première fois, celle à qui il devait donner la réplique un an plus tard, dans Hidalgo, une pièce de théâtre aux accents subversifs de Jean Coradin, à la gloire de la révolution mexicaine. Cette pièce fut montée conjointement par son collège et le sien, dans ce qui fut considéré à l’époque, comme une des aventures les plus téméraires du point de vue politique. En plus de la beauté et des manières distinguées de sa partenaire, il se souvenait d’elle comme d’une rare personne rencontrée, à avoir eu une diction aussi parfaite. Non loin de l’église du Divin-Cœur, sur une rue encore oubliée où se découpait à l’angle une maison basse, c’est là que vivait cette jeune fille balafrée dont il s’était fait une amie, et à qui il n’osait jamais demander les circonstances de cette balafre, avant d’apprendre de l’étranger, quelques années plus tard, que les sbires du régime l’avaient exécutée, prétendument pour des activités de subversion. Sur les hauteurs de Pageau dans une maison ocre enfouie dans un nid de verdure, ornée de deux superbes ravenalas et où trônait majestueusement l’émule tropicale de Mme Verdurin, est-il resté dans ses murs, le souvenir de cette agape nocturne, qui le fit côtoyer ces étranges créatures de la faune nationale? Par delà les changements de toutes sortes qui ont affecté les choses et les gens, il se persuadait qu’une seule chose n’avait pas dû avoir changé, soit la question de la bêtise nationale dont il pouvait mesurer la bonne santé cette nuit-là, et dont il ne savait, comme dit la chanson, s’il devait en rire ou en pleurer. Que faire en effet devant quelqu’un qui pensait avoir obtenu le droit de pontifier, bêtement, sur n’importe quel sujet, de la linguistique à la biologie moléculaire, parce que devenu patron d’une petite entreprise? Cette nuit-là, il prétendait n’avoir d’amis que dans la couche privilégiée de la société, la seule qui comptait vraiment au pays selon lui. Et que dire de cette femme, soi-disant de la bonne société, qui se croyait la norme en matière de culture, et dont les horizons se bornaient à fréquenter les plages à la mode, à hanter son club de tennis et à aller danser le samedi soir dans les clubs au palmarès! Depuis vingt-cinq ans qu’elle avait quitté le collège des religieuses, elle n’avait presque pas ouvert un livre, pas plus qu’elle n’avait assisté à un concert ou à une pièce de théâtre. Ces habitudes culturelles, si l’on avait bien compris le langage tortueux d’un thuriféraire, ne seraient que des pratiques compensatoires, quand elles existent, pour combler un manque en dehors du style de vie de sa classe. Même le savant jeune homme, qui venait de rentrer de Paris pour sa soutenance de thèse en sciences économiques, n’arrivait pas, cette nuit-là, à lui enlever le bizarre sentiment de honte, qui d’ailleurs l’honorait, d’avoir honte des siens. Il s’attendait à ce que son opinion, tout en nuances, s’opposât au ton péremptoire et dogmatique des prétentieux et des ignorants qui entouraient la table, mais il donna dans le même travers de suffisance et de fatuité. De se remémorer aujourd’hui cet épisode de la vie sociale nationale lui donnait envie de paraphraser cet homme politique canadien des années soixante qui disait avec sa gouaille et son accent savoureux : « L’éducation, c’est comme la boisson, il y en a qui ne portent pas ça. » Et Georges pensait que cela vaut aussi pour l’intelligence, il y en a qui ne la porte pas. Ça leur grossit la tête et ils finissent par avoir des comportements de corniaud. Le premier exemple qui lui venait à l’esprit était celui d’un congénère, pas tout à fait stupide si l’on en juge par la haute fonction qu’il occupait à l’époque. Quittant un jour Washington pour Ottawa--un trajet d’environ dix heures--il arrivait à destination après deux jours. Motif : s’étant égaré sur l’autoroute, et n’ayant pas de cartes routières, il n’avait pas daigné condescendre jusqu’à demander des renseignements : il avait craint de devoir s’adresser à des gens moins intelligents que lui. Il ne savait pourquoi, mais toutes ces choses lui vinrent automatiquement à l’esprit, dès l’instant où il voulut réfléchir à la question de l’identité nationale. C’est d’ailleurs un thème qui ne sera jamais épuisé auprès de ses congénères. Et pour cause. Entre la composante africaine, la principale, de cette identité qu’ils ne revendiquent pourtant pas, et une hypothétique affiliation à des souches européennes qu’ils cultivent, entre un statut social qu’ils revendiquent et des éléments de ce statut qui s’avèrent tout bonnement illusoires à l’analyse, ils sont toujours en situation d’altérité par rapport à eux-mêmes. En évoquant leur bovarysme culturel, un sociologue bien connu s’était abstenu de parler de schizophrénie. Pourtant, cette affection qui se donnait libre cours lors du banquet, crevait les yeux et pas toujours aux niveaux inférieurs de la société. Conformément à des catégories du début du siècle, le prolétaire se voyait petit-bourgeois, celui-ci se pensait bourgeois et ce dernier parlait de sa classe en termes d’aristocratie sans trop en savoir les tenants et aboutissants, mais uniquement parce qu’ils estimaient s’être pénétrés de certaines pratiques de classe des couches moyennes des pays occidentaux. Et observant la désolation du paysage social, il pensait, à la suite de Dostoïevski, qu’« avoir trop de conscience, c’est une maladie, il suffirait plus qu’amplement d’avoir une conscience humaine ordinaire. » Mais s’il croyait avoir semé Anacaona et la morosité qui suivait son passage comme une queue de comète, Georges se trompait car son attention avait tôt fait de se porter sur le sac à main qu’elle avait malencontreusement oublié sur la table de chevet. Pourvu qu’il ne contienne pas son permis de conduire et d’autres documents semblables! Georges hésita avant de l’ouvrir. Tout à coup, il eut l’impression que ce geste, si fréquemment répété dans le passé, devenait indiscret et malséant. Mais, rationalisant ses scrupules, il décida finalement de l’ouvrir pour constater qu’il ne contenait aucun des documents jugés essentiels, et il s’expliqua pourquoi il n’avait pas encore reçu un appel téléphonique d’Anacaona à ce sujet. En vue de faire diversion, il sélectionna la chaîne culturelle de la radio nationale pour entendre l’aria Vad’oro de l’opéra Jules César de Haendel où Cléopâtre, dans une musique langoureuse d’une rare beauté, essaie de séduire César. Durant toute la soirée, il se laissa happer par la magie d’une fantaisie dans laquelle Anacaona serait Cléopatre, et lui, un César heureux et comblé. CHAPITRE V LE RETOUR A LA MAISON Fébrile et de bonne humeur, Georges ne prit pas le temps de s’asseoir pour vider sa tasse de café. Il avait la certitude que le médecin, lors de son passage un peu plus tard, n’aurait aucune objection à son départ. D’autre part, il n’avait pas eu d’appel d’Anacaona, comme il le craignait, concernant le sac à main. Un tel appel aurait forcément un impact non négligeable sur son plan. Il aurait été obligé de l’informer qu’il quittait la clinique le matin même, moyennant quoi, le projet d’aller récupérer les livres à son domicile deviendrait caduc. En n’ayant pas l’occasion de lui parler, la possibilité demeura d’une rencontre avec elle dans une maison qui, au reste, gardait partout tant de souvenirs communs! C’est pourquoi, il tenait à la prendre de vitesse, en étant sur les lieux quand elle passerait. Ne tenant pas en place, il composa le numéro de son frère. Celui-ci était déjà parti. Il sonna au poste de garde et informa l’infirmière venue le rencontrer, qu’il s’en allait ce matin même et voudrait qu’on lui prépare la facture du séjour. De plus, il demanda à voir M.Ciobanu. Malheureusement, il devrait partir sans le rencontrer car celui-ci était en congé. Après avoir expédié quelques menues affaires, il attendit la venue du médecin. Précis comme une horloge suisse, celui-ci arriva aux coups de neuf heures, en même temps que son frère Michel. Comme prévu, le médecin ne s’opposa pas à son départ, mais il ne manqua pas d’insister sur la continuation des exercices à domicile, une condition nécessaire à l’élasticité de ses muscles, en vue d’un total rétablissement. Ceci fut dit en s’adressant du chef à Michel, comme si ce dernier avait pour mission de relayer les recommandations médicales au besoin. C’est donc muni d’un tel viatique que Georges se hissa trente minutes plus tard dans la voiture de son frère, après avoir prié celui-ci d’acquitter la facture. On était à la fin de mai. Ce n’était pas encore l’été, mais l’exubérance de la saison était déjà partout. Le long du boulevard qu’emprunta la voiture, la nature avait décidé, aidée en cela par le service d’embellissement de la ville, de pavoiser deux ou trois semaines plus tôt. Des fleurs qui attendent normalement le mois de juin pour éclore, prenaient déjà leurs aises au vent, toutes pétales dehors. En plus des parterres aménagés dans des zones stratégiques, chaque lampadaire devenait le support d’un baquet de fleurs et le rendez-vous de tout ce qui butine parmi la gent ailée. En temps normal, Georges aurait à peine remarqué ce changement de décor, mais ces dernières années, l’habitude de s’adonner au cyclisme, dès les premiers jours du printemps, l’obligeait en quelque sorte, à focaliser son attention sur les différentes livrées dont se pare la nature, d’avril à octobre. Mais ce matin, il faisait plus que de remarquer les teintes polychromes de l’été précoce. Il était dans un état de réceptivité et de disponibilité tout à fait inusité. A tort ou à raison, il avait l’impression de vivre un moment important, dont il serait bien en peine d’en expliquer les causes. Il affectait un enthousiasme délirant, véhiculé par une logorrhée pour les moindres situations qui se présentaient à lui. Il s’entendait toujours bien avec son frère, mais il avait des attentions au sujet de sa santé et de sa famille qui étaient inhabituelles. Ouvrant sa fenêtre pour se remplir les poumons d’air frais, il avait des mots extrêmement gentils pour l’automobiliste qui leur céda le passage à un rétrécissement de la voie. S’il n’était trop tôt et, si le contexte était différent, Michel aurait cru que le vin y était pour quelque chose, dans ce qui avait tout l’air d’un état d’euphorie. Mais ce dernier aurait assurément tort d’incriminer l’alcool et c’est pourquoi, il avait tôt fait de mettre plutôt en cause la médication de Georges, une hypothèse qui ne résistait pas non plus à l’analyse puisque, devait-il apprendre, ce dernier avait oublié de prendre ses médicaments ce matin-là. Perplexe, le conducteur n’arrêta pas, de temps en temps, de jeter des coups d’œil furtifs, histoire de scruter le visage radieux de Georges et d’en saisir le sens. Cet exercice devait d’ailleurs s’avérer vain, car la perplexité de Michel restait la même jusqu’à la fin, après avoir aidé Georges à descendre de la voiture, à entrer chez lui, à s’arranger pour qu’il ne manque de rien d’urgent, avant de prendre congé. Resté seul, et bien qu’il n’eût pas encore pris l’habitude de se déplacer sur ses jambes, Georges se multipliait par quatre, pour s’acquitter de certaines tâches jugées essentielles. Une fois qu’il a eu ouvert les portes de la maison, afin de changer l’air et abreuvé les plantes qui étaient dans un état avancé de consomption, il s’attela au téléphone pour avoir les services d’une femme de ménage et d’un traiteur, et renouveler le contenu périmé de son réfrigérateur. A sa grande surprise, à l’heure même, ses demandes pouvaient être satisfaites. Cela suffisait, néanmoins, pour dissiper la petite touche d’anxiété, dans le paysage de son enthousiasme et de son optimisme. Aussi allait-t-il s’occuper plus particulièrement de la venue prochaine d’Anacaona. Mais tout à coup, voilà qu’un autre sujet d’inquiétude se pointa à l’horizon : si malgré sa diligence à quitter Le Bercail Anacaona était déjà passée! Oubliant son handicap, d’un bond il se précipita vers la bibliothèque. Cela lui occasionna une telle douleur à la jambe qu’il attrapa de justesse le chambranle de la porte pour ne pas choir, en s’aggrippant instantanément, au montant de la bibliothèque, à la recherche des volumes concernés. Mais, il n’eut pas à chercher longtemps, car ils étaient précisément à leur place dans les rayons. Il exulta de sa trouvaille et alla s’étendre sur un canapé du boudoir, tout en réfléchissant aux petits détails à mettre au point, en vue d’accueillir Anacaona. Il ne saurait dire combien de temps il avait dormi--une heure, deux heures--quand on sonna à la porte. C’était la femme de ménage, une femme accorte et un brin espiègle, doublée d’une ménagère avertie comme elle se révélera, qui tout en menant son travail tambour battant, d’après les directives de Georges, n’obtint pas moins de ce dernier, des informations sur son compte qu’il n’aurait peut-être pas confiées à d’autres. Ainsi, apprit-elle, entre autres, qu’il sortait à peine de l’hôpital, à la suite d’un accident de voiture et qu’il attendait l’arrivée de sa femme. Elle comprit difficilement que celle-ci fût absente à son retour de l’hôpital, et qu’il dût lui-même voir à la supervision des travaux domestiques. D’évidence, il y avait quelque chose qui clochait dans ses propos, mais sous peine de passer pour une fouineuse, elle dut s’abstenir de poser davantage de questions. D’autant plus qu’à l’agence qui l’engageait, les règles étaient assez contraignantes : lors des travaux de ménage «on est muet, on ne voit rien, on n’entend rien. »En conséquence, réagit-elle, en assouplissant les traits de son visage et en y allant, badine, d’une réflexion pour elle-même : «pour une fois qu’un homme attend… Généralement, ce sont les femmes qui attendent! » Longtemps après le départ de la ménagère, Georges pensait encore à sa remarque et, en rétrospective, il se surprenait d’avoir parlé de sa femme, comme la chose la plus naturelle du monde. En même temps, à la suite des propos de la ménagère, il prenait conscience de son attente. Tant qu’il avait des choses à faire pour préparer la venue d’Anacaona, l’attente était encore à l’arrière-scène de ses préoccupations. Maintenant qu’il l’avait devancée à la maison, que cette maison flairait bon la propreté et le grand air, que les meubles étaient époussetés et remis en ordre, que chaque chose à la cuisine était à sa place, Anacaona pouvait arriver, et il la voyait en imagination dans la même robe que naguère, avec une raquette de tennis à la main. Cette vision ne lui plaisait pas; elle s’associait à une indépendance, voire une indifférence, qu’il ne lui connaissait pas. Laquelle des femmes avait visité Val des Landes? Etait-ce possible que ce fût celle-là? Etait-ce possible que les lieux qui les avaient vus si souvent ensemble, et qui avaient gardé tant de souvenirs d’eux ne la reconnussent pas? Elle ne pouvait pas avoir changé à ce point, Anacaona! Et il se mit à regretter qu’elle eût pu faire ce voyage seule, sans lui… Lui avec elle, les choses eussent été fort différentes… Quel bonheur aurait-ce été, de faire ensemble le pèlerinage des lieux qu’ils avaient tant hanté de leurs jeux d’enfants et de leur complicité d’adolescents! Il se souvenait du premier baiser vraiment important échangé entre eux. C’était un soir de fête. Les gens endimanchés se promenaient sans but au village afin d’étirer l’atmosphère festive. Certains avaient décidé d’aller boire un verre chez Catulle, alors que d’autres préféraient profiter de la brise du large. En pareille circonstance, le lieu d’élection était une vieille piste de danse abandonnée, qui offrait une vue imprenable sur la mer au loin et sur une profonde et large dépression à l’avant-plan, provoquant souvent le vertige de ceux qui s’aventuraient trop près du parapet. C’était aussi un soir de lune, une lune espiègle qui jouait à cache-cache avec les nuages, faisant pénombre au sol, de temps en temps. Appuyé contre le garde-fou et un bras autour des épaules d’Anacaona, il était resté longtemps à lui parler, à scruter l’horizon et à se laisser imprégner de l’immensité et de la profondeur cosmique de l’environnement. Ce soir-là, la beauté et le mystère étaient partout. Ils étaient surtout contre lui, dans les battements qu’il percevait avec tant de netteté et dans l’éloquence du silence. Ce soir-là, ils s’étaient embrassés pour la première fois; il s’en souvenait bien, parce que le clair de lune qui émergeait des nuages quelques instants plus tard, éclairait un visage grave et solennel, comme on en voit parfois chez ceux qui se sentent investis d’une grande responsabilité. L’instant d’après, elle lui avait demandé de la ramener à la maison. En se laissant aller ainsi à la rêverie, Georges perdit de vue qu’il avait divorcé depuis plus d’un an, et que ce n’était pas par hasard, s’il n’était pas du voyage. Mais la vue d’une lithographie d’Escher accrochée en face de lui dans la bibliothèque, le ramena à la raison. Ce tableau représentant L’ordre et le chaos était le dernier cadeau d’Anacaona avant leur séparation. Et pendant qu’il commençait à ronger son frein à l’attendre, la vision de ce tableau comme d’un événement prémonitoire le hanta. Lui, d’ordinaire si loin d’une conception animiste des choses, comme si elles étaient les réceptacles de signes extra-sensibles, le voilà pris tout à coup, du besoin irrépressible d’en trouver le sens caché. Pas celui dont il était investi dans l’acte même de sa création. A ce sujet, il semble qu’Escher ait voulu suggérer une situation d’harmonie et de beauté qui intègre l’ordre et le chaos. Mais celui qu’il avait pour lui, à ce moment-là. Bien entendu, le sens le plus immédiat auquel il s’arrêtait était celui d’une métaphore, plus encore, d’une préfiguration de sa situation actuelle. Avec son divorce, il était passé du règne de l’ordre à celui du chaos. Et observant le tableau pour la centième fois, il crut y déceler l’instauration définitive de l’ère du chaos, et le message désolant qui lui était adressé en propre, par l’extension et l’emprise des objets hétéroclites brisés et éparpillés, encerclant et assiégeant une boule de cristal qui englobe une étoile à trois dimensions représentant l’ordre. Mais il ne s’arrêta pas à ce premier niveau de signification métaphorique et symbolique. Il était persuadé qu’il y avait un deuxième niveau plus caché et plus ésotérique, et dont la signification lui échappait, et qui se trouvait dans la boule de cristal. Y avait-t-il un message inconscient qu’Anacaona avait voulu lui livrer? Désirait-elle empêcher que le pire ne survînt? Ou était-ce plutôt le décryptage analogique d’une réalité entrevue? Il se perdait encore en conjecture, quand la sonnerie de la porte d’entrée l’obligea à prendre congé de ses préoccupations. L’homme qui transportait tout un attirail, n’était autre que le traiteur et demanda, instamment, à brancher un appareil électrique. Le temps de réchauffer les mets, de mettre la dernière main à une salade, de vérifier une fois de plus, si la sauce était suffisamment épicée et la table était servie. Georges qui avait un faible pour les fruits de mer, s’était contenté de ce qu’il y avait au menu, et avait commandé l’omble d’Alaska qu’il voulait voir servi avec un vin blanc. Il eût aimé une préparation selon une recette d’Anacaona, mais il était prêt à céder aux circonstances. D’ailleurs au goûter, il se rendit compte que l’omble n’était pas du tout désagréable. Il était même délicieux avec sa saveur d’aneth et de citron. Il eut pour l’accompagner, un muscadet sans prétention, qu’il trouva, néanmoins, tout à fait au diapason, avec un goût fruité singulier qui lui rappelait celui des cirouelles de ses jeunes années à Val des Landes. Voilà un vin, se dit-il, qui n’aurait pas déplu à Anacaona, elle qui était aux anges, fillette, avec quelques cirouelles à la main. Et à ce moment un sourire lui échappa, parce qu’un incident amusant et cocasse lui revint à l’esprit. A la saison des cirouelles cette année-là, il était allé avec Anacaona en cueillir dans le champ du voisin. Ils avaient dû, pour cela, traverser un fil de fer barbelé qui délimitait sa propriété. Connaissant leur amour de ce fruit, il les avait, lui-même, invités dans son jardin. Mais son chien, qui avait pour mission de veiller à l’intégrité du territoire de son maître était, bien entendu, d’un autre avis! Ainsi, quelle ne fut pas leur stupeur de voir un animal gros comme un poney bondir, à l’instar d’une furie, dans leur direction! Anacaona eut le temps de repasser, sans encombre, sous les barbelés, mais Georges qui était à califourchon sur l’arbre à deux mètres du sol, échappa de justesse aux crocs du cerbère, non sans avoir eu les vêtements en lambeaux, après s’être accroché à la clôture et d’avoir senti l’haleine du chien sur sa nuque. Il eut la peur de sa vie, une peur que beaucoup de choses, pendant longtemps, feront affleurer comme la vue des chiens, les fils de fer barbelés et même ce goût acide de cirouelle… Dès la fin du repas, Georges se retira dans le boudoir avec un verre de xérès. Un sommeil insidieux le surprit, le verre à peine entamé. Il se vit en rêve en face du tableau d’Escher. Mais subrepticement, au thème de l’ordre et du chaos, se transposait un paysage légèrement éclairé sur le pourtour, alors que le centre était dans la pénombre, à cause d’un amas nuageux qui tamisait la lumière du soleil. Au bas du tableau était inscrit : «A peine et jusques y.» Par sa palette et sa facture impressionniste, il évoquait un pastel en demi-teinte qui lui était familier et qu’il avait l’habitude d’admirer chez un ami. Sitôt réveillé, il essaya de comprendre la signification de cette inscription sibylline qu’il trouvait géniale dans son rêve. Mais il concéda volontiers que le sens n’était plus aussi évident, une fois qu’il eut réintégré ses esprits, en écartant, d’emblée, toute référence à une quelconque réminiscence. Naturellement, il en vint à réfléchir sur le sens et la fonction des rêves, de même que sur le fonctionnement du cerveau. Depuis qu’il se servait d’un ordinateur, il était plus attentif aux activités dans son crâne. Alors que les concepteurs de l’ordinateur avaient essayé de reproduire les mécanismes complexes du cerveau, voilà qu’en retour, l’objet créé permettait de mieux visualiser ses innombrables opérations cérébrales. Aussi était-il sûr d’une chose : l’inscription qu’il avait vue en rêve n’était dans aucun des fichiers de son cerveau pas plus qu’à la banque centrale de sa mémoire. Cette certitude n’était cependant rien à côté de l’incertitude qui l’environnait. Petit à petit, il se sentit gagné par l’angoisse. D’abord diffuse au point de ne pas se rendre compte de l’objet de son inconfort, elle se fit plus précise par la suite, avec les effets cumulés des signaux énigmatiques des tableaux superposés, et de l’absence équivoque d’Anacaona. «Pour une fois qu’un homme attend…» avait dit la ménagère, et il prenait conscience, pour la première fois, qu’attendre peut être plus qu’attendre. Dans le contexte qui était le sien, c’est toute une psychologie qui s’échafaudait, au fur et à mesure, comme les gouttes d’une stalagmite. Et un beau jour, on s’aperçoit que les effluves du temps ont laissé un amas de concrétion en plein dans la conscience. Sans doute, Georges n’en était-il pas encore là, mais il se sentit comme le rat aux premières marches du labyrinthe. Après avoir regardé à droite et à gauche, seule la perspective en face de lui semblait présenter un défi valable. Et cette perspective n’était autre que l’attente. Attendre qu’Anacaona voulût bien se manifester, attendre que le fossé qui le séparait d’elle se remplît quelque peu, d’une façon ou d’une autre, mais surtout, à l’exclusion d’une action intempestive de sa part. Parce qu’il ne voyait pas d’alternative pour dissiper l’angoisse qui le gagnait, il ouvrit la radio. C’était une version tout à fait nouvelle de Summertime. Jusqu’à la fin, il ne saura pas de qui était cette version qu’il considéra avec celle d’Ella Fitzgerald, parmi les meilleures des interprètes de Gershwin, l’un des premiers compositeurs, à son avis, à avoir essayé de faire l’intégration du jazz dans la structure musicale classique. Il était resté longtemps, pour Anacaona, un phare qui avait nourri bien de ses rêves sur le plan musical. C’est en pensant à lui, entre autres, qu’elle s’était lancée dans la composition, après avoir parfait ses connaissances en contrepoint et amorcé des recherches sur la musique antillaise en général, et particulièrement, sur les formes musicales indiennes en perdition dans la région des Caraïbes. A l’instar du compositeur Villa-lobos qui avait su restituer dans sa musique de la période nationaliste, les rythmes afro-brésiliens de Bahia, les chansons des villes et des campagnes, et les chants indiens de l’Amazonie, elle caressait l’idée d’un opéra qui, dans un foisonnement musical du même genre, ferait revivre La tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire. Une structure symphonique qui allierait différentes formes musicales, dont divers éléments de la musique afro-antillaise et des éléments plus classiques, faisant une plus grande place à la percussion. Il se rappelait également avec quel enthousiasme elle avait découvert les compositions musicales de son congénère V.Jaeger. Elle avait été surprise de constater combien l’œuvre de ce dernier était plus explicative des influences de la Caraïbe où il avait vécu, que de celles de son ascendance allemande. Poursuivant sa quête, elle devait éprouver beaucoup de mal à cacher son émerveillement des attributs d’une musique que seul le ciel tropical pouvait conférer. C’était le cas avec Ballades nocturnes de J.Lamarre. Bien que modeste, cette pièce ne laissa pas d’évoquer pour elle, par sa ligne mélodique même, autant la subtile mélancolie propre à l’auteur, que le rythme langoureux des campagnes. Complaintes au clair de lune de M.Chevrier ne fit pas exception; l’effet obsédant du leitmotiv lui parut, en regard de la tonalité, une émanation de la sensibilité née du sol antillais. Cette couleur musicale se retrouvait également dans les compositions de H.Barral. Ce dernier avait beau affecter une certaine distance avec le folklore de la Caraïbe, ses joyeuses mélodies, Baguenaude sur la baie de Portopolis, Danse campagnarde, et quelques autres, étaient, néanmoins, la traduction, sur le plan musical des influences du milieu. D’autres compositions tout à fait différentes, étudiées ultérieurement et, pourtant, de la même mouture au point de vue mélodique et rythmique, avaient servi à renforcer sa conviction, que ces caractéristiques musicales ne seraient pas autre chose, que l’expression typique du sol et du ciel de son pays et exprimeraient, en quelque sorte, l’âme du peuple. Réfléchissant aux impressions que lui laissait son analyse, Anacaona eut le désir d’aller beaucoup plus loin que la simple couleur locale et les images évanescentes du milieu. Elle éprouvait le besoin de faire sentir, au-delà du foisonnement des sensations et des impressions, l’âme du peuple telle que les vicissitudes biologiques et historiques l’ont triturée. Et c’est en pensant à tout cela qu’elle avait demandé à un ami écrivain de lui tirer un livret de La tragédie du roi Christophe qui fût en harmonie avec le projet. Mais surtout, elle rêvait d’immortaliser le destin tragique des premiers habitants de son île natale et, spécifiquement, celui de la reine Anacaona dans une œuvre qui emprunterait à la comédie musicale ou à l’opéra. A différents niveaux cependant, des écueils s’étaient montrés quasi insurmontables. Par exemple, à moins de faire des emprunts à d’autres communautés amérindiennes, il ne semblait pas possible de recueillir suffisamment de données permettant la reconstitution de la trame musicale des areytos. De même, la référence à Gershwin ou à Villa-Lobos, pour ce qui est des systèmes harmoniques, ne pouvait être d’aucun secours. Mais, au-delà des difficultés techniques qui semblaient nombreuses, Anacaona était consciente de s’attaquer à un domaine qui, du point de vue idéologique, recélait ses propres chausse-trappes. Malgré l’ouverture pratiquée par le féminisme, elle se rendit compte que la composition musicale, traditionnellement, chasse gardée des hommes, n’était pas suffisemment accessible aux femmes. Celles qui s’y aventuraient étaient exceptionnelles et le faisaient à leurs risques et périls. Puisqu’elle tenait quand même à son projet, elle aurait eu besoin, au premier chef, du support de son mari, avant de faire face aux difficultés multiformes de l’extérieur. Mais, très vite, elle avait compris qu’elle ne pouvait pas compter sur son appui. Sans la décourager de façon systématique, il n’avait pas moins adopté à cet égard une attitude propre à favoriser le défaitisme. Et comme si la force d’inertie à l’œuvre n’était pas suffisante, il fallait que la relation du couple dégénère au point de ne plus susciter d’investissement affectif de sa part. Au moment de prendre la dernière gorgée de son verre de xérès, il était hanté par des pans entiers de son comportement vis-à-vis d’Anacaona. Comment se fait-il que toutes ces actions et omissions qui avaient des répercussions profondes sur sa vie n’aient pas suscité son attention? Comment comprendre qu’il soit resté à ce point insensible à des préoccupations qui lui tenaient si fortement à cœur? Et comment expliquer qu’il ait attendu si longtemps avant que tout cela affleure à sa conscience? Parvenu à cette étape de ses réflexions et oubliant momentanément pour quelle raison particulière Anacaona était censée passer à la maison, pour ne retenir que les ressentiments justifiés qu’il lui prêtait à son égard, Georges conclut qu’elle ne viendrait pas. Cette prise de conscience lui arracha un rictus amer, au moment même où il ressentit, paradoxalement, une sensation d’équilibre. Comme une mère, à qui on apprend que sa fille disparue depuis longtemps a été trouvée morte, éprouve un réconfort dans son malheur, de savoir qu’elle n’est pas aux griffes d’un criminel pervers, Georges était maintenant fixé : il n’attendra plus Anacaona. Du moins, pas à ce moment-là. L’esprit libéré par la force des choses, il se souvenait que ses exercices quotidiens n’avaient pas encore été exécutés. Muni d’un dispositif qui lui avait été donné à cette fin, il essaya de répéter les différents mouvements représentés sur une feuille imprimée. Cela lui parut fastidieux, mais il était quand même persuadé de leur utilité. Il tâcherait, dans les jours prochains, de s’y prendre tôt le matin, et d’avoir à ses côtés certains objets qui lui semblaient essentiels, pour faciliter la pratique de ses exercices. Dès demain, il commanderait un «exerciseur» et un moniteur de musculation à cet effet, et s’arrangerait pour réaménager la salle de gymnastique. Il finit juste à temps pour entendre les nouvelles du monde à la télévision, d’où il tirait plusieurs conclusions. D’une part, depuis le démantèlement de la Russie soviétique, l’affirmation des Etats-Unis dans le monde au plan politique, économique et culturel est telle que la chute de la puissance de ces derniers, en filigrane dans l’œuvre de Paul Kennedy, lui apparaissait une hypothèse frivole. Nulle part, de tels indices ne semblaient évidents dans la société étatsuniene. Au contraire, avec le temps et les événements mondiaux où l’intervention des Etats-Unis est sollicitée, on observait plutôt la tendance opposée. Tout aussi frivole et même fautive lui semblait la thèse de Francis Fukuyama sur «la fin de l’histoire. » Encore un autre, se disait-il, qui sacrifie à cette idéologie qui n’en finit de laisser ses protagonistes sur le carreau. N’a-t-on pas évoqué «la fin de l’histoire» au sujet du plus grand peuplement noir aux antilles après qu’il eut tenu en échec les armées de Napoléon et s’être constitué en république indépendante en1804? De fait, les foyers de guerre qui s’allument presque tous les jours de la Russie orientale aux confins de l’Afrique autour des questions ethniques, de religions ou de frontières expriment souvent un autre mode de la lutte pour la vie. Ces événements entraînent les peuples, par conséquent, loin de la «logique de la science moderne» et la «lutte pour la reconnaissance» dans un enjeu encore plus fondamental que ces deux forces qui, selon l’auteur, sont à l’œuvre dans l’histoire humaine et doivent conduire à la démocratie libérale, étape finale de cette histoire. Mais ce qui le frappait surtout, c’est la cavalcade des indices boursiers vers des sommets toujours plus élevés. Qui eût cru qu’en si peu de temps, l’indice Dow Jones aurait allègrement franchi les prévisions les plus optimistes? Et se retournant, il ouvrit son ordinateur pour s’apercevoir que le temps de son absence de la maison, il s’était enrichi de plusieurs milliers de dollars. Naguère, cette constatation lui eût apporté un motif de grande satisfaction, mais aujourd’hui, il faisait face à cela, presqu’avec indifférence. Il y a, à peine un mois, l’observation du marché boursier était chez lui une activité primordiale, qui nécessitait plusieurs lectures quotidiennes des indices et du comportement des titres. Et il n’était pas rare que toute sa pensée ou presque s’ordonnât autour de cette préoccupation qui devenait à ce point hégémonique, qu’elle refoulait à la marge tout autre sujet, y compris le bien-être d’Anacaona. Maintenant, il s’en fallait de peu qu’il n’ouvrît même pas son ordinateur pour s’informer de ses placements. Il constata qu’il avait beaucoup changé à cet égard. Un changement qu’il n’aurait pas cru possible. Il aurait voulu en parler tout de suite à Anacaona, qu’elle pût se rendre compte de son évolution personnelle. Non seulement avait-il changé, mais il avait pleine conscience de ses torts envers elle. Comme un enfant incapable de renvoyer à plus tard la satisfaction d’un désir, Georges enrageait de ne pas pouvoir lui en parler tout de suite. Il aurait voulu lui clamer, haut et fort, sa responsabilité et ses regrets de tout ce qui était arrivé, depuis le moment où il avait commencé à déserter la maison. Il avait fui alors les sorties mondaines en sa compagnie, que ce fût pour aller au théâtre ou à l’opéra. Il avait opposé l’indifférence à ses projets de carrière et lésiné sur le support qui était alors pour elle, la chose la plus importante dans son évolution comme artiste. Finalement, il l’avait acculée à la seule décision qui s’offrît à elle, soit lui demander le divorce. S’il avait son numéro de téléphone, il l’appellerait sur-le-champ. Tout à coup, il y avait une telle urgence à s’entretenir avec elle, que la seule façon de combler un tant soit peu sa pulsion, c’était de s’imaginer précisément en train de lui parler. Il se débarrasserait de ce ton bourru qui caractérisait le plus clair des derniers mois avant sa séparation, et aurait une voix douce et avenante, celle qu’il avait jadis et qu’il gardait encore, quand il faisait appel à la mémoire de son cœur. Tout de go, pour court-circuiter le sentiment de gêne qui ne manquerait pas de s’installer, il lui dirait le motif de son appel. Et sans lui laisser le temps d’opiner, il étalerait tous les torts dont il était comptable envers elle, et la prierait, pour finir, de lui pardonner. Il lui dirait de plus, qu’il comprendrait, si elle était un peu interdite de son aveu et de sa demande de pardon, et qu’il ne serait pas surpris également, si elle désirait réfléchir avant de réagir à sa requête. Il serait capable de patienter, si seulement il pouvait emporter la conviction qu’elle se manifestera avant longtemps. Sur quoi, il espérerait avoir son assurance qu’elle le rappellerait le lendemain. Il exulta presque de l’échange téléphonique imaginé. Mais presqu’aussitôt, une petite idée lui vint à l’esprit : si, au lieu de la voix d’Anacaona, c’était la voix d’un homme… Lâchée comme ça, sans prétention aucune, cette petite idée n’eut rien d’effrayant. Mais, elle était plutôt sournoise et hypocrite, la petite idée! Et Georges la tournait et la retournait dans tous les sens, comme un cristal de roche amassé dans un ruisseau. Et comble de surprise, elle se mettait à grossir! A la manière d’un ballon qui se gonflerait, colonisant tout le milieu alentour, la petite idée envahissait tout l’esprit de Georges. Sa première réaction fut d’ordre physiologique et se traduisit par un spasme de frilosité malgré la chaleur ambiante. Par un geste machinal de la main, il indiqua son refus total d’accepter ce qu’il voyait en imagination. Ce n’était pas le genre d’Anacaona. Il n’y avait pas un iota de frivolité en elle. Pourquoi le ferait-elle? Pour prendre sa revanche sur lui, alors qu’il n’était même pas censé le savoir? Cette pensée insistante, il la parcourut comme dans un cercle vicieux pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’un éclair de bon sens l’orientât dans une autre direction d’où il émergera pour se demander : comment se fait-il qu’il n’ait pas pensé à cela avant? Comment expliquer que le rapprochement de la figure d’Anacaona de celle d’un autre homme ne lui avait jamais traversé l’esprit? Pas une fois, en effet, il n’avait pensé à cette possibilité, comme si certaines fonctions fondamentales de son cerveau étaient atrophiées ou inhibées ses facultés émotives. Depuis sa crise de jalousie à une époque lointaine où ils étaient tous deux étudiants, il n’y avait pas eu de récidive. Non que l’occasion ne s’y fût jamais prêtée, il s’en faut au contraire. A plusieurs reprises avant et après son mariage, il était témoin d’hommages à sa beauté et à son élégance dans des lieux publics, de même que d’autres manifestations, comprenant des invitations à des soirées mondaines. Il avait fini par y voir une rançon qu’il était prêt à payer, et il en avait pris son parti. Mais il n’avait jamais imaginé qu’elle pourrait avoir de la place dans son cœur pour quelqu’un d’autre, ni même qu’après le divorce, elle pourrait avoir à refaire sa vie. Peut-être eût-il été réceptif à de telles préoccupations s’il était disponible. Mais tellement occupé à analyser les différentes tendances du marché financier et à accumuler des dividendes, il opposait une cuirasse sans faille à toute volonté de le détourner de ses priorités, et de la scène de ses opérations. Aujourd’hui, un peu revenu de la serre chaude qui avait vu la sédimentation de l’idée de séparation et de divorce, il devenait un objet pour lui-même, quelqu’un qu’il regardait aller, et dont il soupesait les actions et omissions, parce que n’en voyant pas toujours le fil logique, en tout cas pas celui d’avoir initié la mort symbolique d’Anacaona. Cette pensée lui tomba dessus comme la foudre. Jamais encore sa perception de lui-même, d’ordinaire sans complaisance, n’approchait une telle image. Et en y réfléchissant bien, il était obligé de s’avouer que ses comportements et ses attitudes à l’endroit d’Anacaona ne faisaient pas autre chose que de la reléguer, en quelque sorte, dans les limbes de son amour. Dans un no man’s land affectif qui consacrait la fin de toute existence, un peu comme celle que connut Eurydice après l’échec d’Orphée de la ramener à la vie. On sait que ce dernier, inconsolable de la mort de sa femme et incapable d’en être séparé, descendit aux enfers pour aller à sa recherche. Il dut, malheureusement, en se retournant avant de quitter le séjour des morts, malgré la défense qui lui avait été faite, succomber à la tentation de la regarder, causant sa mort une deuxième fois. Et résolument, il prit la décision, d’aller à la recherche d’Anacaona. Car il en était de lui comme d’Orphée : C’est par la résurrection de la mémoire et du souvenir qu’opérait la puissance de l’amour. Pourtant, c’est chez Dante qu’il en voyait les manifestations avec le plus de perfection. Il a fait le voyage d’outre-tombe dans le sillage de Béatrice, morte à vingt-cinq ans, pas pour la ramener sur la terre, mais pour la suivre, en quelque sorte, dans l’Empyrée où elle connaissait la gloire mystique. Certes, Dante et Béatrice ont été séparés jusqu’à la mort, mais le vide de cette séparation a été comblé par leur mariage mystique jusqu’à la transfiguration de la vie de Dante. A ce point de sa réflexion, les images récurrentes de jalousie, si difficiles à admettre, lui apparurent, tout à coup, dans toute leur inanité, comme le fruit de son égocentrisme. Changeant de perspective dans un éclair de sagesse ou d’abnégation qu’il aurait du mal à s’expliquer, il comprit que son procès d’intention à Anacaona, n’avait aucune mesure avec le mal considérable qu’il lui avait fait. Jusqu’ici, il était capable de grands efforts pour arriver à renvoyer à plus tard l’aveu de sa culpabilité et sa demande de pardon. Mais cette fois, c’est plus qu’il n’était capable de supporter : il lui fallait, à tout prix, parler à Anacaona. Il décrochait déjà le combiné du téléphone quand il s’avisa, une deuxième fois, qu’il n’avait pas son numéro. Bien entendu, il ne sera pas difficile de l’avoir auprès de ses amies, mais devant l’heure tardive, il hésita et finit par considérer cette démarche tout à fait incongrue, conscient qu’il ne manquerait pas de réveiller des maisons endormies. Ainsi, à défaut de pouvoir s’entretetenir immédiatement avec elle, il se promit des changements pour l’avenir et en traçait déjà le canevas. Il s’en irait à la recherche d’Anacaona et réconciliant Orphée et Dante dans une même démarche, il ramènerait à la vie ce qu’il y avait en elle d’Eurydice et suivrait ce qu’elle avait de Béatrice en vivant dans l’éclat de sa lumière comme on se guide de la brillance de l’étoile polaire. Le recours à ces images intensifia son sentiment d’exaltation, en nimbant Anacaona d’un halo d’idéalisme et de romanesque qui la rendit encore plus chère à son esprit et à son cœur. Dans un état d’excitation à la limite du délire, il se jeta, finalement tout habillé sur son lit, en rêvant d’offrir à Anacaona un hommage à la mesure de celui de Dante à Béatrice, le témoignage d’amour le plus noble, le plus grandiose qui ait été rendu par un homme à une femme. CHAPITRE VI LE RENDEZ-VOUS La journée a très mal commencé se disait Georges en se levant. Depuis bientôt vingt minutes, la pluie, poussée par des rafales de vent, balayait les vitres de sa chambre, pendant que le frottement intermittent d’une branche au bord de la toiture faisait entendre un bruit singulier de crécelle. Combien ce bruit apeurait Anacaona! Rien qu’à l’entendre, le mauvais temps se voyait attribuer un coefficient élevé de danger. Comme si sa vie était, à chaque fois, menacée! De temps en temps, le vent se faisait plus intense, faisant virevolter les feuilles de châtaigners et plier la haie de cèdres alentour. Ouvrant légèrement la fenêtre, Georges crut entendre dans le mugissement du vent sous les combles, et dans son impétuosité dans la cheminée, la chevauchée des walkyries, comme une cavalcade fantastique au bord d’un gouffre. L’impression ne lui était pas nouvelle. Mais jusqu’à maintenant, elle était associée à l’hiver quand il gelait à pierre fendre, et que le blizzard prenait possession de la ville. Comme l’explorateur condamné à ses propres ressources, parce que loin de la civilisation, Georges se sentait rivé à son ennui par la morosité du jour. Comment l’aménager pour y survivre? Commençons par les bonnes habitudes, se dit-il, et allons faire nos exercices. Sur quoi, il tira son fauteuil roulant et décrocha le téléphone qui commençait à sonner. Persuadé que c’est son frère qui s’enquérait de ses nouvelles, il ne crut pas ses oreilles quand il reconnut la voix d’Anacaona. Elle venait d’apprendre qu’il avait quitté la clinique. Elle était contente que ça aille mieux pour lui et qu’il était maintenant chez lui. Pourquoi ne lui avait-il pas annoncé son départ? Il ne lui serait donc pas nécessaire de passer cet après- midi, comme prévu, pour les livres… Avant d’aller à la clinique, elle voulait seulement s’assurer qu’il n’avait besoin de rien. Un de ces jours, elle viendrait le voir et s’arrangerait pour téléphoner auparavant. Interdit par le ton et les propos d’Anacaona, toute la fougue et toutes les pulsions de Georges étaient comme neutralisées. C’est tout juste s’il réussissait à lui proposer, à la fin, de venir quand même cet après-midi, puisque, de toute évidence, elle s’apprêtait à le faire. Sur quoi, après avoir hésité quelques secondes, elle se rangea à l’avis de Georges et convint qu’elle viendrait au début de la soirée. A partir de cet instant, l’esprit de Georges devint le théâtre d’un télescopage enflammé et continu, et un observateur eût facilement décelé en lui, à tort il est vrai, la pâte dont se font les grands velléitaires. Ne serait-il pas préférable qu’il l’invite à dîner? Une telle atmosphère eût été plus propice au climat qu’il voulait donner à cette rencontre. D’un autre côté, qui peut dire si Anacaona accepterait la rencontre dans un tel cadre? Il ne voulait tellement pas l’effaroucher ou la brusquer qu’il devait veiller à ne pas être intempestif dans ses initiatives. D’ailleurs, s’il se décidait à l’inviter à dîner, il faudrait se dépêcher d’en aviser le traiteur; il comptait passer le voir bientôt. Bien entendu, il avait du temps devant lui, mais encore fallait-il qu’il se décide. Néanmoins, il ne pensait pas que le recours au traiteur lui permettrait d’avoir le cachet voulu pour ce dîner : il aimerait tellement que l’occasion fût exceptionnelle, qu’il préférerait tout bonnement qu’il eût lieu dans un des grands restaurants qu’il affectionnait. Mais si malgré tout, ils se rencontraient chez lui, comme prévu, comment devait-il s’y prendre avec elle? Convenait-il de mettre à exécution le plan qu’il avait conçu d’avouer sa culpabilité d’entrée de jeu? Et si, une fois la perche tendue, elle voulait en profiter pour aller plus loin, creuser jusqu’à la racine du mal sans que ni l’un ni l’autre ne fussent prêts pour cela! Qui peut savoir à quelle extrémité ils risqueraient d’aboutir? Ne serait-il pas préférable de laisser les choses aller à leur rythme, et profiter de l’occasion fournie par la rencontre pour dire les choses qui devaient être dites, et avoir le comportement qui seyait au moment opportun? Car il ne fallait surtout pas étouffer la spontanéité. En cette matière, les plus belles théories ne valent rien à côté d’un instant de réalité. Et doucement, lentement, il se laissa glisser sur la pente de la rêverie. C’était aux temps heureux où ils vivaient ensemble. L’hiver venu, ils avaient décidé d’aller passer un week-end dans les Laurentides. Bien qu’ils ne fussent pas des adeptes des sports d’hiver, ils voulaient profiter de l’occasion pour s’initier au ski nordique. Dans le magasin d’équipements attenant à l’hôtel, ils avaient loué des skis et reçu, en prime, quelques conseils judicieux pour des débutants. Munis de ce bagage et surtout, d’une témérité à toute épreuve, ils se mirent en tête de braver la montagne, à la manière des spécialistes, qui prenaient d’assaut le hall de l’hôtel. Très tôt, ils enfilèrent la piste la plus achalandée. N’en ayant ni le savoir-faire, ni l’habitude, le début de la randonnée s’avéra difficile. Il fallut que, de temps à autre, ils ajustent leurs skis. Mais très vite, ils prirent le tour. Ils furent, bien entendu, souvent dépassés par des professionnels, mais ils n’en avaient cure. Arrivés au bas d’un coteau, le spectacle de la neige s’étendant à perte de vue, jusqu’à la lisière de la forêt de conifères, était tellement féérique dans sa blancheur éclatante, qu’ils restèrent béats d’admiration pendant quelques instants. Enfin jusqu’à ce qu’Anacaona lui lance une boule de neige. A quoi il répondit de la même façon, avant de se retrouver à se rouler dans la neige comme des gamins, à courir l’un après l’autre en dévalant la pente, le plus souvent, sur les fesses. Ils s’amusèrent, riant comme jamais auparavant, après quoi, ils chaussèrent à nouveau leurs skis. La piste contournait le coteau de manière oblique, sans pouvoir éviter un raidillon sévère pour les muscles des jambes, très peu rompus à des exercices de ce genre. Après cette épreuve, ils avaient senti la sueur perler le long de leur colonne vertébrale et éprouvé quelque chose qui eut tout l’air de la fatigue. Et comme un malheur ne vient jamais seul, ils avaient pris conscience des premières morsures du froid.. C’est alors qu’ils se rendirent compte, que leurs vêtements n’étaient pas adaptés aux rigueurs de l’hiver. Leurs camarades sur la piste portaient tous ou presque des anoraks et avaient des chaussures et des gants à l’épreuve des grands froids, alors que leur tenue correspondait plutôt aux exigences de la vie urbaine, fût-ce au 45ème degré de latitude Nord. Dès cet instant, la décision, de rebrousser chemin, fut prise. Encore, fallut-il, à nouveau, grimper les flancs du coteau, avant de se laisser glisser sur la neige. Cette opération qui eût été anodine à d’autres moments, s’avéra coûteuse pour les muscles. De plus, tenaillés par le froid qui se fit plus cinglant, ils essayèrent vainement de s’en protéger. Anacaona eut de plus en plus mal aux doigts et aux pieds, alors que Georges ne dut qu’à elle, d’avoir évité le gel de ses oreilles, en lui prenant sa tuque contre sa casquette très peu appropriée à une température de –18 degrés centigrade. Péniblement, ils finirent, en deux fois plus de temps qu’ils n’en mirent à l’aller, par mettre le pied dans la cour de l’hôtel, fourbus et gelés. L’expérience était, au moment de la vivre, très difficile et, deux fois par la suite, au cours des six mois subséquents, il arrivait à Anacaona de la revivre en cauchemar. Ultérieurement, elle leur servait à renforcer encore davantage leur complicité, à un niveau où les mots devenaient tout à fait superflus. C’est par rapport à l’épaisseur psychologique de telles réalités que la théorie est parfois dérisoire ou en porte-à-faux. Mais revenant à ses premières préoccupations, il s’apercevait qu’il n’avait pas fait encore ses exercices. A peine, commença-t-il à s’exécuter, qu’il songea à mille autres choses à faire ou à ne pas faire avant l’arrivée d’Anacaona. Finalement, après avoir longuement tergiversé, il se résolvait à dîner seul. Et quand plus tard, le traiteur se présenta comme convenu, aussitôt s’être sustenté, il se dépêcha de le congédier pour s’occuper de choses perçues, confusément, comme plus importantes. Il commanda des fleurs et se montra à la limite de l’amphigouri dans ses recommandations. Il fallait que le bouquet soit beau sans être extravagant et qu’il soit fait de fleurs variées propres à relever l’éclat de la maison. Dans ce sens, dit-il, les roses rouges feraient trop commémoratif et ne conviendraient pas : les fleurs devaient, en l’occurrence, parer la maison et non servir d’hommage à quelqu’un. Cette commande à la fleuriste était cependant tout à fait en correspondance avec son attitude générale vis-à-vis d’Anacaona. Une attitude paradoxale qui consistait à lui rendre hommage, mais subtilement, sans devoir lui en mettre plein la vue, comme eût fait un rastaquouère dont les marques d’estime ou d’admiration, de goût douteux et superfétatoire, eussent été ressenties comme une muflerie. Mais le plus important, ce n’était pas de mettre de l’ordre dans la maison. De toute façon, ce qui a été fait par la femme de ménage ne laissait pas de place à beaucoup d’amélioration. Le plus important c’était d’arranger ses idées de façon à ne pas faire de bêtises, à ne pas mettre les pieds dans les plats. Depuis que la rencontre avec Anacaona était dans l’air, il avait déjà érigé plusieurs échafaudages quant à la forme que pourrait prendre cette rencontre, mais à chaque fois, comme un château de sable sous l’effet des vagues, il se retrouvait toujours au point de départ, à se demander, encore une fois, de quelle façon il devait s’y prendre pour être crédible aux yeux d’Anacaona. Et quand finalement il aperçut une ombre sous la marquise qu’il crut être la sienne, il n’était pas plus avancé qu’au matin et comprit qu’il fallait faire ce que font les gens obligés de traverser la rivière : à défaut d’une barque, il allait devoir nager… Au moment de franchir le seuil de cette maison qu’elle avait quitté, il y a près de deux ans, l’émotion d’Anacaona était grande, surtout en entendant le Deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov. C’était sa musique fétiche. Elle s’en régalait généralement tout en s’adonnant à ses activités quotidiennes. Des fois, elle l’interprétait avec une telle sensibilité et une telle délicatesse de touche, surtout au deuxième mouvement, que l’écoute de cette musique, longtemps plus tard et, n’importe où, suffisait à Georges pour la camper dans sa posture habituelle, rythmant de la tête, lors de ces moments privilégiés. Il en était de même des Impromptus de Schubert qui se retrouvaient, parfois, au menu de certaines soirées toutes de tendresse et où elle se révélait d’une intériorité qui frisait le recueillement. C’est par elle que Georges avait appris à aimer Schubert qui lui était, en quelque sorte, inconnu jusqu’alors. Mais si émue que fût Anacaona, tout autre que Georges n’eût rien remarqué, tellement elle affectait le contrôle d’elle-même à certains moments. Cela n’empêchait pas la rencontre d’être très chaleureuse, même, apparemment, un peu plus du côté d’Anacaona que de celui de Georges qui avait plus de raison de se retenir de paraître heureux. N’était-ce cette retenue qu’il se croyait obligé de garder, de quelles manifestations de joie et de bonheur n’eût-il pas salué la venue d’Anacaona! Mais pour l’heure, il n’était pas certain qu’il serait opportun ou séant de pavoiser. Le faire maintenant serait presque insensé car celle pour qui il se laisserait aller à la spontanéité ne le comprendrait pas. Après le dernier acte de leur mariage, sa grammaire de référence ne lui permettrait pas de comprendre de telles manifestations, à moins que dans l’intervalle ne s’insèrent les séquences manquantes. Pendant qu’Anacaona se retirait quelques instants pour arranger ses cheveux défaits par le vent, toujours inquiet de l’aveu qu’il aurait à faire tout à l’heure, Georges ne pensa pas moins à la place qu’occupait la musique dans la vie d’Anacaona. Il se plut à se rappeler que c’est néanmoins par lui qu’Anacaona avait découvert le Concerto d’Aranjuez pour guitare de Rodrigo. Non que cette œuvre lui fût inconnue, mais c’est par lui qu’elle avait appris à la percevoir autrement, par cet effet bizarre et déconcertant, perceptible dans certaines œuvres musicales, comme d’ailleurs dans d’autres domaines de l’art ou de la connaissance. Dans ce concerto, l’effet prend place, surtout au deuxième mouvement, dans le retour invariable du thème, après plusieurs variations. Il se retrouve également, mais de façon encore plus saisissante, dans le Boléro de Ravel où la musique perpétue un cercle vicieux, revenant toujours au point de départ, seulement avec des changements de tonalité et d’intensité. Il se plaisait souvent à rapprocher l’expérience sensorielle acquise musicalement de celle induite par exemple, par une lithographie d’Escher exposée dans sa bibliothèque et symbolisant le mouvement perpétuel. Et c’est Anacaona qui, par hasard, longtemps plus tard, devait trouver la clé de cette impression bizarre dans le phénomène de la boucle étrange décrit par Hofstadter et qui met en lumière des correspondances inédites et surprenantes dans des champs ou des registres tout à fait différents comme la musique, l’art graphique ou les mathématiques par exemple Cette boucle exprime le curieux phénomène qui se produit d’être toujours ramené au point de départ, dans les domaines de l’art ou de la connaissance, quand on évolue le long d’un système hiérarchique quelconque. Il crut alors avoir compris quelque chose de fondamental dans l’appréhension du monde quand il décela le mêne phénomène, sous une forme analogique, dans la plupart des mythes grecs comme celui de Prométhée, du tombeau des Danaïdes, du rocher de Sysiphe, du supplice de Tantale, etc. Son premier mouvement fut d’en parler à Anacaona, mais tout de suite, il prit conscience que l’occasion n’était pas propice et il s’en voulut d’avoir erré si loin de ses préoccupations premières. Avant même qu’Anacaona ne reprît sa place près de la cheminée, une fois de retour au salon, incapable de garder plus longtemps ce qu’il avait sur le cœur, Georges décida, d’une certaine façon, de se jeter à l’eau. Dans un préambule qui laissait passer beaucoup d’émotions, il la remercia doublement d’être venue le voir, car cela lui donna l’occasion de lui dire des choses importantes auxquelles il réfléchissait depuis longtemps. Et sans désemparer, pendant près d’une heure, il fit l’historique des situations qui avaient culminé jusqu’à leur séparation et leur divorce, en mettant en relief tous ses torts. Il l’entretint longuement de la logique inexorable de gain, dans laquelle il s’était laissé prendre comme dans un maelström et d’où il n’avait pas la capacité de revenir. D’ailleurs, expliqua-t-il, son opinion de cette période est une rationalisation qui eût été tout à fait impossible à l’époque. Ce qui est certain, c’est qu’alors aucune autre valeur, aucune autre voix ne pouvait se faire entendre de sa conscience. Il se souvenait des dizaines de situations au cours desquelles il avait été odieux. Et pourtant, à l’époque, dès que la voix du bon sens se faisait entendre, celle du gain à tout prix intervenait illico pour en neutraliser les effets. Il lui revenait, souvent, avec douleur, cette fois, où il devait l’accompagner à la représentation de Fidélio. Il saurait plus tard qu’elle y tenait beaucoup, parce qu’en plus de vérifier, encore une fois, la performance musicale de Beethoven dans une forme artistique qui ne lui était pas familière–C’est le seul opéra qu’il ait jamais composé--le thème de l’amour conjugal développé avec exaltation avait pris pour elle une importance primordiale. Elle espérait, de plus, que le comportement héroïque de Léonore pour sauver son mari Florestan, et l’expression de la joie du couple de se retrouver après s’être séparé, pussent influer, d’une certaine manière, sur la tiédeur amoureuse de Georges. Mais, en dépit des objurgations d’Anacaona, le moment venu, il avait brillé par son absence sans qu’il se fût repenti ultérieurement. Il avait alors estimé que l’enjeu de la poursuite de son travail au bureau était, de beaucoup, plus important que ce qui était en cause en allant à l’opéra. Il se souvenait aussi d’avoir oublié de souligner la date de son anniversaire de naissance. Il avait de la peine quand il s’en était rendu compte, mais il n’avait pris aucun moyen pour y remédier. Il avait en mémoire, beaucoup d’autres situations pour lesquelles, quand il essayait d’analyser son comportement par la suite, il n’arrivait tout simplement pas à superposer l’homme qu’il croyait être, sur celui qu’il pensait avoir été, au cours de cette expérience de changement, tout à fait incompréhensible dans sa vie. Il ne réussissait pas à dater cette métamorphose. Etait-ce après avoir été promu directeur des services de placement de la firme? Ou portait-il déjà en germe ce virus qui devait chloroformer la voix de sa conscience? Quel que soit ce qui lui était arrivé, il était persuadé, aujourd’hui, qu’il était malade, peut-être comme un alcoolique ou un toxicomane. Malgré tout, il ne comprenait pas qu’il fût, à ce point, resté sourd ou insensible à toutes les démarches qu’elle avait faites pour sauver leur couple. Il y avait là quelque chose d’important, auquel il n’avait pas fini de réfléchir. Qu’ils aient eu, par sa faute, beaucoup de mésententes qui mettaient en question leurs relations, il était capable de l’envisager. Mais qu’une fois sur cette pente il ait glissé en la poussant au divorce, sans que la dimension extraordinaire de l’événement ne l’amenât à reprendre ses sens, voilà une chose qui le dépassait et pour laquelle, au risque de devoir recourir à des spécialistes, il voudrait bien un jour avoir une explication. Mais aujourd’hui, il ne pouvait rien expliquer, pas plus ses gestes que son attitude révoltante et odieuse vis-à-vis de celle qui, au demeurant, comptait le plus pour lui au monde. Pour toutes les peines qu’elle avait eues à cause de lui, toutes les souffrances qu’elle avait endurées à l’occasion de la séparation et du divorce et après, il ne pouvait que lui demander humblement de lui pardonner. Il remercia le ciel de l’accident qui lui avait permis de relativiser les choses et de prendre leurs vraies mesures. D’avoir senti de près la mort le rendit plus perméable à des considérations devant lesquelles il se serait rebiffé auparavant. A l’idée par exemple que l’argent ne fait pas nécessairement le bonheur... CHAPITRE VII LA REACTION D’ANACAONA Longtemps après cette visite à Georges, Anacaona resta bouleversée. Elle n’aurait su dire si elle l’était de joie ou de tristesse. Probablement des deux à la fois: joie d’avoir entendu Georges reconnaître ses torts envers elle, d’être réconciliée avec elle-même d’une certaine manière, de retrouver celui qu’elle avait choisi, enfant, qu’elle avait gardé précieusement, adolescente et qu’elle avait entouré de tout son amour, adulte. Mais aussi tristesse de se rappeler toutes les frustrations qu’elle avait connues, toutes les souffrances qu’elle avait endurées par la faute de celui-là même, qu’elle avait investi de toute sa confiance, de tout son amour. Elle n’avait jamais aimé personne d’autre que Georges. Etait-ce un atout? Etait-ce un handicap? Elle n’en savait rien. De toute façon elle ne se considérait ni méritoire ni blâmable. Elle pensait souvent à Clara Wieck, pianiste virtuose devenue, par la suite, Clara Schumann, dans ce qui fut un amour d’enfance. Et réfléchissant plus particulièrement à la trajectoire de son mari, Robert Schumann, elle se disait que c’est le seul cas de grand compositeur connu qui se soit marié à l’égérie de ses tendres années et qui ait puisé pour son art, aux sources de l’innocence et de la poésie de l’enfance, concentrant dans une idylle qui devait durer la vie entière toute la magie du romantisme. Ainsi Georges était le seul qui lui ait fait battre le coeur et connaître les émotions les plus merveilleuses et les plus douloureuses de sa vie. A un moment où il n’était qu’un copain qui partageait ses jeux d’enfant, il était celui avec qui elle aimait le plus jouer. Avec les autres garçons, elle n’était qu’un pis-aller, quand son frère Rémy était occupé ou absent. Avec Georges, elle sentait, déjà, que c’était différent. Il pouvait choisir de jouer avec elle, même si Rémy était disponible. Des fois, elle était la seule auditrice de ses histoires, de ses aventures. C’est lui le premier, avec sa mère, qui l’avait initiée aux contes populaires, dont les tours pendables des héros la faisaient rire parfois jusqu’aux larmes. Cela se passait souvent au clair de lune, quand le village, délivré des ombres qui l’assaillaient, mettait en verve les conteurs de tout poil y compris les apprentis comme Georges. Aussi loin qu’elle pouvait voir dans le passé, il avait toujours quelque chose à raconter. Et surtout, une façon de raconter qui faisait tellement revivre l’événement, que longtemps après, il lui arrivait de croire y avoir participé. Cela était le cas pour bien de ses aventures dont une excursion fameuse à Bassin-Bleu non loin de Val des Landes. Ce n’est pas sans nostalgie qu’Anacaona se remémorait cette période de son enfance, si exempte de soucis et si fertile en joies simples. S’il y avait des nuages dans le ciel pour ses proches, elle n’en savait rien, coulant ses jours avec des rêves plein la tête chez ses parents pendant les vacances et parfois en week-end, et chez sa tante qui jouait, en quelque sorte, le rôle de mère en périodes scolaires. A certaines occasions, elle avait le privilège de participer aux activités de son frère comme aux promenades à la campagne ou à des excursions en groupe. Sa tante ne manquait pas, alors, de faire ses recommandations à Rémy en lui disant de veiller sur sa soeur. Elle ne disait rien à Georges, sachant à priori, que ce dernier avait assurément capté son message et qu’il était le plus susceptible de voir à son application. Très tôt, Anacaona avait conscience de la subtilité de sa tante, des principes sous-jacents à cette stratégie, de la réception du message par Georges et de la façon dont ce dernier s’y prenait pour remplacer Rémy auprès d’elle. Il est vrai qu’il n’avait pas besoin des directives de la tante pour lui être attentif, mais cela lui donnait, sinon le droit, du moins l’occasion, de se réclamer d’un message qui, au demeurant, ne s’adressait pas à lui. Sans avoir jamais été d’une très grande ferveur religieuse, Anacaona ne faisait pas moins partie de la Croisade Eucharistique, un mouvement de piété alors en pratique dans certaines écoles de confession catholique et qui s’adressait aux filles et aux garçons. Elle était donc de ce petit groupe de croisées de son école, recrutées par les religieuses et qui avaient pour devise : «Prie, communie, sacrifie-toi, sois apôtre. » Être apôtre était l’objectif ultime de tout croisé ou croisée. Cela veut dire que, le stade de piété atteint justifie qu’on soit désormais un exemple pour les autres et qu’on puisse en avoir la charge. L’état d’apôtre s’acquérait lors d’une cérémonie spéciale à l’église que couronnait la bénédiction du prêtre. Quand venait le tour d’Anacaona de devenir apôtre, elle était la seule aspirante féminine à côté de Georges, lui aussi, le seul aspirant masculin. Conformément à la pratique, le moment venu, les deux allèrent s’agenouiller contre la balustrade qui séparait, à l’époque, le choeur du reste de la nef, l’un à côté de l’autre, attendant la bénédiction de l’officiant. Anacaona était très impressionnée du spectacle qui les mettait en scène ensemble, et il faut croire qu’il était saisissant pour d’autres, car même l’aumônier osait dire après la cérémonie, qu’«ils feraient un beau couple. » A quoi l’assistance réagissait en relayant si bien ces propos, que le temps de l’éclair, toute la communauté écolière de Val des Landes était au courant, se partageant la manne pendant plusieurs semaines, trouvant prétexte à maintes facéties. C’est ainsi qu’en plus d’avoir été l’élu secret de son coeur dans son imagination romanesque, Georges l’était devenu, ouvertement, pour beaucoup de Valois et Valoises de sa génération. Sans trop savoir pourquoi, devant la surabondance d’émotions contradictoires qui l’agitaient, Anacaona n’arrivait pas à repousser l’envie de musarder sur le film de son enfance et de son adolescence, comme si par ce phénomène de régression, elle cherchait à son insu, la porte vers la compréhension de sa situation présente. Qui eût cru qu’elle en serait là aujourd’hui? A essayer, encore une fois, de comprendre Georges, celui qui a d’abord été son frère bien-aimé, son fiancé adoré et son mari pour toujours... avant d’être cet ex-mari étranger et repentant. Existait-il encore celui, dont les moindres émois de l’adolescente qu’elle fut, faisaient vibrer comme un gong et qui écrivait des lettres enflammées à la moindre séparation? Très longtemps après s’être couchée, Anacaona ne pouvait trouver le sommeil. En imagination, elle se promenait de la confession de Georges qui la laissait avec de gros sanglots dans la gorge, à l’expérience de la dernière année de leur mariage, dont elle gardait l’amertume la plus grande de sa vie et à l’image en technicolor de leur enfance et de leur adolescence à Val des Landes. Cela se poursuivait ainsi durant toute la nuit et c’est au matin seulement que son éveil était pris en défaut par le sommeil. Et pourtant, plus tard au réveil, elle n’était pas plus avancée que la veille, puisque les problèmes se posaient encore dans les mêmes termes et qu’elle était tout aussi confuse qu’avant. Heureusement qu’elle n’avait pas à se rendre au travail. Elle en aurait été incapable, tant elle se sentait fatiguée physiquement et moralement. Tellement, qu’elle se surprenait à se féliciter de n’avoir ni mari, ni enfants, ce qui lui évitait d’avoir à assumer, maintenant, certaines responsabilités qui seraient ressenties comme extraordinairement contraignantes. Comme à chaque fois qu’elle traversait un moment éprouvant psychologiquement, c’est à la musique qu’elle demandait un réconfort. Pas toujours en se mettant au piano, mais seulement en se laissant envahir par ses ondes bienfaisantes. Une autre qu’elle aurait préféré faire diversion, en choisissant une musique d’allégresse ou des airs joyeux, mais elle opta pour des cantates de la bonne tradition allemande d’expression mélancolique sur le plan de la mélodie. Et c’est dans une atmosphère plutôt sereine, mais tout de même imprégnée des accents ténébreux des lieders de Malher et de Strauss, qu’elle soumit sa lassitude. Au terme de sa cure musicale, elle se rendit néanmoins compte qu’elle n’était pas seulement déprimée. Elle se sentit physiologiquement comme avant de monter sur la scène pour un récital. Plus clairement, elle était sous l’action du stress. La prise de conscience de cette réalité l’abasourdit. Elle ne comprit pas pourquoi son organisme réagissait de cette façon. Jusqu’ici, elle arrivait très bien à identifier les situations qui lui étaient stressantes et celles qu’elle vivait aujourd’hui, ne rentraient pas, d’habitude, dans cette catégorie. Mais poussant plus loin son introspection, c’est finalement à l’idée d’angoisse qu’elle s’arrêta pour caractériser son état d’âme et elle en eut la conviction, à cause de la sensation désagréable de cette boule dans la gorge, qui lui remit en mémoire celle accompagnant les longs sanglots de ses petites peines enfantines dramatisées à Val des Landes. C’est donc dans cette atmosphère cafardeuse que la journée s’écoula. Au cours de l’après-midi, fatiguée de promener sa mélancolie entre son lit et la salle de bain et surtout, lassée de son voyage intérieur, elle décida d’aller prendre de l’air dans le parc voisin. Il avait plu sur la ville. Les rues délavées achevaient de sécher au soleil. Le ciel qui était probablement sombre auparavant se rasséréna, découvrant par-ci, par-là, des moutonnements neigeux dans une immensité lumineuse d’un bleu océanique. Au moment d’entrer dans le parc, elle dut céder le passage à une longue théorie de limousines blanches réquisitionées probablement pour un mariage. «Sûrement un mariage de mafiosi», se dit-elle, et en pensant au même moment à son ami Ricardo et sa femme Carla, si éloignés du milieu de la mafia, elle se repentit de s’être laissée aller à des stéréotypes si grossiers. C’est alors que son attention se porta sur un petit garçon à l’allure étrange, avec son visage chafouin et ses sourcils artistiquement circonflexes, qui faisait son entrée dans le parc, portant un ballon et au bras d’une femme, qui avait tout l’air d’une bonne à son service. Visiblement, cette dernière n’avait pas grande autorité sur lui, car il faisait fi de ses recommandations de prudence, courant dans toutes les directions derrière son jouet. S’il faut que ce ballon traverse la chaussée, pensait Anacaona, il risquerait de se faire frapper par une voiture. Cette idée n’avait pas plutôt surgi à son esprit, que les crissements de pneus la firent sursauter, relayés par les cris des passants et des résidants du quartier accourus sur les lieux. Dans un geste dont elle n’avait aucune conscience, d’un bond, elle se lança au secours de l’enfant qui gisait en travers de la chaussée. Elle l’aurait probablement pris dans ses bras si un policier ne lui avait notifié sa désapprobation de le déplacer, expliquant que les ambulanciers allaient être là, d’un moment à d’autre. De fait, l’ambulance faisait déjà son apparition au bout de la rue, toute sirène hurlante. Il ne lui fallut pas plus de trois minutes avant de prendre la direction de l’hôpital avec l’enfant et la bonne, dans un état avancé d’hystérie. Pour Anacaona, c’était une véritable commotion. Cela persistait longtemps après la dispersion de la foule. D’avoir remarqué l’enfant et de s’être inquiétée pour lui avant l’accident, conférait à celui-ci, un statut affectif singulier dans l’esprit d’Anacaona. Au moment où elle voulut lui porter secours, elle était le siège d’une énergie tout à fait exceptionnelle. Sous la décharge d’adrénaline, elle aurait pu le transporter, sans aucun problème, sur une bonne distance. Et pourtant, toute cette énergie venait de la quitter. Assise sur un banc dans le parc, elle sentit ses muscles devenir flasques, comme si elle les avait mis à contribution trop longtemps, dans des tâches trop ardues. Et au bord des larmes en pensant à l’enfant, elle s’interrogeait sur la gravité de l’accident et même sur la probabilité qu’il soit mort ou en instance de l’être. Petit à petit, elle émergeait à elle-même et ne comprenait pas qu’elle ait été si triste toute la journée. La mère de cet enfant avait des raisons d’être triste, d’être mortellement triste. Pas elle. Elle n’avait rien perdu. Et même, ce qu’elle avait perdu, elle pourrait le retrouver si elle le désirait. Ce disant, un déclic se fit dans son esprit, comme si un mécanisme automatique avait été déclenché: elle venait de prendre conscience de l’objet de son angoisse. Ce n’était pas sans plaisir qu’elle avait entendu la confession de Georges. Après avoir longtemps vécu dans le ressentiment contre lui et dans la fausse culpabilité contre elle-même, ses propos avaient la consistance d’un baume sur une plaie vive. Et pourtant, elle se mentirait à elle-même si elle n’y reconnaissait pas la source d’une inquiétude. Que comptait-t-il faire par la suite? Voudrait-t-il reconquérir la place laissée vacante? Au fond, l’intérêt de ces questions pour elle, ce n’était pas tant ce qu’il ferait effectivement, mais ce qu’elle devrait faire elle-même, une fois que la balle serait dans son camp. C’est ce dilemme que son coeur avait, en quelque sorte, anticipé à l’insu d’elle-même et qui alimentait son angoisse ou son stress. Et rien que d’y penser, cette idée faisait s’accélérer les battements de son coeur comme aux beaux jours de son adolescence, bien qu’elle y décelât alors quelque chose de différent. Hier, cela traduisait ses transports, ses élans d’amour, mais aujourd’hui, qui pourrait en dire la profondeur et la complexité? Malgré la lumière falote des lampadaires disséminés à l’intérieur du parc, la pénombre arrivait à se jouer de leur vigilance et à occuper les coins de verdure, chassant par le fait même certains des badauds qui s’y étaient installés. C’était le cas pour Anacaona qui y voyait le signal de partir. Sur la rue, elle rencontra deux vieilles femmes qui étaient probablement des jumelles. Ce n’était pas la première fois qu’elle les voyait passer. Elle les soupçonnait de travailler comme bonnes dans quelques riches demeures du quartier. Pour aller au temple ou à l’église, elles s’endimanchaient, immanquablement, dans des costumes surréalistes. Mais il y a un point, pensait-elle, où elles rencontrent la Reine Elisabeth d’Angleterre : elles ont le même sens du chapeau ringard et inapproprié. Cette comparaison lui tira son premier sourire de la journée. Parvenue à son appartement, elle ne trouva pas mieux que de se mettre au piano. Mais les Gnosiennes de Satie n’arrivèrent pas à lui procurer l’apaisement recherché. Comme au matin, c’est à des cantates qu’elle demanda la tranquilité du coeur et de l’esprit, avec d’abord, Cantilena de Bacchianas brasileiras de Villa-Lobos, un air qu’elle écoutait toujours avec ravissement et qui évoquait si merveilleusement bien la paix du soir avec la voix mélodieuse de Barbara Hendricks. Et lorsqu’elle passa au Laudate Dominum de Mozart, elle devint éperdue d’émotion par l’interprétation de Laurence Monteyrol. Et, doucement, elle se laissa pénétrer par la pensée de Khalil Gibran : « La beauté, dit-il, n’est pas un désir mais une extase… Plutôt un coeur embrasé et une âme enchantée... plutôt une image que vous voyez bien que vous fermiez les yeux et un chant que vous entendez bien que vous bouchiez les oreilles. » Etendue sur le divan du salon, elle éprouva une étrange sensation de bonheur. Pour la première fois de sa vie, elle eut envie de mourir. Non pas d’une mort comme on peut se la représenter généralement, mais une sorte de dissolution insensible dans l’extase musicale. Ce serait sa façon à elle de capter le bonheur pour toujours. CHAPITRE VIII LA DEMANDE EN MARIAGE Depuis quelque temps, Anacaona ne pensait qu’à une seule chose. Son esprit était à ce point accaparé, qu’elle éprouvait beaucoup de difficulté à se concentrer sur son travail. S’il lui avait fallu donner des cours tous les jours, comme l’année dernière, ses difficultés eussent été encore plus grandes. Bien qu’elle aime les défis que suscite l’interaction continuelle avec ses étudiants, elle se félicitait d’avoir pu diminuer sensiblement sa charge de cours cette année. Il est vrai que cette décision était prise pour avoir plus de temps à consacrer à ses recherches personnelles; mais elle avait compté sans les impondérables qui se chargent, parfois, de mettre du sable dans l’engrenage. A partir du moment où elle décida de se lancer dans la composition musicale, elle menait de front, sans désemparer, plusieurs types de travaux. Une fois que ses lacunes en contrepoint étaient comblées, consolidant sa grande maîtrise du solfège, elle tenait, en manière d’exercices pratiques, à composer de courtes fugues sur des thèmes à harmonie simple, d’abord, et de plus en plus complexe, ensuite. Ultérieurement, et avant même d’aborder la dimension musicale de l’oeuvre envisagée sur la vie de la reine du Xaragua, elle s’évertuait à la mise au point d’un livret, qui fût capable de restituer sa vie romanesque et tragique. Parallèlement, elle surveillait, de loin, il est vrai, l’adaptation à l’opéra de La tragédie du Roi Christophe, dans le cadre restreint d’un livret élagué de certaines fioritures. Les préoccupations relatives à ces travaux étaient telles, qu’avant la fin de la préparation des livrets, il lui arrivait de se réveiller le matin avec une structure musicale à l’esprit, propre à rendre une particularité mélodique quelconque ou une situation psychologique ou émotionnelle plus caractéristique. C’est dans ce contexte qu’un impondérable avait surgi. Il avait pris la forme d’une demande en mariage, entraînant un violent télescopage, entre des éléments, apparemment problématiques, sinon irréconciliables, liés, d’une part, à l’équilibre sentimental d’Anacaona et, d’autre part, à ses aspirations professionnelles et artistiques. Elle avait beau observer les signaux dans le ciel, elle n’était pas moins surprise quand l’orage éclata. Ce n’aurait pas été le cas si son coeur avait choisi. Mais elle sentait venir le dilemme et le redoutait. D’autant plus qu’elle avait la conviction profonde, que sa musique vécue comme un prolongement d’elle-même, en quelque sorte, comme l’enfant qu’elle n’avait jamais eu, présentait des exigences qui les plaçaient en contradiction avec celles de son coeur. Tant qu’elle était mariée, elle avait à peine l’intuition de ce phénomène. Il avait suffi de sa séparation pour qu’elle le reconnût, au moins confusément. Elle ne voulait guère connaître le destin de Fanny Mendelssohn, dont la carrière musicale, comme pianiste et compositrice de talent, avait dû céder le pas aux préjugés de son milieu qui la voyait davantage comme femme d’intérieur. Cela ne l’avait pas empêchée de laisser, quand même, à sa mort environ quatre cents oeuvres de belle facture, mais qui sont restées dans l’oubli, à part celles qui ont été publiées sous le nom de son frère, d’égal talent, Félix Mendelssohn. C’est à peu près à cette époque que, feuilletant par hasard l’Essai sur Price-Mars d’Emile Paultre, elle tomba sur une réflexion qui devait étayer, d’une certaine manière, l’idée qu’elle se faisait de son but dans la vie. Entre autres choses, il écrivait : « Quelque retard que nous mettions à trouver notre voie, l’heure sonne toujours où nous sommes révélés à nous-mêmes, où nous avons la vision de l’oeuvre à accomplir pour qu’à nos yeux, la vie ait un sens…» Cette idée eut sur elle l’action d’un détonateur. Elle comprit ce jour-là, qu’elle devait devenir plus actrice de son histoire personnelle qu’elle ne l’avait été jusqu’à présent. Et dès ce moment, à défaut de prendre une décision, elle sentit se renforcer les tendances profondes qui montaient de son âme. Comme l’oiseau heureux de sentir sous ses ailes l’immensité de l’espace, porté par l’imagination, l’artiste a besoin de la même liberté pour prendre son envol vers les contrées de la création. Or, il en est de la liberté comme d’un bien magique et enchanté: une fois qu’on y a goûté, on ne peut plus s’en passer. Elle n’avait pas découvert cette vérité dans la dolce vita que procurent l’aisance et l’oisiveté mais dans les émois de l’inspiration, dans les douleurs de l’enfantement de son art. Elle se félicitait de penser que, s’il y a des joies malsaines, il y a aussi des douleurs bienfaisantes, dont le terreau est plus fertile à l’éclosion de la beauté. Mais les exigences de la liberté et de la beauté ne rendaient pas justice à tous ses sentiments. Quand bien même elle le voudrait, elle ne pourrait pas banaliser le contenu de sa corbeille de mariage. Elle se souviendra longtemps des accents passionnés par lesquels Georges lui avait exprimé son amour. Il y a beau temps, qu’elle n’avait pas entendu l’expression d’une telle flamme. Elle l’avait regardé dans les yeux et avait eu l’impression de revenir à l’époque de sa vie étudiante. Elle connaissait bien Georges, et, dans une certaine mesure, elle avait participé à le tisser, maille par maille. Il y avait une profondeur dans l’expression de ses sentiments qui ne trompait pas, quand il lui avait dit combien il lui était facile de toujours la choisir, parmi les milliers de femmes qu’il avait rencontrées dans sa vie. Pendant qu’elle contemplait l’étincèlement de son verre de baccarat, dans ce restaurant qui les avait vus si souvent dans le passé, au point de se faire appeler M et Mme Lalande par le personnel, elle écoutait la voix profonde de Georges comme une douce musique à son âme. Elle se souvenait d’avoir pensé à elle-même comme à une plante privée d’eau depuis quelque temps et qu’on venait d’arroser généreusement. Cela lui permettait de retrouver toute la joie nécessaire pour farfouiller dans ses souvenirs et retrouver des anecdotes cocasses de leur enfance et de leur adolescence. Puis il était question de la démission de Georges à la firme de courtage. Il ne lui en expliquait pas toutes les raisons, mais elle avait bien compris que c’était pour lui être dorénavant disponible et éviter toute interférence désagréable entre les exigences de son travail et celles, tout aussi importantes, de leur vie éventuelle de couple. Il se contentait de lui dire comment il voyait l’avenir avec elle. Vu qu’il n’avait plus besoin de travailler pour vivre - il avait accumulé un portefeuille de titres divers, suffisamment plantureux, pour vivre dans l’aisance jusqu’à la fin de ses jours- il envisageait de l’accompagner dans la réalisation de ses projets artistiques sur lesquels, incidemment, il avait hâte d’avoir des renseignements. Anacaona ne s’était pas fait prier pour lui parler de l’évolution de ses travaux et des initiatives qu’elle avait dû prendre à cet égard et il en était resté comme médusé. Sans rien lui dire, elle se douta, un peu, des processus mentaux qui étaient en action, rien qu’à observer ses regards perdus dans le vide. Elle était certaine qu’il venait de découvrir un aspect d’elle-même qu’il ne connaissait pas bien, un aspect que les situations antérieures de sa vie ne lui avaient pas permis de développer et de mettre en relief. En continuant son enquête à travers ses souvenirs, elle flairait qu’il essayait de traquer tel ou tel de ses propos ou comportements inadéquats du mari qu’il fut, à la lumière de ce qu’elle lui avait révélé de sa personnalité. En un mot, sa grande capacité d’énergie, de volonté et de persévérance dans la poursuite de ses objectifs. Et quand, finalement, il ramena ses regards sur elle, elle crut y déceler, par la douceur qui en émanait, quelque chose d’indescriptible. C’était fait, à la fois, de tendresse et d’amour, mais aussi d’une redécouverte de sa beauté, comme si le voile qui la cachait venait d’être enlevé. Cette attitude suffisait amplement pour faire mousser sa fierté d’elle-même. En plus de l’hommage à sa beauté plus conventionnel, c’était la reconnaissance de ses capacités intellectuelles et morales et elle en tirait un secret plaisir de vanité. Ce soir-là, en se séparant de Georges après s’être engagée à réfléchir à sa demande en mariage, elle était gonflée à bloc, sans arriver, néanmoins, à écarter une pensée pour cette période d’avant sa séparation, en songeant au mot de Gibran : « Mais qu’advient-il de la vague qui vient mourir là où nulle oreille ne l’entend? Ce que l’on ne perçoit pas de nous est l’aliment de notre plus profonde douleur. Pourtant c’est cela aussi qui sculpte notre coeur pour lui donner forme et façonner notre destin. » Cette oscillation de la pensée chez Anacaona, typique du drame intérieur qu’elle vivait, la caractérisait toute, au point de l’empêcher de s’adonner convenablement à ses activités pédagogiques et à ses travaux de recherche, depuis sa rencontre avec Georges. Dépendant à quel moment elle en était du mouvement de balancier de ses idées, la situation qui prévalait avant sa séparation et son divorce se percevait, tantôt comme très grave de la muflerie impardonnable de Georges à son endroit, tantôt comme bénigne. Dans la mesure où elle pouvait croire que sa responsabilité n’était pas entièrement en cause, il lui arrivait de lui reconnaître, en rétrospective, des circonstances atténuantes. En réalité, le mouvement de ses idées pouvait se complexifier davantage si, cessant de focaliser son attention sur Georges, elle décidait de se prendre pour objet de réflexion. Dans ce cas, il y avait une grande probabilité que son ex-mari soit vu comme l’obstacle majeur à son épanouissement personnel. A moins qu’elle ne consentît à tourner ses regards vers l’avenir riche de toutes les promesses qu’il avait mises dans la corbeille de mariage. Devant cette perspective, elle devenait parfois lyrique avant de revenir au point de départ et de retomber dans ses tiraillements et ses angoisses. En plein dans ce marasme psychologique, elle désespérait de voir le bout du tunnel quand un événement inattendu changea les cartes. Elle devrait se rendre au pied levé, à un séminaire sur l’enseignement de la musique à Budapest, en remplacement du chef de secteur qui venait de tomber malade. D’abord désemparée, elle comprit vite le parti qu’elle pouvait tirer de ce voyage sur le plan psychologique. Malgré un manque d’énergie qui commençait, jusqu’à un certain point, à l’inquiéter, elle se sentit aiguillonnée comme autrefois à Val des Landes, lorsque Georges la poussait pour l’aider à gravir les côtes toujours trop escarpées au retour d’excursions. Ainsi, alors qu’hier encore, elle avait presque besoin d’un levier pour s’extirper de sa chambre, aujourd’hui, elle commençait à sentir des ailes lui pousser dans le dos. Pas de grandes ailes, mais tout de même assez efficaces dans les circonstances. De sorte que très tôt le matin, elle était déjà à courir à droite et à gauche, en vue des préparatifs de son départ. Et ce qui lui trottait dans la tête, ce n’était déjà plus son dilemme des derniers jours, mis momentanément en quarantaine, mais la réaction de Georges quand elle lui avait appris la nouvelle de son départ prochain. Il avait regretté en effet que ses moyens de locomotion fussent encore réduits, sinon ce serait pour lui une occasion heureuse de l’accompagner dans ce pays qu’il connaissait un peu, pour y avoir séjourné à quelques reprises, et même y avoir dansé, dit-il, d’un ton enjoué, sur l’air des Danses hongroises de Brahms et de Dvorak. Aussi surprenant que cela puisse sembler, il y a, poursuivait-il, dans la joie communicative qui accompagne cette musique, quelque chose qui lui rappelait certaines meringues de son île natale, en dépit des structures harmoniques tout à fait différentes. Il eût aimé surtout, l’emmener sur les bords du lac Balaton, où il avait jadis passé un week-end du temps de sa vie étudiante et où devait se vérifier la théorie de la compatibilité du socialisme avec la culture des agrumes. Ce lieu, notait-il, est resté effectivement célèbre, en raison des milliers d’orangers que les dirigeants hongrois de l’époque de la guerre froide, y avaient fait planter contre toute logique étant donné la latitude. Ils avaient dû tous mourir, mais c’est l’agronome qui en avait porté la responsabilité pour avoir décrié le projet. En contrepartie, dit-il, la vérification de cette théorie eut plus de chance en Yougoslavie avec le maréchal Tito qui lui, avait choisi de cultiver des mandarines à Véli Brijuni au Nord de la Croatie. Il y avait réussi contre l’avis de tous les experts en agronomie. A écouter Georges, elle devenait rêveuse. Elle se rendit compte qu’il y aurait moyen d’allier l’utile à l’agréable dans un tel voyage. Mais conviendrait-il vraiment de se laisser accompagner par lui s’il pouvait se déplacer plus facilement? C’est ainsi qu’avant même de partir, Anacaona avait remplacé son obsession par une autre de même nature, avec toutefois, un masque moins terrifiant, avant de la mettre provisoirement au rancart. Le temps de se décider à donner une réponse à Georges avant le voyage, comme l’espérait ce dernier. Mais quand il devint clair que la réponse serait renvoyée à plus tard, le temps d’y réfléchir plus longuement, Georges se montra coopératif, ce qui eut pour résultat de dédramatiser la situation. De sorte que, sans se rendre à l’aéroport dans la sérénité la plus complète, elle n’avait pas moins réussi à refouler son dilemme, laissant place à des considérations quotidiennes plus terre à terre. Ainsi, elle se rendit compte qu’à son retour dans une semaine, le collège serait déjà fermé pour les vacances d’été. Elle était un peu déçue de n’avoir pas pu rejoindre, avant de partir, une étudiante à qui elle se proposait d’offrir de travailler avec elle au cours de l’été. Elle essayerait à son retour, sinon, elle risquerait de perdre ses traces jusqu’à la rentrée de septembre. Et comme une rampe de lancement, cette préoccupation la propulsait vers ses travaux de recherche dont elle voudrait accélérer le rythme. En même temps, elle s’interrogeait sur leur ampleur. Il se peut, convenait-elle, que ses ambitions aient été trop grandes et que cela même l’empêcherait de progresser à sa guise. Elle avait déjà recueilli un nombre impressionnant de documents sur les styles musicaux des grandes Antilles, mais elle ne pourrait pas prétendre avoir inventorié les dimensions les plus significatives des différents folklores. Par ailleurs, la conceptualisation de son projet d’opéra sur la vie et la fin tragique de la reine du Xaragua avait comme prémisse, la collecte, la plus exhaustive possible, de ces formes musicales chez les autochtones d’aujourd’hui et d’hier, comme s’il y avait un lien logique entre les deux phénomènes. Or, s’il y a, entre eux, un lien de convenance, ce lien n’est pas nécessairement logique. Elle devrait, par conséquent, songer à dissocier les recherches musicologiques du projet initial et à ne retenir en faveur de celui-ci, que les données minimales. Comment n’y avait-elle pas pensé avant? Et du coup, elle se sentit frustrée de ne pas pouvoir en parler à un collègue musicien avec qui elle avait développé une complicité professionnelle. Et aussi à Georges, plus ouvert qu’il n’avait jamais été, à écouter ses réflexions et à observer la structuration de sa pensée autour de l’objet de ses recherches. Mais en plus de sa frustration d’être en panne d’auditeurs fiables pour tester l’évolution de sa pensée, elle en eut une autre de devoir attendre son retour de Budapest, pour amorcer les changements qui s’imposaient dans son programme d’activités. De sorte que, dès le début de son voyage, elle avait déjà hâte qu’il se termine. De fait, la semaine lui paraîtra interminable. Même le sentiment de dépaysement que lui conférait, lors de ses tournées en ville, l’écoute de la langue hongroise qui ne ressemblait à aucune autre langue entendue jusqu’alors, n’arriva pas à fouetter sa curiosité de touriste, au point de lui enlever l’impression bizarre, que tout ce qui avait un sens pour elle, était loin d’elle à Budapest. C’est ainsi que le retour s’amorçait déjà, comme une perspective joyeuse, avant d’être pour elle l’événement heureux de ce vendredi soir, où elle prit place dans l’avion. Est-ce ce sentiment favorable à l’ouverture aux autres, qui lui fit remarquer le visage déjà vu d’un congénère assis quelques rangées derrière elle? En quelques minutes, elle réusit à se rappeler le contexte dans lequel elle l’avait rencontré pour la première fois. C’était lors de l’arrivée de Georges à Montréal. Jacques, un ami, avait décidé de le chaperonner un peu et de le présenter dans le milieu de ses compatriotes émigrés. Profitant d’un bal organisé dans un grand hôtel de la ville, au profit d’une oeuvre caritative en Caraïbe, il l’avait invité avec elle, à l’époque, sa fiancée, à cette soirée qui devait, selon les termes de la publicité, « rester inoubliable dans les annales de la communauté Caraïbéenne de Montréal. » En effet, la soirée fut des plus réussies tant par le nombre des participants, l’excellente prestation de l’orchestre venu expressément du pays pour la circonstance, que par l’atmosphère éclectique dans laquelle se déroulait la fête, sous l’étincellement d’un lustre majestueux, dans la splendide salle de bal de l’hôtel. Une chose les avait fortement surpris : ils ne connaissaient pas plus de dix pour cent des personnes présentes. Ils avaient beau être présentés aux amis de Jacques, la plupart des gens, plus âgés d’une génération ou deux, leur étaient inconnus. Et pendant que Georges, entre deux danses, vidait lentement son scotch, il s’amusait à s’enquérir auprès de Jacques de l’identité des uns et des autres. Ce dernier qui connaissait tout le monde et qui, en retour, était connu comme l’imam de la mosquée, était bien placé pour satisfaire sa curiosité. S’agissant de l’homme qui était assis derrière elle dans l’avion, Anacaona se souvenait bien de la demande de Georges. --Qui est-il cet homme debout près du bar, avait-il dit, et qui semble déshabiller les femmes par sa façon de les regarder? Sur quoi Jacques avait répondu qu’on le connaît surtout par ses surnoms. On l’appelle le chasseur ou l’étalon car on ne lui connaît que deux activités. Une petite qui consiste à enseigner à des étudiants du secondaire non loin de Montréal et une grande qui mobilise le plus clair de son temps à courir les femmes. Il est marié, mais il ne sort jamais avec sa femme, de façon à ménager ses coudées franches en vue de nouvelles aventures. Il est toujours en chasse quel que soit le lieu ou le moment. A ce rappel, Anacaona se retourna pour l’apercevoir, à peine quelques rides et quelques poils blancs en plus, en train, probablement de tendre ses filets pour sa voisine de siège. Plusieurs demandes de renseignements sur d’autres invités avaient été faites à Jacques et Georges était stupéfait de l’étendue de ses connaissances. --Et cet homme à l’air suffisant qui parle d’une manière affectée près de la colonne du fond? --C’est un toubib doublé d’un psy de la première vague d’immigrés. Il aime jouer les intellectuels et se targue d’avoir des réponses à tout. Il a un complexe d’élitisme qui le porte à laisser entendre qu’il fait partie d’une catégorie sociale spéciale. Mes confrères, aime-t-il dire avec jactance, sont tellement éloignés du peuple et du vodou qu’ils sont ceux qui, par méconnaissance, disent le plus de bêtises sur cette croyance. A défaut de pouvoir gommer les traces de ses appartenances caraïbéennes, il s’évertue continuellement à les mettre en veilleuse et à focaliser davantage l’attention sur son héritage culturel occidental. --Avec qui parle-t-il avec tant d’ardeur? --Il parle avec trois savants confrères dont l’un, le plus petit, est le fils du célèbre houngan qui sévissait dans les quartiers sordides du Bélair et le plus grand, un spécimen de la bourgeoisie dont on dit qu’il est marié à Erzulie. Quant au troisième, il a des attitudes et des comportements dans la vie qui le singularisent grandement par rapport à ses confrères. Très branché sur les groupes communautaires qui oeuvrent auprès des mal lotis parmi ses compatriotes, il essaie de promouvoir leur action en suppléant, de son temps, de sa plume et, parfois, de ses deniers, aux besoins multiples de la communauté. --Parlez-moi de ce couple assis en face de nous, là-bas; je crois avoir déjà vu l’homme quelque part. --C’est possible, parce qu’avant d’élire domicile à Montréal, il a bivouaqué quelque temps en Europe. C’est un autre qui aime jouer les intellectuels et dont la tête est pleine d’idées. A mon arrivée, je l’ai remarqué debout près de la colonne dans une attitude de sphinx jusqu’à ce que sa compagne aille le quérir de cette posture. Il fait beaucoup penser à ce personnage dont parle Nathalie Sarraute dans Les fruits d’or qui baissait la tête pour éviter que les autres ne soient aveuglés par les rayons de son intelligence. --Quant à sa compagne, dont je doute que les relations avec lui ne soient autres qu’amicales, elle est de passage ici, pour ses vacances, comme chaque année. Elle se plaît toujours à raconter au premier venu, le faste de sa demeure en Caraïbe, le rythme de sa vie quotidienne au mileu de son personnel domestique et les activités de loisirs auxquelles elle s’adonne à longueur d’année. Elle ne comprend pas comment on peut vivre dans un pays, où des gens comme elle n’ont pas de serviteurs ou de servantes et qui sont, bien entendu, obligés de faire la queue aux bureaux de services publics. De sorte qu’à chacun de ses voyages, elle ne manque pas de s’apitoyer sur le sort des malheureux émigrés que nous sommes. --Parlez-moi de cette femme qui m’avait pris pour un de ses amis. --C’était une méprise stratégique. Je te plaindrais si tu devais tomber sous son charme, sinon sous sa coupe. Comme tu la vois, elle est le prototype de la parvenue de la vingtième heure. Elle ne travaille pas, n’a pas de rentes connues et n’a pas gagné le gros lot…Pourtant, elle mène grand train de vie. Un objet, quel qu’il soit, ne l’intéresse que dans la mesure où son prix exorbitant le destine à une minorité de gens. C’est, à son avis, sa plus grande qualité. Mais cela ne la protège pas d’un mauvais goût invétéré. Elle pense que le prix peut dispenser d’avoir du goût. Elle a tort. Mais ce qui est pire : elle ne pourrait même pas comprendre qu’elle a tort. -- Avec qui parle-t-elle? --Regardez bien son interlocutrice. C’est un spécimen de la même famille d’esprit, si l’on peut dire, et qui est une réussite en son genre. Si le clinquant et l’artifice bourgeois venaient à disparaître, elle en serait un important artefact. Spécialiste du paraître, elle pourrait tuer pour ne pas avoir à déroger au conformisme bourgeois dont elle se réclame. Sa rectitude, à cet égard, est tellement profonde qu’on la croirait l’avatar des dix générations précédentes. Pourtant, c’est du ruisseau de toutes les turpitudes et de toutes les vulgarités d’une petite ville de la côte que sa mère et les siens ont été, naguère, tirés par hasard. Mais, ne vous méprenez pas, il arrive souvent que le néophyte de la nouvelle religion soit plus orthodoxe que le pape… La virulence des propos de Jacques associée à l’environnement n’avait pas manqué de provoquer chez Georges un profond malaise et c’est malgré lui qu’il s’était abstenu, ce jour-là, de s’informer davantage sur les gens qui remplissaient la salle. Cette irruption dans ses souvenirs réjouissait Anacaona. Elle revoyait encore cette splendide salle de bal dans l’éclat de son lustre. Habillée très élégamment, elle avait conscience d’avoir été l’un des pôles de la soirée. D’ailleurs, l’attitude de Georges, mieux que ses propos, le confirmaient amplement. Ce qui la surprenait, toutefois, ce n’était pas tant le regard des hommes. Jusqu’à un certain point, elle en avait l’habitude. L’étonnant pour elle, c’était plutôt l’attitude des femmes par rapport auxquelles, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir, parfois, un sentiment de gêne. Elle avait assez vécu pour savoir que si beaucoup d’entre elles sont généreuses et accueillantes, il s’en rencontre également de jalouses et d’envieuses, surtout lorsque, malgré soi, on entre en concurrence avec elles sur le marché des charmes. Bien que la plupart des femmes rencontrées aient été gentilles avec elle, il y avait au moins deux dont les regards et les attitudes n’étaient pas sans la laisser un peu songeuse. Avaient-elles des projets qui concernaient Georges? Ou plus gravement, Georges leur avait-il fait miroiter des plans d’avenir avec lui? A peine avait-t-elle pensé à ces hypothèses qu’elle les rejeta comme non avenues. Georges venait d’arriver d’Europe et il ne les connaissait tout simplement pas. Il fallait donc que leur attitude s’explique par d’autres considérations comme, par exemple, sa valeur symbolique sur plan social ou celui de la féminité. Au demeurant, Anacaona ne se formalisa pas de ce manque d’aménité à son égard. Cela eut plutôt pour elle une valeur anecdotique, dont elle comptait se servir, un peu comme des repères psychométriques dans les interactions futures. Au contraire, longtemps après cette soirée, on en parlait encore en termes laudatifs, pour évoquer sa beauté, son esprit, son élégance ou son aisance dans le monde. Mais ce qui lui plut par-dessus tout, c’est la fierté qu’éprouvait Georges de tels hommages à son endroit. Elle avait alors l’impression que le lien qui l’unissait à lui était aussi solide que le rocher de Gibraltar. Les passagers du Titanic, pensait-elle, devaient avoir le même sentiment de sécurité au départ de Southampton. Mais à peine lâchée, cette image lui parut exagérée. La preuve qu’il n’y avait aucune analogie entre le naufrage du Titanic et son mariage, c’est qu’à ce moment même, il dépendait d’elle de le faire revivre au moindre signe de sa part. C’est donc, animée des mêmes sentiments contradictoires de son départ pour l’Europe, qu’elle atterrit à l’aéroport de Dorval. Le temps était pluvieux. Le crachin qui avait débuté à l’aube se poursuivait encore, créant les conditions d’un été automnal dont elle aimerait bien se passer. Elle en vit une préfiguration de l’hiver qui serait, maintenant, pour elle une vraie catastrophe, car elle n’y pensait jamais plus sans revenir, en même temps, à tous les malheurs qui s’étaient abattus sur elle lors d’une tempête hivernale mémorable. Avant l’atterrissage, elle craignait, tout en espérant confusément, de voir la tête de Georges à la sortie de la douane et elle en fut quitte pour une frustration et d’avoir, en même temps, la satisfaction de voir reporter à plus tard une rencontre avec lui. Au moins, cela lui permettrait, crut-elle, en prenant place dans le taxi, d’avoir un peu plus de temps pour coordonner certaines activités relatives à ses recherches musicales. CHAPITRE IX LA DECISION D’ANACAONA En vidant lentement sa tasse de café, Anacaona se rendit compte qu’elle s’était trompée. Après l’appel téléphonique qu’elle venait de recevoir, elle ne pourra pas renvoyer les échanges avec Georges, puisque, c’est le soir même, qu’ils se rencontraient au restaurant. Il avait insisté et elle n’avait trouvé aucune raison vraiment valable de refus. Elle avait commencé par se retrancher derrière la fatigue due au décalage horaire, mais elle n’avait pu résister longtemps à son argumentation. Si bien qu’elle avait fini par accepter, avec le sentiment d’avoir fait plus de compromis qu’il ne fallait. Aussi s’en voulut-elle, bien qu’il ne lui fût pas du tout désagréable de le revoir et, de partager avec lui sa perception d’une ville qu’il avait jadis connue et où il avait laissé, semble-t-il, beaucoup de souvenirs. Malgré ce sentiment confus entre la frustration et la joie, en plus d’une certaine fatigue réelle du voyage, Anacaona retrouva ce qu’il fallait d’énergie pour sacrifier à la coquetterie et à l’élégance. Elle portait une jupe taillée en cloche d’un tissu ouvragé d’un rare motif, qui soulignait la finesse de sa taille et sa sveltesse, en lui donnant un air de jeunesse et de légèreté. De fait, en la voyant arriver, c’est à la grâce d’une ballerine avec ses souliers plats que pensa Georges. Ses cheveux ramenés en chignon, à l’arrière, mettaient en relief les oreilles, où brillaient deux diamants sertis dans une monture d’or blanc, en accord avec un pendentif un peu plus volumineux du même ensemble. Sur ce visage si éclatant, Georges chercha vainement les signes de la fatigue. Au contraire, Anacaona parut plus radieuse que jamais depuis les retrouvailles. De la voir si rayonnante devant ses crustacés favoris, Georges en fut tout heureux et il se mit à sourire au rappel d’un souvenir qui le hantait depuis un moment. C’était en Gaspésie aux premières années de leur mariage. Se promenant sur la grève après des agapes nocturnes où le vin avait été généreux, Anacaona avait demandé à Georges quel métier il aurait aimé exercer, à défaut de s’occuper d’activités financières. A quoi il avait répondu : berger, si elle raffolait davantage de l’agneau, mais plutôt pêcheur, parce qu’elle préférait les langoustines à l’agneau. Et elle avait bien rigolé de le représenter avec son attaché-case, dans la défroque d’un pêcheur. Ils se racontèrent, par la suite, avec moult détails, le voyage pour l’une et l’attente pour l’autre, dans la même bonne humeur et le même détachement qui caractérisaient l’atmosphère du dîner depuis le début. Puis, parvenus au dessert, Georges s’informa, un peu, à brûle-pourpoint, de la réaction d’Anacaona à sa proposition de mariage. Longtemps avant, Anacaona avait vécu dans la crainte de ce moment. Après avoir fait cent fois le tour de la question, elle avait la conviction que sa crise intérieure n’était pas de celle qu’un peu plus de temps permettait de résoudre. Plus elle y pensait, plus les dimensions de la situation, lui apparaissaient antinomiques. Elle savait, par conséquent, qu’elle arriverait au moment fatidique, avec la même disposition d’esprit qu’au début. Elle comprenait aussi qu’elle avait à se méfier d’elle-même. En équilibre instable entre deux tendances fondamentales, à la dernière minute, le plateau de la balance, lesté d’un sentiment pitoyable envers Georges, risquait de l’emporter. Voilà pourquoi elle était consciente que le moment venu, elle devra pouvoir se faire violence, au risque de devoir marcher sur son coeur. C’est tout ce processus auquel Georges n’avait pas accès qui expliqua, pourtant, la brutalité de la réponse : «J’y ai pensé longuement, dit-elle, et ce sera non pour le mariage. » Un martien, qui aurait fait irruption, à ce moment-là, n’eût pas causé plus grande impression à Georges. Visiblement, il n’avait pas envisagé une telle réponse, ni son expression franche et brutale, dont le premier effet fut de lui couper le sifflet, répandant entre les deux un écueil de silence de quelques secondes qui valaient bien des heures, Seul le recours, à cet instant, à la salle des toilettes fut pour Anacaona, l’occasion de sortir d’une situation gênante qui l’incommodait. Tout cela sonna le glas du souper qui s’achevait, mais qui n’était pas terminé entièrement. De sorte qu’au retour d’Anacaona à la table, le couple ne tarda pas à se séparer pour la soirée, dans un état factice de bonne humeur. C’est en rentrant à son appartement qu’Anacaona sentit les effets du décalage horaire. Pendant une bonne partie de la soirée, elle n’y avait pas pensé. Et en même temps, elle avait le sentiment de la vacuité de sa vie, de sa personne. Ce sentiment n’était pas nouveau. Pendant tout le temps précédant sa séparation et son divorce, elle avait continuellement cohabité avec lui. Parallèlement aux déceptions accumulées dans ses démêlés conjugaux, l’idée de son inanité était, en bonne mesure, à l’origine de sa décision de se séparer de son mari. Bien sûr, elle faisait de la musique et l’enseignait à des jeunes avides de savoir. Si intéressant et motivant que cela pouvait être, à certains moments, sa vie n’en était pas remplie pour autant. Elle avait besoin d’autres défis. Entre autres, de se prouver qu’elle était capable de traduire dans la réalité, les potentialités qu’elle sentait en elle. Et parce qu’elle avait entrepris des travaux sur la musique, ce sentiment avait, peu à peu, cédé la place à un autre tout à fait singulier, où rentrait l’intime conviction d’une mission qu’elle était appelée à remplir. Mais pourquoi ce sentiment de vacuité aujourd’hui? Si elle en était capable, elle se fuirait. Il y a des moments où l’on a du mal à se regarder en face et elle avait la certitude de vivre un de ces moments. La solitude qu’elle avait apprivoisée lui pesait tout à coup. Elle aurait tellement aimé être au milieu d’un groupe d’amis! Elle écouterait avec plaisir leur bavardage, pourvu que cela l’empêche de rester seule avec elle-même. Elle se souvient de la grande table, non loin de la sienne, au restaurant, où fusaient les éclats de rires d’une bande de jeunes, venus fêter probablement la fin de l’année scolaire. Elle s’était imaginée qu’après les agapes, ils iraient finir la soirée dans le club de danse au tournant de la rue. En dépit de sa fatigue, elle aurait bien aimé être avec eux, à danser, à tourbillonner, à se soûler et à tout oublier… Au petit matin, elle serait tellement fatiguée qu’elle dormirait pour ne pas se réveiller avant longtemps. Mais c’était loin d’être sa réalité… Au lieu de cela, elle se contentait d’être seule et d’aspirer à se fondre dans une masse, pour trouver un dérivatif à sa solitude. Les images qui lui venaient étaient floues. Sur le bord des larmes, elle avait l’impression que le monde vacillait autour d’elle et que tout devenait friable et instable. Elle se déshabilla et, au moment de ranger ses vêtements, elle eut un coup d’oeil pitoyable pour elle-même, en se demandant qu’elle idée elle avait eu de se vêtir si élégamment. Elle fit couler un bain chaud et s’y jeta avec autant de volupté que de fatigue. Combien de temps y était-elle restée? Elle ne saurait le dire, car elle avait dormi dans la baignoire. Le téléphone d’un importun la força à gagner son lit et à y rester, jusqu’au moment de son réveil, le lendemain vers dix heures. A peine, avait-elle le temps de déjeuner machinalement, qu’il lui fallut se rendre en ville. En principe, son collège était déjà fermé pour les vacances, mais qui sait si un contretemps n’avait pas obligé à différer la fermeture? A sa grande et heureuse surprise, le directeur y était encore, expédiant les dernières formalités. C’est donc avec facilité qu’elle obtint les coordonnées de Tamara en vue d’une proposition d’emploi pour l’été. Elle connaissait sa compétence et son professionnalisme et avait la certitude qu’elle s’acquitterait bien des responsabilités qu’elle aimerait lui confier. Ne pouvant attendre d’arriver à domicile, c’est du collège qu’elle l’appela, lui fixant un rendez-vous dans l’après-midi même. Par bonheur, elle était encore disponible et, c’est avec plaisir qu’elle accepta la proposition de travailler avec son professeur, dans son domaine d’élection. Une fois réglée cette question, Anacaona prit le reste de l’après-midi pour s’occuper d’autres du même genre, que la venue de l’été risquait de rendre problématiques. C’était le cas, notamment, d’un local qui lui avait été offert gracieusement par l’Institut Royal de Musique et, au sujet duquel, elle n’avait pas encore indiqué son accord. Pourvu d’un grand piano à queue et d’autres commodités analogues, Anacaona s’estima avoir la base technique suffisante pour se mettre à l’oeuvre. D’autant qu’elle en revenait de son grand projet préalable de recherches musicologiques, qui l’auraient obligée à devoir repousser le début de certains travaux. Puis, après avoir expédié quelques menues affaires personnelles, elle décida de regagner son appartement. Elle était sûre que dans l’intervalle, Georges avait essayé de communiquer avec elle, mais à son étonnement, sa boite vocale, pas plus que son ordinateur, n’avait enregistré de communication de sa part. Cette abstention la laissa interloquée et confuse à la fois. Comment expliquer son silence? Elle n’avait, cependant, pas le temps de s’étendre longtemps là-dessus. Il lui fallait donner suite à des messages trouvés sur son système téléphonique. Il s’agissait de partenaires musiciens en rapport avec les travaux en cours. L’un des appels se prolongea plus que prévu parce qu’il concernait une divergence technique dans l’approche de l’opéra sur la reine du Xaragua. Finalement, ils se rendirent compte qu’ils sacrifiaient à une discussion, pour le moins, oiseuse, puisque le livret n’était même pas prêt encore. Quant à l’autre appel, il annonçait, en coïncidence, la fin de la rédaction du livret. L’auteur désirait connaître le jugement critique d’Anacaona, afin de le bonifier si nécessaire. Il tâcherait de lui apporter le manuscrit dès le lendemain. Et voilà! Se dit Anacaona, en déposant le combiné, le regard perdu dans l’espace, satisfaite d’être parvenue à ce stade, en observant, au loin, le chemin qu’il lui restait à parcourir. Du coup, elle ne sentit plus l’urgence de faire d’autres appels envisagés: ils attendraient demain. Elle préféra se représenter la conduite de ses travaux. Elle savait que la réalité a ses propres lois et que le moment venu, celle-ci se jouerait de ses élucubrations, mais, qu’importe, cela satisfaisait son égo de savoir qu’elle serait campée comme compositrice dans le temps et l’espace. Longtemps, elle resta à côté du téléphone, à scruter la montagne devenue une masse informe et noirâtre, se dessinant au loin, dans le clair-obscur du soir, par l’encadrement de sa fenêtre. Elle s’en détacha seulement à la sonnerie du téléphone qu’elle ne décrocha pas, espérant vainement l’enregistrement d’un message de Georges. Elle devint songeuse. Depuis la veille et surtout, depuis son réveil ce matin, elle n’avait pas eu le temps de penser à lui et à l’incident du dîner. Bien sûr, en dépit de son agitation, elle traînait ces préoccupations quelque part dans son cerveau, en attendant de pouvoir les rendre à la réalité de leur traitement. En regardant infuser son thé à la menthe et la fumée qui s’échappait en volutes discrètes avant de se dissoudre dans l’air, Anacaona se remémorait la soirée au restaurant. Nous étions si bien ensemble malgré tout, soupira-t-elle, pourquoi lui a-t-il fallu gâcher la soirée en me posant cette question? Mais elle n’avait pas besoin d’un conseiller pour se rendre compte que sa réflexion était injuste pour lui. C’était faire de lui un bouc émissaire à peu de frais. D’ailleurs, elle devrait se douter qu’il n’aurait pas d’autre but, que de connaître sa réaction à sa proposition de mariage, en espérant fortement qu’elle serait positive. A bien y réfléchir, elle n’écarta pas la possibilité que sa réponse eût été un peu cavalière, mais ce n’était pas voulu. Une seconde avant, elle ne savait pas ce qu’elle allait dire. Elle y était allée, tête baissée, parce qu’il fallait qu’elle fonce, qu’elle délimite son territoire comme font les loups ou les chiens. En y pensant, ce qu’elle avait à l’esprit, c’est le chien du voisin dans sa démarche rituelle d’honorer les poteaux du quartier. Aussi, se mit-elle à sourire, non pas de l’image elle-même, mais plutôt de s’imaginer, subrepticement, une fonction cocasse analogue à celle du chien pour délimiter son territoire. Son sourire réfléchi dans la paroi lisse du four, la surprit elle-même. Et comme de regarder les muscles détendus de son visage lui conféra une sorte de sensibilité particulière pour appréhender les choses en dehors d’elle, elle conclut en considérant l’incident de la veille : « il n’y a pas de doute, j’ai été pour le moins désinvolte avec Georges. Il ne méritait pas ça. » Cela lui était sorti avec la rapidité d’une balle, comme si les choses étaient claires pour elle, qu’elle y avait réfléchi depuis longtemps. Elle s’imagina Georges en train de plancher comme un carabin sur sa répartie. Il devait être vraiment dérouté le pauvre! Non seulement n’était-il pas préparé à cette réponse, mais, en plus, c’était la première fois qu’en pareille circonstance elle faisait montre d’une attitude si rébarbative. Elle était plus correcte avec les trois amoureux qu’elle avait rencontrés depuis son divorce. Le premier, c’était un homme d’affaires divorcé qui connaissait Georges. Les deux familles s’étaient croisées, à quelques reprises, à l’époque de leur mariage et, déjà, cet homme avait pour elle des regards admiratifs qui ne trompaient pas. Il n’avait cependant aucune chance, car en dehors de ses attributs intrinsèques, il avait le tort d’avoir les mêmes activités, mal venues, que Georges. Le deuxième était un confrère violoniste, plus jeune qu’elle de cinq ans et qui s’était juré de ne pas se marier, en attendant d’apprendre la nouvelle de sa disponibilité sentimentale. Depuis, il lui faisait une cour discrète et assidue, en dépit du fait qu’elle ne lui donnait aucun motif d’espoir. Mais le plus amoureux des trois était, certainement, un étudiant de dix-sept ans, qui lui envoyait des lettres enflammées et lui composait des poèmes. Elle commençait à prendre ombrage de son ardeur qui frisait le harcèlement, quand le sort décida en sa faveur en portant les parents de l’adolescent à déménager avec lui dans une autre province, tarissant du même coup la source des effusions. Au fond, puisqu’elle devenait disponible, elle se surprit d’avoir été si peu touchée par les marques d’amour des uns et des autres. Tout se passait comme s’il y avait quelque chose en elle qui s’interdisait toute complaisance à cet égard, et comme si d’y succomber, frisait le sacrilège. En ces moments, l’image de Georges telle qu’elle se découpait dans le décor bucolique de Val des Landes se superposait aux autres éléments de sa conscience, les refoulant le plus loin possible, comme autant de couches géologiques. CHAPITRE X VAL DES LANDES C’est après-midi-là, Anacaona arriva difficilement à se délester d’un sentiment de frayeur, à la suite d’un cauchemar qui l’avait laissée tout en sueur à son réveil. Elle avait eu l’impression dans son rêve, de revivre une situation déjà vécue. L’incident avait pris naissance par une journée d’excursion, dans un site reconnu pour son caractère sauvage, ses grottes et ses cascades. Sur les lieux, beaucoup de personnes se pressaient, desquelles, elle ne reconnut que Georges et son jeune frère Michel. En contemplant les jets d’eaux qui tombaient sur le rocher en des myriades de particules étincelantes, elle mit le pied sur une pierre instable de la paroi rocheuse et perdit l’équilibre, pour se retrouver dans le bassin, un peu en bordure du courant. Elle cria à l’aide, mais Georges qui, néanmoins, n’était pas loin, ne semblait pas entendre et elle ne dut qu’à Michel d’avoir plongé pour aller la sauver. Mais plus il nageait avec ardeur, plus elle s’éloignait de lui, risquant d’être happée par le courant. Dans son rêve, elle eut conscience que si elle n’arrivait pas à éviter les eaux tourbillonnantes du courant, la probabilité était grande qu’elle fût mise en charpie par les roches acérées dans sa trajectoire ou qu’elle aboutît dans une grotte infernale ou les deux à la fois, avant de reparaître cinq cents mètres plus loin. L’horreur appréhendée de cette fin éventuelle la porta, peut-être, à pousser les cris les plus stridents de sa vie, car ce furent ses propres cris qui la réveillèrent de justesse, avant d’aller se perdre dans le maelström. Sujette à des cauchemars depuis l’enfance, c’était quand même le plus éprouvant qu’elle eût fait. Quand elle était mariée, ses cauchemars n’arrivaient jamais à terme. Au moment le plus opportun, dès qu’un signe d’inconfort se manifestait pendant son sommeil, Georges s’empressait de la réveiller. Mais parallèlement au sentiment de frayeur qui continuait de l’habiter, elle en éprouvait un autre, plutôt d’étonnement et de frustration. Pourquoi Georges n’était-il pas venu l’aider? Et oubliant presque qu’il s’agissait d’un rêve, elle lui fit grief de son abstention, y voyant le geste de quelqu’un qui voulait se venger, lui rendre la monnaie de sa pièce. Mais comme toujours en pareille circonstance, elle ne resta pas longtemps avec cette première impression. Elle connaissait trop Georges pour le croire capable d’une telle mesquinerie. Malgré tout, elle demeura fixée sur son image, comme si en elle résidait la clé de son cauchemar, prenant conscience subitement que depuis quelque temps, il était le centre de ses obsessions, que ce soit positivement ou négativement. Au cours de son voyage et, spécifiquement, à Val des Landes, elle avait pensé souvent à lui, d’une façon ou d’une autre. Quelquefois, malgré elle, il était projeté sur le décor bucolique des lieux, comme si lui et ces lieux ne faisaient désormais qu’un dans ses souvenirs. Elle pensait que ceux-ci constituaient les seules choses qui échappaient à la transformation de tout. Et encore, étaient-ils restitués avec une magnificence qui se jouait parfois de la réalité, comme si le propre de la métamorphose dans ce domaine, c’était de conférer un halo éclatant et une profondeur aux choses et aux gens qui avaient peuplé le monde de son enfance. Ne voulant pas trop se mettre à l’épreuve, elle s’interdisait les lieux trop chargés de souvenirs. Certains de ceux-ci se refusaient au refoulement et elle essayait vainement de s’en cacher : ils apparaissaient là et au moment où elle les attendait le moins. A la vérité, ces précautions étaient superflues. Tout Val des Landes, choses et gens, parlait de lui. Que de fois ne devait-elle pas répondre à ces derniers, ignorant l’évolution négative de son mariage et qui s’informaient de son absence! Ils avaient tellement l’habitude de les voir ensemble, qu’en la voyant toute seule, il leur semblait que quelque chose clochait dans l’ordre naturel des choses. Pour un peu, elle ne reconnaîtrait pas la maison de sa tante où elle avait vécu, pourtant, durant six ans. Elle était tellement plus petite que celle casée dans sa mémoire que, n’était-ce d’autres repères, comme la forme de la toiture ou le palmier qui fait de l’ombre dans le jardin, elle aurait pu se demander s’il s’agissait du même lieu. D’autant qu’elle n’avait plus le joli parterre de dahlias, d’hortensias et de violettes qui faisait l’orgueil de sa tante. C’est dans cette maison qu’elle s’était exercée pour la première fois à la composition musicale avec un peigne comme instrument. Elle avait alors huit ans. Par la suite, ses bonnes notes, à la fin de l’année scolaire, lui avaient valu un harmonica comme récompense, lequel devait être pour elle un compagnon fidèle, au cours des deux années subséquentes. En jouant aux poupées avec deux petites amies du quartier, elle les avait obligées à écouter ses ballades sous peine de ne plus continuer à jouer avec elles. En y repensant, elle y voyait son premier acte de leadership sinon de chantage. C’est probablement dans l’année suivante que Georges commença à venir chez sa tante. Au début, ses visites n’eurent qu’un but : obtenir l’adhésion de Rémy à une quelconque équipée. Avec le temps, elles devenaient plus fréquentes et ce lieu de séjour de ses amis constituait, en soi, une destination plutôt qu’un point de passage. Il raffolait des sucreries de sa tante et celle-ci ne manquait pas de cultiver sa gourmandise. C’est ainsi qu’il apprit, très tôt, à considérer cette maison, un peu, comme la sienne. Avec l’aisance que donne l’habitude, il en venait à briser l’exclusive conférée à Rémy, pour intégrer Anacaona à leurs aventures. Quelquefois même, celles-ci, quand elles ne se prêtaient pas à des activités dangereuses, se déroulaient entre Anacaona et lui-même. C’était le cas, par exemple, de la chasse aux papillons aux alentours du village ou des matinées d’herborisation dans les escarpements rocheux du bord de la falaise. Cela commença avec le vide créé, parfois, par l’absence de Rémy, mais par la suite, la complicité entre Georges et Anacaona se développa suffisamment pour que le tandem persiste en dehors des occasions qui l’avaient rendu possible. Elle avait perdu de vue que le brouillard pouvait être à ce point persistant car, dès le lendemain de son arrivée, depuis le matin, jusqu’aux heures du dîner, une nappe épaisse et blanchâtre s’étendait, sans désemparer, sur le village. A certains moments, sa densité était telle, qu’on aurait dit des cumulus, rétrécissant l’espace habité aux limites de quelques maisons. Bien que l’apparition du soleil se fît tardivement, elle n’était pas moins une bénédiction, afin de neutraliser l’humidité ambiante. Elle profitait de l’occasion qui lui permettait de voir s’effilocher dans le ciel des monceaux de brume que le vent accrochait comme des lavallières à la cime des arbres, avant de s’empresser de les dissiper imperceptiblement. Et sans le dire, elle pensait, à une amie, perdue de vue depuis longtemps, que l’atmosphère irréelle du paysage, à l’instar de certaines esquisses de Chagall, remplissait d’un sentiment inavouable de stupeur. Elle avait eu, enfant, un sentiment à peine plus effrayant, à l’écoute de prédictions ésotériques d’un sorcier à l’occasion d’une fête foraine et où il était question, d’êtres étranges et d’images apocalyptiques. Et pourtant, non loin d’elle, en contrebas, là où le sol argileux le cédait, à l’entrée du village, à une zone de latérite, le brouillard ne fit pas partie de la réalité. Si près et pourtant si loin! On en parlait comme si elle était à huit cents kilomètres de distance ou lorsqu’on évoque les prochaines pluies de printemps alors qu’on est en plein dans la saison estivale. Si aléatoire et vacillante qu’eut été son expérience sur le plan de la météorologie, cela avait aidé à nourrir une hypothèse qui remontait à l’enfance, à savoir que l’altitude influe sur le caractère. Depuis, elle avait beaucoup lu sur le sujet et, bien loin que son hypothèse en sorte ruinée, elle se trouva, au contraire, consolidée avec, toutefois, l’adjonction de la latitude à l’altitude. La veille de son départ, comme si elle voulait se gaver d’impressions diverses, elle décida de vadrouiller à travers les rues du village et le long des chemins rocailleux qui le bordent. Son instinct la porta d’abord vers l’école de l’Immaculée Conception, son Alma Mater. Comme pour d’autres réalités de cette période de son enfance, cette institution, qui se découpait à peine dans le paysage ce matin-là, à cause du peu de luminosité ambiante, ne correspondait plus, tout à fait, à celle qu’elle avait, jadis, fréquentée. Non pas tellement parce qu’elle avait fait l’objet de rénovation ou d’un nouvel aménagement, mais simplement parce que les dimensions des bâtiments et des dépendances, de même que celles de la cour et du jardin, enregistrées dans sa mémoire, étaient plus considérables. Dans le temps, quand la cloche sonnait la rentrée du matin et que les filles se mettaient en rang avant de gagner leur classe, elle avait l’impression, en promenant ses regards d’une extrémité à l’autre, que la cour s’étendait aux dimensions d’un terrain de football. Lors de sa visite, sans l’ombre d’un uniforme en perspective, tout lui sembla étriqué, parcimonieux ou désertique comme si, de ne pas retentir des cris, des papotages et des gesticulations des nymphes insouciantes, le milieu, en cessant de s’animer, se recroquevillait sur lui-même. C’était d’ailleurs une autre impression fausse qu’une visite en semaine plutôt qu’en week-end n’aurait pas manqué de changer. Il n’était pas jusqu’à l’aspect des lieux qui ne présentât un air mélancolique, comme si le soleil ne voyait pas l’intérêt d’y lancer ses rayons à l’assaut de l’humidité ambiante. Heureusement que les fleurs du parterre, en bordure du mur de soutènement, ne cessaient d’être belles comme aux jours heureux de son enfance. Reçue au parloir par deux religieuses, elle était frappée par la simplicité des rapports, laquelle jurait énormément avec le formalisme et les attitudes compassées, par quoi leurs consoeurs de jadis marquaient la distance, entre leur univers et celui des laïques. Et pendant qu’elle les entretenait des six années passées en ce lieu, elle se prit à penser qu’une visite, il y a vingt-cinq ans, eût mis en interaction une femme et deux religieuses, alors que maintenant elle avait tôt fait d’oublier ces dernières, pour ne voir que des femmes aux prises avec les déterminismes de l’existence. Même la visite de la classe de certificat d’études, la dernière qu’elle eût occupée avant le déménagement de ses parents à Portopolis, ne lui permettait pas d’être réconciliée tout à fait avec le milieu. Aussi surprenant que cela puisse paraître, elle commença à se retrouver seulement quand, une fois les fenêtres ouvertes, elle fut invitée à aller s’asseoir à la place qu’elle occupait, jadis, à la troisième rangée. De grands morceaux de ciel s’offrirent à sa vue, lui rappelant des tableaux autrement plus éclatants, quand le soleil était moins avare de ses rayons. Que de fois ne s’était-elle pas trouvée dans un cours de français, de mathématiques ou d’histoire à contempler la faune étrange et fantaisiste du ciel! Elle avait déjà vu un éléphant donner naissance à un chameau ou à des moutons. Des fois, c’est le contraire qui survenait. En se mettant ensemble, il arrivait que des moutons produisent un éléphant ou un hippopotame. Une fois, elle avait même vu un animal aussi grand que l’école qui se promenait à travers le ciel, l’air d’un dinosaure qui cherchait ses petits. La fin de l’épisode lui avait échappé, car la maîtresse, l’ayant crue dans la lune, l’avait envoyée au tableau pour la résolution d’un problème par la racine carrée. D’autres fois, quand elle pouvait prendre son temps pour observer, elle assistait à des métamorphoses qui n’avaient rien à envier aux histoires de foire que racontaient les voyageurs. C’est ainsi qu’elle avait vu un sosie de Ti-Jean, portefaix qui hantait la place du marché, déambuler à travers le ciel, la pipe à la bouche jusqu’à ce qu’au vu de tout le monde, deux têtes lui poussent comme des bourgeons. Elle pensait à toutes ces choses et c’est par elles, qu’elle trouvait le chemin conduisant au présent et lui permettant de se réconcilier un peu avec l’environnement. Et quand, plus tard, elle passa devant l’école du Sacré-Coeur tenue par des Religieux, elle fit un plongeon dans un autre bassin de souvenirs qui la rattachaient à Georges. Pendant des années, rien qu’à franchir ce passage obligé, elle nourrissait un sentiment bizarre d’appréhension, de pudeur, de fierté, voire de bonheur et de peur. Longtemps, ce sentiment lui apparaissait comme la chose la plus complexe qui se pût vivre, et elle se l’imaginait comme une macédoine multicolore recelant des saveurs et des odeurs disparates. Depuis le jour où elle devint, avec Georges, apôtre dans la croisade eucharistique, cette nouvelle embrasa les cours de récréation masculine et féminine. Quand elle passait devant l’école du Sacré-Coeur, c’était l’occasion de toutes les espiègleries. Certains loustics profitaient pour attrouper les autres et, si d’aventure Georges était dans les parages, ils ne manquaient pas de le taquiner en faisant des farces à double sens où il était question de lui et d’elle. Les pitreries des gamins froissaient quelque chose en elle et, plus souvent qu’autrement, elle avait envie de rentrer sous terre. Certains jours, elle rêvait de pouvoir se dématérialiser afin de passer incognito, surtout que, la plupart du temps, elles étaient trois fillettes devant une horde tapageuse de garçons. Quand Georges était là, l’attention sur elle se décentrait un peu, mais c’était toujours au profit d’une intensification des plaisanteries qui lui faisaient venir des rougeurs sur le visage, accentuant d’autant, l’apparence de sa vulnérabilité. Et pourtant, quelle qu’eût été la situation, à côté de tous les sentiments diffus qui pouvaient l’habiter, elle en éprouva secrètement un autre de fierté, d’être en partie, celle par qui tout ce tapage advenait. Malgré que des commentaires dont elle ne comprenait pas toujours les sens, mais auxquels, pour cela même, elle prêtait de vulgaires et de concupiscents, choquaient profondément sa pudeur, elle se considérait avec bonheur, au moins provisoirement, comme l’élue du cœur de Georges. Aussi s’en allait-elle généralement la tête droite, tendue en avant, n’osant jeter un coup d’oeil de côté même quand elle devinait la présence de son ami. Pourtant de vivre ces moments éprouvants avec les garçons, ne mettait pas fin à son calvaire; il lui restait encore à faire l’expérience des taquineries féminines. Pour avoir été moins systématiques de la part des filles, parce que Georges pour se rendre à son école n’était pas obligé de passer devant la leur, ces taquineries ne la tarabustaient pas moins. Il y avait quelque chose de pointu, de lancinant et d’obsessionnel dans leur espièglerie, quelque chose dont seules les filles ont le secret et que la jalousie pourrait, peut-être, expliquer en partie. De fait, quand d’aventure Georges franchissait l’espace attenant au portail de l’Immaculée Conception, à l’heure du dîner par exemple, sa présence déclenchait une telle effervescence dans des cercles de filles qu’on se croirait momentanément devant une ruche. C’est qu’alors, la scène se trouvait mise pour un double spectacle. D’un côté, il y avait celles qui picotaient Anacaona et qui ne finissaient pas d’y aller de sornettes invraissemblables, mettant en relief ses rapports avec Georges qualifiés d’amoureux. De l’autre, on retrouvait celles, quelquefois une partie des mêmes, qui s’embarquaient à toute vapeur dans une entreprise de séduction, comme si Georges était une place à prendre et comme si, d’emblée, elles se situaient en compétition avec Anacaona. Même si ce dernier pouvait tirer vanité de ces situations, elles l’intimidaient au plus haut point, de sorte qu’en général, c’est sa timidité qui l’emportait sur sa vanité, pour le porter autant que possible, à éviter ce trajet dans ses déplacements au village. Au cours de l’après-midi, la promenade devint plus intéressante avec l’apparition du soleil. Accoudée sur la muraille ceinturant l’église, Val des Landes s’offrit à sa vue dans la lumière crue de l’après-midi. En se reflétant sur le mur des maisons blanchies à la chaux, cette lumière leur conféra, à distance, un éclat qui faisait penser à certaines voiles d’une blancheur immaculée à deux ou trois kilomètres du port, alors que leur arrivée révélait des impuretés insoupçonnées. Mais il n’était pas question d’aller plus loin sans une visite à l’église St-Jean-Baptiste : un autre lieu où elle avait du mal à bien se retrouver. Au moins, n’était-ce pas pour rien, car durant son absence, on avait effectué des travaux de rénovation, consistant en l’érection d’un transept et l’aménagement de la voûte, restituant approximativement l’aspect d’une église gothique. Mais il existait un endroit dans l’église où elle ne se sentit guère dépaysée, c’était au jubé qu’on appelait à l’époque «la tribune. » Que de souvenirs s’étaient amassés dans ce lieu au fil des ans! Ce n’était pas surprenant si l’on songe au rôle dévolu aux garçons et aux filles d’assurer, en collaboration, la chorale les dimanches et les jours de fête. A l’époque des carêmes, lorsque tout concourt à la mélancolie, la désolation de la nature comme le rituel religieux, il lui revenait de ces cérémonies interminables où l’on mourrait de chaleur et qui ne s’achevaient jamais sans qu’elle n’écope d’une fâcheuse migraine. A l’inverse, elle gardait des souvenirs éblouissants de certaines nuits de Noël, tant par l’atmosphère festive et irréelle qui précédait les cérémonies à l’église, que par l’ambiance exceptionnelle et la surexcitation qui caractérisaient le climat de la chorale au moment d’entonner «Minuit chrétien. » Pourtant, malgré le clivage du jubé selon les sexes et en dépit de la présence vigilante des religieux et des religieuses, les garçons et les filles ne manquaient pas de s’influencer, mais toujours de façon clandestine, en raison du contexte de discipline et de piété où un échange de regards était, déjà, presque de la délinquance. Pourtant, en cette matière, quoique apôtre, donc soucieuse de donner le bon exemple, Anacaona ne laissait pas son tour quand il s’agissait de communiquer avec son ami. Ce dernier, du reste, n’avait rien à apprendre de l’utilisation des signes cabalistiques, tellement il était passé maître dans l’art de dire beaucoup avec presque rien. Au sortir de l’église, elle ne fut pas longtemps avant de franchir la place du marché qui essayait difficilement de se faire une beauté en remplaçant les tentes de chaume et de feuilles des marchands, par de petites structures ouvertes en béton. A l’évidence, les changements épars ne suffisaient pas à lui faire oublier les beuglements plaintifs des boeufs sous le couteau de l’égorgeur, d’autant que la contrée continuait, au rythme du marché du vendredi, de retentir inlassablement de ces lamentations. Mais sitôt franchi le raidillon et avant même de quitter le périmètre du marché, l’espace s’étendait à perte de vue sur la ligne d’horizon formé par le ciel et l’océan et laissant entrevoir, un peu en deçà, la configuration du bassin océanique tel un vase rempli d’eau qui s’apprêtait à déborder. Encore un peu en deçà, les regards embrassaient la campagne dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres. Cela permettait d’observer, dans un système orographique des plus hétérogènes, un paysage diversifié formé de montagnes souvent dénudées, de dépressions, voire de canyons que l’eau de ruissellement irait, le moment venu, transformer en lits de torrents pour transbahuter la terre arable à la mer. Beaucoup plus près, c’était le village et sa périphérie avec, par-ci, par-là, des maisons couvertes de tôles, mais le plus souvent de béton, à cause des ravages successifs des cyclones. Au rythme des transformations de l’habitat, il ne sera plus possible avant longtemps de trouver une maison qui ne fût construite en béton. Déjà, des reflets violacés apparaissaient derrière l’école, succédant à l’embrasement du coucher du soleil. Bien que la mer soit très éloignée du Val des Landes, elle jurerait avoir perçu des effluves marines. C’est la première fois qu’elle prit conscience de l’incidence de la brise de mer si loin des côtes. Elle comprit maintenant pourquoi l’érosion des structures métalliques du village était généralement imputée au sel marin. Et tandis qu’un manteau de silence se répandait alentour, avant celui de la pénombre, Anacaona vit monter d’un bocage niché au pied de la montagne, un filet hésitant de fumée. Et lui revint, tout à coup, le souvenir du poète qui exhalait sa nostalgie de son petit Liré natal, dans ce quatrain devenu célèbre : Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison. Qui m’est une province et beaucoup davantage Comme un cormoran se gave de poissons pour sa nichée, à la veille de tourner le dos, Anacaona fit, encore une fois, le plein des sensations de Val des Landes. Se hissant sur un rocher à proximité, elle jeta un regard circulaire sur la contrée, lui permettant de saisir les teintes zinzolines du coucher de soleil sur le paysage. Observant la pénombre se déployer graduellement, d’abord sur les habitations des coteaux de l’Est, et ensuite sur celles juchées à quelques centaines de mètres en contrebas, elle s’amusa à localiser les moindres aspérités du relief. Finalement, après avoir respiré à plein poumon et humé tout son soûl l’haleine du soir se répandant sur le village, une haleine dont elle voulait se souvenir longtemps, faite d’arômes de vétiver et de fleurs d’orangers, dans l’air salin poussé par la brise, elle reprit le chemin du retour à la maison, non sans avoir ravivé la plaie de la déchirure qu’elle portait au cœur : elle s’était juré de ne pas revenir sur les remparts, si chargés de souvenirs de Georges et elle avait tenu parole. Et pourtant, à cet instant précis, ces vers de Marceline Desbordes-Valmore lui hanta l’esprit: ‘’Par toi tout le bonheur Est dans mon souvenir’’ Elle emporta de ce séjour une image de tristesse qui devait la suivre longtemps après ce voyage. Il ne lui avait pas suffi de savoir, depuis longtemps, que les gens de cette génération étaient éparpillés aux quatre coins du monde, la connaissance ne remplaçait pas l’expérience. Val des Landes était retrouvé avec douleur sans les cohortes qui lui avaient donné, à son avis, une grande partie de ses attraits. Les seuls figurants adultes, encore vivants, de l’époque de sa jeunesse formaient maintenant un groupe, de plus en plus clairsemé et restaient, de moins en moins, dans l’attente de ceux qui étaient partis, ayant appris avec le temps que les départs n’impliquent pas toujours les retours. CHAPITRE XI LA CREATION MUSICALE Il est des périodes où le temps semble se condenser. Si cette tendance bien connue dans la physique contemporaine n’est pas vérifiée dans la vie quotidienne, celle-ci ne pose pas moins des interrogations sur les mécanismes psychologiques parfois déroutants auxquels elle donne lieu, ce que d’aucuns perçoivent comme l’équivalent, sur le plan de la connaissance psychique, de phénomènes contre-intuitifs semblables à ceux expérimentés dans la théorie de la relativité. D’une certaine manière, c’est à l’une de ces condensations temporelles, que la vie d’Anacaona semblait se prêter à compter des derniers mois. Au cours des semaines précédant son voyage en Europe, elle avait vécu sous la dépendance relative des aléas de sa vie affective, de ses états de conscience et de son imagination. A partir du moment où la rédaction du livret concernant la reine du Xaragua était complétée à sa satisfaction, bien qu’émoustillée par les résultats, elle avait tenu quand même à avoir un avis indépendant. Par les bons offices d’un ami musicien, elle avait voulu connaître l’opinion de Harold Spike, le directeur musical de l’orchestre philharmonique national. La réponse ne se fit pas attendre. Dans la même semaine, elle reçut un courriel ainsi libellé : «Livret très prometteur, théatralisation assurée. A la prochaine étape, il resterait à s’arranger pour que la partition puisse respecter les promesses du livret. Compte tenu de ce que j’ai entendu dire de vous, je n’ai, il est vrai, pas de doute à ce sujet. A toutes fins utiles, je serai disponible pour des échanges avec vous sur cette question. Pourquoi ne pas chercher à me rencontrer? Si tel est votre désir, je serai bientôt en tournée pour un mois en Amérique du Sud et, à mon retour, vous n’auriez qu’à communiquer avec moi. » En recevant ce message, Anacaona était au comble de la joie. Non seulement avait-elle reçu la bénédiction de l’influent chef d’orchestre pour le livret, mais il se disait disposé à la rencontrer pour en discuter et, probablement, lui prodiguer des conseils. C’est plus qu’elle n’oserait jamais imaginer. Ainsi, trouvait-elle des énergies insoupçonnées pour se lancer dans le travail, faisant une sorte de moratoire sur les obligations qu’elle se donnait antérieurement. Tôt le matin, elle s’attelait à la composition musicale, à l’Institut, avec Tamara comme assistante, prenant un plaisir imprévisible dans le processus de la création. Parce que le thème l’inspirait au plus haut point, en regard de l’histoire et de la tragédie, elle eut des trouvailles audacieuses sur le plan mélodique, en ce qui concerne, notamment, les sonorités et le contraste des rythmes, qu’elle s‘empressa de communiquer à son piano et à son assistante, devenue selon les circonstances, son cobaye ou son souffre-douleur. Sans sacrifier, à proprement parler, à la musique à programme, elle avait une poétique qui ne manqua pas de colorer sa musique. En ceci, elle était encline à rejeter comme trop globale, l’opinion de Stravinsky qui disait, en effet : «J’estime que la musique, par sa nature, est incapable d’exprimer quoi que ce soit, sentiment, attitude, état psychologique, phénomène naturel, n’importe quoi. » Pourtant, ses accents en mineur n’étaient pas du tout aléatoires, ils correspondaient à des états d’âme pour lesquels, la musique lui était toujours apparue comme le mode le plus expressif à certains moments. A compter de septembre cependant, son travail au chapitre de la composition se ressentit de sa charge d’enseignement et de la perte de Tamara, obligée de reprendre le collier des études. Toutefois, il n’y eut pas de discontinuité dans le processus de création, ni même dans l’effort investi. Au contraire, bien loin qu’il en fût tel, pour maintenir le rythme, elle crut nécessaire d’en redoubler, si bien, qu’au bout du compte, elle ne fut pas loin, au seul chapitre de la composition, de la besogne abattue au cours de la période des vacances. Certains jours, elle ne fit qu’enregistrer la partition des structures musicales déjà arrêtées dans le silence de la nuit précédente, alors que d’autres fois, elle dut s’acharner à vaincre la résistance toujours à l’œuvre, dans le processus de la création. Mais, comme dit Alain, en regard de ce processus, «c’est la peine qui est bonne», c’est par la peine même, connue dans l’accomplissement de son travail qu’elle s’accomplissait, goûtant un plaisir qu’elle ressentait vaguement auparavant et dont elle ne s’était pénétrée autant que pour la première fois. Pourquoi les choses se font-elles si facilement par moments comme la rivière qui suit l’inclinaison naturelle de la pente, alors que d’autres fois, tout devient très difficile? Il lui semblait que le chemin de la création est balisé d’événements étranges qui défient la logique et le raisonnement et qui ne paraissent justifier leur existence, que pour attester des attributs idiosyncratiques de l’artiste, en réaction à ces événements. Comment comprendre qu’elle soit passée à un cheveu près, parfois, de jeter la serviette parce que toutes les issues étaient bouchées, alors qu’elle trouvait l’énergie nécessaire pour revenir, le lendemain, cogner au même mur infranchissable et trouver une fissure, jusque-là, invisible? Pourquoi ne pouvait-elle pas la voir avant? Y a-t-il dans le fonctionnement du cerveau, quelque chose d’équivalent aux «intermittences du coeur» dont parle Proust, pour expliquer les actes de lucidité et de clairvoyance, dans le processus de la connaissance et de la création? Parallèlement à ce phénomène, elle avait également la conviction qu’elle était parfois hors d’atteinte de certaines émotions, comme si, dépendant du moment, certaines fonctions de son cerveau étaient chloroformées devant des impressions perçues comme dissonantes. C’était le cas, par rapport à des préoccupations exogènes, de son travail de composition par exemple. A moins que ces fonctions ne soient munies de soupape de sécurité leur permettant, au besoin, de se protéger ou de protéger l’élan de la création contre les bruits de l’environnement, un peu à la manière dont on se protège des effets sonores ou des effets d’ondes dans des opérations de transmissions audiovisuelles. Or, ce qu’elle ne percevait pas, contrairement à d’autres, dès le début, c’est la force morale dont elle faisait preuve, c’est son courage à entreprendre des projets en vue de son dépassement personnel, en dépit des appels lancinants venus d’elle-même et d’ailleurs, à les édulcorer, voire même, à les sacrifier. En outre, parce qu’elle était concernée subjectivement, elle perdait de vue que l’impression d’être hors d’atteinte de certaines émotions, n’était pas autre chose que l’effet de son courage, qui lui permettait de dompter ses sentiments par sa raison, mettant toujours le cap sur l’objet de son accomplissement comme artiste. L’hiver de cette année-là, la trouva en plein bouillonnement intellectuel, entre les trois pôles d’attraction qu’étaient le collège, l’institut de musique et son appartement, où se prolongeaient ses cogitations, quand celles-ci n’y prenaient pas, le plus souvent, naissance, dans des moments de clairvoyance privilégiés des nuits d’insomnie. Et pourtant, l’atmosphère de serre chaude qui conditionnait sa vie mentale depuis plusieurs mois, était loin de connaître des changements, avec les objectifs qu’elle s’était fixée dans l’adaptation à l’opéra, comme on le sait, de La tragédie du Roi Christophe. D’un certain point de vue, cette oeuvre se voulait pour des raisons différentes, tout aussi révolutionnaire dans sa conception que celle traitant de la reine du Xaragua, laquelle condenserait, toutefois, l’essentiel de ses idées musicographiques. Pour elle, il allait de soi que les canons qui ont présidé à la codification de la musique occidentale depuis la Renaissance, ont permis l’évolution considérable de cette musique, mais, ont inscrit, en même temps dans ses gênes, des éléments d’une certaine sclérose, particulièrement manifeste dans un certain répertoire traditionnel. Par conséquent, elle visait, à l’instar de quelques pionniers, à faire éclater les cadres formels qui rendraient possible, sur le plan de l’harmonie et de la tonalité, l’équivalent des métissages et des brassages dans le registre social et culturel. Vouée à cette logique, elle eut alors tendance à étendre à la musique, quoiqu’avec réserve sur sa justification, le mot de l’écrivain antillais Edouard Glissant au sujet des langues : «L’ère des langues orgueilleuses dans leur pureté, disait-il, doit finir pour l’homme : l’aventure des langages ( des poétiques du monde diffracté mais recomposé) commence. » Dans cette perspective, elle songeait, entre autres, à juxtaposer des airs et des instruments encore inconnus dans la tradition occidentale. Cela l’obligea à reprendre les travaux du librettiste, de façon à les rendre conformes à ses desseins, en plus d’étoffer les deux rôles féminins dont on n’avait pas réussi à rendre la richesse telle qu’elle les avait vus en imagination. Ce travail de correction se révéla plus ardu que prévu, malgré son peu d’illusion au départ, sur la difficulté de la réadaptation du livret. Ce n’est pas avant la fin du printemps que cet exercice fastidieux devait se terminer. Un certain matin, elle se rendit compte que les arbres qui bordent sa rue, jusque-là, dénudés, étaient couverts de feuilles tendres, pendant que les premiers vrombissements des tondeuses à gazon se faisaient entendre, par-ci, par-là, dans le quartier. Elle prit conscience, ce qu’elle savait confusément, que le printemps était arrivé depuis quelque temps. A preuve, elle avait, il y a déjà environ un mois, laissé tomber ses vêtements d’hiver. Mais, elle ne s’était pas encore arrêtée à le constater aux nouvelles parures de la nature, pas plus qu’au babillage des oiseaux qui revenaient becqueter dans la pelouse du jardin comme si, au cours de la nuit, la manne y était tombée. Tout à leur plaisir de se gaver, les oiseaux n’eurent pas l’air d’être dérangés de sa présence. Tout à coup, au signe imperceptible de l’un d’entre eux, comme si la colonie obéissait à un même centre nerveux, tous les oiseaux décampèrent à tire-d’aile, pour aller se poser sur un arbre à l’orée du jardin, histoire d’analyser la situation, de savoir s’ils étaient fondés d’être méfiants de la présence de l’énergumène, avant de revenir sur les lieux de la dégustation. Ce matin-là, Anacaona se sentait envahie par un sentiment étrange d’angoisse et de satisfaction. Elle avait conscience d’avoir franchi une étape qui, sans être la plus importante, ne consolidait pas moins, vis-à-vis d’elle-même, l’image de la compositrice. En même temps, elle avait l’impression d’être dans un tunnel dont elle ne voyait pas le bout, sans pouvoir revenir sur ses pas. L’espace d’un moment, elle était saisie d’un sentiment de panique qu’une partie d’elle-même, venue à la rescousse, avait tôt fait de battre en brèche, en alignant les étapes de sa performance comme autant de hauts faits dignes d’un exploit. C’est ainsi que la fin de la matinée la trouva, rassérénée, comme un ciel de juillet, sans que les choses fussent, néanmoins, rentrées dans l’ordre, une fois pour toutes. En attendant d’autres moments de déprime, elle était au moins sûre d’une chose, c’est que le travail ne lui faisait pas peur. En s’y mesurant au cours des derniers mois, c’est à elle-même qu’elle s’était mesurée, en y découvrant des ressources qu’elle ne connaissait pas et qui ont eu pour effet, de revigorer sa confiance en elle-même. Malgré le répit qu’elle se permettait, il n’avait pas fallu beaucoup pour l’entraîner dans les spirales de son travail et l’amener à analyser, à nouveau, Le sacre du printemps de Stravinsky et Pierrot lunaire de Schöenberg, non pas cette fois, en pure mélomane, mais davantage, comme critique ou musicologue. Il est vrai que ses reproches à Stravinsky n’entamaient aucunement la portée de ce chef-d’œuvre, qui était pour elle, le plus marquant depuis très longtemps, en accord, peu ou prou, avec l’opinion de son collègue violoniste Otto Joachim. Ce dernier considérait Le sacre du printemps comme la plus grande œuvre musicale du xxe siècle. Moins absolue que ce dernier, Anacaona ne tenait pas moins cette œuvre, comme l’un des trésors musicaux de ce siècle, par sa beauté multiforme sur le plan symphonique. Mais elle était attirée surtout par sa dimension révolutionnaire, tant au chapitre des innovations mélodiques, harmoniques et rythmiques qu’au niveau de l’ingéniosité de la structure orchestrale. Jamais auparavant n’avait-elle vérifié l’omniprésence de la percussion dans la musique symphonique et constaté l’exploration des registres dans une gamme d’instruments si variés, depuis le piccolo dans le mode aigu, jusqu’à tout l’attirail du grave, avec le maremba et autres cymbales. Ce n’est, d’ailleurs, pas sans raison que Joachim était persuadé que Stravinsky, dans Le sacre du printemps, s’était approprié les rythmes des Africains comme Picasso l’avait fait avec les dessins de ces derniers. Et pourtant, le dépaysement technique lui paraissait encore plus accentué avec les séries dodécaphoniques de Schöenberg qui ne s’embarrassent pas de la mélodie et de la tonalité. Néanmoins, elle avait tendance à croire que les principes d’organisation formelle qui sous-tendent l’oeuvre de Schöenberg, pourraient difficilement se libérer d’un certain académisme. Elle en voyait la preuve dans le fait que le chantre de l’atonalité avait nécessairement le souffle court, comme s’il était difficile de rester longtemps sur la corde raide dans les œuvres se réclamant de la musique sérielle. Cette constatation l’autorisait à penser que là se trouvait la clé des limites de son inflluence sur le développement de la musique. Mises à part ces réserves, elle voyait quand même dans cette œuvre, beaucoup plus, qu’une poussée de fièvre symptomatique pour faire éclater le carcan de l’orthodoxie qui emprisonnait l’élan de la musique occidentale. Cet exercice de récapitulation qui comprenait trois ou quatre autres œuvres stratégiques dans l’évolution de la musique dont des extraits de la Tétralogie de Wagner, Pelléas et Mélisande de Débussy et Wozzeck de Berg lui apparut salutaire. Il lui permit de relativiser l’originalité de sa composition musicale et de mettre en perspective sa propre voie révolutionnaire. Sans proposer des renversements de tendances aussi fondamentales, elle n’esquissait pas moins, une nouvelle esthétique musicale, par la manière sui generis d’agencer des éléments divers. Elle se sentit donc confortée dans son cheminement et, dès le lendemain matin, reprit le collier où elle l’avait laissé l’avant-veille. Les semaines qui suivirent la virent à l’oeuvre avec la même ardeur qu’à l’automne, si bien qu’au début de l’été, elle avait complètement terminé la partition de La tragédie du Roi Christophe tout en entamant l’orchestration, en plus de s’atteler à La tragédie de la reine du Xaragua. A cela, il fallait ajouter sa charge d’enseignement et sa responsabilité de coordonner les activités académiques d’une classe de finissants, auxquels revenait la tâche de préparer La flûte enchantée de Mozart, pour la fin de l’année scolaire. A regarder Anacaona évoluer à cette période de sa vie, un observateur eût pu, à bon droit, se demander si elle ne voulait pas se mettre à l’épreuve, tester ses capacités physiques et intellectuelles et en vérifier les limites. Si ses motivations dépassaient un tel projet, il est probable que cela n’était pas absent de sa dynamique psychologique. Et pourtant, en dépit de sa fatigue, elle exultait moralement : jamais ne l’avait-on vue si sociable et si souriante, comme si la joie qui l’envahissait était plus que jamais débordante et communicative et ses émois sentimentaux, définitivement relégués aux oubliettes. C’est à peu près, à cette époque, qu’elle choisit d’envoyer un courriel à M. Spike. Depuis environ trois semaines, il était revenu de sa tournée en Amérique du Sud. Après l’avoir remercié de sa gentillesse à son égard et de ses bonnes dispositions quant à la poursuite de ses travaux, elle répondit à l’invitation de se rencontrer et lui laissa l’entière liberté de convenir du moment et du lieu, exception faite des deux journées où la concentration des cours rendrait l’exercice difficile. Ils convinrent dans les échanges subséquents que la rencontre aurait lieu vers dix heures, un dimanche, au Centre Royal des Arts et qu’elle se poursuivrait au restaurant Le Chambellan. Le jour venu, dès huit heures, Anacaona se lança sur l’autoroute avec tout l’entrain de son optimisme et du printemps ambiant. En vérité, elle ne vit rien du paysage, n’ayant d’attention que pour le film de sa partition se déroulant dans son esprit. Bien entendu, elle avait l’intention de la livrer à M.Spike et désirait, une dernière fois, la soumettre à sa propre critique, retenant à l’esprit les mesures où le grand homme risquerait de tiquer ou même d’être un instant dérouté par telle ou telle de ses audaces rythmiques ou harmoniques. Pourtant, elle songeait qu’il serait encore loin de ses surprises, parce qu’il n’en aurait pas vu l’orchestration. Néanmoins, elle devra s’arranger pour ménager ses arrières, car il n’avait pas la réputation d’être le plus grand des révolutionnaires sur le plan musical. Aussi, c’est quand même avec une certaine dose d’inquiétude qu’elle s’apprêta à entamer cette rencontre. La dernière fois qu’elle avait mis le pied au Centre Royal des Arts c’était, il y a plusieurs années, pour la représentation d’Idoménée de Mozart. Cela valait grandement la peine, car à cause de l’absence d’une version définitive de la musique et du livret, lesquels avaient été publiés avec plusieurs variantes dans le passé, cette oeuvre de Mozart n’avait pas souvent été montée. En dépit de la prestation exceptionnelle, ce soir-là, de George Shirley dans le rôle d’Idoménée et de Pauline Tinsley dans celui d’Elettra, les personnages les plus marquants de la production par leur présence vocale et scénique, on pouvait difficilement dire que le succès de cette œuvre, était imputable à la distribution des personnages. Au contraire, pensait Anacaona, c’est dans la structure même de l’oeuvre que se trouvent les éléments qui charmaient tant les spectateurs. Et ces éléments lui semblaient faits d’un équilibre entre la musique tout en nuances, le drame psychologique qui se joue d’Idoménée à Idamante, en relation avec Illia et Elettra et dont le moteur reste le dieu Neptune. Sans compter le rôle du choeur, tant par sa dimension poétique que psychologique dans l’expression des événements. Et elle pensa que cette oeuvre, en dépit des reproches qu’elle mérite au plan de la vérité historique de la mise en scène : bas blancs, brodequins plats, culottes bouffantes laissant voir le galbe des jambes, comme on en portait au xviiième siècle, forme avec Tristan et Isolde de Wagner, les trois ou quatre grandes oeuvres qu’elle ait pu voir à l’opéra. Pourtant, une idée saugrenue semblait avoir présidé à cet anachronisme : on voulait, dans cette production, réunir trois époques : l’antiquité grecque pour le sujet, le xviiième siècle pour les costumes et le xxème pour l’éclairage. Quand elle se présenta, vers dix heures, au Centre royal des arts, vaste complexe artistique comprenant, entre autres, le siège de l’opéra et de l’orchestre philharmonique, elle ne reconnut plus les lieux. Les images nocturnes qu’elle avait gardées ne correspondirent pas du tout au décor de ce matin de printemps, avec les rangées de tulipes à peine écloses le long des allées. Visiblement, elle était attendue, car elle ne donna pas plutôt son nom que l’agent de sécurité la fit entrer dans le vestibule, d’où une dame de service la conduisit dans une grande pièce meublée avec goût qui faisait office, à la fois, de discothèque et de bibliothèque où l’attendait M.Spike. Après les échanges de civilités, l’hôte et la visiteuse convinrent de prendre un café, que M.Spike commanda prestement. Le ton enjoué de ce dernier, sa simplicité et un décorum plutôt léger eurent, tôt fait, de rassurer Anacaona qui commençait à se demander si la réputation de dureté de cet homme n’était pas surfaite. Car, il fallait avoir beaucoup de sensibilité pour tenir à ce point à la mettre à l’aise. De sorte qu’une demi-heure après le début de la rencontre, Anacaona se sentit déjà comme le poisson dans l’eau pour parler musique avec M.Spike. C’est d’ailleurs ce dernier qui en prit l’initiative, en réclamant la partition de son oeuvre. Comme pour avoir la liberté et le temps de bien s’en pénétrer, il mit à la disposition d’Anacaona les commodités de son service : ordinateur, bibliothèque, discothèque etc. et se réfugia dans une petite salle d’écoute ou de lecture. A part la discothèque qu’elle n’eut pas pu évaluer, Anacaona fut d’avis que cette bibliothèque offrait moins de possibilités que celle de l’université où elle avait étudié, mais elle était certaine que celle-ci contenait des livres plus éclectiques et plus spécialisés. Elle tomba par hasard sur deux volumes très rares traitant de la musique de la Renaissance qu’elle n’avait pas pu trouver à l’université. Elle saura dorénavant à qui s’adresser, si ses recherches, dans l’avenir, devaient la conduire aux sources de la musique occidentale. Anacaona s’attendait à ce qu’il se réclame une bonne heure pour une approche valable de sa partition. Mais après une trentaine de minutes, il décida, non qu’il en savait assez, pour juger de la facture musicale de l’oeuvre, mais, que ce qu’il venait de voir, recelait suffisamment d’éléments importants et intéressants pour alimenter la discussion avec elle sur son projet. Mais surtout, cela l’autorisait à lui poser des questions, entre autres, sur l’inconstance apparente de sa ligne mélodique, les oppositions et les contrastes sur le plan harmonique, l’orchestration de l’ouverture dont la partition semblait évoquer et établir un climat de douceur. Il voudrait savoir si ce rôle était dévolu aux cordes et si cette ouverture, après être orchestrale, pouvait être chorale. Sa curiosité se porta sur mille autres choses, dont l’utilisation qui serait faite des nouveaux instruments. N’était-ce le rappel d’un membre du personnel au sujet du dîner, il ne se serait pas aperçu qu’il avait déjà franchi, depuis un bon moment, le laps de temps prévu à cette partie de la rencontre. Et tout en continuant à discuter, il se dirigea à pied vers le restaurant en compagnie d’Anacaona. A cette heure dominicale, les lieux étaient plus achalandés qu’il ne s’y attendait. Et pour pouvoir discuter à loisir, il demanda à être déplacé de la table qui lui était réservée, préférant une encoignure plus éloignée du centre des opérations. Anacaona n’en revenait pas de l’intérêt manifesté par le grand homme pour son oeuvre et, sans trop savoir comment se l’expliquer, elle comprit confusément que cette rencontre pouvait être déterminante pour son projet. Aussi, évitant d’amples libations pour garder toute sa lucidité et sa vigilance, elle se mit attentivement à l’écoute des moindres propos de son interlocuteur. Le dîner se prolongea très avant dans l’après-midi. Quand la bouteille de vin fut entièrement vidée, il en commanda une autre, sans s’apercevoir qu’à cet égard, son interlocutrice était une piètre collaboratrice qui, le plus souvent, se contenta de tremper ses lèvres dans le verre. Toujours est-il que ce qui devait arriver arriva immanquablement, quand il continua à parler : il exprima des idées qui, sans être déplacées ou saugrenues, auraient peut-être fait, en d’autres circonstances, l’objet d’une certaine censure. C’est ainsi qu’Anacaona commença à se rendre compte de tout l’intérêt de M Spike par rapport à ses projets. Au cours de sa carrière, le chef d’orchestre avait donné un nombre considérable de concerts comprenant surtout des oeuvres du répertoire allemand, russe et français mais aussi des oeuvres personnelles dont trois concertos et deux sonates. Il avait également monté un large éventail d’opéras, incluant en majorité, le répertoire italien (Verdi, Rossini, Pucini, Bellini), mais aussi, le répertoire français et allemand. Il garda des souvenirs merveilleux des succès remportés, lors de certaines représentations comme Nabucco de Verdi, La Norma de Bellini, Les noces de Figaro de Mozart, La Tosca de Pucini , Les contes d’Offman de Jacques Offenbach, Les Pêcheurs de perles de Bizet Lakmé de Delibes et Tristan et Isolde de Wagner. Tout cela s’était fait avec un grand bonheur. Jouant de modestie, il imputa cette situation à la générosité des critiques à son égard, malgré la réputation d’intransigeance et de dureté que lui avaient faite ces derniers. Pourtant, il avait encore des désirs non satisfaits. Il est vrai que ses oeuvres personnelles avaient connu des succès quand il les avait présentées au public, mais il n’avait jamais entrepris de monter une oeuvre lyrique inconnue comme un opéra ou une comédie musicale. Les œuvres qui avaient été pour lui des occasions de succès, avaient déjà reçu la patine du temps et connu les ovations de toutes les grandes capitales du monde depuis longtemps. Son grand défi serait de présenter une de ces oeuvres inédites sur les fonds baptismaux et de la voir grandir sous les regards amusés et attendris de la grande famille artistique. Elle connaîtrait probablement des hauts et des bas, peut-être qu’elle ferait quelques chutes, mais après sa crise de croissance, il la verrait comme un grand arbre, étendre ses branches dans le ciel, capter les rayons du soleil et rassembler les gens sous son ombre. Et pendant qu’il se laissait aller au lyrisme, Anacaona s’amusa à ajuster l’image qu’elle avait de cet homme perçu comme le bourreau de ses musiciens à cause de sa discipline de fer. Pour la deuxième fois au cours de la rencontre, elle se rendit compte que ce qui lui paraissait comme dissonnant existait peut-être, moins dans la réalité de sa personnalité, que dans la perception qu’en avait le grand public. Et l’espace de quelques secondes, elle s’échappa du cadre de l’entretien pour se demander, en pensant à elle-même, s’il n’y a pas un déterminisme quelconque qui fait que l’image publique de l’individu se dissocie de son image intime, avant de revenir à la réalité du discours de son interlocuteur, visiblement transfiguré dans son lyrisme. Mais les convives de la grande table, à côté, qui fêtaient, apparemment, l’anniversaire d’un des leurs, le ramenèrent vite à la réalité, par l’éclatement de leur joie et de leur exubérance. Se rendit-il compte qu’il avait bu plus qu’il n’était raisonnable? Ou, s’étant aperçu de l’abstention d’Anacaona, la considéra-t-il comme une désapprobation de son rapport à l’alcool? En tout cas, il cessa subitement de vider son verre, continuant à questionner Anacaona sur plusieurs sujets, dont la façon dont elle envisageait la représentation de l’opéra une fois les travaux terminés. En réponse, elle se contenta de dire, malicieusement il est vrai, qu’elle n’avait pas vraiment envisagé cette phase de l’opération et qu’elle n’écartait pas, pour le moment, que cet opéra soit confié à un chef d’orchestre. Cette réponse, comme elle le prévoyait, amena automatiquement une autre question : était-elle déjà en pourparlers avec quelqu’un à ce sujet? A cette question, Anacaona discerna que c’était le moment plus que jamais d’exposer ce qu’elle pourrait attendre de ce chef d’orchestre et entreprit donc de lui expliquer que les opéras La tragédie du roi Christophe et La tragédie de la reine du Xaragua, seraient bientôt prêts. Si elle ne pouvait pas répondre aujourd’hui à sa question, c’est qu’elle voulait s’assurer que le chef d’orchestre qui présenterait le premier puisse lui permettre de diriger son orchestre pour le second. C’était à son tour de devenir lyrique, pour parler de ce rêve de diriger un jour un grand orchestre, dans une oeuvre de sa création. A la fin de son laïus, M. Spike lui demanda si elle avait des connaissances dans la direction d’orchestre. A quoi elle répondit par la négative, tout en laissant son interlocuteur, pensif. Après un moment de réflexion, celui-ci ajouta : «Ce serait beaucoup plus facile si vous aviez des connaissances à ce sujet, mais étant donné que personne d’autre ne connaîtrait mieux l’oeuvre que vous, c’est un atout majeur. Les lacunes pourraient être compensées par des exercices appropriés éventuellement. Dans cette perspective, si vous le voulez, je pourrais être celui qui vous permettrait de diriger l’orchestre. Au préalable, j’aimerais quand même prendre le temps d’étudier plus profondément la partition que vous m’avez passée. » Anacaona eut du mal à cacher sa joie. Bien qu’elle eût travaillé en conséquence, jamais elle n’avait imaginé qu’elle pourrait recevoir, un jour, une telle proposition du célèbre monsieur Spike. Pour un peu, elle se jetterait à son cou pour l’embrasser. Mais comme d’habitude, elle réussissait toujours à se contrôler quand elle avait des raisons de croire qu’une expression trop intense de ses sentiments pourrait la desservir. Plutôt que de se laisser aller à l’exultation, elle se contentait de remercier chaleureusement le chef d’orchestre, en l’assurant qu’elle serait heureuse d’accepter sa proposition. Quand une heure plus tard, après s’être arrangée avec lui au Centre Royal, elle prit la route du retour, elle eut tout le loisir de laisser s’exprimer sa joie dans la solitude de sa voiture, en sifflotant à tue-tête quand elle ne faisait pas duo avec les chanteurs et chanteuses à la radio, écrasant l’accélérateur jusqu’à ce que les feux clignotants aperçus dans son rétroviseur la rappellent à la réalité de sa vitesse. Le temps de se faire doubler par un policier accouru probablement sur les lieux d’un accident, elle eut, suffisamment, la frousse pour se convaincre de modérer ses transports sur l’accélérateur. Le soleil se couchait à l’approche de la région métropolitaine. En regardant les reflets rougeoyants et irisés du soleil sur la toiture d’ardoise de l’hôtel, au bord de l’autoroute, elle songea qu’elle aurait été peintre, si elle n’était musicienne, tout en reconnaissant des correspondances étranges entre ces deux domaines de l’art. Ce en quoi elle pensa que le Debussy de Prélude à l’après-midi d’un faune ou de Nocturnes lui donnerait raison. Le temps d’arriver, des teintes violacées le disputèrent à d’autres, orangées ou mordorées plus chaudes qui se reflétèrent sur le sommet de la montagne au loin. En contemplant la somptuosité des coloris du tableau, elle crut voir La montagne bleue de Kandinsky par laquelle ce dernier se rapprochait de la palette surréaliste de Chagall et, en esprit, elle l’associa à une petite fugue en do majeur, brodée d’arpèges éclatants à l’époque heureuse du retour d’Europe de Georges. CHAPITRE XII LA DECEPTION De retour du restaurant, Georges se demanda ce qu’il pourrait bien faire pour noyer sa douleur. La perspective d’entrer chez lui n’augurait rien de bon et il n’avait le goût, ni de rencontrer des amis, ni de s’enfermer dans une salle de spectacles. S’il était plus tôt, il irait sur le bord de la rivière, choisirait un banc bien ombragé et regarderait, jusqu’à saturation, les trombes d’eaux se soulever au passage des embarcations et assisterait, sinon pour s’en délecter comme autrefois, du moins pour faire diversion, au spectacle des geysers formés par les skieurs nautiques ou les coureurs des régates. En imagination, il se convainquit que l’espace et le grand air auraient la vertu de diluer les éléments de sa peine. En contrepartie, il eut l’impression qu’une salle de cinéma, par exemple, qui limiterait son champ de vision ou sa perspective sur l’environnement, réduirait d’autant son théâtre d’opération. Elle l’obligerait à se rencontrer sur sa route et à se colleter avec la chose qu’il voulait le plus fuir, c’est-à-dire, sa propre pensée sur lui-même. Pourtant, en s’engageant sur l’autoroute, sans y penser, il bifurqua à la sortie habituelle. Cela le conduisit prestement à l’entrée d’un portail qu’il franchit jusqu’aux marches montant à son domicile. Sans remarquer qu’il n’avait pas encore répondu à la question de savoir s’il allait quelque part ou s’il rentrait chez lui. Mais placé devant le fait accompli comme devant un acte de pure fatalité, il comprit qu’il devait assumer d’avoir à se tenir compagnie. Contre ses habitudes, il se versa un grand cognac et s’étendit sur le canapé du boudoir à scruter le plafond. Jamais auparavant, il n’avait été si malheureux. Amours piétinées, orgueil blessé, sentiment d’injustice... Il afficha un air pitoyable et ahuri. Pire encore, il n’eut même pas les ressorts nécessaires pour sortir de la torpeur dans laquelle il se sentait enlisé, ne serait-ce que pour assouvir les velléités de revanche qui l’agitaient intérieurement. A coup sûr, le cognac, joint aux effets des libations du restaurant, ne favorisa pas son équilibre émotionnel et contribua, au contraire, à le jeter dans un état de prostration, jusqu’à l’arrivée d’un sommeil libérateur. Mais, à peine trouva-t-il le sommeil, que celui-ci prit fin abruptement, comme s’il était réveillé par quelqu’un. Pourtant, pas un chat ne lui tenait compagnie dans sa grande maison. S’il croyait aux fantômes, il aurait de quoi s’affoler. En descendant au sous-sol afin de vérifier l’état des lieux, il réveilla, du même coup, une ancienne douleur héritée de son accident. Il comprit que même après plusieurs mois, il devra être prudent et ne jamais se départir des précautions minimales à cause de sa hanche et de son genou. Maintenant qu’il était sûr d’être vraiment seul, il retourna se coucher. Mais incapable de retrouver le sommeil, il se mit à réfléchir à sa plus grande préoccupation concernant ses relations avec Anacaona. Sans le savoir à ce moment-là, il inaugurait une semaine qui allait être fertile en réflexions, touchant l’avenir de ces relations. Son premier mouvement consista à se demander comment laver l’affront du restaurant. Il vivait une situation de victime et cela appelait une vengeance quelconque, comme condition pour retrouver son équilibre psychologique. D’ailleurs, il en était sûr, tant que cette condition ne serait pas réalisée, il ne pourrait pas retrouver le sommeil. Pendant deux jours, il fut sous l’empire de ce ressentiment. A compter du troisième jour, il se surprit à reprendre le scénario du restaurant, non pas pour continuer le cheminement réflexif de la veille, mais pour considérer les raisons qu’avait Anacaona de réagir ainsi à son égard. Et, sans s’en rendre compte, il accepta de reconsidérer la grossièreté de ses propres comportements vis-à-vis d’elle et d’examiner, une fois de plus, les circonstances de sa séparation et de son divorce. Dans cet éclairage, ce qu’il appelait l’affront du restaurant apparut, tout bonnement, comme une exagération de son imagination. A ce point de sa réflexion, toute velléité de revanche s’évanouissait, faisant place plutôt à un sentiment plus positif, qui lui permettait de se raccrocher à une résolution prise antérieurement, d’aller à la recherche d’Anacaona quelque sacrifice que cela requît. Tout ce remue-ménage intérieur survenait à un moment où Georges réalisait la plus importante transaction financière de sa vie. Il venait de décider de sa participation au capital-actions d’une firme spécialisée en technologie de l’information, à concurrence de douze pour cent, ce qui lui valait d’occuper le poste de vice-président au développement et de siéger au conseil d’administration. Depuis une dizaine d’années, cette firme qui connaissait une croissance rapide, mettait sur le marché des produits utilisés dans le réseau internet et en cinématographie. Et comme si un bon coup en attirait un autre, il bénéficiait, presqu’à la même occasion, des suites d’un contrat de nantissement, d’un vieux manoir encore beau, qu’il appellait sa maison de campagne, sur les bords du lac Memphrémagog, sans qu’il eût à lever le petit doigt. Ces succès avaient dynamisé, en quelque sorte, sa confiance en lui-même et ne le préparaient pas, par conséquent, à avoir le type d’interaction expérimentée ultérieurement avec Anacaona. Non seulement ne s’attendait-il pas à son insuccès, mais ses succès en affaires n’arrivaient pas à faire contrepoids à l’aigreur de sa déception. C’est que depuis quelque temps, il opérait un changement radical par rapport à l’argent, qu’il considérait toujours comme très important, mais non plus comme la valeur absolue de naguère. Quand il comparait, désormais, ses activités financières avec celles, artistiques, d’Anacaona, il ne trouvait pas dans les siennes, cet ingrédient qu’il appelait dépassement et qui semblait colorer chacune de celles de son ex-femme. Il avait beau gagner de l’argent, ses activités ne lui paraissaient pas moins terre à terre, sinon dérisoires, par rapport aux actes de création qu’elle vivifiait de son sang et de sa sueur. Au terme de sa semaine de réflexion, il pensa à tout cela avant de considérer, en définitive, que dans les conditions qui étaient les siennes, l’acte de dépassement le plus significatif dont il pouvait être comptable n’était pas autre chose, que d’aller malgré tout à la recherche de son épouse, à la manière d’Orphée sur les traces d’Eurydice ou de Dante dans le sillage de Béatrice. Depuis une semaine, c’est la première fois qu’il se regardait avec un peu de fierté, de la manière de quelqu’un qui finissait par dominer sa répulsion, pour inviter un pauvre hère à sa table ou qui se donnait du mal pour faire l’aumône à un mendiant. En son for intérieur, même s’il ne le disait pas, il ne pensait pas moins que le sort en était jeté. Il lui fallait, coûte que coûte, donner suite à des intentions qui, chez lui, avaient, en ce moment, la valeur d’une résolution. Il se préparait à entrer en contact avec Anacaona quand il reçut un appel de cette dernière. Au timbre de sa voix, il flaira la gravité de ce qu’elle avait à lui dire. Elle lui apprit en effet la nouvelle du décès de son beau-frère, survenu à Nécrolis, depuis trois mois, dans des conditions infernales. Le seul rescapé des huit personnes qui partageaient avec lui une geôle de cinq mètres carrés, avait tenu à en informer sa famille, conformément au désir qu’il avait manifesté avant de mourir. Bien qu’il eût voulu rester discret sur sa situation, à ses derniers moments, pressé de questions, il avait fini par dire plus qu’il n’était raisonnable dans les circonstances. C’est ainsi qu’on apprit que sa maigreur défiait l’imagination. Sa peau devenait translucide. Il n’avait pas la force de se tenir debout. Il ne pouvait pas non plus s’asseoir pour deux raisons : il n’y avait aucune commodité à cette fin, d’une part et, d’autre part, s’asseoir sur le parquet de ciment lui causait des douleurs insupportables en raison, entre autres, de l’exposition de son squelette. Il fallait absolument qu’il s’accroupît sans pouvoir, toutefois, rester trop longtemps dans cette position et se lever seul. Quoi qu’il en soit, au cours de ces exercices, ses os craquaient tellement qu’on croyait, à chaque fois, qu’ils se désintégraient. Pour comble de misère, trois ou quatre jours avant sa mort, il était atteint d’une diarrhée qui l’obligeait à monopoliser la chiotte, disait-il, dans des conditions d’hygiène épouvantables, au vu et au grand déplaisir des concurrents. Le rescapé n’arrivait pas encore à croire qu’il eût pu survivre aux conditions de détention à Nécrolis. Trois de ces camarades de cellule étaient morts de problèmes de santé générés par les privations, tandis que les autres étaient, parait-il, exécutés. On était venu les chercher et on les avait remplacés par quatre nouvellement arrivés. Depuis, on n’en avait plus entendu parler, sinon pour dire qu’on les avait «fait passer de l’autre côté. » Anacaona était bouleversée. Dans un de ces moments où le sentiment du tragique transcende tous les autres, au point de les neutraliser provisoirement, elle se livrait naturellement, de sa peine et de celle qu’elle avait pour sa soeur. En pareille circonstance, elle aurait aimé être auprès d’elle et la réconforter mais il lui était tout à fait impossible d’entreprendre un voyage, tant qu’elle ne terminerait pas le travail auquel elle s’attelait, au risque de perdre le bénéfice de la continuité dans son évolution. A une question de Georges, elle avait ajouté quelques informations sur l’éventail de ses activités, ses horaires et son rythme de travail, de même que le chemin parcouru dans le processus de création. Georges qui était aussi bouleversé des conditions du décès de son ex-beau-frère, n’était pas moins impressionné par la pugnacité et la capacité intellectuelle de son ex-femme. Il se rendit compte, qu’elle était alors à une période d’intense labeur intellectuel qui nécessitait toute sa concentration psychologique pour donner les fruits attendus. Par conséquent, il se devait d’avoir la plus grande délicatesse dans ses rapports avec elle pour empêcher que son travail ne pâtît. Sans renvoyer aux calendes grecques les suites de sa résolution, il fut convenu, dès cet instant, de faire un moratoire sur les initiatives qu’il pourrait être amené à prendre dans un avenir prochain. C’est ainsi que l’entretien téléphonique avec Anacaona s’acheva, ce jour-là, sans déborder le cadre strict des accents compatissants que lui inspirait la situation d’Anacaona, de Mirabelle et d’Elza. Il avait la mort dans l’âme pour cette enfant à qui on avait volé son père et espérait que Mirabelle fût capable d’être pour elle, à la fois, son père et sa mère. Dans les semaines suivantes, Georges se montra très attentif à Anacaona mais à distance et sans qu’elle eût l’occasion d’en prendre ombrage. A son anniversaire, il lui fit porter des fleurs au nom d’un «ami de toujours. » A la fin de l’année scolaire, sachant que les étudiants du collège montaient, sous sa supervision, La flûte enchantée de Mozart comme épreuve finale, il s’arrangea pour être présent à la première représentation. Il était fort surpris de s’apercevoir que le spectacle se ressentit peu de son caractère académique, compte tenu de la performance orchestrale et de la prestation lyrique des étudiants. D’autant que cet opéra, qui n’en est pas un à proprement parler, mais plutôt un Singspiel englobant, par définition, des scènes d’expressions orales, musicales ou de chants, suscite l’intérêt, bien entendu, pour sa musique merveilleuse, mais aussi pour son contenu dramatique et symbolique, en plus de présenter au plan théâtral, plusieurs niveaux de jeux où le burlesque le dispute au drame, voire à la tragédie. Bien que la démarche de Georges, ce jour-là, participât de la cour discrète qu’il faisait à Anacaona, pour des raisons subjectives évidentes, il n’avait jamais suivi un spectacle avec autant d’attention. Ce n’était pas la première fois qu’il assistait à une représentation de cette oeuvre, mais c’était la première fois qu’il allait si loin dans sa compréhension et sa délectation. Malgré des échanges de regard entre Anacaona et lui pendant le spectacle, dès la fermeture des rideaux, il prit le parti de s’en aller, n’attendant pas de la saluer et de la féliciter comme il avait pensé dans un premier mouvement, se disant que son abstention lui permettrait mieux de rester dans sa ligne de conduite. Les semaines s’écoulaient, puis des mois, sans qu’ils eussent l’occasion de se croiser, échangeant, à l’occasion, des courriels ou des téléphones dans le cadre de rapports plutôt fonctionnels ou instrumentaux. Ce fut le cas, par exemple, quand des institutions ou des entreprises qui continuaient à leur écrire comme s’ils étaient encore mariés, révélaient, par le fait même, des situations réclamant des clarifications ou risquant, autrement, d’avoir des conséquences néfastes pour l’un ou l’autre. En pareille occasion, Georges en assumait volontiers la responsabilité même quand elle incombait, au premier chef, à Anacaona. Elle en savait gré à Georges qui, par son obligeance, la libérait souvent des contingences qui eussent risqué de nuire à son travail. Elle aimait de savoir qu’elle pouvait compter sur lui, tout en gardant la distance dont elle avait besoin pour créer. Se fût-il trouvé plus près d’elle, sa performance au travail, elle en était certaine, en eût été influencée négativement, avec la conséquence qu’elle en aurait pris ombrage et se serait enlisée dans des conditions émotives contre-productives. En revanche, en étant aussi réservé, il devenait encore plus important à ses yeux. C’est d’ailleurs pourquoi, à son retour de la rencontre avec M.Spike, elle n’hésitait pas à l’appeler. Elle avait besoin de quelqu’un avec qui partager sa joie et Georges était la personne idéale. Il n’était pas prêt d’oublier ce soir-là où, s’apprêtant à sortir, il reçut l’appel d’Anacaona. Il connaissait bien toutes les formes par lesquelles sa joie pouvait s’exprimer depuis l’époque lointaine et toujours présente du Val des Landes. Mais il n’avait jamais fait l’expérience de cette joie au téléphone, quand ses propos se mettaient à se bousculer en des staccatos drus et puissants comme des grêlons sur le toit, certains jours de tempête. Si jusqu’alors, Georges pouvait avoir des doutes au sujet du sérieux d’Anacaona dans sa volonté de traduire dans la réalité ses aspirations artistiques, il venait d’en avoir la preuve contraire, car une telle joie ne pouvait être qu’à la hauteur de sa volonté d’atteindre ses objectifs. Il fallait que sa quête revête pour elle une signification transcendantale pour que la découverte du chemin soit si importante et s’exprime dans un tel éclat de lumière. Et machinalement, Georges se laissait porter par le souvenir de sa déception au restaurant. S’il devait être déçu de quelqu’un, pensait-il, c’est moins d’Anacaona que de lui-même, d’avoir vécu si près d’elle pendant des années et de n’avoir pas découvert cette facette de sa personnalité, se convainquant de plus en plus de l’incommunicabilité des êtres, même de ceux qui sont les plus proches. Car, à la regarder aller depuis quelque temps, il en venait à flairer l’existence d’une notion dont il n’avait pas conscience en général et, encore moins, chez Anacaona en particulier. Il s’agissait de quelque chose qui lui apparut comme une attitude fondamentale, une certaine vision des choses et du monde, comme une mystique de l’engagement dans laquelle la créativité puise ses forces et sa continuité, indépendamment des contraintes existentielles. Comme si pour se réaliser, celui ou celle qui en est pénétré doit absolument témoigner de la vérité qu’il porte en lui, quel qu’en soit le coût physique, psychologique, social ou moral. «Oui, se dit-il, c’est bien cela» en se parlant tout bas, se confortant dans sa découverte. Et par la pensée, il eut l’idée de la rapprocher de la vie d’Anacaona telle qu’il la percevait, depuis le temps malheureux qui était à l’origine de sa séparation et de son divorce. C’était toujours difficile pour lui de revenir sur cette époque de sa vie. Aussi, quand il y était, il s’arrangeait pour passer à pieds joints, comme s’il avait peur de succomber au vertige. Et il comprit à ce moment-là, dans sa chair et dans son esprit, qu’il y avait des lunes depuis qu’Anacaona luttait pour témoigner de la beauté qu’elle porte en elle, et qu’il était toujours imperméable au langage par lequel s’exprimaient sa vision et sa détermination. Et revenant à lui, il eut honte de lui-même, de son orgueil et de son égocentrisme tels que mis en évidence par le sentiment de déception qui l’envahit au sortir, ce soir-là, du restaurant. CHAPITRE XIII LE VOYAGE Assis à la terrasse du manoir, Georges sirotait cet après-midi-là, un cocktail de sa fabrication. Depuis son retour de voyage de la région des Caraïbes et, notamment, de son pays d’origine, il avait pris l’habitude d’un cocktail Calinda fait, entre autres, de Barbancourt, de goyave et de citron. C’était sa façon de cultiver la mémoire des choses et des gens qu’il avait côtoyés durant son séjour. Depuis que la stratégie d’expansion de sa compagnie avait pris pour cible les états de la région des Caraïbes encore en retard sur le plan de la technologie de l’information, c’est à lui qu’il était revenu de promouvoir les avantages de la nouvelle technologie et les services de sa compagnie auprès d’eux, perçus comme des clients éventuels. Ainsi, la décision avait été prise qu’il ferait une tournée de ces états au mois de juillet. Cette date n’avait pas plu à tout le conseil, à cause de la période des vacances, moins favorable à la conclusion des affaires importantes. Par contre, la plupart des décideurs politiques ou privés approchés par la compagnie, allaient être disponibles dans la première partie du mois. Par conséquent, il avait écarté d’emblée l’argument de la période des vacances et avait décidé de partir quand même à l’aventure, au risque de devoir attendre deux ou trois jours pour les rendez-vous en Caraïbe. Il ne devait revenir avec aucun contrat, mais avec un optimisme à toute épreuve quant aux multiples possibilités d’affaires avec chacun des états visités. Étant donné l’omniprésence des Etats-Unis dans la région et l’arrogance qu’ils traînaient partout comme leur ombre, plusieurs décideurs politiques ne seraient pas fâchés de leur faire un pied de nez, perçus qu’ils étaient par eux-mêmes comme irremplaçables. Il avait très vite capté ce sentiment, ainsi que la possibilité d’offrir des services, tant en amont avec les infrastructures à mettre en place, qu’en aval avec la formation et la supervision que l’installation des services pourrait impliquer pendant un temps plus ou moins long. Il était entendu, des deux côtés, que les contacts allaient se poursuivre et qu’avant la fin de l’année, des projets devaient déjà se matérialiser. Et comme preuve de la volonté exprimée, une nouvelle rencontre était fixée en octobre. Cela signifiait que dans deux mois et demi, il devrait reprendre la route des Caraïbes avec, cette fois, des experts de sa compagnie, en espérant qu’à cette occasion, il aurait plus de temps à consacrer à son village natal. Car auparavant, il n’avait pas eu le temps de revoir Val des Landes. En revanche, que d’impressions diverses il avait enmagasinées à Portopolis! Pendant qu’il observait un bateau de croisière rempli d’estivants qui revenait de ses pérégrinations sur le lac, il songea à mille événements ou situations qui jalonnaient son périple caraïbéen. Il était malheureux de voir que, de tous les états visités, celui qui lui était le plus rapproché sur le plan émotionnel, présentait la fiche la moins reluisante, par rapport aux indicateurs du développement. Mais le plus douloureux pour lui, c’était de constater que le pays pauvre qu’il avait quitté, il y a plus de vingt ans, avait fait une chute vertigineuse dans la paupérisation. Comme quoi, il était toujours possible de descendre plus bas! Il avait eu fort à faire pour reconnaître les lieux autrefois familiers : là où il avait laissé des venelles humides qui transpiraient l’indigence avec leurs vendeurs itinérants et leurs détrousseurs de la pénombre, prenait place, dorénavant, un amas de boue jouxtant une montagne d’immondices d’où s’échappait une odeur pestilentielle. Tout était défiguré, comme si le pays n’arrivait pas à se relever du chaos qu’aurait laissé un cataclysme naturel. Et ce chaos que symbolisait l’irruption des parias des cités dans des quartiers qui, jusque-là, avaient un certain cachet, colonisant les rues et les entrées des magasins, était une métaphore éloquente de toutes les institutions du pays. Comment, dans ce contexte, parler de technologies de l’information? S’il lui avait fallu, avant d’entreprendre ce voyage d’affaires, avoir ces perceptions visuelles qui devaient le marquer profondément, il aurait rayé tout bonnement ce pays de sa liste. Il aurait fait, par ainsi, une grave erreur, puisque, selon toute probabilité, c’est avec ce pays qu’il avait le plus de chance de signer le meilleur contrat. Tel est le paradoxe de ce pays où les extrêmes arrivent parfois à se toucher. Par ailleurs, il avait beau avoir des congénères comme interlocuteurs, ses réflexes psychologiques n’avaient pas moins besoin d’être rodés pour être efficaces dans les interactions. Car, il s’en fallait de peu qu’il ne se sentît en situation de choc culturel. Il comprit, un peu tard, qu’après un si long temps d’absence, sa perception de l’environnement requérait une période d’adaptation, alors que ses interlocuteurs, comme le poisson dans l’eau, n’y avaient aucune réaction, comme on ne voit plus le vase persan, sur la sellette, au coin du salon, depuis des lustres. Le bateau se vidait lentement de sa cargaison humaine, faisant place à d’autres estivants déjà munis de billets pour leur tour de croisière. Ne voyant pas très bien d’où il se trouvait, Georges eut l’idée de prendre ses jumelles. Après seulement quelques secondes, il eut la surprise de sa vie. Il crut voir Esmeralda, une amie étudiante de sa période zurichoise qui était parmi les derniers à quitter le bateau. N’en croyant tout de même pas ses yeux, il décida d’en avoir le coeur net en prenant la direction de la jetée à bicyclette. Depuis son accident, c’est la première fois qu’il en enfourchait une. Il avait toujours eu peur d’essayer jusqu’à présent, de crainte de découvrir un quelconque handicap. Certes, il n’avait pas la motilité qui le caractérisait auparavant, mais ce n’était rien qu’un peu d’entraînement ne pût permettre de faire rentrer dans l’ordre. Il ne se trompait pas. C’était bien la belle mexicaine qu’il avait connue à l’université et qui lui avait tourné la tête un moment. Cela remontait à sa deuxième année à Zurich. Leur rencontre avait eu lieu à l’occasion d’une surprise-partie organisée par les étudiants étrangers; et comme elle venait d’arriver, il l’avait initiée, en quelque sorte, aux arcanes de la vie étudiante dans cette cité alémanique. Très vite, ils se découvrirent des atomes crochus qui faisaient de Georges le siège d’un débat schizoïde. Une partie de lui-même, au nom d’Anacaona, défendit la forteresse avec l’énergie du désespoir contre l’invasion des barbares, alors que l’autre partie était de mèche avec les mécréants qui en organisèrent l’assaut. Après plusieurs semaines de résistance, l’inévitable advint fatalement: la forteresse tomba aux mains des assaillants à une condition que le casuiste, en lui, trouva, sinon pour justifier l’opération, du moins pour en atténuer la portée. Les relations avec Esmeralda ne signifiaient aucunement qu’Anacaona était détrônée. Et pour que les choses fussent claires, l’image d’Anacaona était installée en permanence dans les rapports quotidiens sous le mode d’évocations soutenues et régulières de la part de Georges. Ce qui parut anodin ou puéril au début, ne pouvait pas subir l’épreuve du temps, car pour Esmeralda notamment, une fois passés les premiers transports et qu’elle commençait à se ressaisir, la situation vécue lui paraissait intenable et absurde. C’est ainsi qu’ils en vinrent à considérer, après quelques mois d’échanges sur le contenu de leur relation, que cette dernière, dans sa forme d’alors, n’avait pas beaucoup d’avenir, et qu’à tout prendre, mieux valait investir dans la promotion de leur amitié plutôt que de se condamner dans la voie des ressentiments. C’était beaucoup plus facile à dire qu’à faire, mais c’était néanmoins une parole de sagesse, qui rendait compte autant des contraintes psychologiques de l’un que de l’autre. Poussés sur la scène à un moment où, depuis longtemps, la mode était à la légèreté des moeur, ils avaient, de façon anachronique, conservé des principes qui les mettaient en constante contradiction avec la vie qu’ils étaient en train de mener depuis quelques mois. Esmeralda n’arrivait pas à accepter d’avoir des rapports intimes avec Georges, alors que l’avenir avec ce dernier lui était fermé. Quant à Georges, il trouva les réclamations d’Esmeralda tout à fait justifiées et se désola de ne pas pouvoir les satisfaire car il se devait à Anacaona. Telle était la situation sentimentale entre ces deux étudiants appelés à se côtoyer deux ou trois ans encore, en ce début d’été. Pendant qu’il se dirigeait d’un pas hâtif vers le terrain de stationnement où Esmeralda semblait avoir garé sa voiture, Georges se remémora toutes ces choses en constatant, au fur et à mesure qu’il avançait, qu’Esmeralda n’avait pas changé d’un iota. Après plus de vingt ans, c’était un cas exceptionnel de jeunesse, comme si le temps s’était arrêté pour elle. Il parierait volontiers qu’elle n’avait pas augmenté d’une livre les cents-vingt qu’elle accusait à l’époque de Zurich. Tout à coup, Esmeralda qui s’en allait à petits pas tomba en arrêt, comme un chien au détour d’un sentier devant un gibier : elle venait d’apercevoir Georges. D’abord, aveuglée par le soleil, elle n’en crut pas ses yeux, mais après quelques manoeuvres avec ses mains, il fallut bien se rendre à l’évidence, c’était bien lui avec son front bombé et son nez mutin qui lui donnaient, certains jours, l’air d’être têtu comme un âne. Après une quinzaine de minutes à s’embrasser et à bavarder, ils en étaient encore à essayer de savoir ce que l’autre était devenu, après plus de vingt ans de séparation, quand ils convinrent que le terrain de stationnement n’était pas l’endroit idéal pour se retrouver. Aussi s’entendirent-ils pour continuer la conversation chez Georges. Cela était d’autant plus facile pour Esmeralda que s’étant enquise des nouvelles d’Anacaona, elle apprit qu’elle était absente. Georges ne crut pas bon de mentionner qu’il en était divorcé, d’autant qu’ayant constaté qu’Esmeralda prenait seule ses vacances, il ignorait si sa solitude cachait une situation analogue à la sienne, ou si effectivement, son mari était à un congrès en Europe comme elle le laissa entendre. Esmeralda s’émerveilla de l’atmosphère et de l’air fastueux, quoiqu’un peu vieillot, de la demeure de Georges. Des portes en bois massif finement ouvragées accusant agréablement la patine du temps, des meubles en acajou et en palissandre, de facture plus récente et constituant l’essentiel d’une boiserie éclatante et somptueuse, des lustres, des vases, des tapis etc.toutes choses qui informaient sur l’aisance, un peu surannée du milieu. Et pourtant, sans même qu’elle fît part à Georges de ses préoccupations, ce dernier qui connaissait sa grande finesse psychologique, savait qu’elle s’interrogeait sur la vraisemblance d’une présence féminine dans cette demeure. Si belle fût celle-ci dans sa propreté et le luxe de ses objets, la disposition trop convenue de ceux-ci, et un je ne sais quoi de passéiste dans l’aspect des lieux, l’orientèrent à penser à l’absence d’une présence féminine. A un certain moment, la primesautière de jadis passa à un cheveu d’en faire état, mais elle se ressaisit de justesse pour attirer l’attention de Georges sur autre chose, dans un stratagème qui n’échappa pas à celui-ci, ayant capté l’éveil de ses idées, dans l’évolution subtile des signes de son visage. Au cours de la conversation qui s’ensuivit, il fut question du voyage d’affaires qu’il venait d’effectuer dans la région des Caraïbes et de son retour prochain vers la mi-octobre pour la signature de quelques contrats. A certaines questions d’Esmeralda, il reconnut qu’il avait voyagé seul, et qu’il comptait également être seul en octobre, hormis les spécialistes qui devraient l’accompagner. Quand ils se séparèrent près de trois heures plus tard, le soleil avait depuis longtemps amorcé sa descente derrière l’horizon. Les rayons obliques qui leur parvenaient sur le vestibule imprégnaient les volants de la robe d’Esmeralda de reflets jaunâtres anémiques puisés, dirait-on, dans un magasin d’accessoires mélancoliques. Heureusement pour eux que cette soirée n’était pas à la mélancolie. C’était au contraire une fête des retrouvailles qu’ils se proposaient de répéter à bref délai. Resté seul, Georges était tiraillé par ses souvenirs. Il les sentait occupés comme des mercenaires à se disputer les premières places sur la scène de son esprit. Bien entendu, ceux entourant sa période zurichoise, n’eurent pas de difficulté à se maintenir au devant de la scène, défendus qu’ils étaient par la présence inopinée d’Esmeralda. De toutes les femmes qu’il avait rencontrées au cours de sa vie, à part évidemment Anacaona, c’est elle-même qui avait eu l’action la plus bienfaisante sur lui et de qui il avait gardé les meilleurs souvenirs. Aussi, longtemps après son passage ce soir-là, les lieux s’imprégnaient encore de son ombre et de sa douceur naturelle, et il sentait vaguement se réveiller en lui un démon qu’il croyait endormi pour toujours depuis plus de vingt ans. Jusqu’alors, les objets qui l’entouraient, vestige de luxe d’une transaction de faillite, étaient comme des pièces d’un musée : ils rayonnaient, mais ils n’avaient pas d’âme. Pourtant, d’avoir été l’objet des regards bienveillants et attendris d’Esmeralda leur conférait, du point de vue de Georges une dimension nouvelle, une sorte de présence et de profondeur qu’ils n’avaient pas auparavant, comme si un peu d’elle-même, par autant de mèches volages, s’était accrochée à chacun d’eux. Et avant même de savoir ce qui lui arrivait, Georges eut l’impression, inopinément, que cette apparition venait changer quelque chose dans sa vie. Il ignorait encore de quelle façon et à quel degré, mais il eut le pressentiment d’un bouleversement dans son corps et dans son âme, avec des pulsions contradictoires, à l’instar des beaux jours de sa jeunesse. Persuadé qu’il avait fait une erreur de ne l’avoir pas invitée à passer la nuit chez lui, l’idée lui vint de partir à ses trousses et de la convaincre de revenir. Mais l’obscurité, légère et nonchalante au début, s’épaississait rapidement formant des forêts avoisinantes une masse informe et compacte que striaient, de loin en loin, quelques lucioles éperdues et solitaires. Le cri lugubre d’un oiseau de proie déchira le soir et l’on en entendait, répercuté par les coteaux alentour, l’écho alangui et lointain comme une voix d’outre-tombe. Après être sorti sur le vestibule, il se ravisa en se disant qu’il la rappellerait un peu plus tard, lui donnant le temps d’arriver. Mais il avait beau appeler une heure plus tard, personne ne répondit. En désespoir de cause, il allait, tout simplement, déclarer forfait quand il eut l’idée d’une dernière tentative. Et contre toute attente, il tomba sur un adolescent qui lui apprit que sa mère était présentement à l’hôpital ayant été victime d’un accident de voiture. Il n’eut pas le temps de s’enquérir de la gravité de son état car, en partance pour l’hôpital, le jeune s’était dépêché de raccrocher. Georges était interdit de la nouvelle. A aucun moment une telle éventualité ne lui avait traversé l’esprit. Maintenant, il s’en voulait pour deux raisons de s’être abstenu de l’inviter à rester chez lui. D’abord, elle n’aurait pas eu d’accident, ensuite, quel bonheur aurait scellé leurs retrouvailles, dans cette circonstance inattendue et ce décor insolite! Pourvu que ce ne soit pas très grave et qu’elle puisse, se disait-il, être sur pied avant longtemps! Et devenant tout à coup pensif, il lui revenait un vague sentiment que ses relations avec Esmeralda étaient marquées au coin d’une impossibilité, comme si la rencontre des deux apportait avec elle, une situation défavorable à sa permanence et à sa continuité. Ce ne serait pas la première fois que des choses étranges de cette nature se manifesteraient dans le monde. Qui n’a pas entendu parler du fameux diamant bleu et du cortège de malheurs qu’il a laissés dans son sillage? Et pourquoi cette réalité, vraie pour un objet, fût-il un diamant, ne le serait-elle pas pour des personnes? D’ailleurs, qui peut savoir si les syndromes de Roméo et Juliette ou de Tristan et Yseult ne sont pas explicatifs de ces personnes qui engendrent le malheur autour d’eux comme d’autres créent le bonheur? Mais, foin des pensées sombres! Il fallait absolument qu’il sache avant demain ce qui était advenu d’Esmeralda. Sur ce, il décrocha le téléphone et composa le service d’urgence d’un des deux hôpitaux de la région. Sans qu’on voulût répondre à toutes ses questions, il apprit, quand même, qu’une femme était arrivée à l’urgence des suites d’un accident d’auto au début de la soirée. Muni de ces informations, il prit sa voiture et se lança sur l’autoroute. A cette heure de la soirée, la circulation était très fluide et, en deux temps trois mouvements, il avalait la trentaine de kilomètres qui le séparaient de l’hôpital. Quand, quelques minutes plus tard, il se présenta à l’urgence, on le conseilla de s’adresser à un autre service pour avoir des nouvelles d’Esmeralda. Mais comme personne n’était disponible pour lui donner l’information désirée, il commença à s’impatienter. Avisant, néanmoins, un adolescent auquel il trouvait des traits familiers, l’idée lui vint de lui demander s’il connaissait par hasard Mme Portillo, pour s’entendre dire, dare-dare, que c’était sa mère. Visiblement très inquiet, l’adolescent n’avait cure de savoir qui était son interlocuteur. Malgré les questions aux uns et aux autres, il n’arrivait pas à obtenir les renseignements pertinents à son sujet. Il savait confusément qu’elle avait une fracture à la jambe et qu’on la prenait en charge aux soins intensifs après son passage à la salle d’opération, mais il n’était pas pour autant fixé sur la gravité de l’accident. Assis dans une petite salle attenante à l’unité de soins, de façon à suivre l’évolution de la situation, il ne manquait pas de réagir chaque fois que quelqu’un en sortait. Cela faisait près d’une demi-heure que Georges lui tenait compagnie, n’osant pas trop lui parler, quand, se levant pour aller à la cafétéria, il s’enquit de ce qu’il pouvait lui en rapporter. Sortant comme d’un songe, il s’avisa brusquement qu’il avait soif et pria son interlocuteur de lui ramener un peu d’eau, une petite bouteille de Naya, dit-il précisément, pour laquelle il tenait à verser la monnaie appropriée. Et comme s’il suffisait de cet intermède pour faire diversion à sa douleur et le centrer sur autre chose, à son retour, l’adolescent s’informa, machinalement, des raisons pour lesquelles, lui aussi, attendait. _ Je voudrais avoir des nouvelles de votre mère, s’entendit-il répondre. _ Mais qui êtes-vous, demanda-t-il ? _ Je suis un ami de votre mère. Un ami qu’elle a rencontré cet après-midi par hasard après une séparation de plus de vingt ans. C’est moi qui ai appelé chez vous cet après-midi, au moment où vous vous apprêtiez à partir pour l’hôpital. _ Avez-vous connu ma mère à l’époque où elle étudiait en Suisse? --Oui, nous étions tous les deux étudiants à l’époque... --Seriez-vous, dans ce cas, M.Lalande? -- Oui, plus simplement, Georges. Vous a-t-elle parlé de moi ? --A quelques occasions. Je sais qu’elle vous aimait bien et qu’avec vous, les choses auraient été, peut-être, différentes pour elles... --Que voulez-vous dire, questionna Georges? Mais il n’avait pas le temps d’entendre la question car il sortait déjà, se mettant à faire les cents pas dans l’allée, devant la salle des soins intensifs. Deux ou trois minutes plus tard, il revenait prendre sa place, à regarder Georges en catimini, de temps à autre. Puis, à brûle-pourpoint, il demanda : --Aimez-vous le scotch? --Pas particulièrement. Pourquoi cette question? Mais, il n’avait pas l’air d’avoir entendu la question, car il enchaîna aussitôt : --Prenez-vous de l’alcool tous les jours? Quelle sorte en prenez-vous? Georges ne savait pas où il voulait en venir, mais il avait décidé de jouer le jeu jusqu’au bout. --Oui, j’en prends à peu près tous les jours, surtout aux heures des repas : une moyenne d’un verre de vin et demi par repas. --Combien de fois par mois vous arrive-t-il d’être ivre? A cette question, Georges s’esclaffa en s’imaginant, tout à coup, dans la peau d’un pauvre hère qu’il avait aperçu à quelques reprises, non loin du siège social de la compagnie. Et malgré que cette question semblât s’insérer dans un interrogatoire systématique, il répondit : --Cela ne m’est jamais arrivé encore. --Vous voulez dire, répartit l’adolescent ahuri, que vous n’avez jamais été ivre de votre vie? --Vous avez bien compris. Pourquoi cela vous semble-t-il si extraordinaire? --Parce que mon père se situe aux antipodes de vous. C’est pour cela que ma mère en est séparée depuis quelque temps. Cette révélation de l’adolescent induisit de la peine chez Georges dont il ne saurait dire, si elle émanait de la profonde tristesse de l’adolescent ou de la prise de conscience de la situation douloureuse de sa mère qu’il aimait ou les deux à la fois. Il eût voulu faire quelque chose, mais que pouvait-il bien faire pour transformer la vie d’Esmeralda ou pour un adolescent qui semblait malade du mal de son père? Sachant tout cela, il s’en voulut d’autant plus d’avoir laissé partir Esmeralda. Il en était là de ses sentiments quand la porte de la salle des soins intensifs s’ouvrit, pour laisser passer Esmeralda qu’on conduisit à sa chambre, suivie de son fils et de Georges qui ferma la marche. C’est en arrivant sur les lieux que la malade vit les deux hommes qui l’accompagnaient. Depuis qu’elle avait repris connaissance, elle ne cessait de penser à Pablo, car c’était le nom de son fils. Qui allait en prendre soin, si elle était obligée de rester plusieurs jours à l’hôpital, alors que son père, alcoolique, n’était même pas au pays? Pablo, savait-il seulement qu’elle avait eu un accident? Ainsi, la vue de son fils tout près d’elle l’avait beaucoup réconfortée. Depuis bien longtemps, c’était le seul amour de sa vie. Mais ce qui la comblait davantage, c’était de le voir en compagnie de Georges, celui-là même, que par une fantaisie de son imagination, elle voyait avec plaisir prendre la place de son père. Elle était dans ces pensées étranges quand sa voiture, violemment heurtée par un camion, avait été projetée contre un rempart de béton en bordure de la route. Bien qu’elle eût conscience d’avoir une importante fracture, elle se souvenait, à cet instant, d’avoir été obsédée par l’idée que le ciel voulait la punir de ses sentiments. Elle était de ces chrétiennes qui, à la veille du troisième millénaire, vit encore dans la disposition d’esprit du peuple de l’ancien testament. Elle croyait à l’intervention constante du ciel sur la terre, pour récompenser ou punir les actions humaines. Là où certains «touchent du bois» pour neutraliser telle éventualité néfaste, elle y allait plutôt d’une oraison, pour avoir les forces surnaturelles de son côté. Dans cette logique, pour ainsi dire, elle croyait facilement qu’elle payait le prix d’une faute quelconque, d’être tombée sur un alcoolique comme mari. En contrepartie, elle verrait comme une récompense du ciel, un rapprochement de Georges envers qui elle était bien disposée et en qui elle mettrait volontiers toute sa confiance. Par conséquent, elle était doublement heureuse de le voir. D’une part, de sentir qu’elle avait son attention et peut-être même davantage; d’autre part, de pouvoir lui recommander Pablo pendant son séjour à l’hôpital. Et de peur que les médicaments qu’on lui avait administrés ne la fissent sombrer inopinément dans une torpeur léthargique, elle s’empressa de demander à Georges de bien vouloir prêter attention à son fils pendant son absence. Ce à quoi il répondit avec beaucoup d’empressement, en s’offrant de l’accueillir chez lui, tout le temps nécessaire, malgré le râle de protestation de Pablo. Sur quoi, Esmeralda entreprit d’expliquer à son fils qui était Georges, reprenant des refrains laudatifs que l’adolescent connaissait déjà, pour les avoir entendus depuis longtemps. Finalement, en prenant bonne note de l’offre qui lui était faite, il formula le souhait de pouvoir rester à la maison, en espérant que sa mère ne tardera pas à y revenir. Comme Esmeralda avait l’air fatigué, Georges décida de prendre congé, suivi en cela par l’adolescent à qui il offrit de le déposer à domicile. Au moment de le quitter, Georges lui laissa son numéro de téléphone et lui demanda de l’appeler si, dans l’intervalle, il changeait d’idée au sujet de son offre d’hospitalité : il se ferait éventuellement un plaisir d’aller le chercher. CHAPITRE XIV UNE ATTITUDE EN PORTE-A-FAUX Quand il était étudiant, Georges raffolait de ces débats dominicaux qui l’obligeaient à argumenter et à recourir à des effets oratoires pour étayer son argumentation. Au début, il n’était pas très habile. Il se souvient même d’avoir été battu à plate couture sur certaines questions touchant la religion, par exemple. Mais avec le temps, il avait acquis de l’expérience et un peu plus de maturité, faisant meilleure figure lors de telles joutes. Le thème qui lui valut de l’emporter haut la main sur ses condisciples était celui du couple monogamie-polygamie. Il s’agissait d’en explorer les avantages et les inconvénients de chacun des termes dans la perspective du développement de la société caraïbéenne. Contrairement à d’autres thèmes plus propices à des opinions divergentes et, jusqu’à un certain point, plus dynamiques, les questions soulevées par ce couple rassemblaient presque tous les étudiants du même côté de la clôture, dans un plaidoyer parfois passionné en faveur de la monogamie. Ce n’était pas surprenant car, avant ce débat, il leur arrivait souvent de s’exprimer sur cette question. Ils déploraient qu’en Caraïbe beaucoup de gens qui s’affichaient comme monogames se comportaient en réalité comme des polygames invétérés, que renforçaient certaines traditions familiales anachroniques. Dans ce sens, le plaidoyer de Georges ne cachait aucune surprise. Cela ne l’empêcha pas, cependant, d’être original dans son bilan systématique et exhaustif. Il commença par faire un distinguo entre la polygamie institutionnelle existant dans certaines sociétés islamistes du Proche et du Moyen-Orient, certains Etats africains de moeurs d’obédience tribaliste ou même des Etats américains comme l’Utah où prédominent les Mormons et la polygamie de fait qui prenait plusieurs formes selon les sociétés. Dans plusieurs de ces sociétés, soutenait-il, notamment celles du monde occidental, la monogamie est souvent la règle, mais la pratique sexuelle est souvent de type polygamique. Cela revient dans la réalité, disait-il, à une polygamie informelle qui peut s’exercer de façon synchronique, en ayant plusieurs partenaires provisoires ou en s’attachant à plus d’un ou plusieurs sur une longue période de temps ou de façon diachronique, par les mariages successifs observés, par exemple, dans le monde du cinéma (Roger Vadim, Elisabeth Taylor etc.) D’ailleurs, poursuivait-il, ce n’est pas économique, et il citait Tristan Bernard : « On ne pense pas à tous les frais que nous avons, nous autres bigames. Deux mariages, vous savez, ça vaut un incendie. » Après ce préambule, il s’attachait à explorer les conséquences de chacune de ces pratiques sur le plan psychologique, social, moral et juridique et concluait en montrant que le développement de la société passait par l’adoption d’un modèle de monogamie non perverti par des pratiques informelles et clandestines de polygamie. Assis comme la veille à regarder la surface paisible du lac, Georges songeait au ton péremptoire et, un tantinet, pontifiant avec lequel il avait asséné des coups de boutoir qu’il espérait mortels à la polygamie. Aucune nuance, aucun doute. Et pourtant, ses intentions vertueuses avaient été bues comme du petit lait par des condisciples avides de prendre leur distance avec une société hypocrite, dont les pratiques, la nuit, démentaient celles qu’elle affectait, le jour. Encore à ce moment-là, il ne crut pas à la fausseté de ses affirmations, mais quelle prétention de certitude! Et si son discours était trop absolu? Pas assez pénétré du souffle de la vie? Pas contaminé par les expériences de vie au ras des pissenlits par des hommes de chair et de sang? Un pur produit de l’Idée comme dans l’univers platonicien? Il pensait à toutes ces choses en pensant à Esmeralda. Qui eût cru qu’un jour il aurait à se dépatouiller dans les rets d’une argumentation qui tendrait, sinon à fonder, du moins à justifier certaines déviations à la monogamie ? Car c’est bien de cela qu’il s’agissait dans son esprit. Il n’était, certes, pas marié, mais il se considérait tel virtuellement. De son point de vue, il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Il aimait Anacaona, il l’avait demandé en mariage et tenait à ce qu’elle soit sa femme. Ce n’était, d’après lui, qu’une question de temps et de ténacité de sa part. Bien entendu, elle n’avait pas encore répondu à ses attentes, mais ce n’était que partie remise et cela devrait arriver tôt ou tard. Et pourtant, quelle était la nature de l’élan qui le poussait vers Esmeralda? Comment le justifier ou le nommer sans qu’il soit un camouflet à une certaine éthique qui le guidait jusqu’alors comme une lumière dans la nuit? Mieux encore, qui peut jurer qu’il n’y avait pas dans cet élan, quelque chose qui participait autant d’un désir érotique, que d’un sentiment chrétien? La prise de conscience de cette dualité à la base de ce mouvement qui le portait vers Esmeralda, n’enlevait et n’ajoutait rien à la perception de sa propre dynamique dans la situation en cause. Mais il ne pouvait s’empêcher de considérer que seule la dimension chrétienne de son élan, pourrait le dédouaner éventuellement auprès d’Anacaona, alors que pour Esmeralda c’était l’inverse : la chrétienne Esmeralda n’aurait que faire d’un sentiment à son endroit qui ressemblerait trop à la charité. L’amour humain dans son mode érotique a toujours tendu à chercher ses références dans la tradition païenne, dionysiaque, plutôt que dans l’austérité d’une morale religieuse. Émergeant de sa réflexion, Georges décrocha le téléphone, commanda un bouquet de roses rouges pour la chambre dix-huit de l’hôpital La Visitation et composa le numéro de Pablo. Ce dernier qui venait à peine de se réveiller, accueillit favorablement la proposition de Georges de se rencontrer au dîner avant de se rendre à l’hôpital. Quand deux heures plus tard ils arrivèrent dans la chambre d’Esmeralda, celle-ci dormait. Une infirmière leur expliqua qu’elle se portait relativement bien, maintenant, mais que cela n’avait pas été le cas la nuit dernière. Sa tension artérielle était tellement élevée qu’on avait dû faire venir le médecin de garde pour un réajustement de la médication. Depuis, son état de santé avait cessé d’être inquiétant. Devisant à bâtons rompus et à voix feutrées en attendant le réveil de la malade, les deux hommes semblaient avoir une complicité de toujours, alors qu’hier encore, ils ne se connaissaient pas. C’est que chacun avait dans son coeur, quelque chose qui le prédisposait à voir l’autre favorablement. Georges étendait à Pablo son amour pour sa mère, alors que Pablo, à force d’avoir entendu sa mère évoquer, amoureusement, le souvenir de Georges, en avait composé le portrait de quelqu’un qu’il retrouvait dans son aménité et sa générosité. Et regardant le bouquet de fleurs déposées sur la table de chevet, il ne se douta aucunement de leur provenance, se contentant seulement de dire à l’adresse de Georges : «Merci pour les fleurs, elles sont très belles. » Pourtant, quand Georges lui réitéra son offre d’hospitalité, il le remercia, mais dit croire préférable, pour l’instant, de la décliner. Et l’on passa à d’autres sujets, comme les activités de Georges et son intérêt pour la région. En deux mots, ce dernier brossa sa situation comme vice-président d’une entreprise située à Montréal où il avait sa résidence principale. Il était également propriétaire d’une maison de campagne auprès du lac Memphrémagog dont il comptait se défaire avant longtemps, bien qu’il lui fût redevable d’avoir retrouvé sa mère par hasard, après plus de vingt ans de séparation. On évoqua, par la suite, les vacances qui s’achevaient, l’admission de Pablo à un nouveau collège à Montréal et ses goûts académiques. L’adolescent n’était pas sûr de pouvoir revenir chez sa mère tous les week-ends comme il l’avait envisagé. Ce qui donnait l’occasion à Georges de lui offrir son hospitalité à Montréal, aussi souvent qu’il le voudrait. Mais le réveil d’Esmeralda mit fin au tête-à-tête des deux hommes qui se pressaient autour du lit. Esmeralda ne tarissait pas d’éloges devant la beauté des fleurs de Georges et soupira d’aise de voir que celui-ci semblait s’entendre avec son fils. Néanmoins, elle n’osa pas trop l’inciter à accepter l’invitation de Georges, malgré que cette éventualité lui fît un grand plaisir, en la rassurant sur sa sécurité. Mais ses réserves venaient de ses doutes sur le statut de Georges. Fallait-il comprendre que sa femme était absente temporairement comme il semblait vouloir l’accréditer? L’était-elle plutôt définitivement comme elle en eut l’intuition? Elle se proposait de clarifier cette question aujourd’hui, mais c’était avant son accident. Par la force des choses, elle était contrainte de la laisser en suspens, en attendant des jours meilleurs. D’ici là, elle était obligée d’agir avec circonspection, pour ne pas compromettre son fils dans des relations qui ne concernaient qu’elle-même. Comme Georges prenait congé d’Esmeralda, celle-ci apprit qu’elle risquait de ne pas le voir avant longtemps : des responsabilités de gestion l’obligeraient à devoir rester pendant quelque temps au bureau. Cette nouvelle impromptue déçut grandement la mère et son fils. Pas une fois encore, il n’avait laissé entendre qu’il pourrait avoir à quitter la région précipitamment. C’est d’ailleurs, parce qu’elle avait l’impression du contraire, qu’Esmeralda lui avait demandé de prêter attention à son fils, pendant son hospitalisation. En accueillant favorablement sa demande et, davantage encore, en offrant l’hospitalité à Pablo, il les avait lui-même induits en erreur. Comment pouvait-il changer d’avis à ce point en si peu de temps? Ces réflexions qui lui barraient le front, Esmeralda ne les avait pas verbalisées, mais ne pouvait empêcher Georges de les deviner et d’essayer de les neutraliser. _ J’ai reçu un appel ce matin, disait-il. Ça va mal au bureau. Il faut que je rentre. C’était faux. Mais il estimait préférable pour Esmeralda et pour lui de masquer la vraie raison de cette pirouette. C’est la seule façon qu’il avait trouvée de se tirer d’un terrain miné psychologiquement et moralement et d’éviter des souffrances affreuses à Esmeralda. Pourtant, il n’était pas fier de lui-même. Il était certain qu’il venait de lui couper les ailes et, peut-être aussi, celles de Pablo, à un moment où ils étaient particulièrement vulnérables. Que pouvait-il faire d’autre? Ne rien faire et justifier des attentes qu’il ne pourrait jamais satisfaire, en renvoyant à plus tard les déceptions? A moins d’accepter de courir deux lièvres à la fois, avec les difficultés de tous ordres inhérentes à la situation... Il avait beau, jusqu’à présent, tourner le problème dans tous les sens, l’idée de sa monogamie en sortait écorchée. Mais il n’était pas plus avancé, car son image de lui-même se refusait à une solution qui ferait de lui un bigame. C’était faux qu’il dût rentrer, mais c’était vrai qu’il allait le faire pour sa propre cohérence. Il y avait pourtant une autre logique qu’il ne reconnaissait pas tout de suite, mais dont il était bien obligé d’en reconnaître l’existence récurrente, dans sa façon de transiger avec les faits de l’univers psychologique. En effet, son comportement était tout à fait conforme aux manoeuvres de fuite utilisées dans le passé pour se tirer d’embarras. Et il songeait qu’en matière de sentiments, il suffisait parfois d’un rien pour se trouver de ce coté-ci, plutôt que de l’autre, de la clôture. Si Pablo avait accepté son offre d’hospitalité, il eût pu difficilement se dédire et eût été bien obligé de rester plus longtemps dans la région avec tous les risques que cela pouvait comporter. Pendant tout le trajet du retour, Georges n’arrêta pas de penser à Esmeralda et à Pablo. Voilà des gens qu’il aimait et à qui il voulait du bien. Et pourtant, il sentait qu’il pourrait leur faire autant de mal qu’un ennemi en se les attachant, alors que lui-même était attaché ailleurs. Il leur avait déjà fait assez de mal en vingt-quatre heures et il pourrait en faire davantage encore, s’il avait la faiblesse de revenir sur ses pas. Et, chemin faisant, il tomba dans les ornières d’une obsession : y avait-t-il quelque chose en lui propre à faire souffrir les autres? Se pouvait-il que ce fût une certaine bonté qui n’était, somme toute, autre chose qu’un manque de caractère pour affirmer sa position, sa conviction ou ses croyances de peur de déplaire? Longtemps il était resté là-dessus comme un chien qui découvre un os inattendu. Sans savoir finalement si ce profil collait bien à son personnage, il avait, néanmoins, la certitude de tomber sur un filon qui ne demandait qu’à être exploré, et c’est en s’analysant qu’il franchissait cet après-midi le portail du vieux manoir. Le temps de prendre quelques effets personnels, il ne tarda pas à revenir sur l’autoroute en direction de Montréal où, par une fantaisie qui lui était coutumière, il décida, en imagination, de projeter le film de ses états d’âme à ses collègues du conseil d’administration. Pas un ne reconnaîtrait l’homme de fermeté et de décision qu’ils admiraient dans le monde des affaires et qui faisait souvent le succès de ses entreprises. Tant il est vrai, songea-t-il, que la personnalité est protéiforme, et que bien peu malin serait celui qui penserait tout savoir de quelqu’un, par la connaissance de quelques éléments de sa personnalité. Mais il est des rôles dans lesquels il n’était pas à l’aise. Comment jouer les durs sous prétexte que la situation le commandait, alors que son coeur parlait un autre langage? Pour sortir de cet état de dissonance affective qui le rendait très inconfortable, il forma le projet d’appeler Esmeralda une fois qu’il serait arrivé chez lui. Mais son intention ne tenait pas, devant l’urgence d’un message trouvé dans sa boite vocale. Il remontait à une vingtaine d’heures et émanait d’Anacaona qui le priait de passer chez elle sans tarder. Laissant le numéro d’Esmeralda, il composa celui d’Anacaona. Après avoir essayé à deux ou trois reprises, il devait se rendre à l’évidence qu’elle était absente et que, s’il tenait à avoir de ses nouvelles, il convenait de procéder autrement. Avec un emploi parcimonieux de son temps, il n’était pas sûr que les amies d’Anacaona auraient de ses nouvelles. Mais il fallait faire flèche de tout bois afin de parvenir jusqu’à elle. Aussi entreprit-il la ronde téléphonique de ses amies et collègues. Par bonheur, la cinquième personne contactée avait reçu, ce matin même, un appel d’elle, venant de l’Hôtel Transcontinental. Muni de ce renseignement, il laissa tomber le téléphone, s’engouffra dans sa voiture et se dirigea avec diligence vers le Centre-ville. La circulation de l’heure de pointe n’était pas aussi difficile que prévu, car il lui aura suffi de quarante minutes pour parvenir à l’entrée de l’aire de stationnement situé au sous-sol de l’hôtel. En deux temps trois mouvements, il était dans le hall à s’enquérir du numéro de la chambre de Mme Anacaona Mannoni. On lui fit savoir qu’elle était sortie et il s’installa dans le hall à faire le guet. Pour quelle raison voulait-elle le voir avec tant d’urgence? Pourquoi était-elle à l’hôtel et non chez elle? Georges avait beau se poser ces questions cent fois pendant qu’il attendait, impatient, dans un petit salon de la grande salle, il n’y avait rien qui lui venait à l’esprit pour un début d’explication. Il regardait passer les gens, mais il ne les voyait pas vraiment. Il eut l’impression qu’il était là, à attendre depuis bientôt une heure. A la vérité, il n’y avait pas plus de vingt minutes depuis son arrivée quand, tout à coup, surgie de nulle part, la silhouette d’Anacaona se profila dans l’embrasure d’une porte latérale. Difficile de savoir qui des deux fut plus heureux de voir l’autre. Dans un premier mouvement, ils convinrent de monter dans sa chambre pour parler à loisir, mais se représentant qu’elle avait faim, de même que Georges, ils se dirigèrent directement vers la salle à manger du restaurant. Il ne leur était pas difficile d’avoir un coin tranquille et isolé, puis, une fois les choix au menu signifiés, elle entreprit de répondre aux questions de Georges. De but en blanc, elle lui expliqua qu’elle avait été, malgré elle, témoin d’un meurtre. Son problème venait du fait que les deux meurtriers s’étaient rendu compte, après coup, de sa présence. Cela s’était passé la veille, dans le parc près de son appartement. Comme d’habitude, elle aimait s’y retirer pour prendre de l’air ou même pour poursuivre, à sa façon, une réflexion. C’était le cas ce jour-là, jusqu’à ce que le crépuscule chassât les promeneurs. Poursuivant sa réflexion sur un élément de ses recherches musicales, elle n’avait pas remarqué que la pénombre l’avait envahie depuis un bon moment, quand derrière un massif de plantes ornementales, elle perçut un crépitement étouffé, un cri et le bruit d’une chute. Dans le clair-obscur du soir qui tombait, elle vit les reflets d’une arme tronçonnée et un grand corps gisant en travers de l’allée près du massif. En dépit des précautions prises pour s’extirper de cet endroit dangereux, le crissement de ses pas jeta l’alarme et les bandits, l’arme au poing, se mirent à fouiller les moindres recoins du parc. A un certain moment, ils prirent leur voiture dont elle n’avait pas pu voir le numéro d’immatriculation, pour faire le tour du parc, probablement à la recherche du témoin. C’est ce moment-là qu’elle choisit de sortir de sa cachette et de s’échapper par une petite rue transversale. Identifiée depuis longtemps à ce banc, elle était certaine que les meurtriers l’avaient déjà vue, à défaut de savoir où elle habitait. D’ailleurs, elle avait la conviction d’avoir été remarquée par eux, quand trois-quarts d’heures plus tôt, ils étaient passés devant elle, affublés, chacun, d’un imperméable qui jurait avec les exigences de la saison. Voilà pourquoi elle décida de déserter son appartement pendant quelque temps. Elle avait la conviction qu’il s’agissait d’un règlement de comptes, à moins qu’il ne fût plutôt question d’un épisode du trafic de drogues, impliquant un témoin gênant qu’il fallait supprimer. Par conséquent, ils n’auraient de cesse de trouver la personne dont le témoignage pourrait menacer leur sécurité. Cela faisait vingt-quatre heures que l’événement était arrivé et de le raconter la rendit haletante, comme si elle était concernée encore physiquement. Et tandis qu’elle faisait honneur aux plats qu’on venait de servir, elle peignit à Georges le portrait de ces truands. Comme dans les scènes de burlesque, il y avait un grand et un petit. Ce dernier présentait une démarche caractéristique de quelqu’un qui avait une jambe légèrement plus courte que l’autre. Quant au grand, elle ne retenait de lui aucun signe distinctif, à part de mesurer un peu plus de six pieds. Quoiqu’elle garde de lui, à bien y réfléchir, une vague idée de quelqu’un qui avait dû, enfant, être opéré pour un bec de lièvre. Pour des raisons de sécurité, il n’était pas question qu’elle fît une déclaration à la police. Par contre, elle était d’avis que sur la base des informations fournies, Georges pourrait s’il le désirait, le faire à sa place de façon anonyme. Compte tenu de la situation, Georges trouva qu’elle avait pris une bonne décision de s’éloigner de son appartement. Quant à savoir si elle devait rester plus longtemps à l’hôtel, Georges la laissa libre de sa décision, lui rappelant qu’elle avait l’alternative de se retirer chez des amis, dont plusieurs serait heureux de l’accueillir. En attendant, il s’offrit à aller lui chercher les effets personnels dont elle pourrait avoir besoin. C’était, à la vérité, l’objet essentiel de son appel à Georges : elle voulait récupérer un certain nombre de choses, y compris sa voiture garée devant l’entrée de son appartement. Dès la fin du repas, Georges partit en mission. En passant non loin du parc, il scruta les lieux où le crime avait été commis vingt-quatre heures plus tôt, comme s’il s’attendait à en voir les protagonistes, mais rien de significatif ne se manifesta, sinon ce voile du crépuscule dont les truands se servirent pour cacher leur forfait. Il fit le tour du parc, regarda à droite et à gauche, avant de se diriger vers l’appartement d’Anacaona. En pénétrant dans cet intérieur qu’il n’avait jamais franchi auparavant, il fut étreint par une forte émotion comme un jouvenceau dans la chambre de sa dulcinée. Il passa affectueusement sa main le long du piano ouvert, sur lequel se trouva une partition manuscrite, portant la mention du Roi Christophe. D’évidence, Anacaona était en train de composer ou plutôt de faire des annotations en vue de l’instrumentation, quand elle avait senti le besoin de se délasser ou de prendre de l’air. Les lampes du salon comme celles de la cuisine étaient allumées. Avisant une plante dont les feuilles se fanaient, il crut préférable d’étancher sa soif, avant même de commencer à poursuivre ses recherches. Et pendant qu’il y était, il lui parut raisonnable d’abreuver également les autres plantes, au cas où il ne lui serait pas possible de revenir très prochainement. Il en était là de sa mission quand le téléphone sonna. Anacaona voulait savoir s’il avait trouvé sa carte bancaire dans son sac à main. Sinon, elle pourrait se trouver dans un porte-cartes à l’intérieur du premier tiroir de la commode de sa chambre. Mais il n’avait pas encore regardé dans le sac à main, car il s’occupait des plantes. Ainsi, tout de suite, il prit le sac, vit la carte et en informa Anacaona qui, rassurée, pouvait maintenant se féliciter d’avoir un ami si intéressé à l’avenir de ses plantes! Après avoir rassemblé divers menus objets d’importance capitale pour Anacaona, y compris de la lingerie, Georges s’assit dans la chambre à regarder le milieu de vie de son ex-femme et à s’emplir d’impressions. De se trouver là, avait pour lui quelque chose de mélancolique et en même temps de fascinant et de profondément ensorcelant, dans le sens que tout n’était pas perdu; et, après s’être gavé du parfum des choses, il ferma la porte d’entrée, prit la voiture d’Anacaona et laissa la sienne à sa place. Pendant une quinzaine de minutes, il se crut suivi par un véhicule où prenaient place deux ou trois jeunes hommes, mais après quelques tours inutiles à travers les rues, il eut la conviction qu’il s’était trompé. Il était assez tard dans la soirée quand Georges put, enfin, revenir de sa mission. Il dut donc attendre le lendemain pour prendre des nouvelles d’Esmeralda. Elle se sentait mieux qu’avant et espérait pouvoir quitter l’hôpital d’ici la semaine prochaine. Georges lui fit part de son intention, la veille, de l’appeler et d’une situation d’urgence qu’il avait dû confronter concernant Anacaona. Cela lui avait valu de mettre au rancart, provisoirement, les exigences administratives pour lesquelles on attendait sa présence à Montréal. La vie est pleine de surprises, disait-il, je ne prévoyais pas qu’Anacaona reviendrait si vite. --N’est-elle pas malade au moins, osa Esmeralda, comme on jette l’hameçon, à la pêche de renseignements? --Heureusement non! Mais la situation n’était pas moins urgente pour autant... Ce disant, Georges avait la conviction que la perche tendue par Esmeralda n’était pas anodine. Il avait, néanmoins, la certitude d’avoir insinué le doute dans son esprit au sujet de son statut matrimonial et justifié, en rétrospective, ce qu’il pouvait y avoir de trouble dans son comportement. Mais il était surtout heureux de n’avoir pas senti d’animosité dans la voix d’Esmeralda qui s’inquiétait, plutôt, de le voir se défaire de sa propriété au bord du lac, comme elle venait de l’apprendre de Pablo. Elle risquerait, dans ce cas, de ne pas le voir du tout. Ce à quoi il apportait des assurances, en témoignant de son attachement aux sites pittoresques de la région et en maintenant une offre faite antérieurement à Pablo de l’accueillir chez lui les week-ends, quand il lui plairait de rester à Montréal CHAPITRE XV D’UNE FEMME A L’AUTRE Cette année-là, le début de l’été était sec et ensoleillé, mais la fin s’avérait exceptionnellement pluvieuse au grand dam des vacanciers. Georges n’était pas vraiment en vacances, mais il comptait sur des journées de congé pour visiter des coins encore inconnus de sa région. Néanmoins, le temps grincheux rendait ce projet chimérique et lui procurait l’occasion de découvrir des moments captivants de la grande période des festivals. C’est du moins ce qu’il croyait, jusqu’à ce qu’il se rende compte que les activités les plus intéressantes, à son avis, avaient déjà eu lieu, sauf celles de Vues d’Afrique dont c’était alors le début. Sans idées préconçues, hormis celles de ne pas s’attendre à l’étalage de situations et de créatures holliwoodiennes, Georges était, en situation de disponibilité totale, à cette occasion. Mais le hasard voulait qu’il se trouve devant un court métrage du Mali. Et pourtant, qui aurait cru qu’à seulement deux mètres de lui, prenait place nulle autre qu’Anacaona? Comme si le hasard était de mèche! Ce n’était dans les habitudes, ni de l’un, ni de l’autre, de hanter ces activités culturelles. Dans les deux cas, c’était la première fois qu’ils y mettaient les pieds, du moins pour ce festival. Ils n’en revenaient donc pas de cette coïncidence qui partait, en plus, d’un même élan : un désir de décrocher temporairement de son travail ou de ses préoccupations, en attendant les vacances. Mais, sitôt la fin du film, ils avaient décidé de fausser compagnie aux festivaliers et d’aller se promener le long des quais du vieux port. La pluie avait cessé et un soleil timide était suffisant pour absorber l’humidité ambiante. Georges exhultait de l’occasion fortuite de pouvoir rencontrer Anacaona : il pouvait marquer des points en faveur de son projet, sans qu’elle songe à lui en faire grief. Depuis l’incident du meurtre et son retrait à l’Hôtel Transcontinental, ils s’étaient rencontrés, à quelques reprises, mais c’était toujours dans le cadre de services où il visait, d’abord, à être efficace, jamais en situation de détente que favorisent, si bien, les moments de loisirs. Ce n’est pas l’envie qui lui manquait de créer des occasions, mais il estimait qu’Anacaona en prendrait, tôt ou tard, ombrage avant de terminer le travail de composition et d’orchestration auquel elle s’astreignait, et que cela, tout compte fait, le desservirait. Malgré les conseils que lui prodigua Georges de se retirer chez des amis pendant quelque temps—il n’osait pas dire chez lui—Anacaona avait préféré rester à l’hôtel où elle passa deux semaines. Au terme de son séjour, elle consentit à regagner sa demeure, à la condition de ne pas utiliser sa voiture pendant quelque temps ou, si elle choisissait d’en disposer, de ne pas la garer devant son appartement. C’est le deuxième terme de l’alternative qu’elle retenait, moyennant quoi, elle se voyait obligée, chaque jour, de faire un trajet de quinze minutes à pied. Elle commençait à s’y habituer, car cela faisait une bonne semaine depuis qu’elle s’adonnait à cette discipline, y trouvant même un certain intérêt, se forçant à des exercices qui eussent été, parfois, difficiles dans le feu de la création. Bien que ce moment de vacances se voulût une période de recul par rapport à son ouvrage, c’est encore d’en parler qui lui procurait le plus de plaisir, quand elle évoquait en présence de Georges, le bonheur de la découverte succédant aux affres de la création. A cette occasion, elle le prenait par la main pour l’amener le plus loin possible sur la route qu’elle avait parcourue, avant de revenir au résultat, comme on surgit d’une caverne ténébreuse pour regarder luire le soleil. Ainsi, Georges comprit que le travail était terminé. Ce qui restait à faire, en dépit de son importance, n’avait aucune commune mesure avec la besogne déjà abattue. Il s’agissait surtout de fignoler et de polir et, quelquefois, d’apporter des retouches dans une architecture qui tenait fermement sur ses assises. Et sur la sécurité de laquelle, Anacaona n’avait, somme toute, pas beaucoup d’inquiétude, même si elle en avait sur l’accueil qui lui serait réservé. Pour l’instant, elle n’avait d’attention que pour La tragédie du Roi Christophe que M.Spike s’apprêtait à monter. Après les pourparlers des dernières semaines, plus rien ne s’opposait à ce que les répétitions pussent commencer. C’était, en tout cas, l’intention du chef d’orchestre de les entamer le plus vite possible, de façon à avoir la première représentation au milieu de l’automne pour une durée d’un mois à l’affiche. L’évocation de ces questions transportait d’aise Anacaona qui trouvait en Georges l’oreille idéale pour la stimuler et, une fois lancée, pour la suivre et même aller la chercher dans ce monde éthéré de son imagination. Quelquefois, c’est l’environnement qui se chargeait de la ramener à une réalité plus prosaïque. C’était le cas d’un paquebot qui venait de jeter l’ancre, après avoir fait des manoeuvres laborieuses d’accostage. Appuyée contre le garde-fou qui bordait l’allée des quais, Anacaona observait avec Georges les gens qui se pressaient sur le pont et, plus particulièrement, la vingtaine qui s’accoudait au bastingage à quelques mètres d’elle. A défaut de comprendre leur langage, elle essayait de deviner sous quels ciels ils avaient vu le jour, se convainquant de leur insouciance. Et en réfléchissant tout haut, elle disait : « Il y a une telle légèreté de l’homme en croisière, remarquait je ne sais plus quel écrivain, qu’il n’a pas fallu que la civilisation dépende de cette catégorie de gens, car nous serions encore à l’âge de pierre. » A quoi Georges lui demanda, amusé, si elle faisait référence à la croisière qu’ils avaient faite, il y a quelques années, dans le golfe du St-Laurent jusqu’à St-Pierre-et-Miquelon sur ce fameux bateau russe? Au rappel de ce souvenir, les deux se mirent à rire en évoquant les aventures vécues à l’époque. C’est vrai que cette croisière les avait complètement délestés de leurs soucis, mais en matière de luxe, ils avaient déjà vu mieux, surtout, des situations plus susceptibles de détourner des idéaux de la civilisation. A défaut d’avoir un merveilleux souvenir de ce périple, ils en gardaient un, vivace, des contraintes infligées aux passagers, et aussi, des aventures d’un matelot qui était passé par-dessus bord, et dont le repêchage avait amené tout le monde sur le pont, dans une mer démontée. Non, ce n’est pas de ces croisières qu’Anacaona avait à l’esprit, mais plutôt de celles qu’on pouvait effectuer, récemment encore, sur des paquebots luxueux comme Le France, Le Reine Elizabeth etc. et qui ne laissaient plus rien à désirer sur les facilités de l’existence. Un vendeur de glace vint à passer en agitant sa clochette. Les deux amis, éprouvant le besoin de se rafraîchir, hélèrent le vendeur. Une fois lestés de leur cornet favori, ils reprirent la promenade, causant de tout et de rien, s’arrêtant à l’étal du bouquiniste, davantage par curiosité que par une volonté de recherche, s’entretenant avec lui des subtilités de son métier ainsi que des surprises qu’il pouvait lui valoir. C’est ainsi qu’ils apprirent que les aubaines ne leur venaient jamais de ceux qui étaient censés avoir les bouquins. C’est plutôt avec les gens qui ne les connaissaient pas et qui les avaient par hasard, qu’ils faisaient de bonnes affaires. L’exemple parfait, à cet égard, étant le cas de succession ou l’héritier indifférent ou inculte qui était souvent prêt à se dessaisir d’un trésor pour rien ou presque. La plus belle surprise qu’il eût eue, depuis dix ans, concernait une bible rarissime du XVème siècle achetée pour une bouchée de pain. A la revente, une semaine plus tard, il obtint plusieurs dizaines de fois le prix payé, tout en étant sûr qu’il aurait pu en avoir davantage, s’il avait consenti à attendre plus longtemps. Quelquefois, dit-il, il lui arrivait de ne pas vouloir se départir d’un exemplaire très rare, tellement il pouvait lui être attaché. En témoigne, un recueil de chansons du XVIIIème siècle de Béranger qui était, en fait, un compendium de pamphlets à l’endroit des grands, des puissants ou des institutions de l’époque. Ces chansons n’étaient jamais gratuites. Elles avaient des fins assassines et connaissaient des destins différents selon les réputations qu’elles attaquaient. L’anarchiste en moi, disait le bouquiniste, se délectait de ces chansons qui n’étaient, après tout, que des machines de démolition lancées contre les usurpateurs de tout acabit. Il consentait finalement à vendre le recueil à quelqu’un qui l’aimait encore davantage que lui et qui voulait le rééditer. Après cet arrêt chez le bouquiniste, ils voulaient assister à un spectacle d’Imax qui n’allait pas tarder à commencer et qui mettait en scène le monde merveilleux des grands animaux de la jungle. Ce spectacle les intéressait grandement pour la connaissance qu’ils finissaient par avoir, par des détours incoupçonnés, sur les hommes et leurs relations entre eux. Malgré les premiers signes d’une fringale, ils durent attendre la fin du spectacle avant de songer à se restaurer. Et alors, plutôt que de s’arrêter au restaurant le plus proche, ils préférèrent faire une quinzaine de kilomètres jusqu’au Rivage, l’une des dix meilleures cuisines dans sa spécialité, à cinquante kilomètres à la ronde, en espérant qu’il y aurait une table disponible. Par bonheur, à leur arrivée, un client venait à peine d’annuler sa réservation, libérant de ce fait, la table la mieux située, avec une vue imprenable sur le fleuve et le pont qui l’enjambe à cet endroit, de même que sur les lumières scintillantes de la ville. Georges qui avait un faible pour les cuisses de grenouille avait jeté son dévolu sur des brochettes flambées au cognac accompagnées de pleurotes pendant qu’Anacaona commandait des moules, s’entendant, néanmoins, les deux ensemble, en manière de préliminaire, sur une bisque de homard et des huîtres fumées. Le temps d’attendre le potage, ils trompaient leur fringale en faisant honneur à un plat de crudités, pendant qu’ils suivaient l’évolution des petits bateaux qui remontaient le fleuve et d’une forme humaine qui déambulait sur la passerelle du pont. Que faisait-elle à cet endroit isolé des piétons? Le temps pour Georges et Anacaona d’échanger quelques hypothèses, l’ombre basculait par-dessus la rambarde les laissant bouche bée, les yeux écarquillés, comme hypnotisés par l’incident. As-tu vu ce que j’ai vu? remarquait Georges. A quoi Anacaona réagissait en alléguant qu’à son avis, c’était probablement un de ces multiples cas de suicide dont les journaux les entretenaient depuis quelque temps. Et longtemps après l’incident, en dégustant et en arrosant, comme il fallait, les moules et les cuisses de grenouille, ils discutaient encore sur les travers d’une société qui condamnaient tant de gens, particulièrement des jeunes, à choisir le suicide comme solution à leur mal de vivre. Ils avaient beau invoquer les études réalisées sur la question, les plus récentes comme les plus anciennes, sans oublier celle de Durkheim, la situation n’était pas plus éclairante. Et ils songeaient que personne, en attendant, ne saura rien de ce désespéré, jusqu’à ce que, à plusieurs kilomètres en aval, le fleuve le rendît à la terre. On apprendra plus tard que c’était un compagnon ou une compagne de travail, de collège ou d’université qui aura gardé, jusqu’au bout, le secret sur le mal qui le rongeait intérieurement depuis longtemps. Ainsi s’achevait, malgré tout, une belle journée entre Georges et Anacaona. Ils l’eussent planifiée qu’elle n’aurait pas si bien réussi. Se souvenant de l’expérience négative de son dernier souper avec Anacaona, il n’avait pas fait l’erreur de vouloir se l’attacher; ou plutôt, il l’avait fait, mais sous un autre mode, sans que sa carte parût dans sa manche et ne servît de repoussoir à Anacaona, trop éprise de sa liberté, à ce moment de grande créativité. Ce soir-là, après avoir jeté des regards circonspects sur les voitures stationnées le long de sa rue et s’être assurée qu’il n’y avait pas de danger à l’horizon, Anacaona franchit toute guillerette, sans trop savoir pourquoi, le vestibule menant à son appartement. Peut-être qu’elle aurait relié facilement sa bonne humeur à la journée passée avec Georges, mais elle n’avait pas le temps de s’arrêter à cela. Elle venait de voir le courriel que Jacques Berger, le directeur de l’opéra lui avait fait parvenir. Il l’invitait à une rencontre au sujet de la didascalie concernant la représentation éventuelle de La tragédie du roi Christophe. Un pas de plus, se disait-elle, en vue de la concrétisation de son travail. S’il y a un phénomène qu’Anacaona appréciait beaucoup, c’était cette progression dans le travail qui lui donnait l’occasion d’avoir souvent, de petites et de grandes joies, comme si l’ascension de l’alpiniste était jalonnée de havres de repos et de rafraîchissements, à chaque fois, inattendus et surprenants. Machinalement, tout en se transportant déjà sur les lieux de la rencontre, elle se transportait dans sa baignoire où elle faisait couler une eau aussi chaude que cela était supportable. C’est un de ses procédés d’élection quand elle avait à refaire le monde. Et comme toujours, cela finissait sinon par un sommeil, du moins, par un état de relaxation qui agissait, à chaque fois, comme une thérapie. Au chapitre de la bonne humeur, Georges n’était pas en reste de son côté. Il était content de lui-même, content d’avoir maintenu sous le boisseau le feu intérieur qui couvait en lui, content d’avoir trouvé la formule mathématique qui lui permettait d’être, ni trop près, ni trop loin d’Anacaona, une sorte d’asymptote affective qui lui assurait une rectitude provisoire de comportement. Par exemple, il aurait le désir d’appeler Anacaona et de revenir avec elle sur la journée, mais il n’était pas certain que ce procédé fût conforme à la ligne asymptotique qu’il s’était fixée. Si bien que dans l’indécision il crut préférable de s’abstenir. Cette concession à son plaisir n’entamait pas, pour autant, sa bonne humeur. Il ne savait pas de quelle façon, ni quand ses désirs pourraient se réaliser, mais il avait l’impression d’être dans la bonne voie, à l’instar d’Orphée sur les traces d’Eurydice. Par la suite, avisant à son agenda un comité prévu pour le lendemain en vue de son prochain voyage dans les Caraïbes, il se dirigea prestement à son bureau, tira une liasse de feuillets de son porte-documents et se mit en devoir de préparer la rencontre. Depuis son retour de voyage, des commandes étaient passées aux différents services concernés de la firme aux fins de la préparation des devis. C’était une opération complexe, car il s’agissait d’intégrer dans une même offre de service, des éléments multiples et éloignés dans leur finalité et dont le caractère parfois intangible, propre à beaucoup d’aspects de l’univers des communications, rendait l’opération d’estimation des coûts apparemment illusoire, comme si elle ne reposait sur aucune réalité pour les non-initiés. Les devis devaient, par conséquent, être rédigés avec beaucoup de soins et faire l’objet, au préalable, d’une étroite coordination, au risque de comporter un vice rédhibitoire quant à leur acceptation éventuelle. C’est donc le but qu’il s’était assigné lors de cette rencontre. D’autant que ces documents devraient être soumis sans tarder aux intéressés, de façon à pouvoir être analysés et faire éventuellement l’objet de contrats lors de sa tournée en octobre. Il songeait que si tous les contrats prévus devaient devenir réalité au terme de son voyage, il faudrait que la firme ouvre les cadres des ressources humaines, afin d’intégrer de nouveaux spécialistes, à moins d’envisager les services de sous-traitants. C’était, en tout cas, un point à mettre à l’ordre du jour de la réunion du conseil d’administration. Personnellement, il n’était pas favorable à la seconde option, mais il comprenait qu’à certaines occasions, il était préférable d’y recourir plutôt que de devoir congédier du personnel. C’est seulement à ce moment-là que son attention se porta sur son courrier qu’il n’avait pas eu le temps de dépouiller. Sélectionnant une enveloppe manuscrite dont l’écriture lui était vaguement familière, il la décacheta pour découvrir une carte d’Esmeralda à l’occasion de son anniversaire. Elle s’excusa de son retard, mais elle dit croire que Georges ne lui en tiendrait pas rigueur. Elle était en retard de peu seulement et Georges était intrigué qu’elle fût restée en possession de ce renseignement. En partie pour la remercier de ses voeux, pour prendre de ses nouvelles et pour satisfaire sa curiosité en ce qui concernait la référence à sa date de naissance, il composa le numéro de téléphone d’Esmeralda. C’est cette dernière qui décrocha le récepteur avec un enthousiasme qui alla droit au coeur de Georges. Ce n’est pas tous les jours que son appel faisait autant plaisir. En retour, il en éprouva un pareil, tant il est vrai que l’égo a besoin de se mirer dans le miroir de l’autre. Après l’avoir remerciée de ses voeux d’anniversaire, Georges s’enquit de l’évolution de sa santé. Il apprit ainsi que son départ de l’hôpital avait lieu depuis cinq jours, malgré la nécessité d’un encadrement médical assez strict. Au début, elle avait l’aide de Pablo, mais depuis deux jours elle vivait toute seule à cause de son départ de la maison, dû à la rentrée au collège. Heureusement qu’elle recevait la visite quotidienne d’une infirmière du Centre médical! Sinon, elle aurait trouvé l’expérience très difficile. Cela dit, elle n’en avait pas pour longtemps de cette condition d’invalide. Elle se donnait une semaine à la rigueur, peut-être deux, pour être bien sur ses jambes. On aura alors déjà enlevé le plâtre qui emprisonnait sa jambe gauche jusqu’au genou. Quand est-ce que Georges pourrait revenir au manoir? Pourquoi ne planifierait-il pas un petit tour dans deux à trois semaines environ? Ils auraient tant de souvenirs à partager avant qu’il ne s’envole vers les Caraïbes! A propos, quand exactement comptait-il partir? Avec ce qu’elle savait de lui, elle parierait qu’il n’envisageait même pas de changer d’hôtel... A moins que son dernier séjour ait laissé à désirer... Au fait, était-il satisfait de ce séjour? Comment s’appelait cet hôtel? Après toutes ces questions, c’est à peine si Georges pouvait trouver le moyen de satisfaire sa curiosité au sujet de sa date de naissance. Mais, il n’y avait rien de mystérieux : Esmeralda n’avait, tout simplement, jamais oublié sa date d’anniversaire. Quand finalement les deux amis raccrochèrent le téléphone, Esmeralda savait que Georges prendrait l’avion le 16 octobre pour un état des Antilles et, comme pour la première fois, il se réserverait la Caraïbe pour la fin de son périple, de sorte qu’il serait attendu à Portopolis le 22 octobre et séjournerait à l’hôtel Le Prince. Dès le lendemain, elle contacta une agence de voyage et demanda une réservation sur un vol pour Portopolis le 21 octobre, de même que pour une chambre à l’hôtel Le Prince. En attendant, elle obtint que Georges vînt la voir, mais au lieu d’y aller dans deux ou trois semaines comme elle semblait le souhaiter, après avoir fini de régler l’épineuse question des devis, quatre jours après l’échange téléphonique, il reprit un matin l’autoroute en direction de sa maison de campagne et, une fois sur les lieux, annonça sa visite pour l’après-midi. Esmeralda était contente de le revoir, mais visiblement, elle ne l’attendait pas de sitôt. Sans le lui dire, ses plans s’en trouvaient bouleversés. Elle eût aimé qu’il vînt voir la femme, mais c’est plutôt la malade qui le reçût avec sa jambe dans le plâtre, attendant l’infirmière qui devait lui faire un pansement. Bien entendu, ce n’était pas un obstacle, malgré ses douleurs, pour revenir sur le passé et son cortège de souvenirs. Mais le décor étant mal planté, la pièce n’avait pas pu prendre son envol comme elle l’espérait et le tout s’était terminé en queue de poisson avec le départ de Georges, près de deux heures plus tard. Elle se consolait cependant, en sachant déjà, comment elle entendait prendre sa revanche sur le destin. Cette occasion, elle ne tenait pas à la laisser s’échapper pour tout le diamant du Transvaal. CHAPITRE XVI DES CHOSES, DES GENS, DES SENTIMENTS En rencontrant pour la première fois le directeur de l’Opéra du Centre Royal des Arts de qui dépendait, en grande partie, le succès de son oeuvre, Anacaona songeait qu’il y avait peu de probabilité que les choses se passent ainsi dans les autres maisons d’opéra. Partout ailleurs, son interlocuteur privilégié aurait été, non pas le directeur musical de l’orchestre, mais le directeur de l’opéra. C’est lui qui planifie les oeuvres à présenter au public, coordonnant par le fait même, toutes les activités menant à la représentation de l’oeuvre, depuis le choix de l’orchestre jusqu’à la mise en scène, en passant par la sélection des chanteurs, etc. Au Centre Royal des Arts qui rassemblait plusieurs entités ayant une finalité artistique, c’est encore ce modèle qui servait de règle. Toutefois, dépendant des circonstances, la bonne entente existant entre le directeur musical et le directeur de l’opéra pouvait en expliquer certaines déviations. C’était le cas avec La tragédie du Roi Christophe. L’intérêt de M.Berger à rencontrer Anacaona faisait suite à la didascalie de cette dernière concernant certaines situations et certains rôles de l’opéra. Ce n’était pas toujours facile d’en respecter tous les éléments. Il importait, par conséquent, d’en discuter avec l’auteur afin de voir les accommodements qui pouvaient être trouvés dans chaque cas, spécifiquement, tout en sachant que certains compromis seraient, d’emblée, inacceptables, comme de confier le rôle de Christophe, prévu pour un ténor, à un baryton, par exemple. Au début, Anacaona craignait beaucoup d’en arriver à une impasse qui compromettrait, jusqu’à un certain point, la poursuite des travaux en temps voulu. Mais, très vite, elle se rendait compte que ses inquiétudes n’étaient pas fondées. Bien sûr, elle avait dû faire des concessions sur des éléments de décor et accepter que l’interprète de Christophe, qu’on se représentait comme un homme grand, mesure un peu moins de six pieds. De même, elle avait dû concéder que les vaccines fussent, pour des raisons de disponibilité d’instrumentistes, temporairement, écartés de l’orchestre et que le rôle du coryphée, à défaut d’un baryton, fût confié à un ténor. Quant au reste, les choses étaient, dans l’ensemble, à sa convenance, y compris la chaleur de l’accueil de M. Berger qui ne manquait pas de la féliciter pour le sens dramatique qui se dégageait de son livret, à défaut de pouvoir le faire encore pour sa musique. Pendant son passage au Centre Royal des arts, il était normal qu’elle cherche à rencontrer M.Spike. Elle ne regrettait pas d’y avoir tenu, puisque le chef d’orchestre profitait de l’occasion pour l’inviter, dans deux semaines, à une répétition préliminaire de la partie instrumentale de l’oeuvre. Comme à chaque fois, elle avait un sentiment d’exaltation à l’idée de se voir projetée à travers sa musique. Ce sentiment la nourrissait si bien, moralement et psychologiquement, qu’il en neutralisait parfois la sensation de la fatigue. Le soleil était radieux au moment de reprendre l’autoroute. Finalement, les choses s’étaient arrangées plus facilement qu’elle ne pensait, et sa présence au Centre n’avait pas été longtemps nécessaire. Si des anicroches, alors imprévisibles, ne s’inséraient pas dans l’ordre des choses, le calendrier des activités devrait être respecté. De toute façon, cela faisait longtemps que l’avenir, à court terme, lui apparaissait si peu chargé de projets à mener à leur terme et de délais à respecter. Bien entendu, aucun des projets auxquels elle tenait beaucoup, n’était encore entièrement réalisé, mais les étapes à franchir, à court et à moyen terme, ne dépendaient pas d’elle et il ne lui serait pas possible, par conséquent, de faire grand-chose pour contrôler les événements pouvant éventuellement compromettre ces projets. Si des inquiétudes continuaient toujours à la hanter, elle n’avait, néanmoins, aucunement le sentiment de n’avoir pas fait tout ce qui était de son ressort pour leur réalisation. Une fois parvenue à domicile, cédant à une tendance qui était en passe de devenir une habitude, elle composa le numéro de téléphone de Georges. Mais, pour son désappointement, ce dernier était absent. Elle ne croyait pas nécessaire de lui laisser un message, mais restait un bon moment, interdite, à se demander quoi faire. Elle voulait tellement parler à Georges qu’elle n’avait, guère, envisagé qu’il pourrait être absent. Mais son attention était vite attirée ailleurs, quand elle reçut un appel téléphonique inattendu. Sa mère ne se portait pas bien depuis quelque temps. Après un séjour d’une semaine à l’hôpital, elle avait regagné sa demeure, sans avoir vraiment connu une amélioration de sa santé. Visiblement, elle déclinait et Mirabelle était très inquiète. On ne lui demandait pas de rentrer pour être à ses côtés, mais elle avait discerné, en filigrane, que c’était le souhait de ses proches. A compter de cet instant, sa décision fut prise. Dès qu’elle aura assisté à la répétition instrumentale de l’opéra, elle partira. Et dans un élan d’une grande détermination, alliant le geste à la décision, elle retint immédiatement une place sur une ligne aérienne, en s’assurant de toute la latitude pour le retour, afin de faire face à toutes les éventualités. Dorénavant, la répétition à laquelle elle était invitée et qu’elle percevait, jusque-là, comme un moment délicieux dans la réalisation de son oeuvre, devint, symboliquement, moins importante pour elle. Les journées qui la séparaient de ce moment, lui apparurent d’une longueur insupportable, non parce qu’elle avait hâte de la consécration de ce moment, mais plutôt parce qu’elle devait être libérée de cette étape, afin de pouvoir s’envoler au chevet de sa mère. Ainsi, chaque fois que le tintement du téléphone se faisait entendre, elle sursauta, craignant le pire. C’est ce qui lui arriva quand, deux jours après son appel, Georges voulut avoir de ses nouvelles. D’abord inquiète, elle fut quand même heureuse d’entendre la voix de ce dernier, à qui elle apprit la maladie de sa mère, la décision qu’elle avait dû prendre en conséquence, de même que sa rencontre avec le directeur de l’opéra et la répétition de son oeuvre à laquelle elle était conviée. Georges se montra très compatissant à son sujet, de même qu’à l’égard de sa mère qu’il aimait beaucoup et qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Même s’il n’était plus, croyait-il, le bienvenu dans la famille, il n’était pas impossible qu’il cherche à la revoir à son prochain voyage en octobre. A une question d’Anacaona, il était amené à préciser quand il serait de passage au pays et à quel hôtel il séjournerait. La conversation bifurqua par la suite, sur les têtes de pont que sa compagnie avait installées dans plusieurs régions des Caraïbes et la responsabilité qui lui incombait comme vice-président au développement. Il n’était pas impossible qu’à l’avenir, les affaires de la compagnie le portent à voyager de plus en plus dans cette région et à se rapprocher de ses racines. Quand arriva le jour de la répétition, contrairement à son désarroi des derniers jours, Anacaona avait sublimé sa peine et retrouvé son entrain des beaux jours. Ayant annulé, préalablement, deux rencontres professionnelles qu’elle avait en ville, tôt le matin, et même plus tôt que nécessaire, elle était prête à reprendre l’autoroute encore une fois. Elle avait déjà entendu l’interprétation de quelques-unes de ses compositions par des solistes ou des orchestres de chambre, mais cela concernait des oeuvres de facture, somme toute, modeste par leur dimension. Jamais auparavant n’en avait-elle composé d’une telle envergure, ni qu’aucune d’entre elles ne se fût prêtée à une interprétation par un orchestre symphonique. Toute à sa musique et aux événements qui devaient, selon sa logique, débouler en cascades à partir de la répétition, elle n’avait pas conscience de la distance qu’elle franchissait sans encombre. Elle se proposait de s’installer, incognito, au fond de la salle, n’était-ce l’arrivée de M.Spike qui tenait à la présenter aux musiciens, enchantés de donner un visage à l’auteur de tant de hardiesses rythmiques et harmoniques dans la partition. Comme toutes les répétitions, celle-ci se déroulait avec plusieurs arrêts et reprises, mettant à contribution, tantôt les cordes, tantôt les percussions ou les instruments à vent, etc. Le chef d’orchestre avait dû revenir, à l’ouverture, plusieurs fois sur l’attaque des cordes auxquelles il attachait un rôle très important. Il insistait particulièrement sur l’exécution des altos et sur quelques mesures dont le pianissimo amenait à un crescendo, que devait souligner, avec vivacité, l’intervention de la percussion. Plus accoutumés à des oeuvres musicales où la percussion marquait exclusivement le rythme, les musiciens étaient un peu déroutés par son utilisation manifeste pour soutenir la ligne mélodique. Il y avait aussi des contrastes de timbres saisissants dans la même mesure où la rencontre du piccolo et de la contrebasse, jouant de concert, n’était pas des moindres. Après plusieurs tentatives, l’orchestre mit fin à la séance sans avoir avancé bien loin dans la partition. Mais déjà, M.Spike se montrait satisfait de la prestation de ses musiciens, même s’il s’interdisait de le proclamer ouvertement. Avec Anacaona toutefois, il commentait allègrement les chausse-trappes de la partition, tout en reconnaissant la grande beauté de la musique et la facilité d’adaptation de ses musiciens. Tout de même, il considérait cette expérience comme préliminaire et croyait nécessaire de prendre d’autres rendez-vous avec Anacaona, avant et après l’intégration des chanteurs dans la dynamique symphonique. Anacaona ne le mentionnait pas, mais elle avait sinon la conviction, du moins le pressentiment que ces étapes, autant nécessaires que délicates avant le grand jour de la représentation, risquaient de survenir en son absence. Vouée à ses pensées sombres émanant, à la fois, de ses propres interrogations quant à la préparation de son opéra et des signes avant-coureurs d’un mal affectif, elle n’en sortait, après plusieurs minutes, que pour être rattrapée par la réalité, qui la forçait à envisager son départ le lendemain, aux premières heures. Aura-t-elle le temps auparavant, de faire les trois ou quatre choses qui seraient rendues absolument nécessaires, dans la perspective d’un prolongement de son séjour? La meilleure façon de le savoir, avait-elle compris, consistait à essayer de les régler dès son arrivée à Montréal. Elle ne se pardonnerait pas de n’y avoir pas pensé avant, d’autant que la voie de solution, dans au moins deux situations, en aurait été facilitée. De fait, quand une fois parvenue à domicile elle voulut y donner suite par téléphone, on lui fit comprendre dans un cas, que le délai étant périmé, il fallait qu’elle se présente en personne pour qu’on accepte d’actualiser le dossier concerné, alors que, dans un autre cas, on requit absolument sa présence pour le renouvellement du contrat. Heureusement que le téléphone suffisait dans deux autres situations! Sinon elle aurait été empêchée de les régler par manque de temps : il était, en effet, fort tard quand elle fit son entrée dans son appartement. avec toute la frénésie des derniers moments de préparation de son voyage. Elle n’avait pas plutôt enlevé sa veste, qu’elle sentit le besoin d’appeler Georges pour le saluer, obtenant en même temps sa promesse de se faire accompagner à l’aéroport. Elle fit de même avec un ami musicien, avec qui elle comptait dîner la semaine suivante, pour annuler le rendez-vous. Après quoi, elle s’installa à son ordinateur pour expédier deux courriels, l’un au collège, l’autre à l’Institut de musique pour les prévenir de son absence. Dans ce climat d’excitation, elle oublia qu’elle n’avait pas mangé depuis midi et commença à faire ses valises. Ce n’était jamais une opération bénigne, car elle devait, à chaque fois, composer avec l’obligation de choisir entre « voyager léger» ou être à même de faire face à toutes les éventualités. En allant l’année dernière à Budapest, elle avait pris la première option, mais cette fois, les circonstances semblaient plaider pour la seconde. De sorte qu’elle se retrouvait à remplir trois valises, dont deux grosses qu’elle pouvait à peine soulever. Par conséquent, la promesse de Georges de venir la chercher ne pouvait pas tomber à meilleur moment. L’espace d’un instant, elle se surprenait à penser qu’il était toujours là au moment où elle avait besoin de lui. Elle n’en tirait sur le coup aucune conclusion, se bornant seulement à constater le fait. Aussi, quand le lendemain matin il sonna à la porte, la réveillant en sursaut d’un profond sommeil, elle se rendit compte encore davantage, de la pertinence de son offre de service. Sans lui, elle ratait tout simplement son vol. Abattue par la fatigue de la veille, elle s’était endormie comme un loir. Le temps de passer à la salle de toilette, elle se voyait sur l’autoroute, dans la voiture de Georges, en train de filer en vitesse en direction de l’aéroport, où elle avait vite fait de disparaître par la porte de l’embarcation, après avoir inscrit ses bagages. Resté seul, Georges avait une sensation étrange d’abandon et d’impuissance. Même délicatement, il avait quand même le projet d’échanger avec Anacaona autour de son voyage, mais les choses s’étaient passées différemment de ce qu’il avait envisagé. Y avait-il des possibilités qu’elle fût encore chez sa mère, quand il ira saluer cette dernière à son passage à Portopolis? Le temps lui avait manqué pour lui poser cette question. Au fond, il aurait eu besoin de savoir d’Anacaona, même si pour cela celle-ci devait s’en assurer auprès de l’intéressée elle-même, comment il risquait d’être reçu, lorsqu’il passera voir sa mère. Mais tout devait tellement se faire vite que ces préoccupations devenaient momentanément accessoires, justifiant par le fait même, leur refoulement de la conscience. Et comme pour tempérer une impression de dépit qu’il sentait monter en lui, il se rabattit comme un noyé se raccroche aux algues du lac, sur le sentiment de satisfaction d’avoir été pour quelque chose dans le fait que, finalement, Anacaona avait pu partir comme prévu. Les semaines suivantes se passaient sans histoire. Depuis son départ, il y a près d’un mois, personne n’avait de ses nouvelles, hormis une de ses amies avec qui elle avait communiqué et qui était allée en vacances par la suite. Georges avait essayé de l’appeler, mais il lui avait semblé que, dans l’intervalle, le numéro de téléphone avait changé. Si Georges, de son côté, ne s’émouvait pas de la grisaille de ses jours, c’est parce qu’il n’avait pas le temps de les voir s’écouler. En plus de la perspective de son voyage, plusieurs problèmes mettaient à contribution ses capacités de gestionnaire. Si bien qu’il lui arrivait en ces périodes, de rester au bureau beaucoup plus longtemps qu’il ne voulait le faire. Il s’était promis de faire un tour à sa maison de campagne, un week-end, mais il devait se raviser pour faire face à un imprévu. De sorte que depuis son dernier passage dans la région, il n’avait pas revu Esmeralda, pas plus qu’il n’avait de ses nouvelles. Il croyait que Pablo allait se prévaloir de son offre d’hospitalité. C’était, d’ailleurs, l’une des raisons de son absence du manoir; mais il s’était trompé. En fait, cela faisait belle lurette, que l’adolescent n’avait pas donné de ses nouvelles et il se demandait, si ce dernier, pour des raisons qui lui étaient propres, ne lui en voulait pas. Telle était la situation quand Georges entama sa tournée dans les Caraïbes. C’est à peu près à cette période que la mère d’Anacaona se mourait en présence de ses deux filles. Bien qu’il fût clair, depuis longtemps, pour ces dernières, qu’elle achevait sa route dans ce monde, leur émotion n’était pas moins grande quand elle cessa de respirer. La sensation de perdre sa mère, on ne l’a qu’une fois et elles n’avaient, par conséquent, pas d’expériences émotives pour y faire face. Dans le cas d’Anacaona, cette sensation se doublait d’un sentiment de culpabilité. Mises à part les trois dernières semaines et quelque temps auparavant, elle était, pendant des années, absente de sa vie, ne l’ayant donc pas vue vieillir. Et un jour, alors qu’elle continuait à garder d’elle le souvenir d’une belle femme dans la force de l’âge, telle qu’elle lui parut, au moment de son départ pour l’étranger, elle se retrouvait, déjà, à l’occasion de la mort de son père, devant une petite vieille qui se déplaçait légèrement courbée, en traînant les pieds, comme si elle n’avait plus la force de les soulever. Et pendant des jours, elle vivait, obsédée par cette image qu’elle réinterprétait, par des détours psychologiques obscurs, comme un blâme contre sa piété filiale. C’est cette Anacaona que Georges rencontra quand, au soir de son arrivée en Caraïbe, il voulut revoir son ex-belle-mère. Les funérailles venaient d’avoir lieu et elle était seule avec Elza, à feuilleter un album de photos de la famille, recréant sans cesse, un climat de tristesse qui la laissait éplorée et incapable de trouver un dérivatif à sa douleur. Pourtant, sans la présence de l’enfant dont l’innocence la fascinait, elle se serait sentie encore plus affligée. Georges qui en entendait parler depuis longtemps, la voyait pour la première fois. Il la trouvait belle avec sa bouche bien dessinée et ses grands yeux noisette qui semblaient, à chaque instant, découvrir les secrets du monde. Elle s’amusait à tirer la moustache du chat et l’animal avait l’air de comprendre qu’Elza était un enfant, ne montrant pas ses griffes, là où il l’aurait probablement fait, s’il s’agissait d’un adulte. Quand Elza passa à autre chose, le chat s’arrangeait quand même pour attirer son attention : il fit le gros dos en se frottant à sa jambe, jusqu’à ce qu’elle recommençât à s’en occuper. La scène amusait beaucoup Georges, sans arriver tout à fait, à le sortir d’une certaine tristesse. Prenant à son tour l’album qui contenait un condensé de l’histoire familiale, il s’arrêta, ça et là, sur des photos qui lui étaient particulièrement significatives. Il revoyait Anacaona dans sa robe blanche de communiante avec une couronne au-dessus de la tête qui donnait, à distance, un effet d’auréole. Vaguement, il se demandait si ces pratiques avaient encore cours dans l’église et si la dureté du temps n’avait pas, depuis longtemps, écarté du rituel et de la conscience, ce symbole de pureté virginale. Il s’arrêta par la suite sur plusieurs photos qui jalonnaient l’adolescence d’Anacaona au milieu de ses parents, avant et après le déménagement familial à Belleville. Mais une de celles qui l’avaient le plus ému représentait Anacaona, Josiane et lui-même sur la plage à Milora. Ce fut une belle journée ensoleillée qu’ils n’avaient pas voulu finir, tellement la mer était agréable. Ils s’étaient amusés à nager jusqu’aux barques de pêche qui avaient jeté leur filet à quelques centaines de mètres du rivage, et ils étaient revenus s’étendre sur la grève à écouter le chant des vagues sur les galets, au rythme parfois du ressac contre les rochers alentour. D’autres fois, ils avaient entonné les chansons à la mode, chantant à voix haute pour essayer de neutraliser la concurrence des vagues. Curieusement, la seule chanson dont il eut souvenance concernait une mélodie oubliée de Frida Boccara, quelque chose comme les cent mille chansons, composée sur la surprenante berceuse du dernier air de La passion de St-Mathieu de Bach. Chaque fois par la suite, qu’il l’écoutait, c’est toute sa journée à la plage qui était ressuscitée d’un seul coup, de même que la magie d’une amitié entre trois jeunes qui s’entendaient à merveille avant que la mort, en l’occurrence, celle de Josiane, deux ans plus tard, ne vînt en briser le charme et la beauté. Comme si la beauté sous toutes ses formes était un outrage au bonheur et devait attirer le malheur! Georges était lui aussi triste; mais l’idée que peut-être Anacaona comptait sur lui en ces moments difficiles, puisqu’il était présent, avait stimulé le maintien d’une attitude plus en correspondance avec ses attentes, se préoccupant plutôt de savoir de quelle façon il pourrait l’aider à faire diversion à sa douleur. Si bien que, finalement, elle ne s’était doutée nullement des sentiments qui l’habitaient. Il avait songé d’abord à l’attirer hors de la maison, dans une escapade quelconque, mais à la réflexion, il avait retenu quelques facteurs dont l’heure tardive, pour considérer cette idée comme peu appropriée momentanément. Si ce n’était pas possible aujourd’hui qu’à cela ne tienne! Il reviendrait demain avec un projet de détente plus acceptable. Cependant, son problème venait du fait qu’il avait des séances intensives de travail avec ses partenaires du gouvernement et du secteur privé qui risquaient de durer fort avant dans la soirée. De sorte que, tout compte fait, il convenait mieux de lui proposer une invitation à souper pour le surlendemain, en compagnie d’Elza et de Mirabelle si, dans l’intervalle, cette dernière revenait de son voyage à Jemal. En attendant, au moment de quitter pour rentrer à l’hôtel, Georges s’était assuré qu’Anacaona ne manquerait pas de l’appeler, si elle avait besoin d’une aide quelconque. Parvenu à l’hôtel, Georges était mélancolique. Jamais auparavant il n’avait senti à ce point, l’absurdité de sa situation. A un moment où il était très près d’Anacaona et où il ne demandait qu’à être encore plus près d’elle pour la réconforter et l’aider à traverser ces moments éprouvants, il se voyait relégué bien loin dans une chambre d’hôtel. Ce soir, il espérait que l’absurdité de cette situation allait éclater aux yeux d’Anacaona et qu’elle en viendrait à voir les choses avec les mêmes lunettes que lui. Mais ses espérances ne s’étaient pas concrétisées et l’appel téléphonique attendu n’avait pas eu lieu brisant, une fois de plus, les illusions qu’il avait nourries sur la situation. Même un reportage aperçu à la télévision mettant en scène un homme politique Caraïbéen, qui fulminait contre les leçons de moralité politique, que les ressortissants des démocraties de patates des contrées nordiques, se croyaient autorisés de leur donner, la bouche remplie, disait-il, de «droits de l’homme», n’arrivait pas à le sortir de ses idées sombres. Fustigeant leur hypocrisie, il se demandait où étaient cachés ces «droits de l’homme» quand, pendant près de quatre siècles, tenaillés par l’envie irrépréssible d’accumuler des richesses, ces ressortissants nordiques, ci-devant esclavagistes, avaient soumis à leur domination des dizaines de millions d’hommes, en les maintenant dans des conditions de vie infra-humaines. Et comme pour être plus clair, l’homme politique définissait les politiciens de ces démocraties comme des couards et des valets à la solde de l’Oncle Sam, toujours prêts à entonner les refrains qu’il leur mettait dans la bouche. Il citait la guerre du Golfe comme un exemple parfait de ce qu’avaient valu au monde ces démocraties de patates. N’ayant pas entendu le début du reportage, Georges se demandait par la suite, si celles-ci avaient quelque chose à voir avec la nature des tubercules ou leur substance ou si elles étaient les équivalents nordiques des républiques de bananes des régions tropicales, dont parlent souvent leurs ressortissants. Longtemps après s’être couché, il restait à réfléchir à l’incongruité de sa relation avec Anacaona. Il y avait là-dedans des éléments qui auraient désespéré les plus patients des amoureux. Toute initiative tendant trop ouvertement à le rapprocher d’elle s’avérait suspecte, dans la mesure où elle était perçue provisoirement, comme menaçante pour sa liberté dans sa phase de création. Et pourtant il n’avait pas, depuis longtemps, pris la poudre d’escampette pour ne plus revenir. Il était encore là à attendre, tout en restant, physiquement et symboliquement, à la bonne distance de son affection. Certains jours il avait tendance à magnifier, chez elle, la dimension artistique, comme si c’était la part la plus désirable de sa personnalité. Mais d’autres fois, comme ce jour-là, cette part si enviable lui semblait ressortir à un égocentrisme forcené, à une incapacité totale d’être empathique et de comprendre le drame qui se jouait autour d’elle. Au demeurant, il était d’accord pour reconnaître, que la douleur dans laquelle elle était plongée, n’avait pas la vertu d’améliorer sa capacité d’empathie et qu’à tout prendre, il était encore préférable d’être patient, en attendant qu’elle sorte d’elle-même de sa phase de création, comme un ours à la fin de l’hiver émerge de son état d’hibernation. Et se regardant dans le miroir de la salle de bain, il se disait, pensant à Jules Renard : « Il faut que l’homme libre prenne quelquefois la liberté d’être esclave. » Le lendemain, en gravissant les marches conduisant au hall de l’hôtel avec son porte-documents qui lui paraissait peser une tonne, Georges songeait que la journée était ardue. Si la matinée ne s’était pas écoulée inutilement, à l’encontre de l’ordre du jour prévu, on ne serait pas obligé de concentrer toutes les séances de travail l’après-midi et le soir. Or, malgré des activités se déroulant à un rythme plutôt rapide, il était demeuré avec l’impression, qu’à quelques reprises, dans la course contre la montre, la discussion, sur tel ou tel élément des opérations prévues, n’était pas faite à sa satisfaction. Cela avait été le cas avec les hommes d’affaires, mais surtout avec les représentants du gouvernement. Il n’aimerait pas, qu’après quelques mois, ses partenaires découvrent des facettes non envisagées du contrat et s’autorisent de cela, pour en réclamer une nouvelle négociation. Voilà pourquoi il aimait prendre le temps nécessaire pour faire le tour des problèmes, au risque parfois de rendre les processus de décision un peu plus laborieux. Bien entendu, tout n’était pas encore conclu. Il lui restait à peaufiner deux ou trois clauses pour la rencontre de demain matin. Il profiterait de l’opportunité pour revenir sur certains contrats déjà signés, afin de prévenir les revendications intempestives. Dépendant des circonstances, il pourrait demander à ses collaborateurs de se charger de cette opération. Et pour être sûr qu’il ne l’oublierait pas, il téléphona à l’un d’entre eux, dans sa chambre d’hôtel, tout en saisissant l’occasion, pour ajuster sa stratégie, dans ce qui restait du jeu d’échec avec les partenaires, avant la signature du principal contrat. Cette mise au point faite, il se dirigea vers la salle de bain pour se rafraîchir, avant d’aller se restaurer à la salle à manger de l’hôtel. Il n’était pas plutôt sorti de la douche, que quelqu’un frappa à la porte. Il était sûr qu’il s’agissait de Jacques, le collaborateur à qui il venait de téléphoner. Il enfila son peignoir et alla ouvrir. Un ange serait apparu devant lui qu’il ne serait pas plus surpris. Le temps d’une à deux secondes qui parut très long à la visiteuse, il resta bouche bée comme si son cerveau n’avait pas trouvé de quelle façon faire face à cette situation. Il fallait que la visiteuse, elle-même, lui lance sur un ton cajoleur non dénué de reproche : « Comment? Tu ne m’invites pas à entrer? » pour qu’il retrouve son aplomb et un peu de son entregent habituel. Car la personne qu’il avait devant lui, n’était nulle autre qu’Esmeralda. Il n’avait pas à lui demander de quelle façon elle s’y était prise pour le retrouver. Le temps pour elle d’entrer et de s’installer, il avait fait les rapprochements nécessaires. Il se souvenait des demandes de renseignements qui lui avaient paru anodines et pour lesquelles il n’avait aucune raison d’avoir des soupçons, car jamais il n’aurait imaginé Esmeralda capable de telles initiatives. Pourtant, la réalité était bien là, aujourd’hui, pour démontrer le contraire, et peut-être aussi, sa naïveté devant le monde féminin quand les enjeux sont de taille CHAPITRE XVII LA BISBILLE L’arrivée à l’improviste d’Esmeralda fit sensation. Il n’y eut pour elle rien de surprenant : elle en avait prévu l’effet. Une fois parvenue en Caraïbe, elle aurait pu prévenir de son intention par téléphone, mais elle avait choisi de s’en abstenir, ne voyant pas l’intérêt du contraire, puisque Anacaona n’était pas du voyage. Elle n’avait donc pas prévu un tel trouble chez Georges, encore moins sa persistance, malgré un réel effort pour donner le change. Le fait que ce dernier l’eût laissée en convalescence et qu’il ne songeât pas à s’enquérir de ses nouvelles, lui parut très significatif et elle lui en fit part. A quoi il réagit en se confondant en excuses et en s’informant de sa santé, soulignant qu’il n’était jamais trop tard pour bien faire. Et comme s’il émergeait, de plus en plus, de ce qui semblait un état de torpeur, il remarqua qu’elle était ravissante dans sa tenue légère, coquettement passéiste, qui lui rappela certaines créations de Mucha exposées dans un musée de Zurich. Jusqu’à ce que Georges lui explique que ce dernier, Tchèque d’origine, est mort depuis longtemps, elle crut que ce Mucha était un couturier Caraïbéen contemporain, dont les orientations esthétiques lui donnaient le prétexte d’être persifleur à son endroit. Il avait fallu qu’il s’insurge contre la gratuité de son procès d’intention et la convainque de vouloir plutôt lui faire un compliment, pour que les choses en restent là. Autant dire que la rencontre s’instaura sous de fâcheux auspices qui eurent pour conséquence, d’induire chez Georges, la psychologie de quelqu’un qui avait quelque chose à se faire pardonner. Cela s’exprima par une multiplication de câlineries et de propos laudatifs, pavant la voie du plus court chemin pour la visiteuse, afin de parvenir à ses fins. A preuve, une heure plus tard, ils se reposaient déjà de leurs ébats amoureux, s’apercevant seulement à ce moment qu’ils avaient faim et choisissant de commander le dîner dans leur chambre, plutôt que d’avoir à se rhabiller. Cette nuit-là, elle n’oublia pas de remercier le ciel de ce qui lui était arrivé. Apparemment, les deux amis étaient très heureux. Depuis leur séparation, il y a plus de vingt ans, jamais ils n’avaient connu un moment de tête-à-tête aussi intense. Ccla correspondait à un vœu d’Esmeralda et elle venait de le réaliser ; mais son désir le plus cher consistait à en assurer la continuité, c’est-à-dire à faire en sorte, qu’il n’y eût, désormais, aucun obstacle à sa relation avec Georges. L’un de ses objectifs, en faisant ce voyage, c’était bien entendu, de le «compromettre», en quelque sorte, dans ses rapports avec elle, mais aussi de l’«asservir», d’une certaine façon, afin d’assurer la viabilité des lendemains. En dépit d’une rencontre qu’elle ne se gênait pas d’appeler surréaliste, et sans savoir si elle étancherait jamais sa soif de bonheur auprès de Georges, elle ne pouvait, en attendant, cacher sa joie… Le cas de Georges était plus complexe. A priori, il devrait être plus simple, puisque sa situation était celle d’un divorcé. Mais pour des raisons liées à sa personnalité, à l’instar du dieu Janus, il avait deux visages induisant, par le fait même, chez lui comme chez sa partenaire des tendances contradictoires, à la fois, celles du bien et du mal, du plaisir et de la douleur. Chaque fois qu’il était en sa présence, et notamment, dans cet hôtel où rien ne s’opposait à leur rapprochement, il avait intensément conscience de son ambivalence, entre le plaisir d’être seul avec elle et les conséquences éventuellement néfastes pour son bonheur avec Anacaona. Connaissant ses faiblesses, eu égard à cette double attirance, il avait essayé jusqu’alors de fuir le danger. Depuis bien longtemps, il se convainquait que devant certaines menaces féminines, la fuite, loin d’être une parade de pleutres, était la seule solution de sagesse. Mais dans cet hôtel, il se sentait comme un guerrier au front, sans armure et sans armes, qui n’avait d’autre alternative que de se constituer prisonnier. Dans la douceur de ces moments idylliques avec elle, dont les manoeuvres évoquaient celles de Circé, il ne pouvait s’empêcher de penser à Anacaona, la seule femme qu’il ait jamais courtisée de sa vie. Il était, croyait-il, un cas unique d’un homme qui faisait la cour, pour la première fois, à une femme qui avait déjà été la sienne. Et pourtant comme Ulysse, prêt à tous les risques et toutes les aventures pour revoir Pénélope, il n’y avait pas de sirènes, ni même de cyclopes, capables de l’en détourner. Couché dans ce grand lit à côté d’Esmeralda, Georges pensait à tout cela pendant que sa compagne dormait. Quand plus tard, dans la nuit, elle se réveilla, prenant conscience de la main de Georges sur sa hanche, elle en eut un sentiment de bien-être. Elle avait toujours été très sensible à ce geste qui, apparemment, moins profond que d’autres, n’en était pas moins significatif. Il avait pour elle une valeur de tendresse et d’apaisement qui lui avait toujours manqué auprès de son ivrogne de mari et qui ne soulignait que mieux le rapport qu’elle voudrait voir s’établir entre elle et Georges : un rapport de couple, marqué au coin de l’attachement et de l’affection dont elle portait le deuil depuis trop longtemps. Le soleil embrasait déjà les alentours quand ils furent réveillés. Même le jappement des chiens et le chant des coqs si coutumiers aux résidants de Portopolis, n’avaient pas raison de leur sommeil. Après le déjeuner servi dans la chambre, Georges n’avait que le temps de prendre un taxi pour être au Ministère du Commerce où devait avoir lieu la rencontre. Esmeralda était très déçue, car elle avait déjà un programme pour la journée et le soir avec Georges. Or, au lieu de cela, elle venait d’apprendre qu’il comptait rentrer très tard : il soupait en ville avec des amis. De fait, sitôt les dernières activités expédiées au début de l’après-midi, Georges s’était précipité chez les Mannoni où il trouva Rémy qui arrivait de New-York. Il n’avait pas pu venir à temps pour les funérailles de sa mère, et ne s’était guère attendu à trouver son ex-beau-frère dans la maison familiale et, encore moins, en compagnie d’Anacaona, dont il n’avait pas bien saisi l’attitude par rapport à ce dernier. Quoiqu’il en soit, il ne semblait pas que la vieille amitié avec Georges en eût trop souffert avec le temps, car ils ne finissaient pas de brasser les souvenirs et de faire revivre les mauvais coups qu’ils avaient faits ensemble à Val des Landes. Anacaona, qui avait semblé broyer du noir au moment de son arrivée, était amusée par leur rencontre et revoyait l’adolescente qu’elle fut, par les aventures qu’ils évoquaient. Quelqu’un de passage fit remarquer qu’il ne manquait que Mirabelle et, à peine la remarque faite, Elza cria : «Voici maman. » Et tout le monde se pressa sur la véranda pour la voir descendre du taxi. Le voyage avait été fructueux. Une fois les funérailles terminées, elle avait dû prendre la route de Jemal dans le cadre d’une assignation à comparaître. Quelqu’un avait des prétentions sur la succession de son père et lui avait intenté une action en justice, à défaut des autres qui résidaient à l’étranger. Il avait été débouté aux dépens, ce qui était loin de déplaire à la famille. Par la force des choses, le passage au tribunal avait, en quelque sorte, obligé Mirabelle à prendre un certain recul par rapport au climat de deuil; mais au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de Portopolis, elle en avait ressenti le conditionnement. Jamais cependant elle n’avait prévu que son retour serait accueilli si agréablement, par la reconstitution de ce qu’il restait de sa famille, et elle en avait imputé le mérite à sa mère, comme s’il avait fallu qu’elle meure pour que survînt cette éventualité. Mais elle n’en avait pas que du bonheur; elle avait aussi la surprise, comme Rémy, d’y rencontrer Georges dont le coefficient d’estime dans la famille, n’était jamais descendu bien bas, malgré le divorce. Elle avait compris que la raison à cela venait du fait que, par delà son statut d’ex-beau-frère, il était d’une certaine façon, un fils de la famille avec qui on avait grandi et partagé les jeux. Néanmoins, cela n’expliquait pas pourquoi on le trouvait en ce lieu et en ce moment de deuil, ni l’absence apparente d’acrimonie, dans ses rapports avec Anacaona. Et quand plus tard Georges fit part de la table qui leur était réservée pour le souper, au restaurant Le cochon aristocrate de Belleville, Mirabelle ne comprit vraiment plus rien. A défaut de pouvoir en trouver une explication auprès d’Anacaona, c’est à Rémy, lui aussi interrogateur qu’elle s’était confiée, sans trouver les réponses à ses questions. Du moins, jusqu’à ce qu’Anacaona, devinant les interrogations des autres et pour les mettre à l’aise, y aille d’une petite remarque à la cantonnade : « Je dois vous apprendre, dit-elle, que Georges et moi, nous sommes, malgré tout, demeurés de très bons amis. » Sur quoi Mirabelle avait senti voler en éclats le verrou affectif qui l’empêchait d’envisager avec sérénité les agapes familiales et amorça illico les préparatifs, en invitant Elza à passer à la salle de bain. On était en plein dans la saison des cyclones et pourtant, rien n’en annonçait l’imminence. Il se contentait de faire beau, tous les jours, dans la splendeur du soleil tropical. Mais ce qui surprenait toujours les ressortissants des contrées nordiques, habitués, l’été, à la présence du soleil jusqu’à une heure très avancée, c’est la précocité du coucher du soleil sous les tropiques et la descente brutale de l’obscurité sur le paysage. Il était à peine 7 heures 30 et les ampoules multicolores qui festonnaient les contours du restaurant n’arrivaient pas à entamer l’opacité de l’obscurité alentour. Très vite, Georges se douta que ce lieu dont il avait entendu parler depuis son arrivée avait une réputation surfaite, comme si la surprise du menu était en deçà de celle de son nom, dont la prétention à choquer était manifeste. Aussi, s’était-il révélé une cuisine moyenne, qu’agrémentait, au demeurant, un décor très réussi qui s’ouvrait, par beau temps, sur une vue extraordinaire du golfe. A condition de ne pas être trop éclectique en matière de vins, on pouvait en trouver quelques-uns pour accompagner décemment un bifteck, même dans les Bordeaux qu’affectionnait particulièrement Georges. Mais au-delà du menu, ces agapes avaient opéré un vrai miracle dans l’humeur d’Anacaona, un peu comme l’équivalent, jadis, du rite des relevailles dans certaines communautés chrétiennes traditionnelles, en créant deux moments : un avant et un après dans l’évolution du phénomène. Même si on était encore dans le climat de deuil, tout s’était passé comme si le moment d’intense émotion était relégué dans le passé. Georges, qui connaissait mieux Anacaona que les autres, avait compris ce changement dès l’instant où elle s’était permis un verre de vin, un verre qu’elle prenait sans jamais exagérer, mais qui accompagnait tous les moments de bonheur ou ceux qui s’en approchaient. Cela faisait pendant à sa prise de parole dans les discussions, un peu comme si elle venait de lever le moratoire qu’elle s’était imposée depuis quelques jours. Il était déjà tard quand ils prirent congé du restaurant, dans un état d’esprit tout à fait différent du début. Et quand une heure plus tard, Georges voulut rentrer dans sa chambre, à l’hôtel, il se rendit compte qu’il devait frapper, ayant laissé sa clé à l’intérieur. C’est une nymphe parée pour la nuit qui vint lui ouvrir, et bien qu’Esmeralda eût, cent fois fait les mauvais sangs en raison de son retard, l’arrivée de Georges lui causa une grande joie. Elle avait commencé à désespérer de l’attendre. En deux temps, trois mouvements, il était sous la douche pendant qu’Esmeralda achevait de regarder un film à la télévision. La scène était tellement poignante que, dans un autre temps, elle ne se serait, sans doute, pas aperçu que Georges était revenu prendre place à ses côtés dans le lit. Mais, après avoir pris l’avion pour le forcer à un rendez-vous et surtout, après avoir attendu son arrivée toute la journée et une partie de la nuit, il était difficile à la séquence dramatique, de faire de l’ombre sur sa présence à côté d’elle. Au contraire, c’est la télévision qu’elle fermera, de même que les lumières de la chambre, dans un besoin de donner toute l’attention à l’expression de leur amour. Cette nuit-là, quand Esmeralda voulut faire le point sur la situation conjugale de Georges, elle trouva quelqu’un de fermé à toute discussion sur la question. Elle crut, alors, mettre le doigt dans une faille de sa cuirasse et eut, à ce moment-là, la conviction que Georges ne vivait plus avec sa femme. Si elle en était restée là, son initiative n’aurait pas de suites fâcheuses, mais se basant sur ses prémisses comme sur la réalité, elle émit des opinions qui choquèrent amèrement Georges. Elle lui dit, en effet, avoir toujours été convaincue qu’il faisait fausse route, d’avoir tant tenu à épouser Anacaona, et qu’à son avis, il y avait erreur sur la personne. C’est elle-même qui aurait dû être son épouse, prêtant à Anacaona, sur un ton de persiflage, des attributs psychologiques imaginaires qui prédisposaient à l’échec des rapports heureux. Jamais discours ne fit tant bouillonner Georges. Et pourtant, il venait de cette femme qui était là, à côté de lui, qu’il croyait aimer, du moins, jusqu’à un certain point et avec qui il venait de faire l’amour. Mais le culte qu’il vouait à Anacaona était tel qu’il vit rouge et ne put se retenir de lui balancer sans ambages : «J’ai fait effectivement une erreur sur la personne, mais pas sur celle que tu crois. C’est sur toi que j’ai fait erreur. Je n’aurais jamais imaginé que tu me tiendrais un tel discours sur Anacaona. » Esmeralda venait de se rendre compte qu‘elle avait fait une gaffe. Elle comprit, un peu tard, qu’il ne fallait pas toucher à Anacaona, quelle que soit sa relation avec Georges. Elle essaya par la suite, de recoller les morceaux, mais elle ne put rien faire contre la lézarde qui apparaissait de tous les côtés. Bien entendu, tant qu’elle était là, auprès de Georges, elle n’aurait de cesse de parvenir à une amélioration de leur rapport. Malgré que ce dernier essayât d’émailler son discours de propos indulgents et affectât des manières apaisantes pour atténuer un peu la brutalité de sa répartie, passés les premiers moments de sa colère, elle saisissait bien que son rêve avait du plomb dans l’aile et qu’il risquait de ne pas avoir de lendemain. Et pourtant quand, au cours de la nuit en se réveillant, elle trouva la main de Georges sur son corps comme la veille, ce lui fut comme un baume, la démonstration que le courant continuait à passer et qu’en d’autres termes, tout n’était pas perdu, définitivement. C’est dans cet état qu’elle se leva le lendemain matin. Néanmoins, les rayons du soleil qui filtraient par les fenêtres, annonçant l’embrasement général de la ville, ne préludaient aucunement à la clarté de leur relation. En dépit de la prudence des propos de l’un et de l’autre, un climat vaseux s’installait entre eux, que les moindres situations rendaient encore plus épais. Il était prévu que Georges accompagnerait Esmeralda en ville ce matin-là, mais alléguant une migraine, il suggérait le renvoi à l’après-midi de cette randonnée. Il n’en fallait pas plus pour qu’Esmeralda y perçût une manoeuvre pour qu’il ne fût pas vu avec elle. Et comme un papillon attiré par la flamme qui doit lui brûler les ailes, elle revenait derechef sur Anacaona dont elle disait flairer la présence à Portopolis, se persuadant que Georges avait passé la soirée d’hier avec elle et se demandant pourquoi, s’il en était ainsi, il n’avait pas choisi d’aller coucher avec elle. N’était-ce le milieu clos de la chambre d’hôtel et surtout, la personnalité des concernés, cette algarade aurait pu se transformer en un esclandre en règle dont la première conséquence, au demeurant, était l’obligation pour Esmeralda de regagner sa chambre. Ce qu’elle fit, séance tenante, en emportant ses bagages dans une chambre contiguë. Mais à chaque fois, la possibilité de compromis entre eux était repoussée, comme si un dieu malin y travaillait en coulisse. C’est en tout cas la perception d’Esmeralda qui ne manqua pas d’y aller d’une oraison, pour essayer de conjurer le danger qu’elle sentit sur ses talons. Au moment de partir avec Rémy pour Val des Landes, le lendemain matin, comme convenu, Georges voulut, quand même, prévenir Esmeralda. Devant son absence, il se contenta de lui laisser un billet sous la porte. Mais il faut croire qu’elle ne l’avait pas trouvé, car pendant deux jours elle resta aux aguets dans sa chambre, attendant des signes de sa part. Après avoir longtemps hésité, elle finit par composer son numéro de téléphone sans obtenir de réponse. Il ne lui resta plus qu’à aller frapper à sa porte, ce qu’elle fit à plusieurs reprises et même la nuit, sans plus de succès. Elle conclut, en désespoir de cause, qu’il était absent, trouvant odieux malgré tout qu’il n’eût pas daigné l’en prévenir. C’est donc avec toute la tristesse du monde qu’elle fut amenée à prendre son parti, de confirmer son retour à Montréal comme prévu. Mais de le faire dans ces conditions, sans avoir pu préalablement en parler à Georges, était le signe le plus sensible de son échec. Elle avait, au départ, des rêves plein la tête et bâti bien des châteaux en Espagne. Et de se retrouver ainsi, toute seule, dans sa chambre d’hôtel lui donna le goût de pleurer, ce à quoi elle se laissa aller effectivement pendant de longues minutes, ne s’arrêtant que pour vérifier la provenance d’un bruit entendu dans le couloir. Cela se révélait, après vérification, comme la conséquence du Barbancourt dans la tête d’un trio de touristes éméchés, probablement plus accoutumés au scotch et autres whiskys des pays du froid. CHAPITRE XVIII VAL DES LANDES La science a pénétré bien des énigmes, mais il y en a encore beaucoup qui résistent à la connaissance humaine. Une de ces énigmes qui parait tout à fait anodine concerne l’attraction qu’exercent certains lieux sur les animaux, bêtes et gens. Pourquoi les anguilles font-elles le voyage des eaux douces jusqu’à la mer, pour se retrouver au coeur de l’Atlantique dans la mer des Sargasses? Qu’est-ce qui porte le saumon à défier les dangers pour revenir de la mer jusqu’aux eaux douces de sa naissance? Et pourquoi les tortues vertes du Brésil parcourent trois milles kilomètres, pour revenir à l’île de l’Ascension au centre de l’Océan Atlantique où elles sont nées? Dans la voiture qui le conduisait à Val des Landes avec Rémy en cette fin d’octobre, c’est à ces questions que Georges réfléchissait dans un moment d’intermède, entre deux calembours d’un auto-stoppeur qui avait décidé de payer ainsi sa place dans la voiture. Comme le saumon qui attend l’automne de sa vie pour revenir au lieu de sa naissance, serait-il lui aussi, au bout de son périple? Obéissait-il à une horloge interne qui l’aurait averti que le moment était arrivé pour le voyage? Il espérait que non. Il se trouvait encore jeune pour dire adieu au monde. L’auto-stoppeur ne s’arrêtait, parfois, que pour reprendre son souffle, donnant l’impression que toutes les histoires étaient attachées les unes aux autres et se déroulaient inexorablement selon un ordre prédéterminé. Et pourtant à l’approche du Val des Landes, comme s’il avait deviné l’émotion qui étreignait Georges, il s’arrêta entièrement jusqu’à l’arrivée. C’était vendredi jour de marché. Comme jadis, sur la route graveleuse, marchands et clients se pressaient en files indiennes, mus peut-être par le souci, qui d’occuper les coins stratégiques de la place du marché, qui de pouvoir acheter les meilleurs fruits et légumes. De loin, il vit la crête du village se profiler à la lumière du soleil et il en eut le coeur gonflé. Il se souvient encore de ce matin de septembre qui l’avait vu partir comme un voleur, en feignant de ne pas voir les larmes, ni d’entendre les sanglots de sa mère : il ne savait quelle attitude garder... Facilement, il aurait alors juré qu’il reviendrait avant la fin de l’année. Et pourtant, le voici aux portes du Val des Landes après vingt-cinq ans d’absence! Le paysage n’avait rien perdu de son austérité ni la route de ses aspérités. Il en était de même des gens : ils avaient le même entrain atavique de ceux pour qui la vie est une lutte de tous les instants. Pressentant que leur dernier jour était arrivé, des boeufs destinés à l’abattoir mugissaient par avance, imprégnant les lieux d’une atmosphère vague de tragédie. Et l’on entendait un vaste murmure qui se changeait, au fur et à mesure qu’on approchait du centre nerveux, en une palabre intense et générale, se révélant finalement un grondement composite fait de chuchotements par-ci, de vociférations par-là, de grognements plus loin, sans compter les cris sporadiques des vendeurs ambulants, le bêlement des chèvres, le beuglement des taureaux etc... Ainsi en est-il d’un concert, pensait-il, il est fait de plusieurs instruments qui ne semblent pas toujours jouer à l’unisson…Et du coup, il eut l’idée d’écrire un poème épique sur une métaphore musicale, comme un canon où Val des Landes interviendrait en contrepoint à plusieurs variations. La voiture contourna la place du marché et Georges sentit son émotion à son comble. Comment allait-il trouver ses parents après tant d’années de séparation? Deux fois auparavant, ils s’étaient rencontrés à l’étranger, mais c’était tellement différent que de les retrouver dans cette maison familiale où il avait coulé toute son enfance! Il n’eut cependant pas à se questionner longtemps car, de loin il vit les silhouettes de son père et de sa mère à travers les plantes ornementales qui bordaient l’entrée de la maison et déjà, il crut ce que son coeur vit. A l’attendre avec toute l’énergie de leur volonté et tout l’espoir de leur coeur, ils avaient oublié de vieillir. Comme eux, il remercia le ciel de ce jour faste que sa mère honora par le bouquet de roses déposé sous l’icône de la Vierge Marie. Il s’attendait à les plaindre, il était en face de deux personnes en déclin, certes, mais encore très solides, qui le plaignirent de ne pas s’être remarié et, dans le discours desquels, il perçut ce qu’il crut être un reproche, d’avoir divorcé d’Anacaona qu’ils aimaient beaucoup. Le temps de quelques nouvelles du village, il apprit avec une grande joie que trois de ses amis d’enfance Martin, Daniel et Jean-Yves, qu’il n’avait pas revus depuis longtemps, étaient de passage à Val des Landes et s’informaient de ses nouvelles. Dès ce moment, il comprit qu’il n’aurait de cesse de les retrouver avant son départ, persuadé que de telles occasions risquaient de ne pas se présenter de si tôt. En attendant, il se dispersa à travers le village, à regarder, à contempler, à humer et à écouter. Et d’abord, à s’emplir de ce murmure qui lui parvenait par les pores autant que par les oreilles. Un murmure qui avait bercé ses plus tendres souvenirs et qui s’accompagnait autant des relents de la place du marché, que des effluves changeant au gré des saisons et qui montaient de la campagne environnante. Un murmure qui répondait aux souvenirs enfouis dans la débâcle du temps, quand certain jour de ses cinq ans, le rassemblement du marché infiltré, à ce qu’on lui dira plus tard, par des agitateurs politiques venus d’ailleurs, tourna à l’émeute et que son père, pour des raisons de sécurité, dut venir le chercher à l ‘école. A la lueur vacillante de sa mémoire, il revit encore très bien le visage hagard du malfaiteur qui voulut s’en prendre à son père et que ce dernier terrassa d’une jambette, doublée d’un crochet de gauche à la mâchoire avec une telle dextérité et une telle énergie, que longtemps après, il le crut invulnérable. Et dans la sarabande des souvenirs bruyants, il discerna également la saga des cigales qui chantaient et qui se répondaient mutuellement durant tout l’été, donnant parfois l’impression qu’elles étaient nulle part et partout à la fois. Et que dire des anolis dont les cris ou les plaintes mélancoliques annonçaient la tombée du jour et qui, des fois, parce que l’orage en perspective avait chassé le soleil avant la fin de son parcours, se laissaient berner par le temps, en annonçant à tort, l’imminence du soir. Au cours de l’après-midi, la place du marché se vida lentement. Accoudé à un rocher du côté est du village, il regarda les passants qui s’en allaient, parfois assez loin et il essaya de tester ses capacités à les reconnaître, mais à sa grande stupéfaction, sur une centaine d’entre eux, à peine en eût-il reconnu une demi-douzaine. Cette constatation lui serra le cœur et lui fit la même sensation, que le jour où il ne sentit plus le fond de la mer sous ses pieds : il jouait dans les eaux peu profondes de la plage quand il tomba dans une crevasse sans savoir nager. Mais c’était, parait-il, une des lois de la vie. Les générations se succèdent et il arrive un moment où l’on devient étranger dans sa propre maison... Cependant, il n’eut pas le temps d’être morose, car son attention venait d’être attirée par un jacassement auquel il n’était pas habitué à Val des Landes. Une colonie de madame-saras avait décidé, dans une bonne humeur qui n’appartenait qu’à elles, d’élire domicile dans un palmier, agrippant un nombre considérable de nids à chacune des feuilles et charroyant, à n’en plus finir, des matériaux pour les consolider. Longtemps, il resta à les observer et à essayer de comprendre à quelles fins, dans l’idéal des oiseaux, servent une telle ingéniosité et un tel grégarisme. Et tandis que, tournant le dos au village, il contemplait la vue imprenable qui s’offrait à lui sur les habitations à flanc de coteaux qui longaient le chemin de Dorais, on lui communiqua l’arrivée à la maison de ses amis. Son coeur se souleva et il se mit à courir pour aller au devant d’eux. La rencontre avec ces derniers fut une fête qui se prolongea tard dans la soirée. Ayant prévu qu’ils ne voudraient pas se quitter, Mme Lalande les avaient invités à souper. En attendant, ils firent grand usage de ce cocktail dont elle avait le secret, racontant chacun, sa trajectoire, à la demande des autres, depuis cette fameuse randonnée à la chute de Bassin-Bleu. Curieusement, chacun avait son Bassin-Bleu à l’esprit, lequel n’était pas nécessairement celui des autres. Par-delà les faits qui composaient cette journée, chacun, en effet, gardait tel ou tel élément particulier, comme lui étant plus significatif, colorant par le fait même l’impression générale qui s’attachait à ses souvenirs. Tout le monde s’entendit néanmoins, pour reconnaître que la noyade appréhendée du jeune de Jemal était, par l’émotion libérée, un des éléments-clé de cette journée. Par la suite, Jean-Yves entreprit de résumer son cheminement. Il commença le premier parce qu’il a, disait-il, la certitude que c’est le plus simple. Dès la fin de ses études secondaires, il s’inscrivit à la faculté d’ethnologie tout en tâtant également du droit, avant de faire allégeance définitivement aux sciences sociales, et d’obtenir une bourse pour étudier l’anthropologie au Chili. Au cours de cette période, il voyagea beaucoup en Amérique latine, ce qui lui permit de prendre le pouls des foyers révolutionnaires qui s’allumaient un peu partout, avant de se stabiliser à Caracas où il obtint une chaire d’anthropologie. Avec sa mimique expressive qui ne le quittait pas, on le retrouva tel qu’on l’avait toujours connu avec la manie des calembours en moins. Dans trois semaines, il aura terminé son séjour en Caraïbe, car son année sabbatique arrivait bientôt à son terme. Le cas de Daniel était plus exemplaire de la trajectoire des Caraïbéens, du moins en ce qui concerne son point de chute. Quelque temps après avoir terminé son cours de génie et ne voyant rien d’important à l’horizon en Caraïbe, il se retrouva à bord d’un avion en partance pour New-York. Ne parlant pas l’anglais, son désarroi était si grand qu’il s’en fallut de peu qu’il ne revînt en Caraïbe. Pour survivre au cours de cette période, il se métamorphosa en plongeur, dans un restaurant de la Cinquième Avenue, lui qui ne connaissait rien à ce genre de tâches. Et pourtant, c’est avec l’argent gagné par cette activité, qu’il se devait d’avoir repris le chemin de l’université et d’obtenir un diplôme américain, son véritable passeport. Muni de ce parchemin, il fut engagé par une firme d’ingénieurs consultants, devenant avec le temps, un membre important de l’entreprise. Il venait en Caraïbe presque chaque année depuis quinze ans et jamais il n’avait la chance de rencontrer un des anciens amis. Il fallait que cette année, il en rencontre trois d’un coup. C’était vraiment trop pour lui! Disait-il, dans un gros éclat de rire. Mais c’est le parcours de Martin qui sembla le plus surprenant. Quelle était la probabilité qu’un jeune Valois aille extraire les dents des gens de Paramaribo et de Cayenne? Si on leur avait posé cette question à l’époque de leur adolescence, chacun aurait dit qu’elle est nulle. Et pourtant, c’est ce que Martin faisait depuis vingt ans déjà, après avoir obtenu son diplôme de la faculté d’Art dentaire de Portopolis. A la lisière de la jungle de cette région de l’Amérique du Sud, il extrayait des dents à un rythme industriel et aussi à des tarifs très alléchants, parce qu’il n’y avait pas de concurrence. Il ne le disait pas expressément, mais tout le monde comprit qu’à ces conditions, il avait vite constitué un pécule intéressant. Il reconnut qu’à quelques occasions, d’autres diagnostics et d’autres soins auraient été plus appropriés, mais à sa décharge, il prétendit que jamais d’autres choses ne lui étaient demandées. Il avait décidé d’aller en vacances, mais il lui faudra prendre des bouchées doubles, à son retour pour se retrouver dans son agenda. Sur ce rythme, chacun greffa plusieurs histoires personnelles durant une bonne demi-heure, quand quelqu’un remarqua que Georges n’avait rien dit encore de son cheminement, après toutes ces années. Au pied du mur, il esquissa lui aussi en quelques traits, les lignes de force de son parcours, mais visiblement, sans répondre à toute la curiosité de ses amis qui, depuis toujours, avaient pris l’habitude d’évoquer son image à côté de celle d’Anacaona, comme si chacun participait, d’une quelconque façon, à la personnalité de l’autre. Et c’est ainsi qu’il était amené, sans dire mot de son divorce, à parler de long en large des travaux d’Anacaona dans le domaine musical, et la représentation prochaine de deux opéras de sa composition, sur l’une des meilleures scènes du monde. Finalement, Anacaona en était-elle venue à faire les frais de l’entretien, tantôt pour son orientation professionnelle, son courage et sa pugnacité, tantôt pour les thèmes qui avaient fait l’objet de son inspiration musicale. Jean-Yves dit qu’à sa connaissance, au-delà de sa valeur artistique dont il ne doutait pas et sur laquelle, il ne pourrait pas se prononcer, c’était la première démarche de réhabilitation de la mémoire du peuple indien. Il se disait fier que cette initiative heureuse dont pouvaient s’honorer tous les Caraïbéens, vienne d’une Caraïbéenne qui était d’abord une Valoise. Daniel abonda dans le sens de Jean-Yves pour ce qui est de La tragédie de la reine du Xaragua et considéra, par ailleurs, comme très pertinent que l’oeuvre d’Aimé Césaire, trouve écho dans une production Caraïbéenne remarquable. A défaut de pouvoir être disponible à une représentation de La tragédie du Roi Christophe, tout le monde manifesta le désir d’être présent à la première de La tragédie de la reine du Xaragua où Anacaona elle-même serait le chef d’orchestre. Et Jean-Yves, en partant, lança à la cantonnade « A quand la représentation des oeuvres d’Anacaona sur une scène de Val des Landes? » Sur quoi tout le monde rit aux éclats, avant de se séparer, en espérant se revoir à la première de l’opéra convoité. Resté seul avec ses parents, Georges aurait dû être un tantinet mélancolique du départ de ses amis et pourtant, il jubilait apparemment sans raison. Pris dans le tourbillon qui accompagnait, à chaque fois, la chronique des événements à Val des Landes et en Caraïbe, il n’avait pas le temps d’analyser les ressorts de sa bonne humeur. Mais une fois dans sa chambre, un peu plus tard, il comprit que l’éventualité de revoir ses amis à l’opéra, dans un an peut-être, en était en partie l’explication, mais que c’est surtout l’utopie de la représentation de cet opéra à Val des Landes qui avait suscité, il ne savait comment, cette allégresse. Un peu comme si d’y avoir seulement osé penser, témoignait d’avoir franchi la première étape de sa réalisation. Il savait bien que l’idée était chimérique, mais il aimait bien jouer avec une telle chimère, comme un chat avec une pelote de fil, la lançant et la rattrapant jusqu’à la fatigue. Au moment de se coucher, il regretta de n’avoir pas songé à inviter Rémy à se joindre à eux. «Plus on est de fous, plus on s’amuse » dit-on à Montréal, et il crut que Rémy n’aurait pas manqué de jouer son rôle de fou comme il faut, riche qu’il était, d’une si longue expérience New-Yorkaise. Et en même temps, il prit conscience, qu’il n’avait pas salué encore la tante de Rémy, auprès de qui il avait passé une bonne partie de son enfance, se couvrant de son affectueuse protection et se régalant de ses sucreries. Il se promit de lui consacrer les premières heures du lendemain, avant de partir à l’aventure, comme prévu, avec son ami. Il était assez tard quand il se réveilla le lendemain matin, et les événements, il était clair, n’allaient pas se dérouler comme il les avait imaginés. Très tôt, des gens qui étaient au courant de son arrivée au village et qui ne l’avaient pas vu, depuis très longtemps, se mettaient à défiler chez ses parents, rendant son déplacement problématique. Il avait fallu que Rémy vînt le chercher et même alors, il ne lui était pas facile de s’éclipser. Tout cela avait eu pour conséquence, de compromettre la randonnée envisagée à quelques kilomètres du village, à un site qui était dans le passé, témoin de tant d’aventures enfantines et adolescentes, y compris les premiers émois inspirés par Anacaona. Et pourtant, il ne s’attardait pas en esprit à ce lieu magique, renvoyant à plus tard, il ne savait quand, le pèlerinage à cet endroit. Le soir tombait. Les deux amis s’engagèrent par un chemin de traverse dans la clairière d’un sous-bois, reprenant un parcours emprunté, jadis, des centaines de fois. Derrière la cîme des arbres, une lune encore jeune jetait une lueur blafarde sur la frondaison alentour, en inspirant la muse des crapauds. Pendant de longs moments, ils se répondirent en des croassements délirants, avant de tomber dans une complète léthargie, laissant la scène aux aboiements sporadiques des chiens éperdus de bonheur, devant le retour de la lune. Entreprenant de faire le tour du village avant de rentrer, le périple se réalisa plus rapidement que prévu. Le bistrot où se réunissait, dans le temps, quelques villageois autour d’un verre, avait, depuis longtemps, fermé ses portes. Il en était de même de ce café un peu rudimentaire, également salle de danse dans les grandes occasions et où il avait esquissé ses premiers pas de danse. Quant aux maisons des amis qui jalonnaient la rue principale, si elles existaient encore, depuis que les parents étaient morts et les jeunes engagés dans un voyage sur les routes du monde, elles étaient habitées par des gens qu’ils ne connaissaient pas toujours. Le village avait toujours une âme, mais pas celle qu’ils avaient laissée. Et ils n’avaient pas le temps de se concilier la nouvelle. C’était finalement l’heure de faire ses adieux à Val des Landes et de rentrer, car dès l’aurore, ils comptaient reprendre la route du retour vers Portopolis. CHAPITRE XIX LA TRAGEDIE DU ROI CHRISTOPHE Maintenant qu’elle venait d’accompagner sa mère à son lieu de repos, Anacaona n’avait qu’une idée en tête : revenir le plus tôt possible à Montréal, de façon à participer aux préparatifs de la première de son opéra. Elle avait tenté sa chance par le vol de retour de Georges, mais il n’y avait pas de place avant une semaine. Invitée à s’inscrire sur une liste d’attente, en cas d’annulation de dernière minute, elle ne fonda, néanmoins, pas beaucoup d’espoir sur de telles probabilités. Cette situation non appréhendée la laissa dans un état de réelle déception, quand elle vit partir Georges, sachant que la répétition générale risquait d’avoir lieu en son absence. Quant à ce dernier, sitôt arrivé de Val des Landes, il se fit conduire à son hôtel, où il essaya vainement d’entrer en contact avec Esmeralda. Ayant conclu qu’elle était peut-être sortie, il se promit de frapper à sa porte un peu plus tard. Dans l’intervalle, il fit une virée en ville, à la suite de quoi, il prit le chemin de Belleville dans le but de faire ses adieux à la famille Mannoni. Il était très tard quand, finalement, il put réintégrer sa chambre d’hôtel, estimant cette fois, qu’il était malséant d’aller frapper à une heure indue à sa porte, et renvoyant le projet à demain matin. Mais à son réveil, un peu tard le lendemain, il n’eut pas plus de succès. Alors seulement, il pensa à vérifier auprès de la standardiste de l’hôtel pour apprendre, qu’elle avait, le matin même, remis la clé de sa chambre. Dès ce moment, Georges comprit que son voyage n’allait pas se dérouler comme il l’avait prévu. Dès avant le décollage de l’avion, il identifia la place d’Esmeralda loin à l’arrière, et arriva facilement à convaincre son voisin de siège, de changer de place avec lui. Si elle était heureuse de l’opération, elle ne le manifesta pas, car elle avait une grande déception sur le coeur. Le niveau de ses ressentiments baissa quelque peu, seulement, après s’être aperçue du malheureux hasard qui l’avait privée du message de Georges. Cela avait comme conséquence de rétablir un contact qui, à son point de vue, n’existait plus. En dépit d’un effort sérieux, que Georges se croyait obligé de faire pour instaurer des relations plus acceptables, tout au long du voyage, les échanges dépassèrent, à peine, le niveau instrumental, pour s’attacher au travail de Georges, aux difficultés rencontrées dans son rôle de gestionnaire et, du côté d’Esmeralda, à sa nouvelle marotte que constituait la pratique de la peinture. Et encore, en arriva-t-elle dans ses propos, qu’ultimement, après des approches laborieuses et insistantes de la part de Georges. De sorte qu’en se séparant, une fois parvenus à destination, elle, allant chercher sa voiture en stationnement à l’aéroport et Georges, prenant un taxi, plus rien ne semblait exister entre eux. Dans l’auto qui le conduisait chez lui, Georges pensait qu’il était bien malheureux que les choses finissent ainsi pour elle. Il en eut le coeur serré. Il s’était mis en colère contre elle et pourtant il l’aimait. Peut-être pas d’un amour fou, mais d’un sentiment honnête et respectable. Son problème ou le sien, c’était l’incapacité pratique de jongler avec une situation qui ne devait, pour rien au monde, avoir des répercussions sur Anacaona. Il avait essayé de la lui faire comprendre, mais il ne pouvait pas tout lui dire. En matière sentimentale ou affective, il y a un seuil d’explication qu’on ne peut pas dépasser, au risque de rendre les choses, si elles sont compliquées, de l’être encore davantage. En dépit du bonheur qu’il aurait eu à voyager avec Anacaona, il se félicita, néanmoins, qu’elle n’eût pu avoir de place. Cela lui évita d’avoir à se trouver dans une situation délicate, dont on ne peut pas toujours augurer de la fin, et qui lui permit de sauvegarder l’intégrité de sa relation telle qu’il se l’était imaginée avec elle. Il n’était pas plutôt arrivé que son téléphone sonna. Croyant à un importun, il décrocha de mauvaise grâce. C’était, pourtant, Anacaona qui désirait le voir vérifier pour elle la date exacte de la répétition générale auprès du Centre Royal. Compte tenu de l’heure tardive, il était entendu qu’il le ferait, dès le lendemain matin et l’en informerait immédiatement. Effectivement, dès l’ouverture des bureaux, il n’éprouva pas de difficulté à entrer en contact avec le service concerné, mais ce qu’il eut à dire à Anacaona, ne put que confirmer ses craintes : la répétition générale était prévue pour le lendemain à quatorze heures et il apprit, en même temps, que M.Spike avait essayé à plusieurs reprises de la rejoindre. Anacaona fut très déçue, mais elle se réconforta en se disant que ce n’était pas la première de l’opéra qu’elle manquerait. A cette occasion, dût-elle franchir l’Atlantique à la nage, elle serait présente. Et d’entendre l’écho de sa voix se répercuter dans un espace indéfinissable au téléphone la porte à s’esclaffer. C’était la première fois, depuis son séjour en Caraïbe, qu’elle se laissait aller à ce mouvement spontané de gaieté, qu’au demeurant, elle trouva presque scandaleux à la mémoire de sa mère. Heureusement qu’elle avait pu se faire confirmer, quelque temps après, la rétention d’une place à son nom! Elle ne se scandalisait plus de sa gaieté quand elle en fit part à Georges par la suite, lequel s’engagea à aller l’attendre à l’aéroport. Au moment prévu, ce dernier n’eut pas à patienter longtemps, car elle était l’une des premières personnes à franchir l’étape de la douane. A la regarder grande et mince s’avancer vers la sortie, Georges ne pouvait s’empêcher de penser, qu’à l’instar d’Esmeralda, elle n’avait pas vieilli, comme si elle aussi, était restée pendant plusieurs années en marge du temps. Et dans un accès d’égotisme humoristique qui le fit sourire et qu’elle remarqua, il attribuait à son contact, cet air permanent de jouvence que dégageaient les femmes qui lui étaient proches, pendant qu’une voix intérieure, grinçante celle-là, avait tendance à dire : proches et distantes à la fois! Et quand quelques minutes plus tard, Anacaona lui réclama l’explication de son sourire, il n’osa pas entrer dans les détails, se contentant d’éluder le sujet. Si elle ne craignait pas d’indisposer M.Spike à cette heure tardive, Anacaona aurait essayé de l’appeler de l’aéroport, tellement elle était impatiente d’être renseignée sur l’évolution des préparatifs de l’opéra, mais la sagesse l’emporta sur son impatience et elle reporta, à plus tard, sa quête d’informations. Néanmoins, elle était très excitée. Elle avait hâte de connaître son impression générale sur la réalisation de l’oeuvre, la capacité des musiciens à rendre son intention musicale. Elle n’osa pas dire la même chose au sujet du chef d’orchestre, mais elle ne le pensa pas moins, la prestation des interprètes, au double point de vue de la performance vocale et du jeu théâtral. A défaut de se faire une idée, elle-même, sur la valeur artistique de l’oeuvre, elle voulait savoir, au moins approximativement, à quoi elle pouvait s’attendre du public. Par conséquent, elle ne se fit pas prier pour se lancer de grand matin, le lendemain, sur le téléphone. Quiconque l’observerait à ce moment n’aurait pas besoin d’être grand clerc, pour connaître l’impression de son informateur à l’autre bout du fil. Au fur et mesure de l’entretien, son visage quitta l’air de sévérité inquiète qui le caractérisait au départ, pour afficher, peu à peu, une apparence de détente, jusqu’à devenir lumineux à la fin. M Spike avait une impression excellente de l’opéra. Sa seule réserve n’avait rien à voir avec l’oeuvre en tant que telle, ni avec son interprétation. Il s’agissait plutôt de la soprano qui, à la veille de terminer la répétition, avait un malaise. On espérait que cela ne préfigurait pas quelque chose de plus grave et on se proposait de suivre l’évolution de la situation. A la rigueur, s’il survenait le pire et qu’elle ne puisse être présente, sa remplaçante, prévenue, était déjà en train de peaufiner son interprétation. Le jour de la première fut exceptionnel dans la vie d’Anacaona. Seule l’énergie puisée, au cours de cet événement, pouvait expliquer pourquoi, elle était encore surexcitée, une semaine plus tard. Tous les médias, à l’unanimité, saluaient la grande valeur artistique de cette production. Et l’on s’arrachait, qui M.Spike, qui Mme Mannoni pour des interviews à la télévision ou à la radio. Même Jacques Lambert, le réputé critique musical qui était la terreur de ce milieu artistique, se répandait en félicitations à l’endroit de la compositrice et du chef d’orchestre, tout en n’omettant pas de mentionner, comme d’habitude, quelques réserves vis-à-vis des musiciens ou des interprètes. Par exemple, il trouvait que l’attaque était un peu molle à l’ouverture de la part des cordes, et que le baryton n’avait pas rendu le crescendo des dernières mesures, du deuxième mouvement, aussi expressif qu’il aurait été nécessaire. Quant à la mezzo-soprano, il lui reprochait d’avoir manqué une note. Tout cela, convenait-il, était imputable au tract de la première et il croyait que ces peccadilles seraient effacées pour la deuxième représentation. Mais les accents dithyrambiques étaient venus de L’idéal christophien, un journal d’émigrés Caraïbéens de la région septentrionale de l’île, qui déifiaient le roi Christophe, et qui vivaient leur chauvinisme à la hauteur de son mythe. Il portait Anacaona aux nues et rêvait, rien de moins, que la Citadelle du Septentrion, pût, on ne savait comment, résonner des accents de cette musique envoûtante qui semble, disait-il, avoir été conçue, pour exprimer l’atmosphère mystérieuse et galvanisante de la cérémonie du Bois-Caïman. Mais un des hommages, auxquels Anacaona était la plus sensible, venait de Georges. Assis à côté d’elle dans une des loges réservées aux hôtes de marque, à un endroit où ses sens étaient particulièrement bien servis, il avait écouté, transfiguré, ne cessant de regarder Anacaona, de l’air de quelqu’un qui se demandait, si c’était bien elle, l’auteur de tant de merveilles et, ne cessant d’appuyer ce qu’il voyait ou entendait, d’onomatopées significatives de la splendeur de ses impressions. Cette nuit-là, sur la route du retour vers Montréal, Anacaona ne sut lequel était plus excité, de Georges ou d’elle-même. Grisés comme ils étaient, ils n’eurent pas sommeil et pas davantage envie de rentrer chez eux. C’est à ce moment qu’avisant un hôtel de la périphérie de la ville où il y avait, à l’entrée, un attroupement, l’idée leur vint de s’en approcher, de voir ce qui s’y passait et surtout, de juger de la possibilité de se faire servir à boire, malgré l’heure tardive. Ils n’eurent pas de difficulté à cela et, le temps d’entrer, ils s’installaient déjà au bar, où ils passèrent en revue le déroulement de la soirée, parlant musique, décor, performance vocale etc... Anacaona n’avait pas prévu qu’on l’inviterait à monter sur la scène après les interprètes et cela avait entraîné de telles ovations qu’elle avait failli pleurer de joie. Georges avait remarqué qu’elle portait la robe qu’il fallait pour une telle cérémonie, une robe qui captait bien les lumières du système sophistiqué d’éclairage et qui rehaussait encore davantage son éclat, en mettant en valeur sa beauté. Les premières lueurs de l’aurore étaient apparues au loin derrière la montagne, rosissant le ciel, quand ils reprirent la route. Quand Anacaona entra dans son appartement, elle était sous l’empire d’un sentiment d’irréalité et s’imaginait que les adeptes de la drogue devraient connaître des sentiments analogues. Elle n’avait pas sommeil, elle n’avait pas faim, mais elle avait besoin d’espace et d’air. Aussi décida-t-elle d’aller marcher un peu, autour du parc. Elle s’était abstenue de cette activité en ce lieu, depuis l’époque du crime dont elle avait été témoin. Maintenant guérie de sa peur de se faire descendre par les truands, elle osa s’y risquer. A cette heure matinale, le parc était tranquille et silencieux. Seules des particules minuscules dansaient dans les rayons obliques qui zébraient l’espace délimité par la pergola et les alentours, pendant que les gouttelettes de la nuit, étendues ça et là sur les feuilles, achevaient de narguer le soleil encore timide. Et avant que l’arrivée des sportifs de tout acabit, y compris les coureurs, ne vînt, selon un rite urbain devenu populaire, perturber la sérénité du parc, elle s’asseyait sur un banc que le soleil commençait à lécher de ses rayons. Contaminée par le calme de l’environnement, elle sentit, petit à petit, s’évaporer son agitation intérieure, comme les gouttelettes étalées sur les feuilles autour d’elle. Apaisée et heureuse, elle songea à la prochaine étape. Mais elle y songea avec plus d’assurance. Elle avait fait l’expérience que le travail paie quand on n’a pas peur d’y mettre de l’effort. Plus elle y pensait, plus la métaphore de l’alpiniste s’imposait à elle. Elle se considérait comme au premier camp de base à partir duquel, on peut vraiment se déployer pour attaquer la montagne. Il fut un temps où son rêve n’allait pas plus loin que cette première étape. A l’époque, elle était pour elle inaccessible. Ce n’était plus le cas aujourd’hui, mais un autre défi important l’attendait et elle devra le relever pour qu’elle soit fière d’elle-même. Et ce défi portait le nom suivant : La tragédie de la reine du Xaragua. Cet opéra devrait la voir aux commandes de l’orchestre, comme le capitaine à la barre d’un transatlantique. Et rien que d’y penser, une bouffée de chaleur lui montait à la tête, comme cela arrivait dans le passé quand elle faisait du stress. Mais, c’était tout à fait passager, car elle était devenue très calme, pendant que le parc et ses alentours, s’animaient des mille petits bruits de la ville qui s’éveillait... C’est dans de telles dispositions qu’elle réintégra son appartement, en pensant à laquelle des dix représentations prévues de son opéra elle voudrait assister à nouveau. Une représentation qu’elle verrait davantage comme critique, en vue de la prochaine étape à franchir. Lors de la première, elle était trop excitée pour avoir pu se donner suffisamment de recul. Et s’entendant sur le jour qui lui convenait le mieux, elle commençait en imagination, à donner vie à son prochain défi. Dans cette perspective, elle décrocha le téléphone, s’entretint avec deux personnes et prit trois rendez-vous pour le lendemain, avant de se laisser tomber dans un bain moussant qu’elle rendit le plus chaud qu’elle pouvait supporter. Et quand une demi-heure plus tard elle en sortit, elle était prête à tenter le sommeil et à essayer de rattraper les méfaits de l’insomnie de la veille. Auparavant, elle ferma les rideaux et neutralisa la sonnerie du téléphone. A son réveil au début de la soirée, affamée comme un ours au sortir de l’hibernation, elle eut envie d’inviter Georges à la rencontrer au Rivage, mais elle tomba sur un jeune homme qui lui était inconnu : Georges ne sera pas là avant deux heures environ, et à l’invitation de laisser un message si tel était son désir, elle préféra s’abstenir, disant qu’elle rappellerait plus tard. Dans ce cas, elle n’eut pas d’autre choix que d’aller seule au restaurant. Et tout au cours de la soirée, elle n’arrêta pas de s’interroger sur l’identité du jeune homme. Aussi, dès son retour, sachant que Georges était censé être chez lui, elle ne manqua pas de téléphoner. Par bonheur, c’est ce dernier qui décrocha. De but en blanc, elle le questionna sur l’identité de celui qui lui avait répondu auparavant. Après un instant d’hésitation qu’Anacaona interpréta à sa façon, Georges expliqua qui il était, comment il les avait rencontrés, lui et sa mère par hasard, la situation de pensionnaire du jeune à Montréal, et l’invitation qu’il lui avait faite de l’accueillir à sa convenance en week-end, quand il ne pourrait pas se rendre chez ses parents. Mais, s’avisant de son hésitation précédemment, Anacaona resta avec l’impression que Georges lui cachait quelque chose. Elle connaissait bien son aventure zurichoise : c’est lui-même qui lui en avait parlé, au lendemain de son retour d’Europe. Elle en était estomaquée, mais considérant les circonstances de temps et de lieu de cette aventure et surtout, qu’elle était déjà reléguée dans le passé, elle avait passé l’éponge. Mais pour lors, deux questions la préoccupèrent : quelle était la véritable relation de Georges avec ce jeune homme? Serait-il son père? Mais par delà ces questions, ce qui la taraudait au plus haut point, c’était l’avenir des relations de Georges avec cette femme qu’il venait de retrouver. Il fut un temps où elle était tout à fait qualifiée pour lui demander des comptes, mais au nom de quoi le ferait-elle aujourd’hui? Ce n’était sûrement pas en sa qualité de divorcée, ni au nom de celle qui avait repoussé sa demande en mariage! Pour la première fois, depuis longtemps, elle eut un sentiment de jalousie; elle connaissait l’impression d’être acculée au pied du mur ou de courir le risque d’être prise de vitesse par une concurrente plus rapide qu’elle. Ce n’était pas tout à fait cela, mais c’est ainsi qu’elle le ressentit. Dans les jours qui suivirent, l’impression s’incrusta, d’autant plus, que par une coïncidence étrange, Georges s’était abstenu de communiquer avec elle. Elle interpréta alors le fait comme une confirmation de son hypothèse sur sa paternité et son refus d’avoir à s’en expliquer. Auparavant, elle l’eût, elle-même, appelé, mais de crainte que son appel ne se prêtât à ce qu’elle considérerait comme une mésinterprétation, dans la croyance à une sorte de jalousie actuelle ou rétrospective, elle se garda de le faire. Au fond, elle en voulut à elle-même, comme à Georges, de se trouver dans cette situation. C’est longtemps après qu’elle s’obligea à reconnaître que ce dernier ne l’avait pas lésée, pas plus d’ailleurs que la Mexicaine. Quand le fort est à l’abandon, on ne peut faire grief à qui que ce soit de l’occuper. Mais cette constatation, au lieu de l’apaiser ne fit qu’augmenter son niveau d’inquiétude et la sensation d’avoir le dos au mur. Les événements voudraient qu’elle se révèle et s’engage aujourd’hui par rapport à Georges. Pourtant, la seule chose pour laquelle elle se sentit capable de s’engager, c’était le parachèvement de son oeuvre maîtresse, jusqu’à ce qu’elle soit livrée au public, en quelques représentations, avec elle-même au pupitre du chef d’orchestre. D’ici là, il lui faudra surmonter suffisamment de difficultés avant la pleine latitude de sa liberté et de son indépendance. Et comme si elle voulait faire pour elle-même le bilan de ces difficultés et la manière dont elle comptait y faire face, elle réfléchissait aux expériences déjà faites et à celles qui lui restaient à faire. Ses atouts consistaient, en tant que créatrice de l’oeuvre, dans sa grande connaissance de la partition. Mais à part un effort sérieux à l’Institut de musique, en vue d’approfondir les sonorités instrumentales, il avait encore beaucoup d’acquisitions à faire à cet égard. Bien entendu, elle ne partirait pas d’une table rase, mais surtout, en ce qui a trait aux cuivres, aux instruments de percussion et même aux bois dans lesquels elle avait moins d’expérience, il lui fallait faire des expérimentations au plan sonore sur les registres, les timbres, les puissances etc... Pour plusieurs raisons dont le rôle imparti à la percussion dans sa partition, elle tenait à leur donner une attention particulière, notamment, les instruments à hauteur de son indéterminée comme la grosse caisse, les cymbales, les castagnettes etc. De plus, elle avait tout à apprendre de la gestique qui est le mode par excellence de communication du chef d’orchestre et d’un élément qui, pour n’être pas très concret, n’était pas moins important dans la direction orchestrale. Il s’agissait, de ce qu’elle appelait, l’architectonique de l’orchestre et qui condensait vaguement dans son esprit, son approche de l’orchestre compte tenu de la partition, ce qui est, incidemment, tout à fait différent d’une approche de la partition compte tenu de l’orchestre. Cela sous-entendait une parfaite connaissance de cette partition, mais aussi une disposition spatiale des instrumentistes qui puisse maximiser l’effet escompté et favoriser la communication du chef d’orchestre. En ce qui concerne les derniers éléments, elle se proposait de multiplier les exercices personnels appropriés, mais elle comptait également répondre favorablement à l’offre de service de M.Spike à cet égard. Ce qui, tout compte fait, lui réservait encore beaucoup de travail en perspective. C’est donc dans le contexte de ces préoccupations artistiques que s’inséraient ses inquiétudes sentimentales. Elle savait depuis assez longtemps, qu’elle en viendrait à succomber au chant modulé en sourdine et avec constance par Georges et qui résonnait parfois à ses oreilles comme un épithalame, mais elle n’avait nullement envisagé d’être sommée de se décider de façon intempestive, sous peine d’être prise de vitesse par une rivale qui paraissait avoir un atout maître dans sa manche, étant la mère de l’unique enfant de Georges. Anacaona avait beau tourner la question sous tous ses angles, celle-ci s’était présentée dans sa même vérité froide et inexorable, n’offrant aucune alternative à la seule voie de solution qui s’offrait à elle. Mais poussée à agir coûte que coûte, elle décrocha le téléphone et composa le numéro de Georges. Vu l’heure, elle s’attendait à devoir lui laisser un message dans sa boite vocale, mais surprise! Georges était là. Elle ne passa pas par quatre chemins et lui dit qu’elle espérait le rencontrer le plus tôt possible. Il lui fit savoir que ce ne serait pas avant le surlendemain, car il sortait à l’instant et comptait rentrer tard dans la nuit, alors que demain il serait absent toute la journée jusqu’à une heure avancée de la nuit. Déçue, elle se perdit, en attendant, dans les méandres d’une pensée elliptique qui essayait d’inventer le procédé permettant de courir deux lièvres à la fois sans en perdre un. CHAPITRE XX LE MARIAGE Comme la première fois où Anacaona avait demandé à le voir, Georges s’obstina à en deviner les raisons. Et se souvenant qu’à ce moment sa sécurité était en jeu, il ne fut pas certain, cette fois-ci, d’avoir bien réagi en reportant au surlendemain la rencontre avec elle. Cependant, en se disant que s’il y avait une situation d’urgence, elle ne manquerait pas de le lui faire savoir, il arriva à refouler le sentiment de culpabilité qui s’imposait, petit à petit, à lui. Pourtant, tout au long de cette soirée promotionnelle organisée par sa compagnie, quand les exigences des affaires ou de la mondanité le permettaient, il ne manqua pas d’avoir une pensée pour la rencontre qu’elle réclamait. En quoi consistait-elle? Quel en était l’objet? Il se souvient du timbre de sa voix et de cette façon directe et vive qu’elle avait de lui parler… Il fallait que ce fût quelque chose d’important pour qu’elle affecte un tel air. Il aurait dû lui poser quelques questions. Savoir, par exemple, si ce n’était pas urgent… Mais, étant donné qu’il avait raté l’occasion de le faire, il devait composer avec la situation et attendre le moment prévu pour la rencontre. Pourtant, il n’arrivait pas à s’empêcher de revenir sur le sujet le soir même et toute la journée du lendemain, à une hypothèse qui lui parut farfelue de prime abord, mais qui, à force de la soupeser, prit un peu de consistance. Georges pensait à Pablo dont la présence chez lui avait semblé intriguer Anacaona. Et sans trop savoir dans quelle direction son imagination le portait, il se doutait que ce jeune homme avait partie liée avec l’objet de la rencontre. A l’heure précise du rendez-vous, il alla sonner chez Anacaona. Il n’avait pas plutôt franchi le seuil de l’appartement qu’elle éclata en sanglots. Jamais il ne l’avait vue dans cet état. Il essaya de poser des questions, de comprendre ce qui provoquait un tel déluge de larmes, mais son désespoir semblait d’autant plus grand que Georges se pressa autour d’elle. A un certain moment, tout en pleurant, elle laissa s’échapper des bribes de phrases présentant quand même une suite logique ( Je m’en veux... Je ne suis pas fière de moi... Je suis une égoïste...) qui informait qu’elle en avait avec elle-même, mais qui ne permettait pas à Georges de savoir pourquoi sa présence était requise. Finalement, retournant vivement vers ce dernier son visage tuméfié, elle lui dit : « Je t’ai fait venir pour savoir si tu veux toujours de moi, si tu veux te marier avec moi. » Et à la réponse affirmative et enthousiaste de Georges, elle ajouta : « Dans ce cas, moi aussi, je le veux de tout mon cœur. » C’est la dernière chose à laquelle s’attendait Georges.Dans ce sens, il était doublement surpris et heureux. En l’exprimant à Anacaona, il voulut néanmoins savoir pourquoi et comment elle en était arrivée à cette situation de désespoir. En matière d’explication, il s’attira une demande de renseignement concernant l’âge du fils de la Mexicaine. A sa grande satisfaction, ce dernier se révélait, après les informations de Georges, beaucoup plus jeune qu’elle ne croyait. Dans les propos sibyllins d’Anacaona, Georges crut percevoir, en la voyant considérer le temps écoulé depuis son départ de Zurich, qu’elle avait la preuve qu’il n’était pas son père. Aussi en était-elle tout heureuse. Dans le cas contraire, elle aurait craint que cette paternité ne renforce les liens avec la mère retrouvée comme par enchantement, et ne le conduise au mariage avec elle. Georges ne croyait pas nécessaire, néanmoins, de masquer son attachement à cette femme qu’il était, en effet, heureux de retrouver après tant d’années. Il disait croire que ce sentiment était peut-être réciproque, mais jamais l’idée de se marier avec elle, insistait-il, ne lui avait effleuré l’esprit. Et contre toute attente, à nouveau, Anacaona qui cessait de pleurer se remit à sangloter. Quand elle réussit, après quelques instants à se calmer, c’était pour s’excuser d’avoir été égoïste et odieuse avec lui. Si elle n’avait pas eu peur de le perdre au profit de la Mexicaine, il ne saurait pas aujourd’hui qu’elle tenait autant à lui. Pourtant, ce qui avait prévalu jusqu’à présent, c’était une relation assymétrique où elle était sûre de lui, alors que l’inverse n’était pas vrai. Elle aurait pu, plus d’une fois, lui assurer de ses sentiments à son égard, mais elle s’était abstenue de le faire, parce que, ce faisant, elle se ménageait un certain pouvoir sur lui, tout en créant les conditions dont elle avait besoin, pour l’exercice de ses activités artistiques. Connaissant ses sentiments, elle aurait fini par se révéler elle-même, en acceptant de répondre positivement à cette demande, mais pour des raisons personnelles, elle avait voulu choisir le moment le plus opportun et ce moment, ce devait être après la représentation de La tragédie de la reine du Xaragua. Même la démarche d’aujourd’hui n’échappait pas au procédé, trouvant son explication dans son intérêt personnel. Elle avait accepté de devancer le moment préalablement choisi, devant un risque appréhendé, rien que pour son bonheur éventuel, ne voyant pas l’intérêt de Georges, ni ce qu’il lui avait fallu d’amour et de patience pour endurer la situation qui lui était faite. C’est en ceci qu’elle s’était montrée odieuse et égoïste, et c’est en préparant la rencontre avec lui que cette situation se dessina à elle, en la révélant dans toute sa crudité et sa laideur. Georges essaya d’atténuer son sentiment de culpabilité en l’assurant, de son côté, qu’il n’était pas dupe et que ses explications confirmaient son analyse, mais qu’elle ne l’aimait pas moins. Il savait que le jour où elle se réveillerait, elle risquerait de ne pas être contente d’elle-même et que c’était le tribut à payer pour n’être fondamentalement, ni odieuse ni égoïste. Par ailleurs, si Georges n’était pas dupe de son comportement et de ses attitudes, comment pouvait-il continuer à l’aimer et à avoir à son endroit une telle douceur et une telle bonté? Pendant un certain moment elle resta songeuse, repassant en esprit les différentes situations dans lesquelles son comportement avait laissé à désirer. Finalement, c’est Georges qui la sortit de sa torpeur en lui faisant remarquer que cette circonstance dans leur vie était exceptionnelle et qu’elle méritait d’être fêtée en conséquence. Elle sourit pour la première fois de la soirée et se dirigeant vers son lecteur de disques, elle sélectionna le finale de la neuvième symphonie de Beethoven, avant de revenir se blottir contre lui, à l’écoute de l’Ode de Schiller apprêtée à la divine musique du magicien. Mais curieusement, c’est à la septième symphonie avec laquelle elle enchaîna par la suite, qu’elle donna sa préférence en cette circonstance. A son avis, c’est l’œuvre symphonique de Beethoven qui présente la plus grande unité mélodique et qui l’émouvait le plus. La beauté et la douceur qui émanent du deuxième mouvement, en accord avec ses aspirations intérieures, l’atteignirent au coeur tandis que l’entrain festif qui se dégage du finale, lui sembla ouvrir les portes de l’avenir pour y faire entrer la joie de vivre et paver la voie à la renaissance de son couple. Pour fêter ce jour faste de leurs retrouvailles, elle voulut passer la nuit chez Georges, dans ce lit qui avait été, pendant longtemps, son lit conjugal. Mais connaissant la contradiction qui existait chez elle entre les exigences de son coeur et celles de son art, Georges lui laissa toute la liberté de choisir le mode de vie transitoire qui lui plaisait le mieux. Elle aurait peut-être choisi de rester à son appartement jusqu’à son mariage, après les représentations de l’opéra, mais l’ombre d’Esmeralda planant aux alentours, la convainquit de déménager avec diligence et d’accélérer la date de son mariage. A compter de cet instant, les pions sur l’échiquier de leurs activités étaient complètement bouleversés, car des dispositions furent prises en vue d’un mariage prochain qu’ils voulaient religieux plutôt que civil, comme la première fois. Pour plusieurs raisons, ils durent faire des compromis avec le scénario envisagé au début. Délaissant l’idée d’un mariage fastueux à laquelle ils s’étaient d’abord ralliés, ils auront opté finalement pour une cérémonie intime, en présence d’un nombre réduit d’invités, et autant que possible, au monastère d’un prêtre-ami. Ces dispositions n’entamaient aucunement la discipline de travail à laquelle s’était astreinte Anacaona. Depuis son retour de Caraïbe, elle avait retrouvé ses étudiants et seul un congé obtenu, il n’y a pas longtemps, l’avait dissuadée d’en demander un autre. Pour ce qui était des travaux professionnels en dehors du collège, elle avait mis l’accent sur les acquisitions à faire sur le plan de la direction d’orchestre, en faisant une place particulière à la gestique dans son entraînement. Le soir, il lui arrivait de discuter avec Georges de ses réalisations et des difficultés rencontrées, pour découvrir combien il pouvait être agréable d’avoir une oreille active, lui permettant de faire le point sur les événements de la journée. Quant à Georges, il vivait le retour d’Anacaona comme un rêve dont il ne devait pas se réveiller, au risque de le voir s’évanouir. Même s’il avait fini par avoir la certitude qu’Anacaona lui reviendrait, il avait été pourtant pris par surprise quand le noeud était tranché. En dépit de son sens dramatique, il n’avait pas envisagé un tel dénouement. Dès la première nuit, en regardant Anacaona dormir à ses côtés, il s’était senti irradié de bonheur, comme sous l’effet d’ondes cosmiques bienfaisantes. Et réfléchissant à ce qu’était son défi, il se disait que, jusqu’alors, il faisait encore mieux qu’Orphée pour ramener son Eurydice et qu’il lui restait à faire autant que Dante pour la célébration de sa Béatrice. Malgré le rythme différent des activités et la dimension prosaïque de la vie quotidienne, le charme installé à demeure continuait d’opérer, aidé en cela par le souci sacré de George de faciliter et de promouvoir la liberté artistique d’Anacaona, avec tout ce que cela impliquait en termes de conditions préalables à assurer. Dorénavant, en plus d’anticiper les problèmes sentimentaux et leurs effets éventuels sur sa vie artistique, l’intendance domestique, qui constituait un frein à cette liberté et qui en était, dans l’esprit d’Anacaona, un des éléments les plus néfastes, sera assumée par un personnel dédié à cette fin, ce qui lui enlevait la nécessité d’être mise à contribution comme par le passé. Ainsi libérée, rien n’empêchait qu’elle pût se consacrer entièrement à son art. Si importantes que fussent les solutions apportées aux problèmes d’intendance, ce n’était pas d’abord cette facette de la réalité qui séduisait davantage Anacaona. Beaucoup plus significatifs étaient les changements survenus chez Georges lui-même. Bien sûr, il avait fait son mea culpa et reconnu ses responsabilités dans la situation ayant mené au divorce… Depuis que le contact s’était rétabli entre elle et lui, elle était témoin de ses manifestations de gentillesse et de prévenance à son endroit. Jusqu’à un certain point, elle croyait que cela participait de la cour subtile et constante dont elle était l’enjeu. Elle se mettait à penser qu’une fois dans un couple, il aurait tôt fait de retomber dans les ornières de jadis. Elle y pensait tout en espérant se tromper. Or, il semblait qu’elle s’était trompée, que Georges qu’elle connaissait, n’était plus le même dans sa façon d’être dans le couple, de voir, de sentir, de l’aimer. Elle retrouvait toujours celui avec qui elle avait grandi à Val des Landes et avec qui elle avait partagé ses jeux, ses joies, ses plaisirs, ses souvenirs et tant de choses encore, mais tout à coup, elle lui découvrit une sensibilité et une prescience qu’elle ne lui avait pas connue à un si haut degré. Il en fut de même de sa façon de la regarder, de la voir, comme si dorénavant, il captait des choses qui lui avaient échappé auparavant. Déjà, Anacaona avait la conviction qu’elle avait commis l’erreur de n’avoir pas fait confiance à Georges quand il avait fait sa demande en mariage. Bien que cela eût été dommage pour lui et pour elle aussi, finalement, mais si elle avait répondu favorablement tout de suite, elle n’aurait pas su qu’il pourrait mettre tant d’acharnement et tant de patience à la reconquérir. En ceci, elle considérait que c’était le plus beau trophée qu’elle eût reçu, d’avoir été choisie, une deuxième fois, entre toutes les femmes. C’est dans ce climat de tendresse et d’amour que le jour du mariage arriva. Comme prévu, la cérémonie se déroula dans l’intimité à la chapelle du monastère, en présence d’une trentaine de personnes triées sur le volet, dont une douzaine d’artistes de l’univers musical. Pour la circonstance, à la fin de la cérémonie, une soprano exécuta avec brio le fameux Exultate, Jubilate de Mozart dont les accents amenèrent Anacaona sur le bord des larmes. Tandis qu’elle descendait les marches conduisant à la limousine, elle se demanda pourquoi la joie et la tristesse, le bonheur et le malheur se rejoignaient dans ses larmes, et elle pensait qu’il en avait toujours été ainsi dans sa vie, du plus loin qu’elle regardait dans son enfance. La limousine s’arrêta devant l’entrée de l’hôtel, suivie des autres voitures. Si tous les musiciens et musiciennes présents étaient au courant du projet d’opéra en préparation, plusieurs n’en avaient jamais entendu parler. Les questions à ce sujet fusaient par dizaine, jusqu’à la cantatrice qui allait interpréter le rôle de la reine du Xaragua. C’était l’affaire de M.Berger du Centre royal des arts et Anacaona n’en savait rien. Elle avait seulement donné des instructions pour que le rôle soit dévolu à une soprano lyrique qui puisse donc disposer d’un registre étendu et de toute l’aisance nécessaire dans les aigus. Puis, par des détours insolites, on parvenait à la lune de miel dont le thème ne manquait pas d’inspirer les uns et les autres, si l’on comptait le nombre de saillies humoristiques auxquelles il se prêtait. Quant à savoir la destination du couple, on apprit qu’il s’agissait d’un vieux manoir de la région de l’Est de la province, au bord du lac Memphrémagog. Les gens n’en connaissaient pas l’existence, mais ils lui concédaient volontiers un caractère idyllique par l’imagerie populaire des lieux. On continua sur ce rythme pendant encore quelque temps, puis les invités se dispersèrent en même temps que les mariés qui, tout à leur bonheur, se dirigèrent le soir même à l’endroit désigné. Le temps des vacances était depuis longtemps révolu. C’était l’automne. Un automne qui faisait déjà penser à l’hiver par son haleine humide et froide. A leur arrivée, l’obscurité avait déjà recouvert le lac et ses environs de son voile pour la nuit, donnant l’impression que personne n’y habitait à plusieurs kilomètres. Si Anacaona n’était pas dans l’extase de son bonheur, elle eût réagi à l’apparente austérité des lieux avant son arrivée au manoir, où le couple fut accueilli, néanmoins, dans toute l’illumination de la maison, par le personnel de service de Montréal déplacé pour la circonstance. Le couple était heureux. Pourtant, Georges n’aurait pas choisi cette destination. Anacaona voulait tellement connaître ce lieu de villégiature et l’associer à la renaissance de leur couple, que Georges ne pouvait pas la dissuader. D’autant qu’il ne saurait pas quoi lui dire pour s’y opposer. Mais il en était ainsi : il avait le sentiment qu’Esmeralda pourrait surgir à n’importe quel moment et faire de l’ombre sur la sérénité de sa relation avec Anacaona. Qui peut savoir à quelle extrémité la frustration doublée de la rancune pourrait la porter? Car il avait la conviction que ces sentiments l’habitaient. Ce n’est pas pour rien, pensait-il, que Pablo avait cessé de venir chez lui. Après son premier séjour, il voyait très bien sa mère le mettre en garde d’y revenir, sous des prétextes où sa réputation n’avait pas dû manquer d’en pâtir. Cette préoccupation ne gâcha pas sa lune de miel, mais il aurait grandement préféré ne pas l’avoir. Pourtant, il y était constamment plongé, en regardant les meubles qu’Esmeralda avait lentement caressés de ses mains, en jetant un coup d’oeil sur un vieux tableau accroché au salon dont elle avait essayé de déchiffrer le nom de l’auteur. Même en portant ses regards dans la direction du lac qui n’était pas visible à cette heure, il eut l’impression de la voir descendre du bateau de croisière et d’entendre les grelots de sa voix, quelques minutes plus tard, au parc de stationnement. Refoulant ces pensées en faisant un geste de la main, comme s’il chassait des moustiques, il se dirigea vers le système acoustique, et installa le Deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov. C’était son bouquet de fleurs qu’Anacaona prit d’ailleurs pour tel. Car dès les premières mesures, elle cessa ses activités à l’étage pour le rejoindre au rez-de-chaussée et savourer sur ses genoux les accents de sa musique fétiche. Par la suite, se souvenant des disques qu’il avait rapportés de son premier voyage en Caraïbe, il eut l’idée de les écouter et, à l’instant même, la soirée prit un tournant imprévu et merveilleux. Le temps de le dire, les sièges furent poussés sur les côtés, laissant la place centrale à deux danseurs qui retrouvèrent leur fougue de jeunesse, du temps des études à Portopolis, et ce rythme entraînant qui caractérisait si bien la musique populaire Caraïbéenne. Ce fut, par la suite, un numéro de danses hongroises avec une ronde infernale d’où ils revenaient, exténués, mais heureux, dans la continuité de ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être, comme si leur divorce ne pouvait avoir été qu’un mauvais rêve. C’est de ce soir qu’ils feront remonter plus tard, l’idée d’un pèlerinage à Val des Landes sur les traces de leur enfance et de leur adolescence. Frais et dispos le lendemain matin à leur réveil, le couple n’avait qu’une seule idée en tête : faire une promenade sur le lac pour profiter de la belle journée qui s’annonçait. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel : une occasion unique pour le soleil, de se produire en solo, en cet été indien tardif. Avant de partir, Georges voulut s’assurer que l’embarcation était en bon état de fonctionnement pendant qu’Anacaona s’affairait à préparer les victuailles. Elle n’avait pas terminé tout à fait quand le jardinier fit irruption dans le salon en criant : « Venez vite, M.Lalande s’est noyé. » Cette nouvelle fit l’effet d’une bombe au manoir et aurait pu valoir un accident à Anacaona, qui dégringola les marches de l’escalier, avant de dévaler la pente conduisant à la grève. Là, Georges étendu sur le dos, se faisait masser par un voisin avant l’arrivée de l’ambulance, préalablement, prévenue. Quelques minutes plus tard, il était déjà hissé dans le véhicule en direction de l’hôpital La Visitation. C’est en feuilletant, le lendemain matin, l’Essentiel, le journal de la région, qu’Esmeralda tomba sur l’événement de la noyade de Georges. Elle en fut bouleversée. Elle voulut partager son émotion avec Pablo, mais celui-ci était sorti. Elle apprit en même temps, que c’est M.Scott, un voisin, qui lui avait sauvé la vie et empêché, par son intervention rapide, qu’il ne garde des séquelles de l’accident. : il l’avait soumis à des exercices appropriés pour favoriser l’oxygénation de son cerveau. De sorte qu’on le gardait à l’hôpital par mesure de précaution pour quelque temps, mais qu’on n’avait aucune crainte quant à un total recouvrement de ses moyens. Elle apprit également que sa femme Anacaona Mannoni, la compositrice de talent de La tragédie du Roi Christophe était à son chevet et qu’après des moments d’affreuse inquiétude, elle était maintenant heureuse de l’avis médical au sujet de l’avenir de son mari. Esmeralda saisit, à ce moment-là, qu’elle avait complètement erré sur le comportement de Georges. Elle était, de plus, tout à fait surprise que cette dame Mannoni, dont elle entendait vanter les mérites sur le plan musical, n’était autre qu’Anacaona qu’elle n’avait jamais rencontrée, mais qu’elle connaissait à sa façon. Elle se disait, qu’au risque de mécontenter Georges, elle se devait d’aller le voir et peut-être, pourquoi pas, rencontrer Anacaona elle-même. Quand elle se présenta, l’après-midi même, à cet hôpital où elle avait séjourné, il n’y avait pas longtemps, elle n’eut pas de difficulté à trouver la chambre de Georges. En y pénétrant, elle trouva une dame qu’elle prit tout de suite pour Anacaona. Elle lui parut encore plus belle que sur une de ses photos, en train de feuilleter une revue féminine et qui lui dit que Georges faisait un somme. La visiteuse demanda des nouvelles de ce dernier et se présenta comme une de ses condisciples d’université. Cette remarque fit s’allumer quelque chose dans l’esprit d’Anacaona qui, aussitôt, s’enquit de son identité. Serait-elle, par hasard, Mme Portillo? Devant sa réponse positive, Anacaona se surprit elle-même, en s’entendant lui dire : «Je suis heureuse de vous rencontrer. Mon mari m’a dit beaucoup de bien de vous et m’a parlé de votre rencontre fortuite récemment. » S’il y a une chose à laquelle Esmeralda ne s’attendait pas, c’était bien de recevoir un tel accueil de la part d’Anacaona. En même temps, sorti subrepticement de son sommeil, Georges observa la rencontre des deux femmes. Rassuré sur la direction que prenait la conversation, la façon par laquelle la visiteuse avait appris l’accident, les détails à ce sujet qu’Anacaona ne pouvait fournir, la carrière artistique d’Anacaona, son passage avec son mari dans la région, les études de Pablo à Montréal etc.Georges décida de se manifester en saluant Esmeralda. Ce jour-là, il se passa quelque chose de très important dans la dynamique relationnelle entre ces trois personnes, en tout cas, tellement important dans l’esprit de Georges, qu’il ne vit que le côté positif de son accident. Il était comme quelqu’un qui relevait d’une longue thérapie, après avoir longtemps refoulé les fantômes de son inconscient. L’idée d’une Esmeralda frustrée et revancharde, qui sauterait sur les occasions pour faire des esclandres, ne lui fit plus peur. Il serait capable éventuellement d’évoquer sa personne ainsi que ses qualités en présence d’Anacaona. Il comprit que les traits négatifs qu’il lui prêtait, étaient la conséquence de sa peur de la voir surgir à tout moment entre Anacoana et lui. Quant à Anacaona qui l’appelait la Mexicaine, sans jamais trop se l’avouer, elle lui avait reconnu la perfidie et la traîtrise de ceux qui agissent dans l’ombre et qui ont besoin de cette clandestinité pour mener à bien leur entreprise de sape. Elle ne se l’était aucunement représentée dans la peau de cette femme qui inspirait la bonté. Dorénavant, elle avait une autre idée d’elle. Non dépourvue de charmes, elle ne se douta pas qu’elle eût plu à son mari. Esmeralda n’était pas en reste. Elle comprit qu’elle s’était trompée au sujet du statut conjugal de Georges, dont les liens existant entre lui et sa femme--elle se les rappelait pour s’en convaincre--s’étaient forgés de la longue traversée de la vie depuis la petite enfance. Il en était de même d’une spiritualité qui s’était nourrie de la beauté sous toutes ses formes et par rapport à laquelle, elle ne croyait pas, avec tout son amour, pouvoir offrir une alternative plus heureuse. Elle avait donc pris son parti de demeurer l’amie de Georges et de refouler ses pulsions d’envie ou de jalousie à l’égard d’Anacaona. Bien entendu les psychologies, telles qu’elles se révèlent ici, n’étaient pas aussi tranchées lors de cette visite à l’hôpital. Au fur et à mesure de la conversation, des impressions, d’abord momentanées, s’étaient confirmées par la suite et telles perceptions au début, se voyaient infirmées à la fin, mettant à contribution autant le contenu des propos que le ton et les attitudes. Si bien qu’au bout du compte, chacun s’était composé un tableau des autres, avec la part de jeux de lumières et d’ombres correspondant à sa perception. Par exemple, quand Anacaona, s’informant de Pablo, avait manifesté le désir de le connaître, de le voir revenir à la maison, en expliquant qu’elle était absente lors de son dernier séjour, Georges en avait tiré des touches intéressantes pour son tableau, lequel concernait autant les attitudes d’Anacaona par rapport à la situation générale, que le type de relations qu’elle aimerait voir se maintenir entre les acteurs à l’avenir. Il en était de même de la réaction d’Esmeralda. Quelle que soit la raison pour laquelle Pablo avait cessé de revenir chez Georges--hasard ou interdiction de la mère--après avoir remercié Anacaona et Georges de leur bienveillance à son égard, elle s’était montrée favorable à ce qu’il puisse bénéficier de leur accueil. Georges avait déduit alors qu’elle ne lui gardait pas rancune de tout ce qui s’était passé entre eux et percevait, par conséquent, les rapports avec elle et son fils avec moins d’aspérités. CHAPITRE XXI LA TRAGEDIE DE LA REINE DU XARAGUA Les mois suivants se succèdèrent au rythme trépidant et parfois contradictoire de la vie, avec des oscillations de joie et de tristesse, dans un climat familial heureux et laborieux. Les responsabilités professionnelles de Georges, si importantes fussent-elles, ne constituaient jamais un handicap à sa disponibilité envers Anacaona. Il réussissait toujours à trouver un moyen de contourner ce qui aurait pu constituer un obstacle. Vu que la présence d’Anacaona était souvent requise au Centre Royal des arts, il mit un point d’honneur à l’y accompagner, autant que possible, en écoutant de la musique ou en bavardant le long du trajet. En ce qui concerne Anacaona, bien que le rythme de son travail ne ressemblât en rien à la phase intensive de sa période de recherche et de composition, il n’était pas moins accaparant par sa diversité. Mais surtout, il lui semblait qu’elle devait vaincre un préjugé que les gens du milieu ne manqueraient pas d’avoir à son sujet : elle allait devoir diriger une oeuvre magistrale, alors qu’elle n’avait aucune expérience de la direction d’orchestre. Par conséquent, dès la première séance de répétition, il lui fallait coûte que coûte, conquérir d’abord ses musiciens. Elle était persuadée que tout le reste serait donné par surcroît, si cette première étape pouvait être franchie avec satisfaction. A cette fin, elle tenait à avoir un niveau acceptable de connaissances, les compléter et les renforcer par l’expérience de M.Spike, mais surtout, utiliser cette expérience pour se développer une psychologie capable d’anticiper et de prévenir les carences de tel instrument ou groupes d’instruments, par rapport à l’organisation orchestrale. En attendant, plus elle s’intéressait à l’étude des sonorités instrumentales, plus elle découvrait des richesses insoupçonnées, particulièrement, dans la grande variété des instruments de percussion que la tradition occidentale avait laissée dans l’ombre. Deux semaines après l’hospitalisation de Georges, Pablo était revenu en week-end chez le couple, heureux de l’accueillir. Il avait trouvé en lui un adolescent, certes, un peu timide, qui s’habillait avec désinvolture, sans tomber, cependant, dans l’exagération de modèles d’un anti-conformisme outrancier, popularisés dans différentes sous-cultures. Il n’avait jamais vu Georges depuis l’accident et il voulait savoir ce qui lui était arrivé, pour avoir failli se noyer. Mais Georges, à qui cette question était posée pour la centième fois, ne se souvenait de rien. Cette incapacité à remonter à la cause de l’accident inquiétait Anacaona et l’avait amenée, finalement, à abonder dans le sens de son mari, en envisageant de vendre la maison de campagne. Au cours de cette période, Pablo effectuait trois séjours chez le couple. Petit à petit, il commençait à faire partie, sinon de la maison, du moins des objets positifs de la pensée de Georges et d’Anacaona, au point que ces derniers crurent convenable de l’inviter à leurs activités culturelles. Par exemple, devant participer à un concert, ils avaient insisté pour qu’il les accompagne. Touché par ce geste, il fit l’impossible pour pouvoir être disponible. Cette initiative du couple ne devait pas être unique et quand l’occasion se présentait, il n’hésitait pas à aller le chercher au pensionnat, pour s’assurer de sa présence. C’était le cas, lors d’activités familiales comme l’anniversaire des membres de la famille ou à l’occasion d’activités sportives. C’est au retour d’une de ses parties de tennis qu’Anacaona s’effondra en recevant un appel de la Caraïbe. Mirabelle venait de mourir subitement d’un infarctus du myocarde. Elle avait ressenti une grande douleur; la femme de chambre avait appelé l’ambulance, mais on n’avait rien pu faire quand elle était arrivée à l’hôpital. Le jour même, après avoir essayé de consoler sa femme, Georges entreprit les préparatifs du départ en Caraïbe. Ils avaient la chance de trouver deux places sur Portopolis. Pendant tout le voyage, chacun de son côté, ne cessa de penser au destin de Mirabelle et à celui d’Elza. En l’espace d’un temps très court, tous ceux à qui l’enfant pouvait tenir, l’avaient quittée. D’abord son grand-père et son père, ensuite sa grand-mère et sa mère. Il y avait quelque chose qui tenait du harcèlement dans le malheur à son endroit. Et encore, Georges songea que si elle avait vécu dans les temps bibliques, en plus de ses malheurs, elle eût, peut-être, été stigmatisée, d’avoir à soutenir le fardeau de l’interprétation de ces malheurs : la punition divine des fautes commises par plusieurs générations d’ascendants. Aussi, avant même d’arriver à Portopolis, ils tombèrent d’accord en vue de l’adopter. Rémy, rencontré lors des funérailles, était heureux du projet qui, dans les circonstances, représentait à son avis, ce qui pouvait arriver de mieux. Elza était inconsolable de la mort de sa mère, mais vit néanmoins comme un réconfort, d’avoir Georges et Anacaona comme parents substitutifs éventuellement. Même si la décision concernant Elza était prise, Anacaona n’avait pas moins une profonde tristesse. En perdant Mirabelle, elle perdait son unique soeur, mais aussi le seul membre de la famille qui la rattachait à la Caraïbe. Elle regardait les chambres de la maison qui avaient retenti des éclats de rires des enfants et de leurs amis, la grande table de la salle à manger qui réunissait, souvent, deux fois plus de personnes que la famille n’en comptait à l’époque de leur vie étudiante et elle comprit, qu’avec le départ de Mirabelle, les derniers souvenirs de la famille à Belleville venaient de s’envoler, puisque la maison devait être vendue. Déjà Rémy s’en occupait avant son départ pour New-York et bientôt, aucun lien ne resterait, sauf dans la mémoire. Et pour être sûrs que le moment venu, la maison serait disponible pour la vente, Rémy et Anacaona avaient invité quelques parents éloignés, à venir choisir des meubles s’ils le désiraient. L’opération connut un succès extraordinaire, car en peu de temps, tout avait été emporté. Mais avec l’aide de Georges, Anacaona se consolait en pensant à Val des Landes. Plus que jamais, son alma mater devenait l’endroit le plus significatif de sa vie. Plus qu’à Belleville où c’était la maison qui condensait l’essentiel de ses souvenirs et de son affection, à Val des Landes c’était tout et rien en particulier. C’était le raccourci qu’elle empruntait parfois pour aller chez Georges, le potager du voisin gardé par un cerbère qui avait failli les dévorer, les pentes escarpées qu’elle s’épuisait à escalader au retour d’excursions, le timbre de la cloche du village le dimanche, le murmure obsédant du marché du vendredi, l’air du temps, le soleil la plupart du temps et la brume accrochée au clocher quelquefois à l’automne. Mais c’était surtout le lieu de ses premiers émois amoureux, de l’éveil de son esprit romanesque, de son premier baiser et de son ouverture à la musique. Regardant une dernière fois la maison avant de regagner son hôtel, elle pensait : «L’homme aussi a horreur du vide. Il cherche toujours à s’accrocher à quelque chose, quelle qu’en soit la nature » Et portant ses regards sur elle-même, elle songeait : «Heureuse que je sois de pouvoir quand même m’accrocher à un rocher, plutôt qu’à la branche que les vagues emportent» Sitôt certaines formalités remplies en Caraïbe en vue de l’adoption, Georges et Anacaona revinrent à Montréal où, à peine arrivés, ils présentèrent une demande formelle en ce sens. Puis, les exigences professionnelles reprirent leur droit, obligeant chacun à rattraper le temps perdu. En ce qui concerne Anacaona, il lui fallait, tout d’abord, entrer en contact avec M. Berger. Ce dernier voulait connaître son avis sur les chanteuses considérées pour incarner Anacaona. C’est le seul rôle à propos duquel elle tenait à donner son avis. Elle n’avait pas trouvé la soprano idéale qu’elle se représentait en imagination, mais ils étaient tombés d’accord sur une candidate qui s’avérait un excellent compromis, en raison de la partition qui commande un registre de grande étendue, et des vocalises acrobatiques pour lesquelles elle avait l’aisance requise. Par ailleurs, il était entendu avec M.Spike que la partition serait livrée bientôt aux musiciens, et que la répétition allait commencer dans l’intervalle d’un mois. Pourtant, l’approche de ce moment critique ne déclenchait pas chez Anacaona l’anxiété à laquelle elle s’attendait. A la réflexion, elle imputait cela à sa préparation. Elle se sentait suffisamment prête pour commencer. Sa seule crainte concernait un élément extra-musical qui pourrait surgir sous la forme d’une fronde, de la part d’un ou de plusieurs musiciens, soit parce que sa compétence ne serait pas reconnue, soit simplement parce qu’elle est une femme. Du fait qu’elle était la compositrice et qu’elle avait une profonde connaissance de la partition, elle redoutait davantage la deuxième éventualité que la première. Elle savait qu’en dépit des progrès accomplis par les femmes et aussi par les hommes dans la perception de leurs rôles respectifs, il restait toujours des poches de résistance, ici et là, pour contester aux femmes la capacité d’incarner des rôles comme celui de chef d’orchestre. Elle avait donc une perspective très lucide sur les risques de son projet. Pour mettre toutes les chances de son côté à la veille de la séance de répétition, elle avait tenu à rencontrer le premier violon, les chefs de pupitre de la percussion, des bois et des cuivres afin de clarifier les points jugés encore obscurs dans la partition et prévenir les difficultés qui pourraient survenir dans l’interprétation. Cela sous-entendait, qu’à son avis, chaque chef de groupe devait s’occuper en propre des instrumentistes placés sous son contrôle, et qu’il lui revenait d’en vérifier l’accord, de même que la justesse des instruments. L’initiative de cette rencontre était heureuse, parce qu’elle correspondait, de la part des chefs de groupe, à un désir avoué qui n’était pas toujours respecté dans le passé. Elle venait d’en faire ses confidents et ses complices dans un objectif visant à obtenir le maximum de l’organisation orchestrale. Mais les plus heureux étaient encore les chefs de pupitre des cuivres et surtout de la percussion, qui sentaient venir une reconnaissance à laquelle ils n’étaient pas habitués. C’est dans ce contexte qu’arriva le jour de la première séance de répétition. Ce n’était pas important seulement pour Anacaona, ce l’était aussi pour Georges qui tenait à être disponible afin d’accompagner sa femme. En dépit des tentatives de ce dernier pour faire baisser la tension d’Anacaona, c’est avec une certaine anxiété qu’elle fit son entrée dans la salle de répétition. Mais dès qu’elle mit le pied sur le podium, dira-t-elle plus tard, son anxiété s’envola comme par enchantement. Elle retrouva les réflexes qu’elle avait anticipés au cours des semaines de préparation. En raison de la méconnaissance de la partition, cette première séance s’avéra passablement laborieuse créant les conditions de multiples reprises sur plusieurs mesures, jusqu’à ce que la performance fût, sinon parfaite, du moins acceptable pour tous les groupes d’instruments. Ce qui était remarquable, c’est que non seulement, n’y eut-il pas de fronde ou d’instrumentistes récalcitrants, mais cette première expérience fit autant que consacrer l’autorité de sa compétence pour les jours et les événements à venir au sein de l’orchestre. Bien qu’elle s’en doutât un peu, c’est l’évaluation louangeuse de M.Spike qui lui permit de comprendre toute la signification de ce qu’il appela une épreuve. Ce n’était pas pour rien qu’il avait assisté à la répétition, en retrait, du fond de la salle. Connaissant ses musiciens, il ne voulait pas que sa présence apporte un biais, d’une quelconque façon, dans l’appréciation du nouveau chef. Ce qui ne ferait que renvoyer à plus tard un bilan qui interviendrait de toute façon. Mais maintenant, il était sûr que les séances de répétition ne poseraient pas d’autres problèmes que ceux inhérents aux exigences normales de la bonne musique symphonique. Elle allait donc pouvoir assurer l’homogénéité instrumentale de l’orchestre avant de passer à l’intégration chorale qu’elle envisageait ultérieurement. Le retour d’Anacaona à Montréal s’amorça dans un fort sentiment de satisfaction, pendant qu’elle songeait à la prochaine séance de répétition prévue pour le surlendemain. Elle était détendue comme, d’ailleurs, Georges qui cachait bien son anxiété à l’aller. Le fait qu’elle fût aux commandes de l’orchestre philharmonique du Centre Royal des Arts était un événement en soi. Pourtant, s’il ne devenait pas anodin, il perdait de son caractère exceptionnel pour les gens du sérail. Pendant un certain temps, tous les deux jours, Anacaona prenait la direction du Centre, des fois seule, d’autres fois accompagnée de son mari qui se faisait un devoir d’être à ses côtés, autant que possible, et de suivre son évolution comme chef d’orchestre. Quand le moment arriva de l’intégration de la partie vocale, Anacaona ne rencontra pas les écueils redoutés que serait une préparation insuffisante des interprètes. Moyennant quelques reprises sur un certain nombre de mesures, ils s’inséraient bien dans la dynamique orchestrale. Avec raison, elle imputa le succès de cette phase de l’opération à la supervision du chef des chœurs et au travail des répétiteurs, sans oublier l’engagement des interprètes eux-mêmes. A deux semaines de la première représentation, à part Anacaona trop concernée par l’événement pour baisser ses gardes et se détendre, tout le monde autour de l’orchestre était satisfait de la performance générale. Y compris M.Spike et M.Berger, toujours aux aguets dans les coulisses, à suivre l’évolution de la mise en forme d’une oeuvre qui les laissait parfois déconcertés, mais admiratifs. M. Spike qui s’était déjà colleté avec certaines mesures de la partition de La tragédie du Roi Christophe, n’était pas mieux prévenu que son collègue. A travers cette oeuvre, il sentit vaguement se déployer une nouvelle esthétique, dont il appréhendait l’influence sur les orientations de la musique, tout en pensant néanmoins qu’il était trop vieux pour regarder loin dans l’avenir. Dans la perspective de la première représentation, comme prévu, Jean-Yves et Daniel annoncèrent leur arrivée. Il n’était pas question qu’ils séjournent à l’hôtel comme ils en avaient manifesté l’intention. Anacaona et Georges insistèrent pour les accueillir chez eux. Martin n’ayant pu se libérer pour l’occasion, c’est Rémy qui prit sa place : quoiqu’alors en mission à San-Francisco, il voulait absolument être présent en ce grand jour dans la vie de sa soeur. Tous ces gens étaient les invités d’Anacaona, donc, assignés aux premières loges pour assister à l’opéra. A eux se joignirent deux autres invités qui furent, sans contredit, une surprise et un motif de joie pour Georges. Il s’agissait de Pablo et d’Esmeralda dont l’invitation constitua, d’une certaine façon selon Georges, la reconnaissance que les choses étaient désormais claires entre chacun des protagonistes. Enfin, le jour de la première arriva. Plus tôt que nécessaire, Anacaona prit la route en compagnie de son mari pour être bien disposée quand elle prendrait sa place au pupitre. Elle connaissait chaque note et chaque détail des trois actes de cette œuvre qu’elle avait portée, durant plusieurs mois, comme un bébé. Mais aujoud’hui, c’était le jour de l’accouchement. L’argument à l’origine de l’opéra concernait une action se déroulant à la Yaguana, capitale du Xaragua, l’un des cinq royaumes formant l’île de Quisqueya, à l’arrivée des Espagnols en compagnie de Christophe Colomb. Le premier tableau de l’acte I représente une place de la Yaguana face à la mer. Le Cacique Bohéchio est très troublé de l’invasion des Espagnols. Il se désole de son grand âge qui l’empêche de lever une armée et de se coaliser avec les autres Caciques pour bouter l’envahisseur à la mer. Arrive un messager qui lui apprend que Guacanagaric, le Cacique du Marien collabore avec l’envahisseur. Sa colère devient extrême. Il supplie les dieux des Taïnos de les épargner des malheurs qui pèsent sur le royaume et se déclare prêt à abdiquer, plutôt que de livrer la terre de ses ancêtres à ces barbares venus de la mer. Ses quatre plus jeunes femmes essaient de le dissuader de prendre des décisions de désespoir, mais il reste inébranlable à leurs prières. Le deuxième tableau indique une salle du palais à la Yaguana. Le Nytaïno ou conseil des Sages du royaume se réunit à la suite de l’abdication de Bohéchio : compte tenu de la situation, il favorise l’avènement de Portalex, un jeune frère de Bohéchio, ardent et brave à la tête du royaume, comme premier Cacique. Anacaona, qui est première dans l’ordre de la succession, est indignée et ameute ses partisans qui se mettent sous les ordres de son mari, chef des gardes, en vue de faire échec aux menées du conseil. Pour éviter la zizanie dans le royaume, Portalex se retire et Anacaona devient reine du Xaragua. Le choeur des Pucelles exécute une chorégraphie et chante des areytos, en hommage à la reine Anacaona qui est aussi la samba la plus célèbre et la plus belle du Xaragua. L’acte II se déroule dans une salle du palais. Anacaona se confie à son mari Kostanax, un des nobles du royaume, au sujet de l’Espagnol Juan de Castillo qui la harcèle de ses prévenances et cherche à la faire tomber dans ses bras. Se souvenant de la perfidie d’Ojeda à l’endroit du cacique Caonabo, elle le soupçonne des mêmes manoeuvres au profit de l’envahisseur désirant faire main basse, par tous les moyens, sur le Xaragua. Kostanax, indigné, jure de lui faire payer son impudence et sa cupidité. Ses gardes le surprennent dans une embuscade et le tuent, malgré la réticence d’Anacaona qui craint la réaction des Espagnols. Azawa, la suivante d’Anacaona, est très troublée. Elle a fait un songe dans lequel elle a vu du sang couler dans la rivière sacrée et maculer les portes du palais. Mais Kakori, la samba de la cour, se moque d’Azawa; elle croit que celle-ci avait plutôt irrité la déesse de la rivière et que ses songes accablants en sont la rançon. Elle chante plutôt la douceur de vivre quand l’amour vous transporte ou vous exalte, vous vivifie ou vous enivre, sous le ciel d’azur du Xaragua et près de la mer turquoise de Bohio. Kostanax fait part des intrigues des Espagnols qui essayaient de suborner le personnel du palais. Les gardes les ont poursuivis sans arriver à les arrêter. Mais Anacaona est inquiète. Elle exprime ses sentiments dans un solo déchirant. Elle ne peut pas repousser l’annonce de la visite de courtoisie du Gouverneur Ovando. Elle a pourtant le pressentiment que cette visite ouvre la porte aux malheurs pour son royaume. Le choeur des Pucelles exhale la tristesse de la reine dans un chant plaintif et mélancolique. L’acte III représente encore une salle du palais. Le Cacique Henri, fils d’Anacaona, essaie de dissuader sa mère de recevoir les visiteurs espagnols. Il a des pressentiments néfastes qui vont dans le sens des mauvais présages de son serviteur : en plein midi hier, il a vu des oiseaux de proie tournoyer sur le palais. Ce n’est pas pour rien que le Vice-Roi se fait accompagner d’une suite si importante... Anacaona est également inquiète. Cependant, elle ne croit pas les visiteurs si vils pour être capables de perpétrer un attentat pendant qu’ils sont ses hôtes. De plus, elle ne veut pas les brusquer en leur opposant un refus. Incapable de convaincre sa mère, Henri décide de quitter la Yaguana et de se réfugier dans la montagne du Bahoruco en compagnie d’un groupe de fidèles, pour ne pas être complice de ce qui pourrait survenir. Azawa informe la reine que tout est prêt pour recevoir les visiteurs. Une tente est dressée dans la cour du palais pour la fête à laquelle participent toutes les sambas et autres artistes du royaume, en plus des Caciques. On annonce l’arrivée de Nicolas Ovando, le Vice-Roi. Anacaona paraît au seuil du palais pour l’accueillir, donnant lieu à un dialogue empreint d’attitudes et de sentiments empruntés et de sous-entendus. Très vite, la fête bat son plein : on chante, on danse jusqu’à en perdre haleine pendant toute la journée. A la tombée du soir on passe à des scènes burlesques auxquelles succèdent, un peu plus tard, des dramatisations plus élaborées sur l’art martial. Puis, à un signal convenu au cours de la nuit, les Espagnols massacrent tous les Indiens, à commencer par les piliers du royaume que sont les nobles, y compris le mari de la reine. Azawa se rappelle son rêve et constate, dans une plainte déchirante et désespérée, que la réalité est encore plus terrible que celle entrevue dans le songe. Anacaona exhale sa douleur infinie de la perte de son royaume et de ses sujets, de la mort de son mari, de la fuite d’Henri dans une tirade poignante, où elle dit avoir fait l’erreur de prêter de la noblesse et du coeur aux Espagnols, qui ne sont que d’affreux barbares. Puis, on vient la chercher, les mains liées, pour la conduire au jugement. CHAPITRE XXII LE SCANDALE Le public de la première représentation de La tragédie de la reine du Xaragua, se souviendra longtemps, d’un événement jamais vu à l’opéra auparavant. Tous les musiciens, comme un seul homme, s’étaient levés pour applaudir leur chef d’orchestre, obligeant les machinistes à retarder le lever du rideau, permettant au public d’ovationner la brillante prestation des interprètes. Une atmosphère surchauffée régnait dans la salle. Au parterre, des spectateurs debout, s’escrimaient à qui mieux mieux sur le contenu de l’oeuvre, créant par endroits des effets de foire. Au balcon, des grappes de spectateurs se penchaient, en s’agglutinant, pour essayer de voir ce qui se passait dans la fosse de l’orchestre. D’autres spectateurs étaient simplement désorientés, d’autant que plusieurs d’entre eux auraient déjà quitté la salle s’ils n’étaient comme pétrifiés devant la hardiesse et l’insolence de la musique. C’était à prévoir, car un public habitué à découvrir le rythme à travers certains accords, ne pouvait être que déconcerté lorsque ces repères étaient gommés et que les effets rythmiques devenaient constitutifs de la trame musicale. Par l’irruption de la percussion dans des rôles qui ne lui étaient jamais dévolus dans le passé, à part des tentatives isolées, cela eut pour effet de chambouler une référence esthétique, jusque-là, essentielle. De fait, l’une des raisons du malaise du public venait de ce que la percussion n’était plus là, seulement, pour marquer le rythme, mais en de longs moments, pour caractériser la ligne mélodique, en insufflant un tonus incontrôlable, à des moments critiques de l’évolution dramatique. C’était saisissant dès les premières mesures de l’ouverture. Le roulement sourd du tambour associé au jeu des cymbales et des instruments à vent, créait une tension qui annonçait l’atmosphère psychologique dans laquelle allait se débattre Bohéchio, dans les affres de la perspective de sa propre déchéance. Il en était de même de l’évocation musicale envoûtante qui accompagnait la danse des Pucelles, célébrant l’avènement d’Anacaona comme reine du Xaragua. Pourtant, c’est à compter de l’acte II que l’originalité de cette musique s’était encore mieux affirmée. D’abord avec le songe d’Azawa évoqué musicalement dans un climat d’enchantement et de sortilèges, par des effets orchestraux de pulsation et d’opposition rythmique. Ensuite, avec le drame intérieur qui culminait avec le chant de tristesse des Pucelles, rendu sous le mode d’une douloureuse incantation musicale et exprimé par une fragmentation instrumentale de la mélodie. Tout le reste de l’oeuvre était à l’avenant, avec des moments de grande intensité dramatique que constituaient le massacre des Indiens, l’expression finale de la douleur innommable de la reine du Xaragua, la perte de tout ce à quoi elle tenait, son royaume, ses sujets, ses proches, sa liberté. Tous ces drames étaient baignés dans la somptuosité orchestrale d’une musique ensorcelante qui apportait un coefficient d’humanité, de fascination et de profondeur dans la manifestation des sentiments à la base de l’évolution dramatique. Il n’était que d’entendre, par exemple, la musique accompagnant les vocalises infinies d’indignation et de colère de la soprano qui incarnait Anacaona, de même que l’évocation musicale de la joie de vivre de la mezzo-soprano dans le rôle de la samba Kakori, pour comprendre le rôle psychologique de cette musique dans le déroulement de l’action. En dépit de la très grande différence existant dans l’esthétique caractéristique de la musique d’un Wagner par exemple, il y avait quelque chose d’important qui rapprochait étonnamment Tristan et Isolde de La tragédie de la reine du Xaragua. Cet élément se trouvait dans les approches orchestrales respectives et consistait dans le rôle même imparti à l’orchestre, par rapport à ce qui se passait sur la scène sur le plan de l’intériorité des personnages, des déterminations psychologiques et de l’évolution dramatique. Dans les deux cas, on pourrait dire que la musique, avec des accents propres parfois très éloignés, scandait les différentes phases de l’évolution des sentiments ou de la psychologie des personnages, ainsi que de leur répercussion dans l’action dramatique. Longtemps après la fin du spectacle, des attroupements de spectateurs troublés se faisaient, ça et là, devant le Centre, comme si ces derniers essayaient de chercher un équilibre, à travers la discussion, dans la compréhension des intentions de la compositrice. Pourtant, ces manifestations publiques n’étaient que des escarmouches. La vraie bataille allait se dérouler dans les médias, autour des tenants d’une orthodoxie musicale, et les partisans des changements. Jacques Lambert, que tout le monde attendait avec son style incisif et mordant et surtout, avec un sens plutôt convenu de ce que doit être la musique, n’était pourtant pas celui qui avait mis le feu aux poudres. Avec le flair de celui qui savait appréhender les mouvements de l’époque, il avait soufflé du chaud et du froid et rappelé, que dans les annales des maisons d’opéra d’Amérique, jamais n’avait-on vu, à sa connaissance, pareil scandale lors d’une première. Il faut remonter en 1913, écrivait-il, lors de la première du Sacre du printemps de Stravinsky, au théâtre des Champs-Elysées à Paris, pour trouver l’équivalent d’un tel événement. Il soulignait qu’à l’époque, c’était encore plus grave, car beaucoup de spectateurs avaient quitté la salle dans des mouvements empreints de déception et de violence verbale. Telle la comtesse de Pourtalès qui, en abandonnant le spectacle, dégoutée et choquée, avait lancé: « nous ne sommes plus en France. » Dans certains journaux anglais, on s’en prenait à Anacaona qu’on taxait d’iconoclaste, qui voulait saper les bases de la musique occidentale. Certains considéraient son oeuvre comme un sacrilège au dieu de la musique ou une barbarie musicale d’avant la civilisation, à une époque où régnaient les forces obscures de décomposition. D’autres journaux, sans être aussi radicaux ou négatifs, n’estimaient pas moins que la construction rythmique qui parcourait l’oeuvre était anti-musicale, tout en se défendant d’être, rien de plus, que les adeptes du Beau Nanube bleu, comme les avaient accusés les partisans du changement. De leur côté, ces derniers ne finissaient pas de saluer le chef-d’oeuvre qui intronisait la musique dans une nouvelle ère, en révolutionnant les canons de la beauté. Et comme si ce débat ne faisait pas déjà assez de bruit, il fallait que l’ambassadeur d’Espagne se mêlât de la partie, en y allant d’une lettre vitriolique dans un journal contre l’œuvre d’Anacaona, estimant que le peuple espagnol, tout entier, était insulté dans la tirade finale de l’œuvre, quand la reine du Xaragua en proie à la douleur, reconnait son erreur d’avoir «prêté de la noblesse et du coeur aux Espagnols qui ne sont que d’affreux barbares. » Du jour au lendemain, tous les journaux oubliant un moment l’objet de leur divergence, se jetèrent, à bras raccourcis, sur le diplomate qui, « au lieu de se faire oublier pour l’extermination d’une grande partie des habitants du Nouveau-Monde, osa réclamer des excuses de la compositrice. » Pendant plusieurs semaines, les journaux étaient inondés de lettres de lecteurs prenant position pour ou contre la musique d’Anacaona et contre l’intervention de l’ambassadeur. Un lecteur soulignera avec beaucoup de pertinence que ce diplomate remplissait très mal son rôle : c’est la dernière personne de qui on attendait un pavé dans la mare, car à l’évidence, il n’avait réussi qu’à s’éclabousser lui-même et la nation espagnole tout entière, créant une onde de choc qui risquait d’englober toute l’Amérique espagnole. C’est dans un tel climat que se déroulèrent les représentations de l’opéra. Pour ne pas se laisser influencer par l’atmosphère d’acrimonie dans laquelle baignaient tous les médias, Anacaona s’abstint, au cours de cette période, de lire les journaux. Cela ne l’empêcha pas cependant, d’être atteinte par le bruit de fond qui lui parvenait d’autres canaux, à commencer par la radio de sa voiture. Georges, qui ne manquait pas de compiler tout ce qui s’écrivait sur sa femme et son œuvre, fut bien informé de la virulence des débats; mais il tenait à faire silence sur les documents recueillis en attendant la fin du cycle des représentations. Brisant avec l’attitude qu’elle adoptait après la représentation de La tragédie du Roi Christophe, Anacaona se refusa aux demandes multiples d’interviews qui lui étaient faites, faisant une concession seulement en faveur de la Radio Nationale. Pendant près d’une heure, l’interviewer ne manqua pas de s’intéresser à son esthétique musicale et à ses procédés de composition, ne laissant de côté ces attributs de sa démarche professionnelle, que pour explorer les étapes de sa vie, depuis son enfance à Val des Landes, jusqu’à sa pleine maturité artistique à Montréal et ses projets d’avenir, sur lesquels, incidemment, elle ne voulut pas s’étendre. Elle s’abstint d’en faire état, parce qu’elle désirait en parler, d’abord à son mari. Non pour obtenir son assentiment, mais parce qu’il était dans la nature de leur relation qu’il soit mis au courant de ses projets avant le public. Il y avait aussi une autre raison qu’elle refoulait instinctivement, jusqu’au moment où elle prit conscience des mécanismes psychologiques qui sous-tendaient l’opération de refoulement. Au temps où elle s’était lancée pour la première fois dans la composition musicale, mener à bien les deux oeuvres qu’elle avait alors à l’esprit était un projet de grande envergure, dont la réalisation lui apparaissait lointaine, voire chimérique. Vu de cette époque, l’accomplissement de ce projet devrait marquer, d’une certaine façon, la fin de son parcours artistique, comme si, parvenue à la cîme, elle allait être ou trop fatiguée, ou n’aurait plus rien à désirer. Et quand plus tard Georges commençait, à nouveau, à s’intéresser à elle, il avait probablement entrevu l’avenir à travers les mêmes lunettes, fixant le début de ses vacances prolongées, à la fin des représentations de ses opéras. Mais l’homme est ainsi fait que dépendant de ses expériences, ses perceptions sont condamnées à être perpétuellement changeantes. Après ces travaux des dernières années, elle avait aspiré au repos, mais elle découvrit avec étonnement, que son besoin d’accomplissement dépassait celui de la jouissance du temps qui passe. Depuis, elle avait changé de perspective sur la réalisation éventuelle de son bonheur, sans être sûre d’un changement équivalent chez son mari. Sans laisser la composition musicale, elle voudrait désormais se lancer dans la voie de la direction d’orchestre. Il n’aurait pas fallu qu’elle fasse l’expérience, mais, après avoir goûté à cette eau, il lui manquerait quelque chose si elle devait s’en abstenir. L’expérience avait réveillé des tendances inconnues chez elle ; et maintenant qu’elles étaient là, elles ne demandaient qu’à se manifester au grand jour, sans contrainte aucune, même si pour cela elle devait reprendre le collier là où elle l’avait laissé. C’est cette situation qu’elle avait refoulée et qu’elle se proposa d’expliquer à son mari. Cela s’était imposé à elle dès après la première de La tragédie de la reine du Xaragua, dans ce contexte social saturé du scandale qui avait accueilli l’opéra. Très vite cependant, les craintes d’Anacaona se dissipèrent, car elle découvrit chez Georges une évolution similaire à la sienne. Ce n’était pas par hasard qu’il était devenu actionnaire important et vice-président de sa compagnie. Cet investissement de lui-même et de ses moyens financiers, était consécutif à une expérience de rentier qui l’avait laissé insatisfait. Pour se sentir vivre et être heureux, lui aussi avait besoin de défis à surmonter, mettant à l’épreuve, à chaque fois, ses propres capacités intellectuelles et humaines. Ce ne fut, donc, plus la réaction de son mari qui lui créa du souci, mais les répercussions, sur divers plans, d’une invitation en France. Depuis que le scandale, lors de la première de La tragédie de la reine du Xaragua, fit le tour de monde, il ne manqua pas de maisons d’opéra, en Europe et en Amérique du Sud, pour vouloir mettre cette oeuvre à leur programme. Et c’est de France qu’était venue la première invitation formelle à cet égard. Il s’agissait de diriger un certain nombre de représentations de cette oeuvre à l’opéra de Paris, au début de la prochaine année, ce qui requérait une disponibilité dès la fin de cette année. Bien qu’elle fût heureuse de l’occasion qui lui permettrait d’asseoir l’audience de son œuvre, autrement que sur les bruits d’un scandale, elle se crut, d’emblée, obligée d’écarter toute possibilité de quitter Montréal de façon prolongée, avant la fin de l’année prochaine. Dans l’intervalle, elle compta mettre à profit une partie de ses vacances, pour consolider sa nouvelle vie familiale et se préparer éventuellement à faire de la place à Elza. Elle communiquerait ses disponibilités au directeur de l’opéra et verrait les accommodements qui pourraient être faits. Et par une fantaisie qui lui était coutumière, mais à laquelle elle n’avait pas cédé depuis bien longtemps, elle ne trouva pas d’autres thèmes musicaux, pour traduire la lame de fond qu’elle sentit monter des profondeurs de son être, que cette cantate d’allégresse de Mozart qui avait clôturé la cérémonie de son mariage. Mais cette fois, la musique vocale se rendit, non par une voix de soprano, mais par une chorale qui emplissait le salon d’une pluie d’ondes joyeuses et apaisantes auxquelles, comme à des chants de sirènes, Georges ne put résister. Et c’est en courant, presque, de la bibliothèque qu’il rejoignit sa femme, confortablement installée dans une atmosphère de recueillement et de bonheur. On était au printemps. Elle avait regardé à la télévision la cérémonie de Pâques à Jerusalem. Le sentiment de spiritualité et de mysticisme qui entourait cette cérémonie avait réveillé en elle un vieux rêve enfoui, très loin dans sa conscience, celui d’aller en Palestine. Elle en parla à son mari qui, un moment songeur, n’arrêta pas de la regarder, comme s’il essayait de se pénétrer des arabesques et des sinuosités d’une pensée, dont il n’avait pas encore trouvé le fil conducteur. Et comme si elle s’était doutée des interrogations de Georges, elle enchaîna : «Tu te demandes, j’imagine, à quoi répond ce désir jamais formulé auparavant, il est bon que tu saches ceci. » Elle s’était alors lancée dans une tirade d’une grande intensité émotive sur la Terre Sainte, ce qu’elle signifie pour elle, au-delà des images de guerre et de discorde qu’elle véhicule, à l’époque contemporaine. Toute jeune encore, elle rêvait d’aller sur les pas du Christ, de visiter Nazareth, le lieu de sa naissance et de son adolescence, de se perdre dans Capharnaüm, à retrouver l’écho de ses premières prédications, de s’offrir la vue qu’il avait sur le lac de Tibériade quand, la foule à ses pieds, il avait pris dans Les Béatitudes, le contre-pied des idées de l’époque, en mettant le pauvre et le malade au centre de son système de valeurs, de voir le jardin de Gethsémani et surtout, le Mont des Oliviers, qu’avec ses huit cent mètres d’altitude, elle se plut à considérer, au même niveau que Val des Landes par rapport à la mer. Jamais elle ne s’était trouvée dans les meilleures dispositions pour un tel pèlerinage qu’elle ferait, moins pour solliciter des bienfaits, que pour rendre grâce de ceux qu’elle avait reçus. Elle serait donc heureuse, si Georges pouvait se permettre quelques jours de vacances afin de l’accompagner. Avant la fin de son discours, Georges, éberlué, essaya déjà d’appréhender en esprit les répercussions que pourraient avoir sur les activités de sa compagnie, une absence de deux à trois semaines. Il y en aurait, certes, d’importantes, mais il envisageait aussi comment les atténuer ou même les neutraliser. De sorte qu’après quelques minutes de réflexion, bien qu’encore sidéré par le désir manifeste d’Anacaona, il donna son accord pour un voyage en Terre Sainte, trouvant finalement, que c’était une bonne façon de prendre une distance du débat entourant La tragédie de la reine du Xaragua. Jamais auparavant, ils n’avaient décidé de vacances ou de voyages en si peu de temps. Et pourtant, il ne s’agissait pas d’une virée à la campagne, mais plutôt d’un pèlerinage sur les lieux les plus saints et les plus courus de la planète, mais aussi les plus dangereux, où chaque pas risquait de se faire sur un site archéologique, quand ce n’était pas sur un engin exterminateur. C’est en pensant à cela qu’ils firent leur testament. Ils n’y avaient jamais songé auparavant. Mais en réfléchissant à Elza qui serait, le cas échéant, seule au monde, ils décidèrent de la doter d’une assurance contre ce risque, en lui léguant cinquante pour cent de leurs biens, lesquels seraient gérés par une fiducie jusqu’à sa majorité. Quant au reste, trente pour cent devraient aller à la municipalité de Val des Landes et vingt à Pablo. Ils avaient pris ce jeune homme en sympathie et, avec les jours, ils se sentaient tenir à lui comme s’il était un parent. A Georges qui fit la réflexion, Anacaona avait dit : «Oui, c’est un parent : c’est le fils d’une femme, avec qui tu as une parenté sentimentale, intellectuelle ou mystique. » Georges voulut protester, mais Anacaona, venant immédiatement à la rescousse, lui conseilla de ne rien dire, parce que cela était préférable, sans rien expliquer, toutefois, pourquoi il en était ainsi. Georges ouvrit de grands yeux en découvrant cette Anacaona, une autre de plus, qu’il ne connaissait pas, une Anacaona dont l’envergure morale et intellectuelle, chaque jour, le surprenait. Et il avait, tout à coup, comme un sentiment de frustration, contre la période de son divorce, qui lui avait subtilisé une partie de sa vie dont il n’avait pas pu observer et suivre l’évolution. Le temps de quelques secondes, il s’en voulut pour la centième fois d’avoir créé les conditions de cette coupure dans leur relation conjugale. C’est donc avec le viatique du testament qu’ils s’embarquèrent pour Jerusalem, via Paris, laissant derrière eux une clameur assourdie, mais quand même présente dans les médias, sur les orientations de la musique contemporaine. Au moment où ils prirent place dans l’avion, ils constatèrent qu’ils avaient très peu voyagé ensemble, en tout cas, jamais encore sur l’Atlantique Nord, et cette prise de conscience leur rendit en retour le voyage encore plus agréable et plus précieux, y voyant un signe du destin qu’il soit un pèlerinage en Terre Sainte. Assis côte à côte, ils profitèrent pour faire le tour de tout ce à quoi ils tenaient, de la carrière musicale d’Anacaona et de celle encore hypothétique de chef d’orchestre, à l’entreprise de Georges et de ses possibilités de croissance, en passant par la tournée musicale en France l’année prochaine, la vente du vieux manoir qui était maintenant chose faite. Mais surtout, ils n’oublièrent pas d’évoquer l’adoption d’Elza, son adaptation au pays, l’avenir qu’ils aimeraient pour elle et aussi, Val des Landes où ils voudraient se rendre ensemble, aussitôt que les activités de l’un et de l’autre le leur permettraient. Après s’être fait servir à boire, profitant de ce que Anacaona feuillettait une revue de mode, calé sur son siège avec un scotch qu’il avait demandé pur, Georges réfléchissait en regardant par le hublot. Ce n’était plus le paysage formé par la réflexion du soleil dans des chapelets de lacs, ni des hameaux perdus dans les forêts, ni les figures géométriques que dessinaient les routes tout le long des côtes de l’Amérique qui l’intéressaient. A vingt-cinq mille pieds d’altitude, le paysage, par manque de perspective, ne renvoyait qu’à soi-même. Depuis longtemps, il faisait l’expérience que tout retour à soi-même, était une autre façon de penser à Anacaona, comme si les fils de leur destinée s’étaient mêlés inextricablement. Les yeux mis-clos, en catimini, il lui jeta un regard, sentant confusément, le besoin de s’assurer qu’elle était dans la réalité, ainsi qu’il la voyait en imagination, derrière ce front lisse et ce visage provisoirement inexpressif. A cet instant précis, il était traversé par un sentiment qui revenait chez lui à la manière d’un leitmotiv : un sentiment d’incomplétude, comme si dans sa trajectoire, il n’était pas allé au bout de ses idéaux, des aspirations de sa jeunesse et des forces en latence chez lui. Chez beaucoup de gens, la réussite financière aurait suffi à gommer ce sentiment d’inachèvement, mais il était fait d’une autre fibre. Il sentait qu’en regard de la réussite, ce n’était pas sa vie, mais celle d’Anacaona qui était exemplaire : elle avait mis à contribution ses potentialités à un niveau auquel il n’avait jamais prétendu. Bien que ce sentiment ressemble, dans sa forme, au complexe d’infériorité, il s’en différenciait par le contenu. Dans la pratique, cela s’exprimait chez Georges, moins dans le sentiment de son indignité ou de son infériorité, que dans une attitude permanente d’admiration ou de fascination à l’endroit de sa femme. Il la voyait comme une étoile dans sa vie, pour lui montrer la voie du dépassement et de la générosité, et adorait surtout les régions éthérées d’où prenaient naissance ses sentiments : ils planaient sur des hauteurs vertigineuses, loin des mesquineries, des lâchetés et des compromissions dont on se complaît dans la vie quotidienne. Il était persuadé que tout autre qu’Anacaona aurait voué Esmeralda aux gémonies, plutôt que de l’inviter, comme elle l’avait fait, à la place d’honneur, à la première de La tragédie de la reine du Xaragua. Or, non contente de ce sentiment qui l’honorait vis-à-vis de la mère, il lui fallait avoir, presqu’autant de générosité à l’endroit du fils, que s’il s’agissait de sa progéniture. Il comprit alors que ce qui le fascinait autant chez elle, c’est la Beauté qui se donnait à voir, à travers ses actions et ses sentiments, sans que sa démarche en soit consciente et qu’elle en tire une quelconque vanité. Aussi, naturellement, il choisit, pour son accomplissement et son honneur, d’aller sur ses traces, comme le fit Dante dans le sillage de Béatrice. CHAPITRE XXIII D’ELZA ET DE VAL DES LANDES Dès le retour de la Palestine, les esprits encore chargés de mystères et d’histoire, ils trouvèrent des surprises dans le courrier de Paris. On renverrait à plus tard l’inscription de La tragédie de la reine du Xaragua et on commencerait par La tragédie du roi Christophe, moins problématique et donc, moins susceptible de heurter le public encore ignorant de la musique d’Anacaona. Elle était choquée de cette hypothèse de travail qui avait tout l’air d’une décision. Si c’en était une, les planificateurs des prochaines saisons parisiennes d’opéras avaient besoin de descendre de leur empyrée car elle n’accepterait d’assumer le rôle de chef d’orchestre qu’à la condition expresse de diriger La tragédie de la reine du Xaragua. Pas autre chose. Elle se donnait le temps d’arriver et, dès le lendemain, elle y réagirait par une lettre appropriée. Une autre surprise les attendait dans le courrier, mais positive cette fois : plus rien n’empêchait de faire venir Elza, le reste des formalités pouvant se régler durant son séjour au pays. Aussitôt, la question d’aller la chercher se posait : allait-on attendre le prochain voyage d’affaires de Georges, dans deux mois pour cela? Après discussion, il fut décidé qu’Anacaona partirait seule pour la Caraïbe dans une semaine. Finalement, en dépouillant son courrier électronique, Anacaona trouva un message de M.Spike en réponse à son courriel : il lui disait être honoré de l’avoir comme disciple. Le principe étant arrêté, il ne leur restait qu’à convenir des heures qui siéraient le mieux à l’un et à l’autre. En même temps, Anacaona songeait qu’il ne serait pas superflu d’être inscrite, comme auditrice, au cours dispensés dans cette discipline à l’université. Elle s’arrangera pour que les horaires ne rentrent pas en conflit. En attendant, entièrement vouée à son voyage en Caraïbe, elle faisait les préparatifs nécessaires, et en informait la famille qui hébergeait Elza de son voyage prochain et du départ consécutif de l’enfant. Pablo continuait à fréquenter le couple, à raison de deux week-ends par mois, au cours desquels, il participait à des activités sportives et culturelles. Il jouait au tennis et s’adonnait parfois à la guitare. Avec le temps, il se sentait plus à l’aise au sein de cette famille qui remplaçait largement celle qu’il n’avait qu’à moitié. A part sa mère, dont la famille vivait au Mexique, il savait depuis longtemps qu’il ne pouvait pas compter sur celle de son père. Marginal dans la société en raison de son ivrognerie, il l’était depuis toujours dans sa propre famille où il vivait en exclu. De sorte que s’il avait des cousins du côté de son père, il ne les connaissait pas. En raison de ses caractéristiques personnelles et des particularités de sa naissance, Georges et Anacaona éprouvaient une grande sensibilité pour lui. A sa première visite chez le couple, tout l’intérêt de Pablo était de se faire raconter leur voyage en Palestine, dont il avait eu tendance, auparavant, à multiplier les péripéties en imagination, ayant vu ses amis, tantôt pris en otage par des terroristes, tantôt sur la scène d’une déflagration, à la suite d’explosions de bombes. De sorte que, sans qu’il voulût le montrer, il était soulagé de les voir revenir sains et saufs. A cette occasion, il évoqua lui-même sa performance scolaire. C’était très significatif. Jusque-là, il s’était montré très réticent à en parler, malgré des questions répétées de Georges et d’Anacaona à cet égard. Or, non seulement le fit-il ce jour-là, mais de plus, il se montra d’une loquacité inhabituelle par rapport à son avenir : il espérait pouvoir garder de bonnes notes à son crédit, surtout en mathématiques, car il songeait, plus tard, à s’inscrire en sciences physiques à l’université. Georges et Anacaona apprécièrent beaucoup ces propos, pas seulement pour les assurances qu’ils fournissaient sur ses ambitions dans la vie, mais pour ce qu’ils représentaient en termes d’évolution des rapports dans la relation avec eux. Ils répondirent par des signes d’approbation à ses intentions académiques et l’encouragèrent à avoir de la persévérance au travail pour parvenir à ses fins. Puis, vint le tour d’Anacaona de parler de son prochain voyage en Caraïbe et de l’adoption d’Elza. Ce sujet suscita un vif intérêt de la part de Pablo. Contrairement à ses habitudes, il posa mille questions concernant Elza, ses parents, la Caraïbe et l’école à laquelle elle sera inscrite, etc. et s’informa si on avait une photo d’elle. Mis devant celle-ci, il parut surpris. Après ce qu’il venait d’entendre de son père et de sa mère, il ne s’attendait guère à la voir si rayonnante de joie. Il la trouva jolie, se faisant confirmer que ses yeux étaient aussi grands et aussi étranges qu’ils le paraîssaient sur la photo et devinant, à son air, qu’elle pouvait être un brin espiègle, ce qu’il faut des fois, disait-il, pour mettre du piment dans les relations amicales. Il regretta d’être dans la période de préparation des examens, sans quoi, il eût essayé de persuader sa mère de lui permettre d’accompagner Anacaona en Caraïbe. Parce qu’elle avait beaucoup d’activités, y compris celle de meubler et de décorer la chambre d’Elza avant de partir, la semaine se passa très vite pour Anacaona. Dans sa hâte d’arriver en Caraïbe, le voyage lui sembla plus long que d’habitude et se termina par une fâcheuse impression. Quand elle fit son entrée dans sa chambre d’hôtel, pour la première fois de sa vie, elle se sentit étrangère dans son propre pays. Mais quand deux heures plus tard, après s’être rafraîchie, elle se présenta chez la cousine qui hébergeait Elza, sa mauvaise impression se volatilisa subitement. Elza, en l’accueillant laissa s’échapper maman Caona. Ce titre de maman joint à cette aphérèse caractéristique des signaux affectifs par lesquels, depuis l’enfance, elle était identifiée par les Valois et les Valoises de sa génération, lui alla droit au cœur. Il lui revint que de tels signaux valaient plutôt une apocope à Mirabelle et elle se perdit en conjectures à essayer d’en connaître la raison, d’autant que les gens font, en général, l’unanimité quant au modèle retenu. Jusqu’alors, elle pensait que sa musique tenait lieu de l’enfant qu’elle n’avait pas, mais l’appel timide d’Elza lui fit perdre la tête et comprendre qu’elle se trompait. Il y a une place que sa musique n’avait pas comblée et c’est Elza qui le ferait. Elle venait de s’en rendre compte comme d’une révélation. Elle avait hâte d’en parler à Georges, de vérifier s’ils étaient sur la même longueur d’ondes et si Elza allait compter autant pour lui que pour elle. Elle regarda la joviale frimousse de l’enfant occupée à jouer avec son chat et retrouva mêlée à d’autres influences biologiques, l’arête du nez de Mirabelle, ainsi qu’un pincement imperceptible aux commissures des lèvres. Et sans qu’elle sût pourquoi, elle se sentit, à la regarder, insouciante et frivole, une immense compassion à son endroit, comme si, Georges et elle, n’avaient pas déjà pris la décision d’être dorénavant son père et sa mère. Sur la route du retour vers son hôtel, le chauffeur prit une route qu’elle ne connaissait pas, empiétant sur ce qui fut jadis la pleine campagne et découvrant un paysage mordoré en camaïeu non loin de Belleville. L’impression de dégradé des coloris était accentuée par les rayons obliques d’un soleil couchant aux teintes changeantes, qui finissait ses derniers instants avant de s’endormir. C’était à ce moment que les trompes plaintives et prolongées des vaccines, peut-être un quatuor, s’étaient fait entendre dans le crépuscule, jouant en solo sur des registres différents avant d’entamer un concerto d’une grande beauté. Pour ne rien manquer du moment, Anacaona avait demandé au chauffeur de s’arrêter sur le bord de la route. Le spectacle ne dura pas longtemps, seulement quinze minutes environ, mais Anacaona emmagasina des impressions pour plusieurs années. Elle se félicitait d’avoir intégré ces instruments dans l’orchestration de la partition de ses opéras, mais elle faisait face à un écueil qu’elle n’avait pas pu surmonter jusqu’à présent : comment recruter des instrumentistes et arriver à les incorporer à un orchestre dont on n’était pas le chef? Bien entendu, elle s’abstenait d’essayer de résoudre ce problème pendant son voyage, mais elle pourrait quand même profiter pour entrer en communication avec le milieu des vaccines. Elle en parla au chauffeur qui s’évertuera, d’ici peu, à avoir des renseignements à ce sujet. Le lendemain, le chauffeur n’avait pas encore le renseignement attendu. Il avait réussi, néanmoins, à dénicher un intermédiaire, qui pourrait lui permettre d’avoir un contact avec les gens de ce milieu. Le rendez-vous à cet effet fut pris pour le surlendemain. Il viendrait chercher Anacaona et l’amènerait à un village de la plaine, en périphérie de Portopolis. Avec la présence de l’intermédiaire, il n’était pas difficile de trouver les lieux : un village encaissé entre trois collines sillonnées, d’un côté, par des rangées d’agaves et de cocotiers nains et de l’autre, couvertes d’une herbe jaunâtre que broutaient des troupeaux chétifs de bovins et de caprins. La personne recherchée était connue de tous, à cause de sa fonction dans la communauté. Il était «gouverneur» d’une société de travailleurs agricoles, une sorte de coordonnateur des activités qui, à ce titre, était responsable des équipements musicaux que sont traditionnellement les tambours, les timbales et les vaccines. Il était, de plus, le meilleur artisan de vaccines de la contrée, qu’il fabriquait à partir de troncs de bambous. Compte tenu de l’usage qu’on en faisait, ces instruments, malgré souvent la beauté et la rondeur des sonorités, étaient frustes d’apparence. A s’entretenir avec les gens, elle se convainquit que la sérénade qui l’avait tant fascinée la veille, ne provenait pas de ce village, malgré que ses artistes n’eussent rien à apprendre, sur le plan de la maîtrise de leur instrument. Pour illustrer ses commentaires, le gouverneur avait, en deux temps trois mouvements, réuni cinq d’entre eux sur une pièce musicale de sa composition. Ce n’était pas, à proprement parler une musique : c’était plutôt une incantation hallucinante d’un genre qu’elle n’avait jamais entendu encore. L’expérience lui parut tellement fabuleuse et édifiante sur la culture musicale du peuple, qu’elle se promit de l’approfondir mieux qu’elle ne l’avait fait jusque-là et de l’intégrer davantage dans sa démarche de compositrice. Aussi, après avoir posé mille questions et s’être fait expliquer comment on jouait de l’instrument, les difficultés qui lui étaient inhérentes, elle s’informa de quelle façon on apprenait à en jouer. Instantanément, tout le monde indiqua un vieux qui n’avait pas encore pris part à la conversation. C’était lui le professeur de vaccine au village. Elle n’avait pas plutôt exprimé le désir de l’entendre, que le vieux obtempéra, sans façon, dans une pièce pour vaccine alto, pourrait-on dire. Il y avait du cor et presque de la clarinette dans ce timbre aux accents mélancoliques, qui retentit dans la plaine comme une longue plainte modulée avec une virtuosité incroyable. S’il n’en tenait qu’à elle, aujourd’hui même, elle essayerait de promouvoir des cours de vaccine pour faire connaître au monde ces sonorités ineffables. Le moins qu’elle pouvait faire, c’était de commander quatre de ces instruments à registres différents, en insistant sur la beauté esthétique et l’usage auquel ils étaient destinés. Pour conclure la transaction, les visiteurs se virent offrir des fruits. Anacaona s’en tint au lait de coco, ce qui lui donna l’occasion de faire une remontée de vingt-cinq ans dans le temps, à la Cascade de Dorais, au terme d’une excursion estivale… Combien elle l’avait trouvée désaltérante la noix de coco que Georges lui avait apportée au bord de la route! C’est ainsi que, durant le trajet vers son hôtel, elle n’arrêta pas de penser comment elle pourrait utiliser les vaccines dans l’orchestration. Elle eut alors une idée qui ne lui parut pas du tout chimérique au moment où elle la conçut, obnubilée qu’elle était par la musique incantatoire qui lui résonnait à l’oreille, mais qui se révélera telle plus tard. Après avoir fait le tour de la question : ce serait de présenter ses opéras à Portopolis. Si elle n’avait pas à s’occuper du départ d’Elza, elle se complairait à réfléchir à tous les moyens possibles pouvant lui permettre de traduire ses rêves de musique caraïbéenne dans la trame de son opéra, mais la réalité avait ses exigences, et mille petits détails se présentèrent pour mettre à contribution sa disponibilité avant son départ. Y compris les visites qu’Elza devait faire à des parents plus ou moins éloignés : ceux-ci ne lui pardonneraient pas, si elle s’avisait de passer outre. Pour cet exercice qu’elle considéra comme un pensum, elle attendit la veille de son départ. Pourtant quand vint la nuit, elle aura complètement déserté le champ de telles préoccupations pour se transporter à Val des Landes sur les ailes du songe. C’était une de ces soirées chaudes de pleine lune, où toute la nature semblait participer de l’allégresse générale. Il y avait de l’agitation dans l’air : le palais des arts du Val des Landes allait retentir pour la première fois de La tragédie de la reine du Xaragua. Les rues rocailleuses du village étaient ratissées pour l’occasion. Des Valois et Valoises arrivaient de tous les horizons, reconstituant les hordes enfantines glapissantes de l’époque où elle était encore la girafe. L’ouverture de l’opéra, avec l’intégration des vaccines, connaissait un degré qui n’avait pas été atteint auparavant dans sa capacité d’enchantement. Les spectateurs étaient littéralement éblouis et subjugués par la musique qui s’ouvrait par la trompe mélancolique d’une conque marine. La mélodie largement supportée par les instruments à vent et par la scansion obsédante et mélancolique des vaccines accordée au roulement sourd des tambours, annonçait merveilleusement l’imminence d’un événement dramatique. Mais le critique d’art d’un journal de Portopolis, réputé pour son étroitesse d’esprit, trouvait insensée « la glorification des instruments populaciers et vils que sont les vaccines », pourtant, il ne manquera pas de souligner plus tard, la beauté qui se dégageait de la convergence des sonorités instrumentales entremêlées, lesquelles préfiguraient, disait-il, l’arrivée d’un événement apocalyptique. Or cet événement prit forme, au lever du rideau, sur la stature du cacique Bohéchio qu’interprétait M. Mannoni dans le dépouillement d’un décor insolite, devant le fronton de son palais, face à la mer. De sa voix chaude de baryton, il exprimait sa colère devant les barbares étrangers qui osaient fouler le sol de ses ancêtres et sa douleur accablante devant l’inexorabilité de son destin : son âge avancé ne lui permettait plus, aujourd’hui, les actions passées contre les envahisseurs Caraïbes. Devant les Espagnols, il se sentait obligé de passer son tomahawk à quelqu’un d’autre pour les chasser de Bohio. Et par un procédé qui n’était irrationnel que dans la réalité, pendant qu’elle était au pupitre, aux commandes de l’orchestre, Anacaona se voyait entrer sous les lambris dorés du palais pour être couronnée reine du Xaragua, dans une robe de soie moirée, drapée sur les épaules à la manière d’un sari. Qu’elle était belle et majestueuse pendant ces vocalises qui se promenaient d’un bout à l’autre du registre en raison de son indignation! Et profonde et mystérieuse dans ce solo a capella si douloureux que l’orchestre reprit à la fin, accentuant au maximum l’effet dramatique! Par le même procédé, à un autre moment, la scène n’était plus dans le palais, mais transportée dans la nature, face à la mer au loin, sur les bords de la grande crevasse, non loin de l’endroit, elle s’en souvenait, où elle avait échangé son premier baiser avec Georges. Sous la pleine lune qui diffusait une lumière tamisée, ménageant alentour des effets d’ombres fantomatiques, le spectacle de la danse des Pucelles prit un contour magique et primitif qui ramenait aux premiers âges de la vie, quand les rituels pouvaient permettre de se concilier les forces naturelles. Pourtant, à l’autre extrémité, elle se défaisait difficilement d’un effet évanescent du paradis, devant le choeur des anges chantant la gloire de Dieu sous l’influence enveloppante de la musique symphonique. Néanmoins, l’impression dominante était celle, fantastique, de ce décor planté sous la pleine lune, dans le silence de la nuit Valoise. Jamais auparavant, l’équilibre de l’air ou des ondes n’avait été perturbé par les trémolos d’une voix de soprano, pas plus qu’avec la musique d’un orchestre symphonique. Mieux encore, elle pensait que Val des Landes était le seul endroit au monde où un orchestre philharmonique s’était produit, avec dans ses rangs, quatre vaccinistes. Elle s’en sentait fière. Elle avait le même sentiment en admirant la beauté et la majesté de la reine du Xaragua comme si ce n’était pas elle qui l’incarnait. Mais tous ces sentiments de fierté et d’enchantement étaient immédiatement refoulés quand elle prit conscience de l’horreur multiforme au sein de la Yaguana et des malheurs qui frappaient la reine en elle. Même Kostanax qu’incarnait Georges avait été massacré par les Espagnols. Anéantie par son cauchemar, elle se réveillait en sueur et en sursaut, psychologiquement encore à Val des Landes, dans une atmosphère à la fois effroyable et irréelle, sous le choc de la mort de son mari. Il lui fallait quelques secondes avant de reprendre ses sens, de se jeter sur le téléphone et d’entendre, avec une joie manifeste, la voix de Georges à l’autre bout du fil. D’abord interdit de ne pas savoir la cause de cette joie subite, Georges se félicitait par la suite, que la crainte de sa mort eût justifié une telle réaction. Et c’est le coeur vibrant de son amour pour sa femme qu’il se rendit à son bureau, en attendant d’aller l’accueillir avec Elza, le lendemain. Tôt dans la soirée, en compagnie de Pablo qui insistait pour être de la partie, Georges se présenta à l’aéroport. Une foule grouillante dont la provenance se laissait facilement deviner par un certain nombre de colifichets propres aux régions tropicales, se pressait dans les différents couloirs de sortie vers la douane. Chose étonnante, ce n’est pas Anacaona qui était repérée la première et ce n’est pas non plus Georges l’auteur du repérage. C’est Pablo qui flairait dans la frimousse d’une fillette impatiente de faire la queue, ce qu’il fallait d’espièglerie pour conclure qu’il s’agissait d’Elza. Les retrouvailles furent joyeuses et émouvantes à la fois. L’enfant retrouvait un père et Anacaona, son mari. On se précipita dans la voiture et aussitôt, tout le monde se mit à parler en même temps, créant une cacophonie pendant quelques secondes, laquelle, curieusement, traduisit leur joie d’être ensemble et de se raconter les péripéties de la vie quotidienne. Le seul silencieux était Pablo, jusqu’à ce qu’Anacaona s’en aperçût et pensât à l’intéresser à la conversation, en lui faisant parler d’un aspect de son dernier voyage au Mexique. Mais ce que Pablo ne disait pas, c’est que le papotage autour du voyage, loin d’être oiseux, le laissa un peu mélancolique par son existence même. Aussi loin qu’il regardât dans le passé, il n’avait jamais connu un climat familial où un tel papotage eût été possible. L’alcoolisme de son père, maintenant qu’il y pensait, avait détruit les formes les plus banales de l’expression de soi et des échanges relationnels dans la famille. Et si les rapports avec sa mère ont toujours été très positifs, il reconnut volontiers, qu’ils étaient marqués au coin de la réserve ou de la pudeur, comme si l’atmosphère familiale interdisait de se laisser aller à la spontanéité. La pensée a des ailes et c’est à de telles voltiges qu’il s’exerçait, quand il était interrompu par Anacaona. Enfin, on arriva à la maison. Prévenu de l’aéroport, le personnel s’affairait à la cuisine quand ils firent leur entrée, si bien que la table ne tarda pas à être servie. Il fallut aller chercher Elza, occupée déjà à apprivoiser sa chambre et la marquer de son cachet personnel. Bien que le repas familial se voulût un dîner de réception des nouvelles venues, celles-ci, pour s’être sustentées dans l’avion, n’y participaient que du bout des lèvres, prenant tout le temps pour évoquer les mille petits détails de la vie Caraïbéenne restés encore dans l’ombre. Heureusement que la faim de Pablo et de Georges compensait leur inappétence! Sans quoi, le plat de crabe à l’aubergine à la mode Caraïbéenne que Martha avait préparé, avec une science consommée, accompagné de marrons et d’une salade chaude de fenouil et de cresson, au goût d’Anacaona, eût été, à peine, entamé. Il était précédé de délicieux accras, avec ce qu’il fallait d’épices pour reconstituer le soleil Caraïbéen dans la bouche. Pour l’arroser, Georges avait choisi un Lacryma Christi d’un millésime nettement au-dessus de la moyenne. La conversation se poursuivit très tard dans la soirée, ne faisant, au dessert, presque pas de place aux pets-de-nonne et de glace au caramel que seuls honoraient, généreusement, Pablo et Elza. C’est ainsi que s’écoulait la première journée de cette dernière chez ses parents d’adoption, en présence d’un adolescent qu’elle se représentera longtemps comme un parent de la famille. Son seul regret, c’était de n’avoir pas pu emmener son chat. Elle avait été obligée de le donner à une cousine, à la condition expresse qu’on lui en achète un autre. Elle avait insisté pour que cela soit fait, dès le lendemain de son arrivée à Montréal. En prenant congé pour la nuit de ses parents et de Pablo, et en pensant à la sortie dans les boutiques d’animaux qu’elle comptait faire avec sa mère, cela lui donna des ailes et tempéra un peu la mélancolie de son changement de vie. CHAPITRE XXIV AU HASARD DU QUOTIDIEN Cette année-là, afin d’initier Elza aux enchantements de l’hiver, la famille avait décidé de passer les quelques jours de vacances du nouvel an dans une station de ski très renommée, et surtout très achalandée. Se souvenant de leur déconvenue, la dernière fois qu’ils avaient participé à des activités de ski de randonnée dans les Laurentides, toutes les dispositions furent prises, pour que l’expérience ne se répète plus jamais. Non seulement les adultes se munissaient-ils de tout l’attirail nécessaire, mais ils mirent un soin particulier à prévenir toute expérience négative de la part d’Elza, même si elle devait être exposée à un froid polaire. Une fois à l’hôtel, Georges et Anacaona avaient retrouvé dans le hall une atmosphère de fébrilité qu’ils avaient, jadis, beaucoup aimée lors de leur précédent séjour. C’est d’ailleurs cette ambiance d’émulation qui les avait portés à se lancer sur une piste de ski, sans avoir les équipements appropriés. Cette fois-ci, les skieurs n’avaient qu’à bien se tenir : ils étaient prêts à toutes les éventualités. Ainsi, dès la première leçon de ski alpin à l’enfant, ils s’étaient lancés, avec elle, sur une piste de ski de randonnée, moins problématique et plus accessible. L’expérience ne fut pas concluante parce qu’en dépit de ses efforts, Elza n’eut pas suffisamment de savoir-faire pour suivre le rythme de ses parents. Ils avaient dû rebrousser chemin, confiants que demain, ce serait déjà mieux, tout en regrettant de n’avoir pas songé à inviter Pablo. Lui présent, ils se persuadèrent que les progrès d’Elza auraient été plus sensibles. Ce n’était toutefois, pas un problème. Elle irait à son rythme, pourvu que l’expérience lui permette d’apprivoiser l’hiver et lui fasse découvrir des aspects insoupçonnés dont elle garderait de bons souvenirs. Quoi qu’il en soit, Anacaona et Georges étaient heureux de ces moments de détente dans le froid, qui leur permettaient de revenir ragaillardis et revigorés dans la chaleur de l’hôtel. Et quand la morsure du froid s’accompagnait de celle de la faim, la salle à manger, avec son atmosphère douillette, devenait un havre de bonheur qu’on ne changerait pas pour la moitié d’un royaume. Mais Georges avait une autre raison d’aimer cet hôtel. Il avait la cave la mieux garnie de la région, comptant plusieurs milliers de bouteilles. Cela lui donnait, presque toujours, la possibilité d’avoir le vin désiré, malgré qu’il en eût, parfois, de voir le sommelier faire son numéro, avec beaucoup de fierté et un grand art de la mise en scène, quand d’aventure, son choix se portait sur un grand crû. Même si Georges et Anacaona aimaient leur travail, ils appréciaient, de temps à autre, de pouvoir en prendre une certaine distance, afin de se reposer et de faire le point sur leur trajectoire. Il était vraiment loin le temps où la famille s’abstenait de prendre des vacances, parce que le rôle de Georges à la direction de la firme de courtage risquait d’en souffrir. Il lui arrivait de penser à cette période de sa vie comme à une vie antérieure. Pour Anacaona en particulier, l’année qui venait de s’écouler était plutôt exténuante physiquement, mais surtout moralement. La présentation de deux opéras en une année, ce n’est pas tous les jours que cela se voyait. Et encore, avait-t-il fallu qu’elle joue le rôle de chef d’orchestre, dans un cas, sans préparation technique. Par ailleurs, en plus des démarches nécessaires en vue de l’adoption d’Elza, elle avait dû se positionner par rapport à la représentation de ses opéras à Paris. Après l’avoir invitée à monter La tragédie de la reine du Xaragua, craignant le scandale, on s’était rabattu sur La tragédie du roi Christophe, histoire prétendait-on, d’habituer le public à l’originalité de sa musique. Cette proposition ne lui avait pas plu, car elle ne voulait pas avoir à diriger cette oeuvre, comme on l’espérait. Finalement, la direction de l’opéra s’était trouvée contrainte à une alternative : ou elle acceptait d’inscrire La tragédie de la reine du Xaragua au programme de la prochaine saison, avec l’assurance qu’elle serait au pupitre ou elle envisageait La tragédie du roi Christophe, mais avec un autre chef d’orchestre. Quand la deuxième option avait été retenue, elle s’était sentie soulagée, car elle aurait la possibilité d’utiliser tout son temps, pour progresser dans sa nouvelle discipline. A raison de deux fois par semaine, elle fréquenta les salles de cours de l’université, en plus de travailler avec M.Spike, d’un point de vue plus pratique et technique. Ce procédé favorisait la mise en application, au fur et à mesure, de notions plus théoriques acquises de ses cours. Cela avait comme résultat, de la mettre à l’aise, déjà, dans son rôle de chef d’orchestre. Sous la supervision de M.Spike, elle se plut à diriger Pelléas et Mélisande de Fauré, beaucoup plus accessible que celle de Schöenberg, qui l’intéressait pourtant davantage. Mais elle avait dû se faire une raison, car la partition de ce dernier était, à son avis, pleine d’embûches et, par conséquent, à renvoyer à plus tard, quand elle aurait pleinement la maîtrise de ce rôle. Deux fois par semaine, elle prenait donc la direction du Centre. A l’occasion, il arrivait à son mari de l’y accompagner. Une fois, toute la famille s’était déplacée, y compris Pablo pour faire le trajet. Pendant que Georges visitait les galeries d’art en attendant Anacaona, les jeunes batifolaient sur les bords du canal en regardant les patineurs et en mangeant du maïs soufflé. Et à l’heure convenue, tout le monde se retrouvait, pour se restaurer, avant de reprendre la route du retour. Elza se souviendra toujours de cette expédition qui lui occasionna la peur de sa vie. Seule dans la voiture, pendant que ses parents et Pablo cueillaient des fleurs sauvages sur le bord de la route, elle vit venir vers elle, en tintinnabulant, une vache qui ne semblait pas avoir froid aux yeux. Le temps de quelques secondes, l’enfant crut que l’animal allait culbuter la voiture comme elle avait vu faire un éléphant à la télévision. Mais, parvenu à sa hauteur, il avait peut-être entendu une voix intérieure pour le dissuader, car, contre toute attente, il changea de cap à la dernière minute et se mit à paître non loin de la voiture. Il fallait quand même se dépêcher, pour être à l’heure au cours de musique d’Elza. Anacaona était très heureuse qu’elle eût tenu à continuer dans cette voie, à la condition cependant, de lui permettre l’abandon provisoire du cours de piano commencé en Caraïbe et de l’inscrire à un cours de violon. Elle aimait bien le piano et elle avait fait des progrès considérables auprès de Mme Latortue, mais elle n’était pas certaine qu’elle serait heureuse d’avoir sur ses épaules la responsabilité de récitals. Elle en prit conscience le jour où elle entendit mme Latortue évoquer la mémoire impressionnante des grandes pianistes que furent Clara Schumann, Clara Haskil et, plus près d’elle, Martha Argerich. Dans ce sens, elle préférait davantage un instrument d’orchestre comme le violon, le violoncelle, la clarinette etc.où ses responsabilités seraient plus diluées. Elle vouait un culte particulier au violon qu’elle imputait en grande partie, à une sonorité exceptionnelle dont son professeur rendait compte, en disant qu’elle est celle qui se rapproche le plus de la voix humaine. Pour le bien-être d’Elza, il fallut bien convenir que les changements sur le plan musical, étaient une infime partie de tous ceux auxquels elle devait faire face. Changement de climat, de milieu physique, de milieu familial et scolaire, mais surtout, changement dans les méthodes d’enseignement et d’apprentissage. Pourtant, en dépit des difficultés du début, elle faisait montre d’une capacité d’adaptation étonnante, puisque, dès la fin des premiers six mois, elle se sentait déjà relativement à l’aise à l’école. Il n’empêche que pendant tout le début de l’année, la famille n’avait d’autre préoccupation que son adaptation. Cependant elle n’avait pas eu le temps d’être inquiète, car très vite, l’expérience avait permis de mesurer son adaptabilité, sa flexibilité cognitive et sa capacité d’absorption de préoccupations, tantôt banales, tantôt élevées, qui commençaient à émerger dans la salle à manger le soir. Cela contribua à créer pour elle, un milieu familial intéressant et stimulant. Ce fut le cas pour les projets de gestion de Georges. Il ne lui suffisait pas que l’entreprise se développe en lançant ses tentacules dans les pays en développement et en exploitant toujours le même créneau, il lui fallait une base solide et stable en Amérique du Nord et cela passait, selon son analyse, par une diversification de ses produits et de ses services. C’est dans la salle à manger, que la stratégie par laquelle il comptait convaincre le conseil d’administration d’aller dans cette voie, fut évoquée pour la première fois. Il s’agissait de faire une offre d’achat d’une entreprise de multi-média alors en difficulté financière, et qui pourrait assurer l’entreprise d’un bon potentiel de développement, compte tenu des besoins du marché. Une telle adjonction viendrait compléter la gamme des produits déjà offerts, en permettant d’allier le contenu et le contenant dans une même offre. Comme un général en début de campagne, il aligna, sans forfanterie, des scénarios de transaction. Étant donné que ses associés et lui avaient un contrôle largement majoritaire sur les actions, ils pouvaient se permettre de jeter du lest, en offrant une mise de fonds minimale pour la transaction, et en soldant la plus grande partie, par des actions de la nouvelle société. Il avait plusieurs autres scénarios à l’esprit, mais c’est celui-là qu’il allait recommander en priorité au conseil. Anacaona buvait littéralement ses propos, car elle avait une grande confiance en lui en cette matière. Alors que son rôle dans l’entreprise devenait de plus en plus grand et qu’une part importante de la croissance de l’organisation était redevable des orientations qu’il avait fait prévaloir, non seulement n’avait-il pas le vertige de sa propre réussite, mais il pouvait la regarder froidement, avec une certaine distance, comme s’il n’était pas le premier concerné. À force de magnifier les réalisations artistiques d’Anacaona, il en vint à amoindrir les éléments de sa propre réussite, comme si le véhicule choisi de son épanouissement ou de son accomplissement était moins estimable par nature. Après avoir entendu les gestionnaires du milieu des affaires vanter ses mérites, il n’en tira aucune gloriole malgré la confirmation apportée par Anacaona elle-même qui ne manqua pas de lui lancer des fleurs pour son flair d’entrepreneur et ses talents d’administrateur. Quand le poste de PDG devint vacant et que le conseil d’administration jeta son dévolu sur lui pour l’occuper, c’est encore dans cette salle à manger que la décision fut prise. Les avantages et les inconvénients de cette promotion, une fois, mis dans les plateaux de la balance, cela requit toute la force de persuasion d’Anacaona pour le porter, en définitive, à accepter. Au grand plaisir d’Elza de voir les capacités de conviction de sa mère, avoir raison de justesse, sur les réticences de son père. Si les problèmes de gestion débattus en présence d’Elza lui ouvraient des horizons insoupçonnés, il n’en était pas autrement des préoccupations artistiques, avec la différence que ces dernières, en raison de l’attrait de l’enfant pour la musique, lui étaient plus proches et plus significatives. Pour la même raison, elle suivait avec plus d’attention l’évolution de la carrière professionnelle de sa mère. Encore que celle-ci avait aussi, ses zones d’ombres dans lesquelles elle pénétrait, souvent avec surprise et, toujours, avec plaisir. Quoi qu’il en soit, en prenant connaissance des projets de sa mère comme artiste, elle s’étonnait de voir derrière son image stylisée, la somme de contraintes dont il lui fallait tenir compte, avant la production d’une oeuvre. Elle en fit la remarque à Pablo qui se surprit, à son tour, de l’entendre en déduire dans son langage d’enfant, que les déterminants d’une production artistique n’étaient pas nécessairement d’ordre artistique. Pablo ne sut que penser de la réflexion d’Elza, mais il flaira l’existence chez elle, d’un processus cognitif qui n’était pas approprié à son âge. Pour valider les raisons de sa stupéfaction, il en fit part à Anacaona qui marqua le même ébahissement que lui, tout en se rendant compte, que cette observation allait dans le sens d’une hypothèse déjà envisagée sur la précocité de son intelligence. Avec le temps, Anacaona acquit la conviction qu’elle était, avec Elza, en présence d’un enfant que les moindres éléments problématiques de l’environnement stimulaient au plus haut point. A chaque fois, l’enfant essayait, sinon d’apporter des solutions aux problèmes soulevés par les phénomènes, du moins d’en comprendre le sens et la portée. Son dernier problème concernait son chat. C’était un beau spécimen, au pelage gris, avec un collier blanc par lequel, il se distinguait de son chat Caraïbéen au pelage uniforme. En dépit de multiples ressemblances propres à leur nature de chat, ils avaient quand même des différences de comportement. Elle ne savait pas s’il fallait imputer ces différences à la race ou au climat. Le chat Caraïbéen était toujours enclin à se faire caresser alors que l’autre était plutôt indifférent, voire, un tantinet hostile à se faire tirer les poils de la barbe. Pablo était appelé à la rescousse, mais sa science canine, venant d’une longue cohabitation avec le chien de sa mère, n’était d’aucune utilité pour approcher la psychologie des chats. Sur ces entrefaites, Georges qui rentrait se fit annoncer la demande d’admission de Pablo à l’université par Anacaona. Ils étaient contents de son choix et le lui manifestaient. Cela eut pour résultat de le gêner, car il ignorait encore si sa demande allait être acceptée. Quoi qu’il en soit, cela prouvait l’intérêt que les Lalande lui portaient et il leur en était reconnaissant. Aussi crut-il bon de les inviter à sa remise de diplôme de fin d’études collégiales prévue dans quelques semaines. Le jour venu, c’est avec grand plaisir que la famille revit Esmeralda. Elle était très distinguée dans son tailleur gris et elle parut si jeune, qu’on l’aurait prise, facilement, pour la soeur aînée de Pablo. C’était sa première rencontre avec Elza dont Pablo lui avait parlé et qu’elle trouva intéressante et aimable en plus d’être belle. Après la cérémonie, les deux familles restèrent quelque temps à bavarder, puis en raison du trajet de retour dans l’obscurité, Pablo et sa mère furent les premiers à prendre congé. Parvenue à domicile et en passant en revue la cérémonie, Anacaona ne manqua pas de taquiner Georges. Esmeralda lui avait paru très élégante et très belle et elle le félicita, avec une lueur d’ironie dans le regard, d’avoir eu du goût. Ce n’était guère la première fois qu’Anacaona se laissait aller à de telles taquineries et, à chaque fois, cela mettait Georges dans un réel embarras. Plutôt que de blêmir ou de fuir comme les autres fois, il décida de la remercier de ses compliments et de lui dire, en badinant, qu’il en était conscient. La preuve de son bon goût, dit-il, c’est qu’il l’avait choisie, elle et depuis toujours. Un instant déconcertée par cette réponse, Anacaona opta pour ne pas laisser Georges s’échapper par cette pirouette en lançant à brûle-pourpoint : « Et si je mourais demain matin, serait-elle ma remplaçante? » A quoi Georges s’apprêtait à réagir quand elle lui plaça la main sur la bouche en lui disant : «Excuse-moi pour cette question. Tu n’es pas obligé d’y répondre. » Et comme pour ne pas lui donner l’occasion de le faire, elle se mit à l’enlacer et à l’embrasser, ne s’arrêtant momentanément que pour actionner le lecteur de disque sur la septième symphonie de Beethoven. Etendus sur le divan, l’un à côté de l’autre, ils se laissèrent submerger par la musique répandue dans le salon, comme un fleuve dans un lit asséché, pénétrant partout et emportant tout sur son passage. Pendant qu’affectueusement elle passait la main dans les cheveux de son mari, elle se transportait dans les méandres d’une métaphore de la rivière ou du fleuve qui la hantait chaque fois qu’elle écoutait de la musique symphonique. Des fois, elle avait l’impression d’être devant un parcours accidenté fait de rapides, de chutes ou de cascades, d’autres fois, le parcours présentait plus d’uniformité avec, ça et là, des déclivités plus ou moins accentuées. Ce fut le cas pour la symphonie beethovenienne qu’elle n’arrêta pas d’écouter. Elle s’y vautra comme dans l’eau et s’imagina les ondes sonores comme les myriades de molécules d’eau qui s’agglutinent les unes aux autres, pour former cette masse compacte et bouillonnante. Tout à la joie de la randonnée, elle la vit dévaler prestement l’inclinaison de la pente dans un premier mouvement vivace, jusqu’à son arrivée à la plaine verdoyante et fleurie. Ensuite, dans un deuxième mouvement allegretto, elle la regarda couler lentement, paresseusement, avant de se reprendre, dans un troisième mouvement presto en essayant de rattraper le temps perdu. Finalement, elle se perdit dans la contemplation de la voir parvenir, avec volupté et allégresse, dans un quatrième mouvement allegro con brio, à franchir majestueusement l’estuaire et à se jeter dans la mer. En cette soirée de printemps qui s’achevait, Anacaona et Georges furent pénétrés par un rare sentiment de bien-être fait de mille choses à la fois. La famille d’Anacaona avait plus que sa part de deuil, au cours des dernières années. Certaines douleurs étaient encore vives. Mais la vie a toujours hâte de reprendre ses droits et elle le fait, parfois, en biffant des tâches qu’on croirait indélébiles, en cicatrisant des plaies réputées inguérissables et en anesthésiant des douleurs faites pour durer toujours. En écoutant l’éblouissante musique de Beethoven, Anacaona pensait que ce n’était pas rien de retrouver son mari et de mener une vie heureuse avec sa famille. Elle était certaine, alors, que Georges pensait à la même chose qu’elle. Dans un désir de tester la véracité de cette croyance, elle s’en ouvrit à lui en l’interrogeant : --A quoi penses-tu? dit-elle. --A nous, à toi que j’avais perdue et retrouvée, à l’enfant que nous avons tous les deux, au bonheur qui est le nôtre que je vois encore comme dans un rêve. --Ce n’est pas un rêve, c’est la réalité. C’est une réalité qui a la couleur du rêve, mais c’est quand même la réalité. --Je ne suis pas superstitieux et pourtant, des fois, j’ai peur que le charme ne se brise et qu’on ne se retrouve avec l’envers de la médaille. --Ce n’est pas ton langage Georges. C’est le langage de ta sensibilité pour ta famille... Se peut-il que l’angoisse te change à ce point? ... --Je rêve du jour où tu seras libéré de cette angoisse. Ce sera à Val des Landes quand, du haut du belvédère, tu pourras considérer le chemin parcouru à travers les routes sinueuses des vallées et les escarpements rocheux des différents paliers de l’ascension. D’ici là, toi et moi, avons encore quelques rôles à jouer sur les scènes du monde. A commencer par tout ce que nous devons à Elza pour qu’elle soit capable de voler de ses propres ailes. --Tu as raison. Qui sait toutefois si, à ce moment-là, nous n’aurions pas la nostalgie de l’angoisse comme d’une autre patrie, où se condense le bouillonnement de la vie avec ses misères, mais aussi avec les défis à surmonter, preuve en dernière instance de l’existence. --La seule façon de t’en prévenir, de nous en prévenir, c’est d’envisager Val des Landes, non comme le terme de notre parcours, mais plutôt comme le déplacement de la scène de la vie, avec d’autres enjeux et d’autres défis à relever. Car il y a tout à faire à Val des Landes... Mais, encore une fois, la priorité consiste à accompagner Elza tant qu’elle aura besoin de notre aide. SIXIEME PARTIE CHAPITRE XXV PABLO ET SA FAMILLE Les années avaient passé. Anacaona avait, dans l’intervalle, relevé le défi professionnel de présenter à Paris la tragédie de la reine du Xaragua. Sur le plan des événements amicaux ou familiaux, le plus significatif demeurait la mort du père de Pablo. Depuis près de trois ans déjà, ce dernier avait cessé de respirer dans un hôpital de la région métropolitaine de Montréal, sans qu’aucun membre de la famille n’ait eu la possibilité de l’assister. Esmeralda et Pablo s’étaient mis en colère contre l’administration de l’hôpital qui avait su les retrouver pour leur annoncer son décès, alors qu’elle n’avait pas su le faire, pendant tout le mois de son hospitalisation. Depuis environ un an, la famille avait complètement perdu ses traces. Bien que les événements se fussent déroulés à l’encontre de sa volonté, ainsi que de celle de sa mère, il restait pendant longtemps à Pablo une impression bizarre de la solitude qui avait entouré le décès de son père, comme s’il avait dû pouvoir faire quelque chose. Il avait beau se raisonner, l’impression persistait malgré tout. Quand il commença à être guéri de cette obsession, ce fut pour apprendre quelque chose de terrible : sa mère souffrait d’un cancer. Si cette nouvelle lui était communiquée avant ses examens, il les aurait échoués certainement, tellement il était abattu. Pendant plusieurs jours, il était rivé à sa douleur, incapable d’envisager une quelconque alternative. Seul un pronostic médical ultérieurement favorable, avait pu le sortir de son affliction : la chimiothérapie envisagée était censée éradiquer toutes les cellules cancéreuses. Il n’était que d’être patient, de suivre à la lettre la médication et les séances de thérapie. L’avantage qu’avait Esmeralda sur d’autres patients souffrant de maux semblables venait du fait que l’intervention médicale avait lieu relativement tôt. C’était suffisamment tôt pour éloigner le spectre d’une intervention chirurgicale qui l’effrayait, mais pas suffisamment pour lui épargner une thérapie sévère comme la chimiothérapie. Esmeralda était consciente de la nécessité de suivre à la lettre les consignes médicales et en même temps, de leurs répercussions négatives sur son apparence physique. Mais l’enjeu était tel qu’elle n’hésitait pas à subordonner les exigences de sa beauté à celles de sa santé. Avant de commencer à perdre ses cheveux, elle avait demandé à voir Georges. Un matin de printemps, alors qu’Anacaona était en Europe, Georges prit la direction du lac Memphrémagog pour aller la rencontrer. Sur la route, un soleil timide essayait de se faufiler à travers les nuages dans un inlassable jeu de cache-cache, en se répandant sur le paysage en tâches de lumières qui s’estompaient aussi vite qu’elles apparaissaient. Mais à son arrivée, ce temps indécis fit place à un ciel illuminé hormis, ça et là, quelques amas de cumulus en déroute. Il se plaisait à penser que le soleil, en monopolisant le ciel, ne faisait pas que donner la chasse aux nuages; il mettait aussi en déroute ses idées sombres sur l’avenir et, en particulier, sur celui d’Esmeralda. C’est une belle femme assez joviale qui l’accueillit. Il en fut surpris, mais prit bien soin de ne pas le montrer. Il lui en sut gré de sa bonne humeur, car il n’aurait pas supporté de la voir meurtrie par la maladie, elle qui était, souvent, si pétillante de joie et de santé. Après les préambules d’usage et les préparatifs d’un café qui le laissèrent un moment seul au salon, Georges ne tarda pas, sans le vouloir, à initier le sujet de la rencontre quand il s’informa des nouvelles de sa santé. C’est précisément à ce sujet que je voulais te voir, dit-elle. Tu n’es pas sans savoir par Pablo que je suis malade. Je suis présentement en processus de chimiothérapie. Mon médecin est très optimiste, mais je le suis moins que lui. Même si la chimio parvient à bout des cellules cancéreuses, il n’est pas dit, que j’en aurai fini, avec la maladie. Elle pourrait reparaître sans crier gare et sous une forme éruptive qui atténue la valeur des parades médicales ou chirurgicales. Par conséquent, je suis devenue une personne à grands risques comme disent les assureurs. La probabilité que je sois encore en vie d’ici les deux ou trois prochaines années est moins de cinquante pour cent. Le moment est donc venu pour moi, de faire le point sur un certain nombre de choses touchant l’avenir de Pablo et sur lesquelles, je voudrais connaître ton avis. Et pendant un bon moment, elle l’entretint de beaucoup de questions concernant, entre autres, les héritages auxquels son fils pourrait prétendre, autant du côté de son père, que de son côté à elle, au Mexique. Pour ce qui était de ses droits à l’héritage de son père, elle le laissait se débrouiller, se contentant d’un rôle d’appui, pour clarifier la situation avec les autres héritiers. En ce qui a trait à l’héritage mexicain, cette question n’intéressait Pablo que virtuellement. Tant qu’elle était en vie, c’était à elle d’y faire face. Voilà pourquoi, elle comptait essayer, dans les jours prochains, de régler les affaires pendantes, pour prévenir les difficultés. S’il arrivait qu’elle meure avant de mener à bien ces transactions, elle aimerait beaucoup que Georges puisse l’aider de ses conseils. Mais si importants que pussent être les conseils au sujet de Pablo, ce pourquoi elle tenait tant à voir Georges, c’est pour lui faire comprendre, si cela n’était superflu, combien, elle décédée, son fils n’aurait d’autre famille que celle qu’il forme avec Anacaona et Elza. Il n’avait aucun contact avec les membres de la famille de son père, et s’il avait développé de bonnes relations avec les parents de sa mère au Mexique, ils étaient trop éloignés pour que ces relations soient vraiment significatives. En contrepartie, les gens qu’il aimait et qu’il considérait comme sa vraie famille c’est, encore une fois, Georges, Anacaona et Elza. Esmeralda se disait consciente de l’attachement que Georges et sa famille vouaient à Pablo et elle en était heureuse. « Ne serait-ce que l’amitié que vous lui portez, notre rencontre, à nous deux, n’aura pas été vaine » dit-elle, avec un sourire espiègle du coin des lèvres. «Si je dois mourir demain, continua-t-elle, ma seule consolation est de penser qu’il pourra compter sur vous et qu’il ne sera pas seul dans la vie » Devant un tel discours que n’annonçait guère la beauté et l’élégante simplicité d’Esmeralda, Georges était loin d’être convaincu que sa façon pessimiste de voir l’avenir se justifiait. Aussi se mit-il en frais de la persuader du contraire, en lui faisant voir que le cancer n’était plus ce qu’il était, il y a deux décennies, que beaucoup de gens, avec des thérapeutiques appropriées en réchappaient et que deux de ses collaborateurs étaient du nombre. Néanmoins, quelle que soit la situation, il était à sa disposition, comme à celle de Pablo, pour toute demande d’avis ou de conseils qu’il leur plairait de faire. Pour ce qui était de leur rapport avec Pablo, ils étaient heureux, Anacaona et lui, de savoir qu’elle les approuvait. A plusieurs reprises, au cours des deux dernières années, ils avaient dû s’abstenir de l’inviter à telle ou telle de leurs activités, parce qu’ils craignaient simplement sa perception de ces invitations. Ils n’auraient pas aimé qu’une présence appréciée chez eux, soit une absence abhorrée chez elle et cela les avait rendus indécis, dans quelques-unes de leurs attitudes vis-à-vis de lui. Mais puisqu’elle avait le bonheur de les approuver, il voudrait qu’elle prenne l’habitude de le voir chez eux, réellement, comme chez des parents. Au demeurant, quelle que soit l’attitude d’Esmeralda à cet égard, cela ne changerait pas d’un iota leur comportement à son endroit, qui était de le considérer comme un membre proche de la famille, en qui ils mettaient toute leur confiance. Esmeralda n’en espérait pas moins de Georges. Mais de l’entendre parler ainsi de son fils lui procura une grande satisfaction. Surtout de sentir que sur ce sujet, il était sur la même longueur d’ondes que sa femme. En des moments aussi exceptionnels, ce qu’il pouvait y avoir encore chez elle de jalousie inconsciente à l’endroit d’Anacaona, s’estompa dans une sorte d’épuration de ses sentiments, pour donner libre cours à une pleine appréhension de sa générosité et de son amabilité. Du coup, elle se sentit réconfortée d’éprouver à l’égard de la famille Lalande, mieux qu’une parenté biologique, une parenté mystique qui plut à son âme de chrétienne. En dépit de la morosité qui accompagnait le sentiment de sa maladie, elle sortit presque joyeuse de son entretien avec Georges. Si elle mourait, elle ne laisserait plus son fils dans une sorte de trou noir affectif. Son avenir lui paraissait assuré de ce côté, avec, en prime, un certain encadrement parental qui était toujours nécessaire, pour parer aux emportements de la jeunesse. Après avoir sollicité et obtenu quelques avis concernant l’avenir de Pablo, de même que des transactions financières pour garantir leur sécurité, Esmeralda remercia Georges et obtint l’assurance qu’il reviendrait la voir quand elle en manifesterait le désir. À peine de retour chez lui, Georges reçut la visite de Pablo, désireux de connaître ses impressions sur sa mère. Pour cette raison, il avait applaudi à la décision de Georges d’aller la voir. Il n’aurait peut-être pas suggéré cette démarche, mais l’idée de cette rencontre était, à son avis, ce qui pouvait arriver de mieux dans les circonstances, et pour elle, et pour lui. Pris émotivement par la maladie de sa mère, il avait, à plusieurs reprises, senti le besoin d’un regard différent du sien, qui n’aurait pas l’éloignement des professionnels de la santé. A cet égard, Georges lui parut le choix idéal. En devenant un interlocuteur significatif au sujet du drame familial, il lui permit de sortir de sa terrible condition de solitaire et de sentir son fardeau un peu plus léger. De sa rencontre avec Esmeralda, Georges garda un sentiment d’optimisme qu’il ne lui était pas difficile de communiquer à Pablo, lequel ne demandait pas autre chose que d’avoir des raisons d’espérer. De sorte qu’il fut réconforté de son entretien avec Georges, affichant une attitude qui devait se prolonger, au fur et à mesure de l’amélioration de la santé de sa mère. La situation lui donna des ailes et, en tout cas, le stimula, suffisamment, pour qu’il réactive une demande de bourse, en vue de son admission à une grande université américaine. Quand ce projet sera agréé, quelques mois plus tard, il réalisera à ce moment-là, toute la portée de sa décision. Comment s’en aller aux Etats-Unis, même pour une bonne cause, sans que cela soit perçu par tous, à commencer par lui-même, comme un abandon de sa mère? Cette question lui trottait dans la tête depuis des semaines jusqu’à le paralyser, quand l’idée lui vint de la soumettre à Georges et à Anacaona. Bien lui en prit. Non seulement ces derniers le convainquirent-ils de la nécessité de saisir cette occasion inespérée, en lui faisant valoir l’amélioration sensible de la santé d’Esmeralda et l’obligation qu’il avait vis-à-vis de lui-même de persévérer dans ses études, mais ils s’offrirent à maintenir le contact avec elle, de façon à ce qu’elle ne manquât pas de soins, le cas échéant. Cette dernière offre surtout emporta sa décision de mettre son projet à exécution d’aller faire ses études à Boston. Pablo n’était pas le seul à devoir changer de milieu scolaire. Quelque temps auparavant, on avait procédé à l’inscription d’Elza à un collège pour jeunes filles. Malgré que les cours de musique de ce collège fussent parmi les meilleurs de la ville, ce n’était néanmoins pas pour cette raison qu’il était choisi, mais davantage pour les valeurs universelles qui y étaient véhiculées à travers les programmes de cours. On y enseignait le grec et le latin, tout en mettant l’accent sur l’initiation à l’informatique et la pratique de l’ordinateur, dans les activités quotidiennes à l’école. C’est d’ailleurs, l’une des rares écoles ou l’option du futur ne se prenait pas au détriment de celle du passé. Encore que les Soeurs de la Miséricorde, qui en étaient les gestionnaires, eussent dû jeter du lest dans l’enseignement de la religion. Il n’y avait plus, depuis longtemps, la belle unanimité qui régnait naguère autour de cette question, alors non problématique, quand il était superflu de s’enquérir de l’appartenance religieuse des familles. Avec le temps, elles avaient appris à compter avec une clientèle d’orthodoxies religieuses et de cultures variées, créant un enjeu éducatif avec des défis plus grands que par le passé, en termes d’ouverture aux autres et de tolérance aux multiples manifestations de la différence. Pour Elza, c’était la plus formidable initiation à la géographie culturelle et linguistique de la planète, même si toute la clientèle se retrouvait, dans cette institution plus que centenaire, uniquement, du fait de sa connaissance du français. Il y avait dans son école, des filles de vingt-cinq groupes ethniques différents. De quoi satisfaire son insatiable curiosité naturelle et lui permettre de voyager à travers les continents et les cultures! Ses meilleures amies étaient une Tahïtienne, une Québécoise, une Vietnamienne, une Hollandaise et une Caraïbéenne. Les week-ends amenaient le groupe, chez les uns ou les autres des parents, pour plusieurs sortes d’activités, y compris la musique que pratiquaient presque toutes. Chacune avait son instrument favori. C’était le piano pour la Québécoise, le violoncelle pour la Tahïtienne et la clarinette pour la Vietnamienne. En ce qui concerne Elza, on se souvient qu’elle avait délaissé le piano au profit du violon. Avec le temps, elle avait redécouvert l’attrait du piano, ce qui lui permettait des moments agréables avec sa mère dans des oeuvres musicales en duo, notamment, Les quatre fantaisies à quatre mains pour piano de Schubert qu’elles affectionnaient. Comme si cela ne suffisait pas, elle avait obtenu que ses parents lui achètent un hautbois, prenant un plaisir particulier à jouer de cet instrument, dans des quatuors improvisés, lors de rencontres impromptues en week-end avec ses amies. C’est à une petite fête organisée pour saluer le départ de Pablo à Boston, que le groupe montra le mieux son savoir-faire sur le plan musical. Avec l’aide de leur professeur, elles avaient adapté une zarzuela qui donnait tout son sens à l’appellation de quatuor qu’elles s’appliquèrent. Le projet avait pris la forme d’un dialogue musical et se révéla une initiative heureuse. En retour, elles insistèrent pour que Pablo leur donne la réplique sur sa guitare. Il ne trouva pas mieux qu’un air de fandango de son copain Juan Carasco, Andaloux et professeur de guitare. C’était juste ce qu’il fallait pour mettre les fourmis dans les jambes et le diable au corps. Le temps d’après, tout le monde se mit à virevolter au rythme de la musique Caraïbéenne. Au cours des deux heures qui suivirent, les jeunes n’arrêtaient pas de danser. Ils le firent avec un tel entrain qu’on croirait que l’occasion ne se renouvellerait plus. Autant les amis d’Elza que ceux de Pablo. Anacaona et Georges ne furent pas en reste, talonnant les jeunes jusqu’à la fin de la soirée, y trouvant l’inspiration pour renouer avec leur jeunesse depuis longtemps évanouie. Sans laisser la composition, Anacaona s’adonnait de plus en plus à la direction d’orchestre. Elle le faisait, bien entendu pour ses propres oeuvres, mais aussi pour un grand nombre d’oeuvres du répertoire. Depuis le tollé général à Paris lors de la présentation, enfin, de La tragédie de la reine du Xaragua, elle n’était jamais invitée à diriger cette oeuvre sans une certaine nervosité due à l’incapacité de prévoir les comportements des spectateurs. A Paris, c’était d’abord des réactions d’enthousiasme qui accueillirent la première représentation, puis, on ignore si les manifestations négatives le furent, par la suite, contre l’oeuvre ou les réactions en sa faveur, en tout cas, celles-ci finirent par être neutralisées sous les vociférations de ses contempteurs. Pourtant les réactions, au début, ne constituaient pas les moments cruciaux du sentiment populaire. Ils étaient arrivés ultérieurement, par un effet de boule de neige, au fur et à mesure des représentations. Alors que les pisse-vinaigre trouvèrent sacrilège certaines proximités esthétiques et sentirent que leur ethnocentrisme était mis à mal par ces rapprochements, d’autres, au contraire et en plus grand nombre, s’autorisèrent de ces proximités pour saluer le génie créateur à la base de l’oeuvre. La plus grande satisfaction d’Anacaona, c’est qu’au terme de dix représentations à Paris, une recension de la presse écrite avait permis de noter cent-dix-sept articles favorables à l’opéra, contre cinquante-cinq défavorables, avec la réserve que le sentiment défavorable s’exprimait avec plus de force et de radicalisme que le sentiment contraire. Habituée à la controverse, cela ne l’avait pas empêché d’éprouver beaucoup de plaisir à la représentation du ballet Roméo et Juliette de Prokofiev à l’Opéra de Paris. En dépit de la prestation merveilleuse de Christiane Vlassi et d’Attilio Labis, le concepteur de la chorégraphie, leur performance n’arrivait pas à déclasser dans son esprit celle du duo Margot Fonteyn et Rudolf Nouréev admirée auparavant dans une représentation de Pélléas et Mélisande. Quoi qu’il en soit, il n’en fallait pas plus pour lui donner l’envie d’apporter sa propre contribution à la danse classique, plus sur le modèle du ballet classique moderne que sur celui des chorégraphies traditionnelles. A la vérité, ce qu’elle avait en tête, c’était moins Margot Fonteyn, malgré sa légèreté de sylphide dans l’éxécution chorégraphique, que la grâce féline et l’énergie galvanisante de Judith Jamison dans une chorégraphie d’Alvin Ailey avec la musique de Carl Orff. Elle sacrifierait volontiers, disait-elle, un peu d’entrechats à six ou à huit battements et quelques gargouillades, à l’énergie afro-américaine qui se donnait à voir à travers les déboulés acrobatiques et les arabesques qui jalonnaient la représentation entière de l’œuvre, tout en substituant à Carmina Burana, au demeurant, d’une grande beauté, sa propre création musicale. Par ailleurs, alors qu’Anacaona s’attendait au même clivage populaire à Buenos Ayres qu’à Paris, l’opéra reçut au contraire, un accueil triomphal au Téatro Colòn (ironiquement , du nom de celui-là même qui est à l’origine de l’assassinat de la reine du Xaragua ) que ne démentaient pas les opinions dans la presse. Les quelques critiques négatives étaient noyées dans un concert de louanges. On n’hésitait pas à écrire que la représentation de La tragédie de la reine du Xaragua «constituait une date importante dans l’histoire de la musique. C’est avec de telles productions, pouvait-on lire, que les XVIIème et XXème siècles peuvent revendiquer d’être les plus novateurs dans l’histoire de la musique occidentale. » Au cours de sa tournée en Argentine, Anacaona avait reçu l’invitation de présenter La tragédie du roi Christophe et Le Sacre du printemps à la prochaine saison, mais elle avait dû décliner cette invitation en raison d’autres engagements ailleurs. C’est à tout cela qu’elle pensait quand, ce dimanche matin en compagnie d’Elza et de Georges, elle se rendit chez Esmeralda, prévenue la veille de la visite. Ils avaient promis à Pablo de maintenir le contact avec elle. Elle habitait une petite maison coquette au sommet d’une rue montante qui jouxte la forêt. Dès leur apparition, en bas, au coin de la rue, ils l’aperçurent vêtue de blanc et de bleu, accoudée à la balustrade devant la maison, dans l’éclat du soleil. Autant cette découverte leur fit une forte impression, autant elle fut heureuse, de son côté, de les voir. Visiblement, elle les attendait, comblant d’aise les visiteurs qui, jusque-là, étaient dans l’incertitude quant à l’accueil qui leur serait réservé. Mais la gaieté d’Esmeralda ne pouvait pas tromper et cela les rassura. Ils étaient allés voir une malade, fût-elle en convalescence, ils étaient tombés sur une femme qui transpirait la joie et la santé. Pressentant que les visiteurs étaient un peu déroutés, elle comprit qu’il y avait des choses à expliquer. Quand on a été si près de la catastrophe comme je l’ai été, dit-elle, on ne peut faire autrement que d’être joyeuse. Je n’ai pas besoin de vous dire que je le suis, vous le voyez. Je ne suis pas encore complètement guérie, mais ma santé s’améliore chaque jour. Juste avant votre arrivée, j’ai communiqué avec mon médecin qui est actuellement de garde à l’hôpital. Il n’en revient pas des résultats des analyses que j’avais effectuées la semaine dernière. Il avait déjà vu des malades revenir de loin, mais, à l’entendre, mon cas est exceptionnel. Je n’ai pas osé lui dire que mes prières à la Vierge de Guadalupe y sont pour quelque chose, mais, en ce qui me concerne, je le crois profondément. Bien entendu, je demeure vigilante afin de prévenir une résurgence possible de la maladie. Georges et Anacaona étaient ostensiblement heureux de la santé d’Esmeralda. Pour Georges en particulier, c’était un changement majeur par rapport à leur dernière rencontre. Il voulait savoir si Pablo était informé de ces progrès. Il apprit que c’était le cas, mais Esmeralda doutait qu’il la crût. « Sur cette question, dit-elle, je manque de crédibilité vis-à-vis de mon fils. Sachant que je ne veux pas le peiner et le distraire dans ses études avec ma maladie, de bonnes nouvelles de ma santé risquent d’être interprétées comme un exercice de maquillage de la vérité. Si vous communiquez avec lui, à ce sujet, il vous croira plus facilement que moi. » C’est ainsi que Georges et Anacaona reçurent le mandat, tant du fils que de la mère, de jouer les intermédiaires entre l’un et l’autre. A compter de ce jour, les relations entre les deux familles devinrent plus serrées, et il n’était pas rare qu’à certaines occasions, Anacaona invite Esmeralda à se joindre à eux. C’était le cas lors d’une fête organisée par le Ministère de la Culture en l’honneur d’Anacaona, la lauréate du prix d’excellence en matière culturelle. Et c’était aussi le cas, à l’occasion de la fête musicale annuelle du collège d’Elza. Celle-ci était alors au clavier dans un concerto de Mozart pour piano et orchestre. Longtemps après, elle a gardé un bon souvenir de cette fête, en raison des hommages qu’elle lui avait valus pour sa virtuosité et sa sensibilité. En particulier, d’Esmeralda qui n’arrivait pas à croire qu’elle pouvait si bien jouer. A regarder Esmeralda ce jour-là, Elza se sentit grandir à ses yeux; et pour cette image admirative captée dans ses regards, elle lui voua, à cette occasion, une reconnaissance sans bornes. Quant à Pablo, il se réjouissait autant de la santé de sa mère, que des circonstances qui le portaient à se rapprocher de la famille Lalande. Désormais, il pouvait moins s’inquiéter de sa solitude. Elle faisait partie d’un petit réseau très actif dans lequel il mettait toute sa confiance. N’ayant pas trop d’inquiétudes familiales, il pouvait donner le maximum de son attention à ses études. Il logeait à la résidence des étudiants, sur le campus de l’université et s’adonnait, à ses moments de loisirs, au tennis ou à d’autres activités au centre sportif de l’université, quand il ne grattait tout simplement pas la guitare dans sa chambre ou dans le parc non loin du campus. CHAPITRE XXVI PABLO ET ELZA Quand Anacaona tomba ce matin-là, sur un fragment très affectueux d’une lettre adressée à Elza, bien qu’elle se doutât de l’appartenance de l’écriture, elle alla rapidement à la signature pour vérifier ses appréhensions. Il n’y avait pas d’erreur, il s’agissait bien d’une lettre de Pablo. Néanmoins, elle eut beaucoup de difficulté à croire ce qu’elle avait lu. Quoique le fragment en question fût très expressif, il lui en fallait davantage pour emporter sa certitude. Aussi, après avoir hésité de longues minutes, entreprit-elle de lire entièrement la lettre, non sans un tantinet de culpabilité. Bouleversée, elle tenta de joindre Georges au bureau, mais elle a dû attendre qu’il rappelle, occupé qu’il était en conseil d’administration. Dans l’intervalle, Anacaona ne savait quoi penser. Jusqu’alors, Elza n’était pour elle qu’une fillette, malgré qu’elle eût franchi le cap de l’adolescence depuis un certain temps. Deux autres choses troublaient Anacaona. Elle avait toujours considéré Pablo comme un grand frère pour Elza et se sentait comme trahie, se culpabilisant en même temps de lui avoir pavé la voie, en lui ouvrant toutes grandes les portes de sa maison. Mais au-delà de tout cela, elle trouvait presque dirimante la différence d’âge entre les deux. Il lui semblait qu’un écart de dix ans dans un couple était loin d’être un gage d’harmonie ou de convergence sur le plan des goûts, des valeurs ou des orientations. Pour une mère qui essayait, depuis longtemps, de préparer pour sa fille les conditions idéales d’existence, de façon à maximiser ses chances de réussite dans la vie, il y avait là, quelque chose d’inacceptable et qui la rebutait. Comme une lionne en cage, elle tournait sans cesse autour de ces éléments, incapable d’accepter les images qui se présentaient à son esprit. L’appel de Georges, une heure plus tard, la sortit du cercle vicieux imaginaire. Quand ce dernier apprit de quoi il en retournait, il coupa court aux échanges téléphoniques et annonça à Anacaona son retour à la maison. Lui aussi était surpris de la nouvelle. Plus qu’il ne voulût le montrer à sa femme. Avait-il eu le temps d’apprivoiser l’information ou sentait-il seulement le besoin de souffler du froid devant la tension qu’elle manifestait au téléphone? Toujours est-il que trente minutes plus tard, quand il parvint à son domicile, il n’était déjà plus le même homme. A Anacaona qui reprenait, une fois de plus, les éléments problématiques soulevés par l’éventualité d’une relation amoureuse entre Pablo et Elza, il entreprit d’en contrebalancer les inconvénients. S’attelant à la question de l’âge pour commencer, il réussit, avec une relative facilité, à ruiner cette argumentation, en prenant des exemples dans le monde de leurs propres relations. Plusieurs couples connus d’eux avaient des écarts, parfois, plus considérables sur le plan de l’âge, et la preuve n’était pas faite que cet écart pouvait constituer un facteur de la qualité des rapports. Mais plus importante pour Georges était la question des relations familiales entre les jeunes. Lui aussi avait l’habitude de considérer Pablo comme un grand frère pour Elza, mais il devait se rendre à l’évidence qu’il avait pris ses désirs pour des réalités, et si proches qu’étaient ces jeunes dans la vie quotidienne, il n’y avait aucune interdiction vraiment valable à ce qu’ils puissent être liés par des rapports amoureux. C’était toutefois un discours logique qu’une disposition affective, chez lui, démentait fortement, mais à laquelle il devait imposer silence pour ne pas apporter de l’eau au moulin d’Anacaona. Cette dernière, si elle n’était pas insensible à l’argumentation de son mari, ne vacillait pas pour autant dans ses certitudes, car elle était très émotivement concernée par la situation de sa fille. Elle la trouvait, irrémédiablement, trop jeune à quatorze ans, pour être liée à un homme de vingt-quatre ans. Si Elza avait vingt ans, elle ne s’en serait pas formalisée à ce point, mais à son âge, cela lui apparaissait une incongruité, contre laquelle elle devait être protégée. Sauf qu’Anacaona ne voyait pas comment on pourrait s’y prendre. Si encore Elza n’était pas, de son côté, très éprise de Pablo, un travail de dissuasion pourrait être envisagé auprès d’elle, mais le contenu de la lettre renfermait suffisamment d’indices d’un sentiment partagé, pour croire, à priori, qu’une telle tentative serait vouée à l’échec. C’est à ce moment que Georges lui donna l’exemple de Jacques et de Lydia, un jeune couple de leur entourage qui avait commencé à se fréquenter quand Lydia avait exactement quatorze ans. C’était même pour son anniversaire que Jacques avait été invité et que le déclic s’était fait pour la première fois entre les deux. Ils avaient alors onze ans de différence d’âge. «D’ailleurs, poursuivit Georges, nous nous sommes fréquentés longtemps avant nos quatorze ans. Il est vrai qu’il n’y a que deux ans d’écart entre nous…» Mais ce qui devait surprendre Anacaona, c’est quand Georges déclara y voir des avantages plutôt que des inconvénients. Il n’aurait sans doute pas créé la situation, mais puisqu’elle existait, puisque c’était un fait avec lequel il fallait compter, il était bien obligé de reconnaître qu’elle présentait l’avantage, pour les parents, de savoir à qui Elza serait confiée. Or Pablo, dans une certaine mesure, on l’avait vu grandir. C’était un jeune homme sérieux qui avait un but dans la vie et qui prenait les moyens pour y arriver. «Je préfère cent fois qu’elle fréquente Pablo que nous connaissons, plutôt qu’un autre qui aurait son âge, et dont nous ne connaîtrions rien ou qui ne serait pas sérieux. » S’il faut le voir ainsi, Anacaona ne pouvait être en désaccord avec Georges. A la vérité, elle aimait bien Pablo. Elle avait tellement pris l’habitude de le considérer comme un fils, qu’elle était décontenancée de devoir l’envisager dans le rôle virtuel de gendre. Peut-être qu’à la longue, elle se fera à cette image, mais elle avait besoin de s’y accoutumer, de façon à ce que son coeur l’accepte autant que son esprit. Mais la question brûlante qui taraudait Anacaona, c’était de savoir quelle attitude garder vis-à-vis d’Elza. Il n’était pas question de lui révéler que sa lettre avait été lue. Par ailleurs, on ne pouvait pas non plus laisser passer l’occasion de faire le point avec elle sur les répercussions de sa relation avec Pablo. Finalement, Georges et Anacaona tombèrent d’accord pour attendre une occasion favorable, qui pourrait les autoriser à toucher à l’événement sans rien dévoiler de leur source d’information. Cette occasion se présenta plus vite que prévu, le long week-end d’Action de Grâces que Pablo utilisa pour aller voir sa mère. Il est possible aussi que d’autres motifs que la piété filiale aient concouru à le décider à quitter temporairement Boston. Toujours est-il qu’en passant chez les Lalande, désormais aux aguets, il était surpris en train d’embrasser Elza, « autrement qu’un frère embrasse sa sœur. » Désormais, les parents étaient notoirement au courant et en profitaient pour les convoquer l’un après l’autre afin de clarifier la situation. Cet événement qui sera évoqué plus tard, par les amoureux, comme le jour où « le chat est sorti du sac », n’était pas utilisé rien que par les parents, mais aussi par les jeunes, qui avaient la crainte et en même temps la hâte, de voir leur liaison sortir de la clandestinité. Etrangement, ce n’était pas Elza la plus effrayée de l’éventuel dévoilement des relations avec Pablo, mais plutôt ce dernier qui, conscient de la confiance qu’on mettait en lui, avait confusément l’impression d’avoir démérité, sans avoir une idée claire des fondements moraux de ses manquements. Ce jour-là, il était comme le pénitent au sortir du confessionnal : il se sentait délesté d’un fardeau sur les épaules. C’est ainsi que, peu à peu, Georges et Anacaona s’habituaient à faire le deuil de la fillette, pour découvrir la jeune fille qui s’apprêtait, comme un bouton de rose, à éclore dans la magnificence de ses années d’adolescence. Grande et élancée comme le fut sa mère, la seule chose qui ne changeait pas dans sa physionomie était ses grands yeux, qui s’ouvraient sur le monde, comme dans une perpétuelle découverte. Même le grain de pêche de sa peau se métamorphosait en un tissu léger de sapotille, donnant à l’ensemble une impression intense d’exotisme. Jusqu’à présent, les activités musicales occupaient une place centrale dans sa vie, ainsi que les amitiés nées de cette pratique. Sans avoir délaissé ses amies et les activités qui les rassemblaient, un certain retrait, qui n’eût pas été perceptible pour les parents auparavant, se manifestait dans son comportement, au bénéfice d’un approfondissement de sa vie intérieure. Moins exubérante que par le passé, elle s’enfermait, plus longtemps, dans sa chambre, forgeant de cette façon, l’espace d’une autonomie qu’elle prenait, peu à peu, sur la vie familiale. Anacaona avait beau creuser sa mémoire, elle ne trouvait pas dans ses souvenirs des modèles d’indépendance d’un tel radicalisme. Elle en parlait à des amis qui avaient des adolescentes et se rendait compte que le comportement n’était pas unique, constituant même, pour de nombreux parents, une épreuve inexorable. En raison de ce comportement, Georges et Anacaona avaient failli être absents à une fête importante du collège. Si une des amies d’Elza n’avait, par mégarde, vendu la mèche, ce renseignement ne leur aurait pas été communiqué. Elle justifiait cette abstention en disant qu’elle n’était plus une enfant et que ses parents n’avaient pas besoin d’être toujours sur ses talons. Un soir de tempête de neige, sa mère était passée la chercher à l’école; elle avait mal perçu l’initiative même si, au fond, elle en était contente. Mais elle ne pouvait s’empêcher de lui rappeler qu’à son âge, elle n’avait guère besoin d’une telle protection. Plusieurs de ses amies, insistait-elle, ne bénéficiaient déjà plus, depuis longtemps, de telles attentions. Ce comportement, dans sa phase sévère, durait depuis environ, dix à douze mois, jusqu’à cette fameuse soirée de juin, où à leur stupéfaction, elle sortit de sa chambre, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, clamant que Pablo venait de gagner un prix à l’université et annonçant son arrivée, bientôt, pour les vacances. A compter de ce jour, elle cessa quasiment son isolement, retrouvant les manières affectueuses qui étaient, naguère, les siennes lors des soirées familiales. L’idée de revoir Pablo la rendit euphorique. Elle avait du bonheur à revendre, se contentant néanmoins, de le dispenser à tout venant, en étant prévenante vis-à-vis de ses parents, en les accompagnant à des activités désertées depuis longtemps, en trouvant le mot qui ferait plaisir à la cuisinière, en faisant des cadeaux à ses amies, etc. Même le piano qui se morfondait en l’absence d’Anacaona retrouva les bienfaits de sa compagnie. Il redevenait un des objets autour duquel tournaient ses activités, en reprenant vie, souvent le soir, par quelques mesures d’une sonate ou d’un concerto, qui suffisaient à égayer une atmosphère familiale n’ayant jamais accepté de se complaire dans la déprime. En regardant, parfois, sa fille s’en aller, la tête dans les étoiles, Georges ne pouvait oublier A l’ombre des jeunes filles en fleurs : «Quand on aime, dit Proust, l’amour est trop grand pour pouvoir en être contenu tout entier en nous; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, la force à revenir vers son point de départ et c’est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre…» Inutile de dire combien les parents étaient heureux des changements. Néanmoins, ils n’osaient pas le manifester de peur de voir s’envoler les ombres salutaires qui planaient dans la maison. En dépit de la transformation d’Elza, l’esprit de contradiction qui semblait être le mode par excellence de l’affirmation de soi à la période de l’adolescence, était encore trop présent pour ne pas risquer de le voir contaminer les joies de l’instant. C’est ainsi que les interventions de Georges et d’Anacaona donnaient souvent l’impression de démarches opérées sur la pointe des pieds, de peur de réveiller un animal endormi, nonobstant les situations néanmoins rares, où une intervention ferme s’avérait nécessaire. Un des moments qui risquaient de rendre de telles interventions pertinentes, c’était le retour de la période des vacances. Georges et Anacaona appréhendaient d’y faire face, croyant qu’elle serait fertile en situations incontrôlables qui justifieraient des arguments d’autorité. Pourtant, loin que les événements redoutés se manifestent, le climat familial s’en trouvait, au contraire, détendu en raison de l’influence positive de Pablo. Il n’était pas long à découvrir la fragilité des rapports d’Elza avec ses parents. Même en l’imputant à sa crise d’adolescence, il avait cru important de faire une mise au point sur la qualité de ces rapports. Quelle chance, avait-il soutenu, lors d’une promenade après le souper avec Elza, que d’avoir, comme elle, des parents aussi ouverts et aussi imbus de leur responsabilité vis-à-vis d’elle! Elle bénéficiait d’un avantage dont elle ne connaissait pas la valeur. La moitié des jeunes de son âge seraient heureux de disposer d’une atmosphère familiale aussi stimulante intellectuellement et affectivement que la sienne. En ce qui le concernait, il aurait, un temps, fait l’impossible pour avoir la moitié de ce qu’elle avait, en terme de climat familial, entre autres. Il se retrouvait le plus souvent, soit avec un père qui avait pris un verre de trop ou qui ne rentrait tout simplement pas à cause de ses beuveries, soit avec une mère qui n’en finissait pas de ronger son frein à vivre dans ce climat et qui, à l’évidence, n’avait pas toujours le coeur à faire rayonner la joie autour d’elle. C’est d’ailleurs pour cela qu’il se sentait si bien chez les Lalande. Il y avait une atmosphère qu’il ne voyait qu’en rêve et qui le changeait du climat prosaïque qu’avait été le sien jusqu’alors. Pourtant, quand il s’y sentait trop bien, il savait qu’il devait aller retrouver sa mère, partager avec elle un peu des désillusions de la vie, à commencer par celle de l’éclatement de sa famille. Mais l’influence de Pablo se fit sentir aussi à un autre niveau. Conscient de la confiance que Georges et Anacaona plaçaient en lui, il tenait bien à s’affranchir du rôle de grand frère pour jouer un autre encore plus grand auprès d’Elza, mais pas au prix de tout basculer pardessus bord. En fait, il avait intégré si bien les valeurs et les attentes des Lalande, qu’il était capable de voir la situation d’Elza, un peu, comme eux sur le plan de son besoin de protection. Il pouvait, dans ce sens, anticiper les situations susceptibles de leur susciter de l’anxiété et celles dans lesquelles, ils ne verraient aucune objection à la participation d’Elza ou même la recommanderaient. C’est ainsi que sa seule présence servit à apaiser les craintes de Georges et d’Anacaona et à redorer son blason en regagnant leur confiance. Curieusement, la venue de Pablo semblait avoir provoqué la maturation d’Elza tant physiquement que psychologiquement. C’était si manifeste que les parents en vinrent à oublier complètement ce qu’ils voyaient comme inconvénients dans la relation d’Elza, pour n’en retenir que l’aspect positif. Une telle attitude fut particulièrement sensible chez Anacaona qui avait dû revenir de loin pour amorcer son changement. Mais si ouverts qu’ils pussent l’être vis-à-vis des liens unissant Elza à Pablo et si accueillants qu’ils fussent à l’endroit de ce dernier, ils n’étaient pas sans marquer leur désapprobation par rapport à leur projet de mariage. Il s’agissait de passer à l’exécution, aussitôt la fin des études collégiales d’Elza. Bien entendu, une fois, marié, le couple comptait s’en aller à Boston où Elza poursuivrait ses études de musique. La démarche contraire qui consisterait, pour Pablo, à revenir à Montréal, était envisagée, avec ce qu’elle impliquait d’inconvénients pour lui au plan professionnel. Cela retarderait ses études post-doctorales et lui ferait perdre le bénéfice d’avantages divers. Si Elza désirait demeurer à Montréal, il passerait outre à ses intérêts professionnels, mais ces derniers rencontraient le voeu d’Elza d’aller vivre, quelque temps, dans cette ville, qu’elle avait appris à aimer à travers les récits de son ami. Georges et Anacaona avaient mis de l’avant, plusieurs arguments pour le dissuader d’accélérer, à ce point, le projet de mariage, faisant valoir la jeunesse d’Elza et l’importance de ne pas subordonner ses études à ce projet, mais rien n’y faisait. Ou plutôt, Pablo opposa l’idée qu’à son mariage, Elza aurait déjà dix-huit ans. Il disait comprendre les parents mais les invitait à compter avec la détermination d’Elza qui espérait beaucoup, avoir leur consentement, mais qui serait capable, à son coeur défendant, de s’en passer, compte tenu de son âge. Il prit la liberté de leur en parler, conscient que la communication pourrait être plus facile avec lui, mais qu’il avait bon espoir qu’ils en viendraient à discuter de la question avec Elza elle-même. Encore une fois, Georges et Anacaona étaient renvoyés à eux-mêmes. Ils avaient toujours cru qu’ils étaient ouverts et capables de s’adapter aux valeurs de la jeunesse, ils s’apercevaient que plus souvent qu’ils ne voulaient le voir, le jupon dépassait et qu’à chaque fois, cela leur prenait des acrobaties pour rester en équilibre. Même l’idée de provoquer une discussion avec Elza comme Pablo le suggérait, n’allait pas de soi. L’enjeu de cette discussion contenait tellement d’éléments émotifs qu’Anacaona, autant que Georges, craignait des emportements qui les feraient aboutir à une impasse, car ils sentaient que sur bon nombre de ces éléments, ils avaient des vues diamétralement opposées à celles d’Elza. Finalement, ils convinrent de faire face à la réalité et de rencontrer Elza sur le projet en question. Alors qu’ils procédaient par des périphrases et des circonlocutions, ils furent frappés par l’aisance de leur fille à soutenir la discussion avec eux en utilisant les mots propres et en y allant directement. Intelligente, elle avait dû flairer que les tendances sociales et le droit étaient de son côté, car elle ne se laissa désarmer par aucun des arguments de ses parents. Son aisance était telle que, pas une fois, elle ne s’emporta, gardant une attitude de respect vis-à-vis d’eux, leur disant combien elle aimerait avoir leur consentement jusqu’au bout, mais qu’elle se devait à elle-même de s’en passer si cela lui demandait de se renier et par le fait même, de manquer à la parole donnée à Pablo. Pour finir, elle disait espérer qu’ils en viendraient à changer d’avis parce qu’elle les aimait beaucoup, comme d’ailleurs Pablo, et qu’une brouille avec eux irait à l’encontre de leur bonheur. Georges et Anacaona furent surpris, voire désarçonnés, par l’attitude d’Elza. Ils ne s’étaient pas aperçus qu’elle avait atteint autant de maturité et de force morale. Il n’y avait pas de doute, elle possédait l’étoffe d’une femme de caractère dont on entendrait certainement parler dans l’avenir. Ils comprirent très vite après cette rencontre, qu’un bout de chemin était à faire, et que la réalisation de ce projet leur revenait. CHAPITRE XXVII L’ACCIDENT DE PABLO Pas longtemps après les fiançailles d’Elza, Anacaona s’envola pour Londres où elle devait diriger La tragédie du roi Christophe à Covent Garden. Il était entendu auparavant, qu’Elza l’accompagnerait, mais les événements n’avaient pas évolué dans ce sens. Dès qu’il devint clair que Pablo serait à Montréal, Anacaona cessa d’escompter la présence de sa fille à ses côtés à Londres. Elle savait que Pablo provisoirement en vacances, ne manquerait pas de l’attirer comme un aimant. De fait, pendant les deux semaines de son retour de Boston, on les voyait toujours ensemble, ne quittant Montréal que pour s’en aller à Sherbrooke, à la grande joie d’Esmeralda. En réalité, il était difficile de dire si la joie exubérante de cette dernière, était due à la présence de son fils qui n’en finissait pas de lui faire honneur en collectionnant les lauriers académiques ou si elle était heureuse de la visite d’Elza, avec qui il y avait un courant réciproque de sympathie, et qui était appelée à devenir sa bru. A moins qu’il ne s’agît de tout cela, sans compter que son fils s’était allié à une famille admirable, qu’elle avait appris à aimer et dont elle était très fière. De surcroît, elle avait recouvré la santé, même si elle se sentait obligée d’être en permanence aux aguets. Lors de cette visite, il fut question du projet de mariage d’Elza pour l’année prochaine et de la décision des époux de déménager à Boston. Esmeralda jusque-là joyeuse, trouva dans cette éventualité, matière à se désoler par anticipation : une fois Elza rendue à Boston, il n’y aurait plus aucun intérêt pour Pablo à traverser la frontière. Ce à quoi son fils réagit fortement. Il en voulut à sa mère de penser ainsi. D’autant, qu’à son avis, son comportement ne justifiait, aucunement, de telles insinuations. Elle s’en excusa, disant qu’il fallait y voir la crainte d’être oubliée. Sur quoi, Elza intervint pour lui dire, qu’au contraire, Pablo et elle avaient déjà envisagé de quelle façon ils pourraient se rapprocher d’elle. Ils en étaient venus à la solution de l’inviter à Boston et, en attendant, de revenir la voir le plus souvent possible. Le visage d’Esmeralda se détendit en écoutant Elza, même si au fond, elle savait avec conviction, qu’il y avait peu de probabilité qu’elle se laisse tenter éventuellement par l’aventure de Boston. Elle reconnaissait plusieurs raisons à cela, dont la plus importante était sa répugnance à jouer les belles-mères, même quand elle aspirait à en être une. D’instinct, elle flaira que le maintien de bonnes relations avec son fils et sa future bru passait par un certain éloignement, sans dépasser néanmoins un certain seuil, sous peine de les voir compromises. Cette perspective la força à spéculer sur la distance existant entre Boston et Sherbrooke, pour conclure finalement, que cette distance était à la fois grande et petite dépendant de la volonté de ceux qui étaient en cause. Par une fantaisie de son imagination, dont les ressorts étaient loin d’être une indifférence émotionnelle, mais plutôt, une volonté de ne pas sacrifier ce qu’était le décor de sa vie, pendant les vingt-cinq dernières années, elle se disait qu’il ne serait pas inutile de vérifier laquelle des perceptions correspondait le mieux aux sentiments à son égard, en choisissant de demeurer là où elle avait toujours vécu. Mais on en n’était pas encore là. Pour l’instant, il s’agissait de s’assurer qu’Elza, qu’elle aimait déjà comme sa fille, soit traitée avec la délicatesse qui convenait à sa dignité et à sa condition de jeune fille. Et c’était, d’ailleurs, l’objet d’un entretien en règle entre la mère et son fils. Par la suite, on passa à table où l’adolescente eut le bonheur de savourer les petits plats d’Esmeralda selon des recettes mexicaines. Elle avait déjà eu un avant-goût de cette cuisine avec un mets des plus torrides, qui lui avait laissé l’estomac ensoleillé pendant tout un après-midi. Elle s’attendait à renouveler l’expérience, mais son attention fut, cette fois, attirée par d’autres saveurs où les fines herbes étaient en compétition avec des parfums de tequila ou d’une eau-de- vie inconnue. Elle connaissait à peine la cuisine mexicaine et elle s’en approcha avec le même désir mêlé de crainte, que la fois où elle s’était rendue à Disneyland avec ses parents. Elle avait beau être émerveillée par la féerie des lieux et par toutes les sensations étranges nées des particularités des manèges et en garder les meilleurs souvenirs, cela ne l’avait pas empêchée d’être parfois effrayée de ces sensations mêmes, un peu comme si elles comportaient, à la fois, le désirable et quelque chose de son contraire. Après une nuit passée chez Esmeralda, tôt le matin, ils mirent le cap sur Montréal où Pablo devait prendre le train pour Boston. Restée seule à la gare après le départ de son fiancé, Elza fut envahie par une profonde mélancolie. Avant de rentrer en taxi à la maison, elle voulut parler à son père. Comme par hasard ce dernier, avait demandé qu’Elza l’appelle à son bureau, dès son arrivée. Sans attendre, elle composa son numéro. Il était en conférence, mais sa secrétaire avait reçu des instructions de le déranger si elle appelait. Le temps de quelques secondes, Elza se perdit en conjectures à essayer de trouver les raisons pour lesquelles son père tenait tant à lui parler. Ce ne pouvait être que pour un motif très sérieux. Quand, finalement, M. Lalande prit le téléphone, elle s’entendit demander, avec un soupçon d’inquiétude dans la voix, si elle se portait bien? S’il en était de même pour Pablo? Si elle était avec lui? A quelle heure il avait pris le train? A la réponse donnée à cette dernière question, il était resté, une à deux secondes, à réfléchir avant d’ajouter : «j’ai parlé hier à ta mère, il parait qu’il pleut tout le temps à Londres, elle t’embrasse, elle revient samedi prochain. » Pendant tout le trajet en taxi, Elza nageait dans la confusion la plus totale entre une angoisse qui montait des profondeurs de son être et une velléité de comprendre le discours de son père qu’elle trouvait énigmatique. Accablée, à la fois, de chagrin et d’anxiété, elle alla tout droit dans sa chambre, espérant trouver le sommeil, mais rien n’y fit. Quand on vint la prévenir que le dîner était servi, elle avisa qu’elle n’avait pas faim, réclamant seulement un double cachet d’aspirine contre la migraine qui la tenaillait, et demandant à la femme de chambre de fermer les volets. C’est dans ce climat qu’environ deux heures plus tard, elle reçut un appel d’Esmeralda. Bouleversée et éplorée, elle lui annonça que Pablo avait eu un accident. Pas très loin de Boston le train avait déraillé et il semblerait s’être blessé à la jambe. Esmeralda s’apprêtait à aller prendre l’avion pour Boston. C’était un coup de tonnerre dans le ciel d’Elza déjà peu serein. Dans les deux ou trois minutes qui suivirent, avant de songer à appeler son père, les images les plus farfelues se télescopaient dans son esprit, composant des portraits de Pablo qu’elle réprouvait, mais qui ne l’obsédaient pas moins, depuis l’image bénigne du claudicant, jusqu’à celles, plus graves, du paraplégique, quand ce n’était pas des infirmités plus affreuses encore. Heureusement qu’elle eut l’idée d’appeler son père, car la conversation avec ce dernier, stoppa, en quelque sorte, le défilement des images cauchemardesques qui obstruaient sa vision. Ses paroles agissaient sur elle comme un baume. Elle se rendit, tout à coup, compte qu’elle n’avait plus mal à la tête et que si elle mourait d’inquiétude, elle en connaissait la raison. Elle n’était plus habitée par cette angoisse, sans objet, qui l’étreignait depuis le matin. Elle comprit, après coup, que la raison de cette angoisse, prémonition ou télépathie, n’était nulle autre que Pablo. C’est en l’expliquant à son père, qu’elle comprit le sens de cette attitude et de ce discours énigmatiques qu’il avait au téléphone. Anacaona l’avait appelé hier, juste avant une représentation de l’opéra, pour lui faire part, entre autres, d’un rêve qu’elle avait fait la veille et qui l’avait laissée complètement bouleversée. Ils se promenaient le long d’une rivière qu’elle n’était pas arrivée à identifier, quand Pablo, comme d’autres vacanciers, eut l’idée de la traverser par un vieux pont branlant. Au milieu de la traversée, le pont s’affaissa, emportant tout le monde dans sa chute, à la merci des billots à la dérive, en direction d’une usine de transformation. S’ensuivit une situation indescriptible de gens en panique devant l’accident. Jamais elle n’avait vu Elza dans un tel état de choc, criant, courant dans toutes les directions et appelant Pablo inlassablement. C’est sur ces entrefaites, qu’elle s’était réveillée, épouvantée et en sueur, avec l’impression confuse d’un malheur suspendu sur sa famille. Ce qui troublait M.Lalande, c’est qu’il avait la conviction que sa femme était pourvue, jusqu’à un certain point, du don de prévoir les événements touchant de près à ses proches. Elle avait eu, il y a quelques années, fortement la prémonition de la mort de son beau-frère dans les geôles du régime Caraïbéen. Avant le décès de Mirabelle, elle avait fait un rêve effrayant et, en même temps, significatif de cette analogie. Sans compter d’autres situations antérieures pour lesquelles, les liens existant n’avaient pas été relevés. C’est donc dans cette disposition d’esprit, qu’il avait écouté le récit du rêve d’Anacaona concernant particulièrement Pablo. La nouvelle de l’accident, en confirmant ses appréhensions, avait au moins le mérite d’en clarifier l’objet et de révéler que Pablo en avait survécu, même si on était encore dans l’incapacité de connaître la gravité de ses blessures. A Elza qui s’agitait comme un diable dans un bénitier, faute de savoir comment elle pouvait aider son fiancé, M.Lalande, en soumettant la situation à l’analyse, lui permit de retrouver son équilibre. « Il n’y a rien que tu puisses faire, lui dit-il, sauf de prier. Ce qui doit être fait maintenant est du ressort des médecins. Pour le reste, il faut attendre l’appel d’Esmeralda. Dépendant de la situation, je t’accompagnerai, moi-même, à son chevet, à Boston. » Elza était réconfortée par les paroles de son père et se convainquit de la nécessité d’attendre le téléphone d’Esmeralda. Il fallut patienter fort tard dans la soirée avant que ne parvînt l’appel tant attendu. Dès qu’Elza décrocha le récepteur, elle sut que la vie de Pablo n’était pas menacée. Il lui avait suffi d’entendre le timbre de la voix d’Esmeralda. De fait, malgré sa perte de connaissance, à cause d’un choc à la tête, il n’avait pas tardé à recouvrer ses moyens pour constater, néanmoins, une grave blessure à une jambe. De sorte qu’il se voyait condamné, pour quelque temps, à avoir cette jambe dans un corset de plâtre. A l’intention manifestée par Elza d’aller à son chevet avec son père, Esmeralda fit comprendre que cela ne serait pas nécessaire puisque, le lendemain ou le surlendemain, elle comptait revenir avec lui à Sherbrooke. Quand Anacaona débarqua à l’aéroport de Dorval, sa première pensée alla à Pablo. Elle n’eût pas plutôt embrassé Georges et Elza venus la rencontrer, qu’elle se fit raconter l’accident. Curieusement, ni le père, ni la fille, ne se montrèrent surpris du sentiment de satisfaction avec lequel elle en accueillit les détails. Ils comprirent, très vite, qu’elle redoutait des conséquences beaucoup plus sérieuses. De plus, elle venait de se délester d’une angoisse qu’elle traînait depuis une semaine et qui contaminait tous les instants de son séjour londonien. Etait-ce en raison de cet état d’esprit? Elle avait hâte de quitter Londres, qu’elle trouvait trop pluvieux à son humeur, mais aussi parce que les tournées musicales commençaient à lui peser. Elle aimait toujours la dimension artistique de ces tournées, sauf que cela ne se présentait jamais seule, l’obligeant à traîner des impedimenta de sociabilités et de contraintes de toutes sortes, y compris la solitude des chambres d’hôtel. Cette facette de son rôle ne l’attirait pas, encore moins maintenant qu’auparavant. Georges crut alors comprendre ce que cela signifiait. Il se souvenait de la réflexion d’Anacaona, il y a environ deux ans, sur l’orientation de sa vie. «Le jour, avait-elle dit, où je serais fatiguée des chambres d’hôtel et qu’Elza n’aurait plus besoin de notre protection, je penserais fortement à retourner à Val des Landes si, bien entendu, à ce moment-là, tu étais sur la même longueur d’onde que moi. » A quoi Georges avait répondu, en lui disant être certain, qu’à ce moment, sa décision serait la sienne. Réfléchissant à cela, il pensait que c’était encore plus vrai, aujourd’hui qu’hier, parce qu’entretemps, il avait pu relever ses derniers défis à la compagnie en donnant à celle-ci une envergure internationale. En attendant, par les chemins de traverse de la réflexion, ils en revenaient à Pablo dont le mariage avec Elza était officieusement envisagé pour l’année prochaine. Que le couple continue de demeurer au pays ou qu’il déménage comme prévu à Boston, cela ne devrait pas affecter la décision que les parents prendraient éventuellement. La question primordiale, après l’accident de Pablo, était de savoir, s’il allait en garder des séquelles et si cela risquait de compromettre, d’une quelconque façon, le projet de mariage. Pour l’instant, il n’était que d’attendre, en prenant les moyens pour accélérer la guérison de Pablo. Sur ces entrefaites, toute la famille décida d’aller voir le malade. Cette initiative avait été prise par Elza qui, en l’absence de ses parents, serait allée toute seule. Depuis que son fiancé était revenu se faire soigner à Sherbrooke, elle en était à sa troisième visite et sans leur désapprobation, elle aurait volontiers, élu domicile chez Esmeralda pour être toujours près de lui. Ils trouvèrent Pablo assis sur un divan et regardant par la fenêtre, ce qui semblait être la dernière chute de neige de la saison. Elle n’avait été annoncée, ni par le service météorologique, ni par le beau temps qui avait précédé, et pourtant, elle n’avait pas moins fait des dégâts, recouvrant entièrement les jeunes pousses qui venaient à peine d’émerger du sol. Malgré tout, dans seulement deux à trois semaines, il pourra déjà contempler à loisir, les fleurs du superbe magnolia qui campait à l’entrée de la maison. Chaque année, quand il demeurait avec sa mère, Pablo se désolait d’observer la nature tellement éphémère de ses fleurs, qui ne semblaient exister que pour donner un avant-goût du printemps. Bientôt après, dans le même angle de vision, pourvu qu’il se penche un peu, il pourra apercevoir dans la rocaille dédiée à la plate-bande de muguets, les mille clochettes blanches qui n’arrivent jamais à s’affranchir de la tutelle des feuilles vertes formant parasol au-dessus d’elles. Quand Elza sonna à la porte, il était justement en train de prendre conscience, que ces observations qui rythmaient, naguère, la renaissance du printemps, n’avaient plus pour lui, les mêmes résonances depuis longtemps. En dépit de son amour de cette saison, il n’avait pas eu le temps de la voir se défiler au cours des dernières années. Tout à coup, il se sentit en prise sur une partie de sa vie qui lui avait échappé avec, en prime, pour rehausser le décor, la beauté rayonnante d’Elza que suivaient Anacaona et Georges. C’était, pour lui, un instant magique, car la surprise était totale. En pareille circonstance, Elza avait l’habitude de le prévenir, mais cette fois, elle s’était, bien entendu, abstenue. Ce qui augmentait d’autant le plaisir de Pablo, de la voir, elle et ses parents. Esmeralda n’était pas en reste, non plus, manifestant sa joie de la visite comme si elle lui était destinée. A la voir évoluer, si naturellement, dans l’exubérance de sa dévotion à la famille Lalande, un observateur n’eût pas du tout compris, qu’il s’en fallait de peu qu’elle ne fût la rivale d’Anacaona et qu’elle portait à Georges, au tréfonds de son cœur, un amour déçu. Mais si cet observateur connaissait ses valeurs culturelles et, au premier chef, les éléments de sa foi chrétienne, il n’eût pas davantage tout compris, mais il eût été capable de flairer dans la chimie de ces valeurs, ce qu’il lui fallait pour transcender les contingences existentielles auxquelles s’abreuvaient ses sentiments. C’est pourtant Anacaona qui se trouva à la place de cet observateur, sans en avoir le même détachement ou la même distance par rapport aux événements. Elle avait, bien sûr, appris à vivre avec les contradictions de la situation et pris l’habitude de considérer Esmeralda comme une bonne amie de la famille. N’empêche qu’à certain moment, comme ce matin-là, elle réprimait difficilement au fond d’elle-même l’impression d’un certain malaise, comme si, tant de naturel dans ses attitudes et comportements, ne pouvait sûrement pas être naturel, sans aller, toutefois, jusqu’à prétendre qu’elle jouait la comédie. Cela dit, il lui paraissait plus acceptable qu’il en fût ainsi, car des comportements et des attitudes ayant moins l’empreinte de la gaieté, porteraient atteinte à son bonheur et, par le fait même, l’auraient obligée à changer quelque chose dans le mode de relation de la famille avec elle. Pendant ce temps, répondant aux gentillesses que lui faisait Esmeralda, Georges parcourut d’autres avenues. Qui eût cru, pensa-t-il, que sa fille projetterait de se marier avec le fils d’Esmeralda? On lui aurait fait cette prédiction à l’époque de Zurich et il aurait le même scepticisme qu’à dû valoir à Œdipe l’annonce de sa relation incestueuse avec sa mère, à la différence que celle qu’Elza envisageait n’était, ni socialement, ni moralement ou légalement interdite. Pour autant, il la trouvait suffisamment singulière pour que cela l’obsède pendant son sommeil. Il rêvait, en effet, il y a quelques jours, qu’il assistait au mariage de ses enfants entre eux, dans ce qui lui parut comme la chose la plus normale. Non loin de lui, dans la grande salle où les invités étaient rassemblés, tout était murmures et chuchotements. Les visages étaient renfrognés. Il se doutait qu’ils parlaient des mariés, avec désapprobation, sans savoir pourquoi. A son réveil, il eut le réflexe d’en parler à Anacaona. Mais il s’arrêta à temps pour considérer que ce n’était pas le meilleur parti à prendre, au risque de la lancer dans les affreux doutes concernant la filiation de Pablo ou ses relations avec Esmeralda. En prenant le verre de porto que lui offrait Esmeralda, il s’arracha à ses pensées pour songer à s’enquérir de Pablo, des nouvelles de sa santé. A trois semaines de son accident, il se portait relativement bien. Il avait revu le film la nuit dernière. La conscience qu’il en avait était plus aiguë dans le rêve que dans la réalité, amputée nécessairement de bien des aspects, vu qu’il avait perdu connaissance. Il ne saurait dire, donc, si les parties manquantes avaient été reconstituées adéquatement dans le rêve. Étendu sur le sol, il y était question d’une dame qui le protégeait de son parapluie pendant qu’il pleuvait abondamment. Le récit de son rêve, l’avait mis en verve, et lui avait donné l’occasion de raconter une histoire loufoque survenue dans la banlieue de Boston, lors d’un accident de circulation et qui fit se tordre de rire l’assistance. La conversation se déroulait sur un ton enjoué pendant plusieurs minutes quand Esmeralda s’avisa de demander à Anacaona si elle s’était plu à Londres. Cela était pour celle-ci, l’occasion de dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, contre cette ville. Elle reconnaissait, néanmoins, que son impression négative était décuplée par le rêve prémonitoire relatif à l’accident de Pablo, ce qui lui avait fait passer des heures d’angoisse interminables. Sur quoi, avec un sérieux qui ne semblait rien avoir de théâtral, Pablo s’empressa de lui offrir ses excuses pour les mauvais moments passés à cause de lui. Ce qui autorisait Georges à réclamer les siennes, prétextant qu’Anacaona lui avait refilé ses angoisses au téléphone. Tout le monde riait de plus belle, s’arrêtant net cependant, quand Pablo, se levant pour aller dans sa chambre, échappa ses béquilles et alla choir sur un pot de fleurs du salon, dans un vacarme épouvantable. Le temps de quelques secondes, on eut très peur. On craignit que quelque chose d’irréparable ne fût arrivé à la fracture de Pablo. Mais après analyse, on se sentit soulagé. La fracture, elle-même, était épargnée et il en fut quitte pour une luxation du bras, donc, loin du pire qu’on avait imaginé. Cet incident mit en quelque sorte fin à la visite, puisque quinze minutes plus tard, les visiteurs filaient déjà en direction de Montréal. CHAPITRE XXVIII LE RETOUR EN CARAÏBE Installée dans le boudoir à lire et à écouter de la musique, Anacaona et Georges se délectaient de ces moments de répit dans le brouhaha de la vie. Voilà longtemps qu’ils ne s’étaient payé ce luxe. Depuis quelque temps, les événements se bousculaient, à un tel rythme, qu’ils ne leur laissaient guère de moment pour se retrouver. Georges avait dû effectuer plusieurs voyages d’affaires en Europe et dans les Caraïbes, alors qu’Anacaona, si elle avait mis un terme à ses activités à l’extérieur du pays, n’avait pas moins dû passer outre à sa résolution, pour diriger La tragédie de la reine du Xaragua à Tokyo. Elle en était revenue, obnubilée par la culture japonaise, en ce qui a trait, tout au moins, au champ musical et considérait, plus que jamais, qu’elle avait bouclé la boucle de ce qu’elle appelait ses «sorties» à l’étranger. Elle avait, au demeurant, un agenda chargé de représentations à l’intérieur du pays. C’est ainsi qu’elle avait dû quitter Victoria en catastrophe, pour participer à la remise de diplôme d’Elza et participer à la fête qui s’ensuivit au collège. Pour le mariage d’Elza, elle était bien sur place pour les préparatifs, mais cette fois, c’est Georges qui devait écourter son voyage en Allemagne où il négociait l’achat d’une firme concurrente, appelée, éventuellement, à être la tête de pont de sa compagnie en Europe. Une fois mariée, lors d’une cérémonie qui rassemblait des invités du monde des affaires et des arts, le couple s’envola pour l’île de Saint-Martin, en voyage de noces. A son retour à Montréal il n’allait pas tarder à regagner Boston où Elza était admise à une école de musique pendant que son mari entamait des études post-doctorales. Dans l’intervalle, profitant de ce rare moment de farniente qui les réunissait, Georges et Anacaona, qui avaient naguère visité Saint-Martin, essayaient de s’imaginer à quelle étape le couple en était de sa visite de l’île. Profitait-il de l’occasion pour visiter La caverne du diable? Avaient-ils plutôt suivi leurs traces, en s’adonnant à l’observation des cobayes américains, français, hollandais et autres, qui avaient l’habitude de coloniser une bonne partie de la plage et qui fut, pour eux, un laboratoire de psychologie comparée? Ils se souvenaient des restaurants qu’ils avaient fréquentés et, notamment, du Vatel, dont ils leur avaient vanté la table et où ils avaient dégusté les meilleures écrevisses de leur vie. Puis, sans transition, Anacaona demanda à Georges s’il pensait qu’ils allaient bien s’entendre. C’est que, pendant qu’ils se parlaient d’autre chose, elle n’eut que cette seule idée en tête. Il y a tellement de couples qui font naufrage avant même d’aborder le cap des tempêtes que cette question l’obsédait. Ce soir-là, Anacaona éprouva vis-à-vis d’Elza le même sentiment maternel que si elle l’avait portée durant neuf mois. Encore une fois, elle la trouva bien jeune pour se marier. Même si elle était intelligente, allait-elle avoir la maturité suffisante pour faire face aux difficultés quand elles se présenteraient? Tandis qu’elle donnait libre cours à ses inquiétudes en apportant des touches sombres à son tableau, Georges s’évertuait, au contraire, à y apporter des teintes plus lumineuses et colorées, en jouant sur les forces qu’il croyait avoir décelées chez Pablo et Elza, neutralisant par le fait même l’obscurité du paysage. Mieux encore, plutôt que de s’atteler à aller au devant du futur, qui de toute façon leur échappait, d’autant plus qu’ils n’en seront pas les acteurs, Georges essayait de porter Anacaona à envisager de préférence, leur retour à Val des Landes. Maintenant qu’Elza s’était mariée, plus rien ne les empêchait de donner suite à ce rêve. Il était encore à la tête de la compagnie, mais il pourrait donner sa démission du jour au lendemain car la relève était déjà prête à prendre le flambeau. Au cours des années suivantes, il reviendra souvent sur ce moment, car c’est de là qu’ils feront remonter l’idée de leur désengagement de ce pays, de cette ville qui les avaient accueillis depuis plus de vingt ans et l’amorce de leur retour à Val des Landes. Car il n’aura pas fallu plus d’un mois à Georges pour donner sa démission à la compagnie, liquider sa part dans la propriété de l’entreprise et prendre avec Anacaona la décision de quitter le pays. Bien entendu, ils s’étaient doutés que leur départ ne pourrait pas se faire du jour au lendemain, mais, en dépit de leur réalisme, ils avaient sous-estimé les exigences en termes d’actions diverses, de temps et surtout, de difficultés sur le plan des sentiments, que le projet de retour leur aurait coûtées, depuis des mois, avant d’être prêts à lever l’ancre. Cette expérience avait singulièrement sensibilisé Georges aux paroles de Gibran. Aussi, appréhenda-t-il avec beaucoup de netteté, le cri et la profondeur des sentiments d’Almustafa en quittant la cité d’Orphalese. «....comment pourrais-je, dit-il, aller en paix et sans regret?... J’ai disposé trop de fragments de l’esprit dans ces rues et trop nombreux sont les enfants de mon attente qui marchent nus parmi ces collines, et je ne puis m’en détacher sans oppression et sans douleur... Ce n’est pas un vêtement que j’enlève en ce jour, mais une peau que j’arrache de mes propres mains. » Ainsi en fut-il de la disposition d’esprit de Georges, mais aussi d’Anacaona, sur cette ville où ils avaient pris la mesure d’eux-mêmes, avant d’amorcer le voyage de retour. S’élevant sur les hauteurs de l’esprit, ils s’évertuaient à contempler les sillons qu’ils avaient abreuvés de leur sueur, les obstacles qu’ils avaient franchis dans l’effort de la volonté, les marches qu’ils avaient gravies dans la persévérance du but à atteindre. Cet itinéraire, riche de leur accomplissement sur trois décennies, était parsemé, comme autant de bornes milliaires, de tous les efforts déployés dans la trajectoire du temps et faisant inextricablement partie de leur vie. Et pour la première fois, ils avaient la révélation de leur attachement à cette cité, à ce pays qui portait les stigmates de leur passage dans leurs pierres, leurs rues, leurs maisons, des lieux souvent fréquentés et qui, en retour, étaient logés quelque part, au tréfonds d’eux-mêmes, par la beauté de certains paysages, la rigueur du climat, l’originalité de certaines coutumes, certaines manifestations de sympathie ou de solidarité, une douceur de vivre... Comme Almustafa, Georges revenait toujours à ce leitmotiv : «Et il en a toujours été ainsi de l’amour, il ne connait sa véritable profondeur qu’à l’instant de la séparation. » Ils avaient vendu leur maison et pris bien d’autres décisions encore pour rompre les liens qui les rattachaient à cette cité. Bien entendu, cela n’avait aucune emprise sur les souvenirs accumulés comme des alluvions au fil des années. Fragments d’eux-mêmes dans tous les lieux où ils s’étaient investis, ces souvenirs leur paraîssaient comme des fantômes, hantant le chemin parcouru, et s’attachant aux objets comme par une force d’attraction contre laquelle on ne pouvait rien. Georges et Anacaona avaient compris qu’ils étaient condamnés à les garder, c’est-à-dire, à maintenir prisonnière cette cité au fond de leur mémoire pour toujours. C’est dans ce climat d’émotion intense qu’ils s’embarquèrent dans l’avion qui devait les ramener à Portopolis et à Val des Landes. La journée était à peine commencée. Comme toujours, Georges ne manquait pas de faire provision d’images pendant les quelques minutes où il pouvait embrasser le paysage de verdure et d’eau à travers le hublot. Un paysage de campagne tracé au cordeau et strié de hameaux évoquant à plein, les bienfaits de la civilisation et la douceur de vivre. Il en fit provision comme un écureuil, afin de se prémunir des périodes de disette qui ne manqueraient pas d’arriver, pendant qu’Anacaona, privée de ce paysage, se projetait déjà sur celui du Val des Landes, dont la valeur évocatrice, pour être différente, n’en était pas moins éloquente et riche de promesses. Qui aurait cru que le retour à Val des Landes, si longtemps désiré, les jetterait dans une telle confusion de sentiments? Durant tout le voyage, ils n’en parlaient pas, mais chacun croyait savoir ce que pensait l’autre. Ils étaient écartelés dans l’espace, entre la pesanteur du milieu de vie qui, naguère encore, était le leur et la projection d’un autre qu’ils appelaient de tous leurs vœux et dont l’apparente connaissance n’excluait pas des éléments inconnus et angoissants. La chaleur était suffocante quand l’avion atterrit à l’aéroport de Portopolis. Coïncidence malheureuse, trois avions arrivèrent, à peu près en même temps, créant un effet monstre d’embouteillage au seul carrousel des bagages. Jamais Georges n’avait vu autant d’énormes colis dans un espace si réduit, comme si tout Caraïbéen transportait un réfrigérateur dans ses valises. Près de deux heures plus tard, ils n’avaient pas encore obtenu leurs bagages. Ils connaissaient, bien entendu, la Caraïbe et ils savaient que de telles situations étaient dans l’ordre des choses, mais moins que jamais, ils n’étaient prêts, psychologiquement, à vivre ce moment d’exaspération. Ils souhaitaient plutôt un accueil qui leur aurait permis de prendre congé de leurs souvenirs; pourtant, la réalité était, tout à fait, à l’opposé de ce à quoi ils avaient rêvé, quand ils observaient la transhumance des cumulus, de l’autre côté de l’horizon, au moment où l’avion avait amorcé sa descente. Ils n’avaient pas moins réussi à maintenir leurs souvenirs en quarantaine. Il fallait tellement se battre pour émerger des moindres situations de la vie courante, qu’aucune place n’était réservée pour les évocations, d’ailleurs ou du passé. Chaque événement vécu, venait déclasser le précédent dans l’ordre de la désorganisation, de la négligence, de l’irresponsabilité ou comme phénomène aléatoire qui n’obéissait à aucune règle. L’événement, qui condensait ce qu’on pourrait appeler le modèle en cette matière, survint dans l’opération de dédouanement des matériaux devant servir à Val des Landes. Après plusieurs jours de démarches incessantes et sans arriver à comprendre la nature du blocage, les choses n’avaient pas bougé d’un iota. Sans l’intervention d’un ami rencontré par hasard, ils allaient devoir compléter leur deuxième semaine d’attente. Ainsi, Georges avait tôt fait de comprendre, s’il l’avait oublié, que le défi de la subsistance prenait des formes inusitées en Caraïbe et s’étendait à des aspects qu’on n’avait pas tendance généralement à envisager. Avec les jours, il se convainquait que la forme sociale de la survie dans ce pays, était ce qui ressemblait le plus à la conception éco-systémique de la lutte biologique pour la vie. Ce n’était donc pas avant les trois semaines de leur arrivée à Portopolis que Georges et Anacaona réussiraient à fouler le sol de Val des Landes. Depuis leur départ de la Caraïbe, c’est la première fois qu’ils y revenaient ensemble. Pendant longtemps, quand le blizzard de février leur cinglait le visage, loin du pays natal, il leur arrivait de rêver se promener, la main dans la main, dans les rues graveleuses de Val des Landes, mais, par une cruelle fantaisie du destin, jusqu’à présent, ce rêve, apparemment réalisable avec facilité, n’avait pas pu se matérialiser. Pour toutes sortes de raisons, ils n’étaient jamais disponibles en même temps, au point qu’ils finissaient par considérer ce projet, à la mesure d’un pèlerinage, qui vaudrait bien les sacrifices qu’ils étaient prêts à faire pour sa réalisation. Et voilà que ce pèlerinage ne prenait plus la forme de la visite-éclair envisagée, mais plutôt celle d’une élection de domicile, d’un retour définitif aux sources! Jusqu’à présent, leurs souvenirs étaient mis à mal, par la lutte qu’ils avaient dû mener, pour passer au travers de la jungle de Portopolis; maintenant, ils étaient tout simplement refoulés dans les coulisses : la joie du retour, transportée à l’unisson par les choses et les gens, monopolisait toute la place, imposant silence à l’appel des souvenirs d’ailleurs. Val des Landes n’était plus ce village que chacun redécouvrait, lors de voyages antérieurs, lové dans son passé. Il était différent dans son présent et dans son futur. La dynamique instaurée par la présence de l’autre le métamorphosait et la perception qui en résultait, n’était plus celle de photographes de passage, fussent-ils ses propres fils, mais de gens qui avaient choisi d’y vivre, de l’animer, de le meubler, de l’orienter et de le projeter dans l’avenir. Ils le voyaient, déjà fringant, portant bien sa fougue et son ardeur juvéniles, avec un joyau qui ne serait pas l’Academy of St-Martin-in-the-field, ni même l’équivalent du Camp musical du Mont Orford, mais une enclave artistique et culturelle où les jeunes de Jemal, de Portopolis ou d’ailleurs, pourraient, tous les ans, se retrouver, dans une atmosphère musicale pour toutes les formes de la musique, traditionnelle ou contemporaine, populaire ou classique. Ce n’était pas un rêve. C’était un projet qui traînait dans son sillage sa part de rêves et qu’ils entrevoyaient comme la perspective sur la baie, de sa fenêtre: sans être très utile, cet élément n’apportait pas moins quelque chose de significatif, à la couleur et à l’atmosphère du décor, influençant, par des détours insoupçonnés, la perception même du projet. Cet après-midi-là, sitôt les visiteurs partis, ils revoyaient, une fois de plus, le contenu de leur projet : faire de Val des Landes un lieu appelé à rayonner par la musique. C’est de cette façon qu’ils se proposaient de lui remettre un peu de ce qu’ils lui devaient. En partie avec la contribution des Valois et Valoises disséminés à travers le globe et surtout, avec leurs propres deniers, leur énergie et leur volonté de réussir, ils comptaient ériger un Centre de musique, à vocation pédagogique et de diffusion des œuvres. Pour les besoins de ces finalités, le Centre devrait s’adjoindre une maison d’accueil, permettant de répondre aux exigences d’hospitalité des étudiants et des visiteurs. Il aurait une fonction éducative toute l’année, mais à compter de l’été, celle-ci s’étendrait à une clientèle plus nombreuse et plus diversifiée, dans le cadre d’un camp d’été ou d’un festival. Georges et Anacaona pensaient qu’avec une telle mission, Val des Landes pourrait canaliser les aspirations de tous les jeunes épris de musique de la Caraïbe. C’était donc à cette tâche qu’ils se consacraient, dès le lendemain de leur arrivée… Mais il ne suffisait pas d’ériger un monument, fût-il le plus beau et le plus grand, si on ne s’assurait pas qu’il soit bien fixé sur son socle de façon à pouvoir défier le temps. Dès le début, l’organisation intrinsèque du projet faisait l’objet du plus grand soin. Anacaona et Georges connaissaient le défaut majeur des entreprises Caraïbéennes, grandes ou petites, c’était leur incapacité à assurer leur continuité, en raison d’un vice redhibitoire à leur conception : la prise en compte inadéquate et le manque de suivi de tous les facteurs concourant à la réussite. Dans le cas qui les occupait, cela concernait plusieurs dimensions de la réalité Caraïbéenne, dont trois en particulier, se détachaient comme prioritaires. D’abord, s’assurer d’un mode de financement du projet, permettant sans discontinuité le déroulement des activités, ensuite, maintenir un encadrement professionnel efficace et stable et, finalement, instaurer la formation à tous les niveaux comme mode de régulation de la haute qualité des activités. Pour répondre aux exigences de ces trois priorités, Anacaona, qui y réfléchissait depuis assez longtemps, avait fini par accepter l’aide d’une société philantropique. Mais le sujet pour lequel elle était en contact constant avec M.Spike concernait l’obtention des instruments de musique requis par le Centre. Le chef d’orchestre, dans le but d’apporter sa contribution au projet d’Anacaona avait convaincu la Fondation Ste-Cécile vouée à la promotion de la musique, d’assumer l’octroi de l’équipement technique nécessaire. Ce n’était pourtant pas sans réticence qu’Anacaona avait accepté ces contributions. L’idée originale se voulait un projet de Val des Landes par les gens de Val des Landes. C’était un défi pour elle et, par procuration, un défi pour la communauté valoise elle-même. Mais, après maintes discussions avec Georges, elle en était venue à faire des concessions par rapport au principe, considérant que l’aide offerte n’était pas sollicitée. Il demeurait, néanmoins, acquis que son principal atout résidait dans l’implication des ressortissants de Val des Landes dans la réalisation du projet. Une campagne de promotion préalablement orchestrée avait permis de contacter des groupes de Valois et Valoises établis à Paris et surtout, dans certaines villes de l’Amérique du Nord comme New-York, Miami, Montréal etc.en vue de les y sensibiliser et de les inviter à y apporter leur contribution. La réponse, ce fut des résultats au-delà de toute espérance. C’est donc ce climat de travail, qui prévalait au retour de Georges et d’Anacaona à leur village natal. Séjournant chez ses beaux-parents, Anacaona était accueillie comme un cadeau de ciel par des gens qui l’avaient toujours aimée, et qui ne lui avaient jamais enlevé leur affection malgré le divorce. C’est la première fois qu’ils la revoyaient depuis le remariage, et maintenant qu’ils savaient avec qui ils laissaient leur fils, ils pouvaient, comme Siméon, aller en paix. Néanmoins, ils ne se pressaient pas de le faire, car ils portaient encore, gaillardement, leurs quatre-vingts ans. On dirait même, que l’occasion qui leur était donnée de faire aux nouveaux venus, le récit de la geste valoise sur les trente dernières années, leur insufflait une vigueur nouvelle. Celle-ci se manifestait, du point de vue de Georges, tant dans certaines mimiques de sa mère pour donner à voir les événements racontés, que par les yeux pétillants de son père qui étaient autant d’exclamations et d’interrogations ponctuant le récit. Dans certains cas, ses commentaires dépassaient le plan symbolique pour devenir très expressifs verbalement. Cela arrivait à chaque fois que la force des émotions libérées par les événements, loin de s’affaiblir avec le temps, les réactualisait en quelque sorte. C’était le cas avec l’histoire des bandits venus d’ailleurs. Ces derniers, insistait-il, avaient perturbé la longue tradition de tranquillité du village, en dévalisant la Caisse d’Epargne, dans une scène semblable à celle des brigands de New-York des années soixante. Les gens en étaient fortement impressionnés. Désormais, il y avait un avant et un après, correspondant à l’irruption de cet événement dans l’évolution du village et à l’indignation à laquelle il avait donné lieu. Ces récits avaient cours, surtout le soir, à l’heure du repas et longtemps après, jusqu’à l’heure du coucher des octogénaires. C’était le moment que choisissaient Georges et Anacaona, la tête encore bourdonnante du condensé des principales manifestations de la vie au village, d’aller se promener sous les étoiles, se découvrant un panthéisme que les alluvions de la vie urbaine ne permettaient pas d’éclore et de s’épanouir. A ces instants bénis, ils comprirent le sens du pèlerinage qu’ils avaient évoqué, tant de fois, naguère. Ils avaient répondu alors à une impulsion dont la raison profonde leur échappait. Ils commençaient seulement à entrevoir, comme au fil d’une psychanalyse, le faisceau de noeuds qui maintenaient l’explication prisonnière. Le retour aux sources n’a de sens que si on peut goûter à la source, s’y baigner et s’y ébattre comme le saumon au terme de sa longue aventure. Ils venaient de découvrir ce sens au plaisir d’être sous les étoiles, comme jadis, dans la fraîcheur de leur adolescence, quand ils humaient l’humus des champs labourés et les exhalaisons imprécises après la pluie. Ils avaient alors pris conscience de leur condition existentielle, dans une théodicée singulière qui marquait leur place dans le présent et le futur. Sans s’en douter, ils venaient de retrouver le fil conducteur par lequel ils pouvaient rééditer leurs premières expériences de voir les choses autour d’eux, de les sentir, de les aimer; en un mot, de capter leur enfance et leur adolescence, dans le souvenir de leurs premiers émois et l’abstraction de leurs particularités ineffables. Au point que, pendant longtemps, le geste de se retirer sous les étoiles, devenait un rituel qui se répétait, le plus souvent possible, même quand la lune, en se répandant dans le ciel, faisait de l’ombre sur les étoiles, générant par ainsi, d’autres émois et d’autres chemins de traverse, par lesquels aboutir à leur enfance ou à leur adolescence. C’est particulièrement à ces occasions qu’ils récapitulaient les faits de la journée, commentant l’évolution des démarches en cours en faveur du projet ou les lettres d’Elza ou de Pablo, opinant sur leur installation à Boston ou sur les annales de leur université. Dans une de ces lettres, Elza faisait grand état de la parution d’un article de Pablo dans une revue spécialisée de physique nucléaire et de la mention qui l’accompagnait. Elle leur expédiait, à cet égard, les commentaires critiques d’autres revues scientifiques qui étaient, plutôt, louangeurs. Elle rêvait du jour où elle pourrait amener son mari faire son petit tour à Val des Landes et revoir, cela était dit sur le mode ironique, ses nouveaux suzerains. CHAPITRE XXIX LE CENTRE DE MUSIQUE Etendus sur le sable chaud comme aux beaux jours de leur jeunesse, Georges et Anacaona savouraient, pleinement, cette escapade fortuite à la plage de Milora, au coeur de la saison estivale. Depuis cinq ans à Val des Landes, en dépit des résolutions dans le passé, ils n’avaient jamais pris de vacances, ne devant ce moment d’évasion, qu’à leur passage pour affaires à Portopolis. En sirotant un jus de grenadine en cet après-midi torride, ils se plaisaient à revenir en arrière et à contempler le chemin parcouru. Cela n’avait pas été facile, mais l’immense satisfaction qu’ils avaient éprouvée lors de l’inauguration du Centre, avait gommé les moments difficiles préalablement connus. Cette cérémonie aurait pu avoir lieu longtemps auparavant, mais ils avaient voulu qu’elle fût rehaussée par un échantillon de ses résultats, en l’occurrence, la participation des étudiants aux programmes de formation. La veille de l’inauguration était remplie de l’anxiété de l’attente. Georges et Anacaona avaient beaucoup craint de voir les choses aller de travers, d’apprendre l’annulation du voyage des invités de l’étranger ou de la Caraïbe, de constater le nombre réduit des Valois émigrés… Sans oublier sa grande appréhension, que les étudiants ne fussent pas à la hauteur dans l’interprétation des oeuvres musicales prévues pour la circonstance. Or, les choses s’étaient déroulées à la perfection. Des invités étaient arrivés, quelques-uns, de Paris, mais beaucoup plus des Etats-Unis et du Canada, parmi lesquels, Elza et Pablo ainsi qu’Esmeralda qui firent la joie du couple. S’étaient ajoutés également Rémy et les amis de toujours, tels Martin, Daniel, Jean-Yves etc. et aussi, deux importants mécènes qui voulaient voir, de visu, l’oeuvre à laquelle ils aimeraient apporter leur contribution. Anacaona fut particulièrement heureuse de revoir M.Spike, alors à la retraite et qui n’avait pas ménagé ses efforts pour lui faire plaisir et, à travers elle, à toute la population Valoise. Malgré les réticences de Georges et d’Anacaona, ce fut, en partie, en raison de ses bons offices que le Centre se dota, si facilement, de la plupart des instruments nécessaires à sa mission, lesquels, comble de précaution, étaient livrés en double sauf pour quelques-uns dont le clavecin et la harpe. Comme prévu, le plus difficile n’était pas d’ériger les édifices, face à la mer, comme Anacaona les avait vus en rêve. Au-delà de ce qu’il avait fallu de négociation pour obtenir le site convoité, le plus difficile était bien de rassembler une équipe de professionnels compétents. A cet égard, ils avaient dû confronter plusieurs types de problèmes avant de constituer une équipe restreinte qui offrait, néanmoins, les garanties d’un bon démarrage. C’est d’ailleurs, les étudiants de cette équipe qui s’étaient produits, sans difficulté notoire, à la cérémonie d’inauguration. En somme, après cette longue période de labeur, Georges et Anacaona étaient fiers de tout ce qui était réalisé. En fermant les yeux, Anacaona revit encore la salle de spectacles de trois-cent-cinquante places, dans la conception de laquelle, tant de soins avait été mis. Plusieurs ébauches avaient été faites jusqu’à ce qu’elle donne son accord à un modèle qui se voulait la réplique fidèle, de celui observé dans son rêve, en ce qui a trait, tout particulièrement, à la beauté et à l’organisation de la scène. Puis, vint le tour de la Maison d’Accueil qui jouxtait le Centre. Avec ses quarante-cinq chambres disponibles, Anacaona avait envisagé tout le parti qu’elle pouvait en tirer comme service aux étudiants en musique de toute la Caraïbe, même si elle s’attendait à devoir y suppléer, le cas échéant, par des chambres dans les résidences familiales. En attendant que le Centre atteigne sa vitesse de croisière, la Maison offrait l’hospitalité à une vingtaine d’étudiants, en plus des visiteurs de passage. Si Anacaona et Georges étaient réalistes dans leurs désirs et dans la traduction opérationnelle de ceux-ci, ils n’avaient pas moins des rêves grandioses pour le rayonnement du Centre musical. Mais ils estimèrent que le moment crucial n’était pas encore arrivé. En attendant, il fallait lui donner le temps de grandir, de faire l’expérience de ses forces avant de se montrer au public dans toute l’autonomie et toute l’envergure de ses capacités. Quand l’heure sonnera, le centre musical se donnera au monde sous la forme d’un festival d’été qui sera le lieu par excellence d’émulation à la création et à la pratique musicale, en plus de ses activités pédagogiques qu’on espérait très intenses et organisées. Il s’adressera, bien entendu, aux artistes Caraïbéens, mais aussi, aux musiciens de partout, qui pourraient être désireux d’y participer. Bien que la mission du Centre fût, essentiellement, axée sur la promotion de la musique classique, dans ses formes traditionnelles et contemporaines, il n’y avait aucune imperméabilité à la musique populaire. Pour Anacaona, l’histoire de la musique est trop éloquente des emprunts de l’une à l’autre pour ne pas établir des canaux de communication entre les genres, surtout lorsqu’il prend à la musique le désir d’incarner les caractéristiques de l’âme nationale : la plupart du temps, les emprunts sont unidirectionnels ; ils vont de la musique populaire à la musique classique. Anacaona avait réfléchi à ces questions qui, pour beaucoup de collègues, étaient académiques alors qu’elles étaient perçues différemment par elle qui regardait à l’autre bout de la lorgnette, là où les problèmes se vivaient. Il ne s’agissait pas de savoir quel type d’imprégnation à la musique populaire elle voulait; cet ordre de préoccupations ressortait à la liberté de la création, mais quelle place accorder, de façon formelle, à la musique populaire dans les programmes du Centre. Elle hésitait d’autant plus que le Centre n’avait pas encore atteint sa maturité, en ce qui concernait sa vocation première. Tout ce qu’elle désirait, c’était que la place à allouer aux différents genres musicaux soit déterminée selon une certaine dynamique, de manière à ce que les hégémonies non voulues ne s’instaurent pas à l’ombre du programme officiel. Elle était très pragmatique sur cette question et ne voulait rien de moins que de faire de Val des Landes un centre qui rayonne sur la Caraïbe entière, tant par les étudiants qu’il aurait formés au fil des ans, que par les oeuvres musicales qu’il aurait contribué à créer, à diffuser ou même à populariser. Le travelling arrière sur la cérémonie d’inauguration, les amena donc beaucoup plus loin que prévu. Pour rompre cette inclination à toujours débattre de choses sérieuses même à la plage, ils s’étaient offerts un dernier plongeon avant de partir. Une grande surprise les attendait sous la forme d’un lamantin qui décida de nager à côté d’eux. Un moment, effrayée, Anacaona se reprit après que Georges lui eut parlé des moeurs pacifiques de ces animaux qui avaient été à l’origine de la légende des sirènes en ces lieux. En raison de leur absence d’agressivité, en effet, ils constituaient une espèce en voie de disparition sur ces côtes où, jadis, ils foisonnaient. Après s’être laissés traîner sur une bonne distance en compagnie du mammifère par une chaloupe qui côtoyait le rivage, ils rebroussèrent chemin, si l’on peut dire, le temps de sentir encore les rayons déclinants du soleil. L’ombre de Josiane planait sur cette escapade, mais, pour une fois, ni l’un, ni l’autre ne l’évoqua, comme s’il fallait la laisser tranquille dans son éternité. Cette inauguration était une date importante dans le projet de Georges et d’Anacaona à Val des Landes. Ils l’avaient voulu ainsi. C’était en quelque sorte, la présentation du bébé sur les fonds baptismaux, l’acte par lequel ils avaient fait savoir aux Caraïbéens, sinon au monde, ce qu’ils faisaient et où ils voulaient aller. Ils auraient pu le faire plus tôt, mais ils avaient attendu le moment opportun : que certains résultats puissent parler à leur place, afin d’établir sur des faits, leur crédibilité et leur légitimité. Tout s’était déroulé parfaitement. S’ils étaient enclins à avoir des doutes, les nombreux hommages reçus, tant du public que des autorités politiques, étaient là, pour témoigner de la faveur générale à l’endroit du projet. C’était un stimulus appréciable dont ils avaient besoin pour se transporter plus loin dans l’avenir. Déjà Anacaona pensait à la dixième année de fondation du Centre. En totale contradiction avec le déterminisme Caraïbéen qui condamnait tout à la dégradation, malgré les volontés contraires, elle la voyait sur la ligne d’une évolution rapide et continue, parce que les garanties du succès auraient été respectées. En dix ans, plusieurs générations de musiciens étaient formées par le Centre. En plus du festival annuel devenu un événement social et culturel d’envergure, ils repoussaient déjà, par leurs oeuvres et leurs pratiques musicales, les limites de son rayonnement. Car le festival se voulait déjà, une étape à marquer d’une pierre blanche en ayant à son programme, en plus d’autres événements commémoratifs éventuellement, la présentation de La tragédie de la reine du Xaragua. L’opéra se déroulerait comme Anacaona l’avait vue dans son rêve prémonitoire, à la différence que certaines scènes ne pourraient avoir lieu dans la nature face à la mer et que les interprètes ne seraient pas ceux qu’elle avait admirés dans son rêve. Elle se représentait déjà l’événement dans ses moindres détails. Pendant des mois, sous sa férule, les musiciens s’attèleraient à cette partition dont elle connaissait toutes les mesures sur le bout des doigts, tandis que les artistes vocaux peaufineraient leur prestation sous la supervision du maître de chant. A défaut de pouvoir compter sur une basse Valoise pour incarner le rôle de Bohéchio, elle voudrait absolument que celui d’Anacaona fût tenu par la jeune Valoise, Altamira, encore étudiante. Voilà pourquoi elle s’évertuait, dès lors, à l’y préparer. Il en était de même du choeur des Pucelles dont les membres seraient recrutés sur place, parmi les étudiantes de l’école de chant. Dès la veille du festival, les amateurs de musique arriveraient de toutes les régions de la Caraïbe, en plus de ceux qui viendraient d’ailleurs. Val des Landes se ferait belle et les gens pavoiseraient aux couleurs jaune et verte de la municipalité, laquelle se serait mise en quatre pour ratisser les rues du village et nettoyer les abords du marché public. En manière de contribution à l’épanouissement de la jeunesse Valoise, Anacaona voudrait que la répétition générale fût offerte aux étudiants et étudiantes du lycée de Val des Landes et aux classes finissantes des écoles primaires du village. C’est la première fois que ces jeunes assisteraient à un opéra. Elle voyait déjà en imagination, leur émerveillement de ce spectacle total, qui allie le théâtre à la musique et au chant et espérait qu’ils en resteraient marqués. Elle était certaine que le principe de beauté, une fois lâché dans les consciences et les psychologies, ne manquerait pas de faire son oeuvre et susciter des vocations artistiques, que le Centre musical pourrait vivifier et amener à son développement, tant par l’encadrement professionnel disponible à Val des Landes, que par les spécialisations ailleurs et pour lesquelles, ses bons offices pourraient s’avérer nécessaires. Elle voyait des représentations de l’opéra pendant toute la semaine du festival et n’écartait pas la possibilité de spectacles supplémentaires, dépendant des circonstances. L’une de ces circonstances pourrait concerner la présence de visiteurs étrangers, dont les amis de Santo-Domingo. Depuis quelque temps, elle était en pourparlers avec des responsables culturels de cette ville pour la présentation de La tragédie de la reine du Xaragua. En plus de problèmes techniques et de logistique inhérents à un tel spectacle dans cette ville, éventuellement, l’opéra lui-même était devenu, là aussi, un sujet de controverse selon qu’on s’identifiait ou non aux Espagnols qui avaient mis à mort Anacaona. Car, c’est précisément à Santo-Domingo qu’elle avait été pendue, un peu avant la chute du Higuey, en 1503. Si les pourparlers ne progressaient pas, il y avait une forte probabilité que les tenants de la présentation du spectacle à Santo-Domingo, se présentent en nombre imposant à Val des Landes. Pour honorer la mémoire de la reine du Xaragua, elle ne reculerait devant aucune difficulté pour y parvenir avec leur concours et honnir, encore une fois, la mémoire de ses meurtriers. Voilà pourquoi l’évocation de ce dixième anniversaire de fondation était associée, dans son esprit, à un défi, en même temps qu’à un événement merveilleux dans lequel, elle ne parvenait, néanmoins, pas encore à neutraliser toutes les inconnues. C’est sur des questions de ce genre que le gestionnaire qu’était Georges arrivait à faire des miracles, en traduisant les hypothèses sur le futur dans des modèles quantifiables, qui lui permettaient, à priori, d’en vérifier la validité sur le plan financier. L’idée à la base des activités du couple à Val des Landes étant que la pérennité de celles-ci, était fonction de leur capacité à rester loin de tout aventurisme, dans les limites du cadre financier. N’était-ce cette approche conservatrice, ils se seraient trouvés, à plusieurs reprises, sans marge de manoeuvre pour affronter les impondérables qui ne manquaient jamais de se manifester, dans ce milieu en déficit d’infrastructures. Grâce à une telle pratique administrative, l’institution musicale de Val des Landes avait pu traverser les premières années de son démarrage sans les difficultés qui auraient pu, normalement, compromettre son parcours. Avec le temps, Anacaona en venait à investir une confiance absolue aux estimations financières de son mari et à se libérer l’esprit, du même coup, de tout ce qui n’était pas l’exercice de la musique, pour elle-même et pour tous ceux qui dépendaient d’elle. Avec son mari, elle faisait un tandem des plus efficaces. Elle avait toutes les latitudes pour penser musique et les façons de la promouvoir à Val des Landes et ailleurs en Caraïbe. Il lui restait toujours, à travers les discussions avec Georges, de voir les circonstances de lieu, de temps ou de manière où telle hypothèse pourrait être traduite dans la réalité ou si même elle était susceptible d’être appliquée. Cela avait l’avantage de mettre l’accent sur les priorités. Voilà pourquoi, les festivités entourant le dixième anniversaire, si elles semblaient lointaines, n’étaient pas moins présentes, tant dans l’esprit, que dans les approches administratives des responsables du Centre, qui avaient déjà, en bonne partie, les éléments de la réussite de l’entreprise. CHAPITRE XXX VAL DES LANDES C’était l’automne, un dimanche. Très tôt le matin, un vent frais faisait tournoyer les feuilles et chassait les derniers filets de brume qui traînaient sur le village. Le son de la cloche appelant les fidèles à la messe leur parvenait, discontinu, effiloché. Les dames étaient forcées de rajuster leur châle ou leur fichu et de retenir leur chapeau sur la tête. Par-ci, par-là, des gens qu’on n’avait pas vus sous ce ciel depuis des lustres, se pressaient dans la direction de l’église. Ils étaient des Valois et des Valoises, le plus souvent de la génération de Georges et d’Anacaona qui, fatigués des latitudes nordiques de l’Amérique ou de l’Europe, revenaient au village. Ils retrouvaient le chemin de l’église de leur enfance après s’en être éloignés durant les deux ou trois décennies. Ils revenaient, attirés par la nouvelle vocation de leur village et galvanisés par ses réalisations artistiques. A défaut d’attendre un changement hypothétique de la Caraïbe, ils prenaient le parti d’épauler et d’encourager celui de Val des Landes, en venant témoigner de leur présence et de leurs capacités dans différents domaines de l’action communautaire. Cela avait, très vite, comme conséquence, un processus original dans le développement de la région. De plus en plus, les journaux faisaient état de l’expérience Valoise.De partout, les visiteurs affluaient à Val des Landes pour observer les manifestations de ce développement et s’en inspirer, si possible, pour d’autres régions. Insensiblement, ce que les gens commençaient à comprendre, c’est que l’espoir ne passait pas nécessairement par la Caraïbe. Malgré son rôle de régulation obligé qu’ils espéraient lui voir jouer pour le développement de leur patelin, ils étaient préoccupés de trouver eux-mêmes les clés et de s’en servir efficacement. Dans le cas de Val des Landes, cette clé était, circonstanciellement, son centre musical ainsi que son festival d’été, autour, bien entendu, des acteurs dynamiques et visionnaires comme Anacaona et Georges. En peu de temps, cette entreprise devenait un centre d’attraction dans tout le pays et même à l’extérieur. Désormais, aucun projet académique sérieux dans le domaine musical ne se concevait sans recourir, d’une façon ou d’une autre, à Val des Landes, ne serait-ce que pour les bénéfices de la compétition ou des échanges sur le plan artistique. Dans le sillage de cette entreprise culturelle, s’était instauré un certain tourisme qui, à son tour, avait dynamisé les activités en amont et en aval, créant le climat favorable dont le village avait besoin pour son développement. A quelques années de sa création, le Centre musical, doublé de son festival, devenait un rendez-vous obligé pour tous les adeptes Caraïbéens de la musique. Voici comment le journal Le National rendait compte de la célébration du dixième anniversaire de cette institution culturelle. «Le 5 juillet dernier s’ouvrait une semaine faste à Val des Landes. Juché à 800 mètres d’altitude dans les contreforts du Sud-Ouest, à la portée de la brise marine des Caraïbes, ce village était pendant toute une semaine, la capitale de la musique en Caraïbe. Plusieurs styles musicaux se côtoyaient, sans compter les différents modes de la musique vocale. A cet égard, le clou de la semaine, ce fut la représentation, cinq soirs d’affilée, de l’opéra La tragédie de la reine du Xaragua qui avait déjà fait courir et polarisé les foules européennes et américaines. On sait que cet opéra est une création de Mme Anacaona Mannoni, l’âme dirigeante, avec son mari, de cette organisation culturelle Valoise, laquelle est, à la fois, une institution éducative et un festival musical tourné vers l’extérieur. Depuis plusieurs années, de nombreux musiciens de calibre international se sont rencontrés à Val des Landes pendant que le climat de création et d’émulation existant en ce lieu, a servi de catalyseur à beaucoup de jeunes, leur procurant le terreau favorable à l’éclosion de leurs potentialités artistiques. » Plus loin, traitant plus spécifiquement de l’opéra, Le National écrivait : « Dans dix ans, ceux qui auront vu ce spectacle, n’auront pas fini d’en parler tellement il révèle d’éléments importants tant sur le plan de l’argument que de son traitement. La compositrice a fait advenir une réalité tragique qui dormait, oubliée, dans les replis de l’histoire, pour en rendre témoignage, et l’a fait, magistralement, dans une facture musicale tout à fait originale où l’ingéniosité orchestrale le dispute à des oppositions rythmiques novatrices, qu’agrémente l’incorporation à l’orchestre, d’un nouvel instrument--le vaccine--dont le registre à nul autre pareil, contribue à camper une nouvelle esthétique musicale. » Plus loin, il poursuivait : « Il faut savoir gré au chanteur canadien d’être entré si bien dans la peau du vieux Cacique Bohéchio. Sa voix de baryton a tellement de caractère qu’on aurait aimé, pour l’écouter davantage, que son rôle eût été plus long. Mais, c’est, incontestablement, Altamira dans le rôle de la reine du Xaragua, qui a emporté l’hommage de la critique. Par la couleur et la brillance de sa voix de soprano lyrique, elle a subjugué littéralement l’assistance. Quand on sait que cette perle, née à Val des Landes, est arrivée, tout droit, de l’école de chant de cette localité, il y a lieu de fonder tous les espoirs sur elle et sur cette entreprise artistique éducative. Pourtant, elle est loin d’être l’exception qui confirme la règle. A sa suite, toute une pléiade de jeunes remplis d’ardeur se préparent pour les lendemains de Val des Landes. Ce sont les jeunes filles de ce groupe, qui forment, en grande partie, le choeur des Pucelles dont les chants ont tellement ému les spectateurs. » Finalement, il en tirait des conclusions édifiantes tant sur le rôle du tandem Anacaona et Georges à Val des Landes, que sur le destin de ce village devenu, à sa façon, l’une des meilleures sources de beauté et de grandeur de la Caraïbe. C’était aussi l’opinion des Valois qui longeaient, le soir, l’allée des mandariniers à proximité du quartier des arts ou qui se promenaient le long du parapet surplombant la grande dépression. De ce promontoire ou de l’hôtel accroché au versant Sud du village, l’oeil pouvait embrasser, autant les coquettes maisons agrippées à la montagne, que la théorie des petites entreprises installées le long de la route. Bien entendu, l’influence du Centre de musique dépassait, de loin, les limites de Val des Landes. L’un des premiers joyaux à en sortir, ce fut l’orchestre symphonique de Val des Landes. Bien qu’encore dans sa phase de maturation, ses musiciens s’affirmaient de plus en plus, autant par leur maîtrise instrumentale que par l’étendue de leur répertoire. Même si d’emblée l’orchestre cultivait des tendances novatrices sur le plan des orientations musicales, il ne dédaignait pas, à l’occasion, d’intercaler des œuvres de facture très traditionnelle dans ses programmes. La grande saison musicale de Val des Landes demeurait, il va sans dire, la période estivale. En dehors de cette saison, l’orchestre était en tournée, partout en Caraïbe, avec Anacaona au début et, par la suite, avec le chef-assistant dont la formation de base était initiée à Val des Landes dès les premières années d’implantation du centre. Les yeux des responsables rivés sur le tableau de bord, le Centre de Musique se dirigeait allègrement vers son quinzième anniversaire quand un événement extraordinaire éclata sous le ciel de Val des Landes. Alors qu’elle était au pupitre pour la répétition de l’opéra Raïssa du compositeur Caraïbéen V.Jaeger, Anacaona s’effondra sous les yeux de ses musiciens ahuris. Le médecin appelé d’urgence ne put que constater son décès, selon le même scénario que, naguère, pour sa sœur Mirabelle. Val des Landes venait de basculer, tête première, dans le malheur. Ce ne fut pas une tragédie grecque ou élisabéthaine. La morte ne refusera pas de mourir pour demander des comptes aux vivants. Ce fut néanmoins une catastrophe, par le vide pluridimensionnel créé, d’abord, pour Georges lui-même dont la vie était étroitement liée à celle d’Anacaona depuis l’enfance, ensuite, pour le Centre de musique en tant que tel, dont elle était l’âme ou la force agissante, mais surtout, pour toute la population valoise qui voyait en elle la reine de Val des Landes. En effet, comme si cet événement permettait la cristallisation d’une tendance latente dans la population en la libérant, à compter du décès--dont la nouvelle se répandit au village et ailleurs comme une trainée de poudre--les gens ne parlaient plus que de la reine Anacaona, prêtant à la compositrice une renommée fabuleuse et mythique qui semblait, par des détours incompréhensibles, faire le pont avec celle d’une reine morte, il y a cinq cents ans. Jamais le village ne s’était trouvé en proie à de tels témoignages de douleurs. Le jour des funérailles, des centaines de personnes, ne pouvant trouver place à l’intérieur de l’église St-Jean-Baptiste se disséminaient le long de la rue que devait prendre le cortège funèbre, retenant difficilement les manifestations de leur affliction. De temps en temps, une femme portée au paroxysme de son lamento, lançait un cri de douleur qui servait d’amorce à une déflagration en chaîne des deux côtés de la haie humaine. A l’intérieur de l’église où prenaient place, d’abord, les parents et alliés dont Elza et son mari, puis les dignitaires et amis venus parfois de très loin et les villageois éplorés, l’émotion était à son comble, surtout au moment de l’interprétation des œuvres de circonstance de Bach et de Mozart, par l’orchestre symphonique de Val des Landes. Quand plus tard, le cortège s’ébranla en direction du petit cimetière familial, face à la mer, la ferveur de la foule s’exprima avec encore plus de force, faisant sauter les vannes de la retenue dans l’expression de la douleur, jusqu’au moment où retentit dans la foule le cri : Vive la reine Anacaona! Et comme si ce cri rachetait les manifestations antérieures de la peine générale, même les personnes, jusque-là, éplorées, retrouvèrent un sursaut d’énergie pour scander à l’unisson : Vive la reine Anacaona! La boucle était ainsi bouclée. Jadis, anticipant les caprices du destin, le passage d’Anacaona sur une plage à Valorane était salué comme le retour de la reine Anacaona. Avec la création de la Tragédie de la reine du Xaragua, sans savoir à quelle fatalité elle obéissait, c’est au surgissement d’un phénomène oublié dans l’histoire Caraïbéenne qu’elle avait présidé. Par le miracle de la transmutation des identités, désormais, la reine survivait au travers de la compositrice. En la tirant comme une ombre du néant jusqu’à se l’incorporer, la compositrice lui donna forme et vie, avant de la prolonger dans une sorte d’apoptose, ouvrant la voie d’un perpétuel retour. Et c’était en partie cette relation mystérieuse que la foule reconnut en accompagnant Anacaona en sa dernière demeure. Un jour d’adieu paradoxal qui salua désormais la présence parmi les vivants, d’Anacaona la compositrice, comme Anacaona la reine du Xaragua. Mais la dimension symbolique du personnage d’Anacaona ne s’arrêtait pas au plan de sa nature identitaire, elle s’étendait à son caractère deus ex machina dans les représentations populaires. Un beau jour, elle était arrivée et les choses avaient commencé à changer comme personne n’aurait pu l’imaginer, embrassant les conditions matérielles et sociales de la vie des gens ainsi que les valeurs culturelles auxquelles ils s’abreuvaient désormais. Dans le cri : Vive la reine Anacaona! il n’y avait pas que la reine du Xaragua, il y avait aussi la reine de Val des Landes. Cette dimension mythique dans la réaction de la foule n’avait pas échappé à Georges qui, cette fois, ne s’effrayait pas comme il le fut à Valorane. Et pour cause. Elle était désormais hors d’atteinte de la tyrannie. Dans les mois qui suivirent, le tombeau familial, à l’ombre d’un oranger où elle se reposait face à la mer, devint un lieu de pèlerinage pour de nombreux Caraïbéens. Et il n’était pas rare de trouver sur sa tombe des messages à l’adresse de la reine Anacaona. Bien que le vide créé par la disparition d’Anacaona, ne fût pas près de se combler dans l’évolution du Centre de musique, l’impulsion qu’elle lui avait donnée continuait encore d’agir. La répétition de Raïssa, un moment interrompue, avait repris sous la supervision de l’assistant chef d’orchestre, promu directeur musical du Centre, pendant qu’Elza, de concert avec son mari, envisageait les conditions de son retour à Val des Landes sur les pas de sa mère. Après l’abattement qui accompagnait le deuil, les musiciens s’étaient, très vite, ressaisis, voulant rendre un ultime hommage à Anacaona, en essayant de continuer son œuvre comme si elle était parmi eux. EPILOGUE Du belvédère, la nuit, l’obscurité avait, peu à peu, fait place à la lumière. Une clarté sidérale d’intensité croissante projetait des reflets argentés sur le village et les alentours. Bientôt, ce sera le retour de la pleine lune comme, ailleurs, d’autres cycles cosmiques. Accoudé au garde-fou qui borde la grande dépression en attendant le retour d’Elza, Georges pensait à Anacaona, à cette partie de lui-même arrachée pour toujours et, néanmoins, toujours si présente par le mystère de l’amour. Pourtant, cette nuit, son aventure avec elle n’était pas celle de deux acteurs isolés dans le temps et l’espace. Georges la reliait aux forces cosmiques qui régissent le phénomène de la métamorphose universelle. A la boucle étrange perçue dans les faits de connaissance ou de l’art correspond, il en avait la certitude, la loi de l’éternel retour omniprésente dans les cycles de l’univers. C’était, à son avis, le même phénomène palingénésique concernant les êtres et les choses, mais à des échelles et donc, à des rythmes différents. L’expérience des cycles lunaires qu’il avait sous les yeux en témoignait. De cette vision cosmique, il garda un sentiment d’optimisme fait comme aurait dit Eliade de la normalité de la catastrophe cyclique, de la certitude qu’elle a un sens et surtout du fait qu’elle n’est jamais définitive. Mais surtout, Georges avait l’ineffable conviction qu’Anacaona était présente à lui en esprit et, davantage encore, par mille manifestations dont il n’aura jamais fini de décrypter les sens, réconciliant du même coup, la perspective cosmique de la condition humaine, de son pendant théologique ou mystique. La vision de sa mort en sortit magnifiée parce que rédemptrice de l’union infinie à laquelle il aspire avec Anacaona dans l’immortalité de leur amour. Automne 2000