jeudi, septembre 28, 2017

VERS UNE NOUVELLE REPRÉSENTATION HAÏTIENNE DE SOI



                          

     La déclaration de politique générale du gouvernement Préval-Alexis ne peut manquer de soulever beaucoup d’interrogations. Par exemple, on ne sait rien des moyens prévus pour faire face à l’ensemble des objectifs du quinquennat, pas plus qu’on ne soit renseigné sur la manière de consolider la souveraineté nationale mise à mal par toutes sortes de conditions sociales et politiques, y compris par celles ayant justifié la présence des Nations-Unies sur le sol national.
     Par ailleurs, la composition plurielle du gouvernement, louable par essence dans les circonstances, contient dans son principe une contrainte qui n’est pas forcément à l’avantage du pays. Elle pourrait forcer le gouvernement à des calculs stratégiques qui soient favorables à sa viabilité politique, mais au détriment des attributs indispensables comme la compétence, l’intégrité morale etc. Il s’agit, bien entendu, d’une vision tout à fait théorique qui n’est pas pour autant superflue, car dans le désert éthique qui a semblé caractériser la réalité de l’action politique en Haïti ces dernières années, ces qualités brillaient souvent par leur absence.    
     Malgré cette réserve d’importance, on doit s’inscrire en faux contre l’opinion de ceux pour qui ce discours n’a pas de contenu (Voir, en ligne, Une coquille vide, 12 juin 2006 de Jean-Eric René). Il faut être un tantinet de mauvaise foi ou avoir une volonté manifeste de s’abriter derrière des lunettes sombres pour expliquer une charge si résolument accablante. Au demeurant, cela n’empêche qu’on puisse être pleinement justifié d’être inquiet de l’avenir.
     Pour notre part, nous croyons préférable de nous arrêter à un aspect de ce discours qui, pour n’être pas l’un des plus importants, n’en est pas moins très significatifs. Il s’agit du modèle de représentation de soi que l’haïtien ou l’haïtienne peut en dégager. La structuration de ce modèle dans la conscience nationale n’est pas un processus banal. Facteur de l’estime de soi et de l’orgueil national, elle est appelée à conditionner, dans le cadre, par exemple, du développement du pays, l’effort de volonté pouvant être consenti en vue de l’accomplissement collectif.
     À cet égard, la première remarque qu’il convient de faire de ce discours c’est qu’il se démarque d’une certaine tradition. Nulle part, en effet, il n’est question d’une rhétorique dont on s’est trop longtemps complu sur une trame épique ou légendaire dans les communications socio-politiques. C’est d’ailleurs ce trait qui a valu à plus d’un observateur de considérer qu’au pays de Toussaint-Louverture l’action est ironiquement phagocytée par le discours.
     Bien sûr, les hauts faits à l’origine de notre indépendance nationale resteront des événements marquants dans l’histoire des libérations populaires. Aucun peuple n’a réussi,  jusqu’à présent, à égaler la dimension prodigieuse de notre ascension vers la liberté. Il convenait, par conséquent que cet épisode fondateur dans l’histoire de la nation haïtienne soit magnifié et chanté par les générations qui se sont succédé.
     Mais s’il est honorable de glorifier la geste héroïque qui, d’un peuple d’esclaves, a fait passer le peuple haïtien à l’acte ultime de son émancipation qu’est l ‘indépendance politique, il est moins louable de battre sans cesse le rappel de ce passé, hélas! pas toujours pour trouver des sources d’inspiration, mais plus souvent, semble-t-il, pour se dédouaner d’un présent anarchique ou en constante déliquescence.
     L’histoire des harangues politiques en Haïti fourmille de ces recours à cette période mythique comme si notre avenir se retrouvait derrière nous. De fait, pendant deux siècles après l’indépendance, tout s’est passé comme si Haïti avait cessé d’apporter sa  contribution à la civilisation universelle.
     Le capital symbolique hérité de nos ancêtres avait beau être immense, mais à l’exploiter comme nous l’avons fait, sans penser à le faire fructifier comportait un risque grave d’épuisement. Il devenait impératif de trouver un alibi qui  détourne un tant soit peu de « l’épopée de 1804 », après l’avoir eue comme tremplin, et nous force à rechercher d’autres sources de richesses pour construire l’avenir.
     Il ressort en filigrane de cette déclaration qu’une de ces sources de richesses est à trouver dans la détermination nouvelle à changer les mentalités et les structures qui retiennent le peuple prisonnier du passé, dans la capacité, à l’aube de ce nouveau siècle, de forger les éléments du destin afin de galvaniser l’ardeur endormie de ce pays.
     On a compris que pour être en adéquation avec les contraintes existentielles auxquelles le peuple haïtien doit faire face, il a besoin d’un supplément d’être qui lui permette de faire appel à des ressorts insoupçonnés afin de se dépasser dans l’action,  en vue du développement du pays.
     Au-delà de ce qui est manifeste dans le discours introductif, on a cru y déceler une vision de ce que pourrait être un « après » à la suite du désenchantement de l’« avant ». Un nouveau départ semblait se profiler à l’horizon qui n’aurait, on veut l’espérer, rien des pratiques politiciennes habituelles où le cynisme le disputait à la corruption, l’arbitraire à l’incurie, l’incompétence à la mauvaise foi etc. Néanmoins, il faut plus que les bonnes intentions pour neutraliser certains schèmes de pensée rétrogrades et certaines pratiques dolosives qui se sont invétérées même dans les sphères du pouvoir.
     À cette étape où tout le jugement sur les réalisations est suspendu, la question obsédante est celle de savoir si la vision, somme toute, généreuse pour la démocratie sociale et politique résistera à l’épreuve des faits et si les cyniques de tout poil continueront à gagner sur les optimistes inconditionnels de ce pays.
     À cet égard, les prochains mois du gouvernement serviront de tests et pourraient même être déterminants dans la justification de l’énoncé du parti présidentiel. Il en est de même de la pérennité du sentiment d’espoir qui a surgi tout à coup, d’un point à l’autre du pays comme des deux côtés de l’atlantique dans la diaspora haïtienne.
       

mercredi, septembre 27, 2017

HAÎTI : LES GÉNÉRATIONS PERDUES

Récemment, Nanni Moretti, le réalisateur italien de « Le Caïman » et d' « Habemus papam », n'a pas hésité à reconnaître qu'il a mal à l'Italie . Pour les Haïtiens, ce sentiment du Romain est tout à fait compréhensible quand le Premier ministre italien était encore Berlusconi. Ce ne sont pas les compatriotes des Anténor Firmin, Price Mars et Jacques Roumain qui lui demanderaient de s'en expliquer, eux qui ont porté Haïti en écharpe pendant les soixante dernières années. Pourtant, entre lui et ces derniers, quel abîme sur le plan de l'intensité des sentiments d'indignation! Avoir survécu à tous les régimes qui se sont succédé depuis l'accession de Duvalier à la présidence de la République et avoir avalé tant de couleuvres au cours de ces années noires d'une dictature obscurantiste, n'était-ce pas là un châtiment herculéen? À défaut de parler des deux cents ans de perdus depuis l'Indépendance, on parlera de ces générations perdues pour le pays. Mais, à l'époque, personne ne le savait. On revoit encore la cohorte des jeunes qu'ils furent au cours de la décennie soixante; que ce soit seuls dans la foule ou éparpillés dans les associations de jeunesse , sans compter les partis politiques , les syndicats et d'autres groupements politiques , les jeunes de l'époque, du moins sa fraction d'avant-garde, pouvaient avoir une perception très différente de la situation haïtienne et des moyens à mettre en place en vue du développement du pays, mais ils se rencontraient sur une base commune. En dépit de la naïveté de certaines analyses ou de certaines interventions, ils étaient tous des patriotes et conscients des déficiences dans les structures économiques et sociales. Par conséquent, ils en appelaient, avec les moyens dont ils disposaient, à une transformation sociopolitique radicale en vue du développement du pays. Beaucoup d'entre eux, devant le rouleau compresseur de la répression, ont dû devenir temporairement silencieux ou prendre le maquis; d'autres devaient connaître la mort soit dans les geôles infectes de Fort-Dimanche, soit les armes à la main sous l'assaut des sbires des Duvalier. Une grande partie des opposants et des survivants, après moult tentatives risquées de quitter le pays, se retrouvaient, qui en Europe, qui en Amérique du Nord ou, temporairement, en Afrique comme coopérants. Pour nombre d'entre eux, il s'agissait d'un départ stratégique : le temps que le régime se délite et s'effondre et qu'ils puissent rentrer au pays afin de se mettre à son service et travailler à son développement. En attendant, ils étaient colletés au besoin d'accélérer leur formation en vue d'une plus grande efficacité sur le terrain. On les retrouvait dans les universités d'Amérique et d'Europe dans toutes les disciplines de la santé, des sciences humaines, de la technique, etc. pour parfaire des études déjà entreprises au pays ou simplement pour changer d'orientation afin d'être mieux armés aux exigences du pays. Mais parallèlement à leur formation, ils tenaient mordicus à maintenir la flamme patriotique en faisant revivre les structures de solidarité qui avaient prévalu au pays. Ce fut ainsi à Paris, à Bruxelles, à Louvain, à Fribourg, à Montréal, à Québec, à New-York, à Miami, etc. Avec la mise à jour de leurs connaissances, les premières analyses élaborées sur le terrain se sont souvent raffinées et, subséquemment, il s'ensuivait une variation de la perception des conditions éventuelles de la pratique politique. Ce processus n'était pas toujours harmonieux et pouvait même rendre caduque la ligne idéologique des débuts. La conséquence des débats résultant des déviations idéologiques fut parfois un fractionnement des groupes, avec l'élaboration de nouvelles philosophies politiques ainsi que de nouveaux moyens d'action. Car, bien que l'émigration ait été un indice de la démobilisation des jeunes, elle a, au contraire, souvent été à l'origine d'un regain d'énergie. Comme si d'avoir pu prendre du recul permettait de mieux voir les contours de la bête et les moyens efficaces de la combattre. La petite histoire de l'immigration des premiers contingents de ces jeunes patriotes ne manque pas de retenir certaines différences dans les processus d'intégration. Si la plupart, après les premières années à l'étranger, ont compris que le siège du régime duvaliériste allait durer plus longtemps que prévu et qu'il leur revenait d'articuler leur mode de vie à cet état de fait, un certain nombre d'entre eux, dont l'estimation serait difficile à établir, s'est toujours considéré en transit, refusant par conséquent de prendre toute décision pouvant aliéner, si peu que ce soit, leur liberté de mouvement; ils avaient les yeux toujours rivés sur la Caraïbe, à l'affût des moindres événements survenus dans le pays et des indices susceptibles de leur donner leur pleine signification . Cela a pris la forme du refus systématique de transaction de longue durée comme de s'acheter une maison, au moment où cette décision aurait semblé logique. À cette époque, plusieurs ne durent leur naturalisation étrangère qu'à l'arrêt de mort que leur valait l'estampille sur leur passeport d'un pays du bloc de l'Est. Et quand la nécessité les portait à devenir citoyen d'un autre pays, c'est souvent en catimini que cela se passait, comme si, d'une certaine façon, ils se sentaient couverts d'opprobre. Cela ne signifie pas que ces scrupules étaient généralisés. Beaucoup ne s'en faisaient pas. Mais aux premières années de cette émigration haïtienne, ce sentiment était plus généralement partagé, jusqu'à ce que le temps se soit chargé de l'émousser. J'ai déjà dit ailleurs ce que cela a représenté pour le pays ces générations perdues. Elles ont laissé un vide social qui n'a jamais été comblé et qui est en grande partie explicatif de la gravité de notre sous-développement. Voilà pour les conséquences sur le plan de la société haïtienne. Mais sur le plan plus spécifique de ces générations elles-mêmes, les conséquences ne sont pas moins graves. Il y a dans ces générations beaucoup d'individus qui ont fait éclater les limites de leur discipline de recherches par leur apport scientifique. Souvent, l'excellence de ces performances est soulignée autant par des rétributions matérielles que par une reconnaissance publique. Pourtant, il serait faux de penser qu'ils n'ont rien à envier à la vie. Pour un qui se satisfait des conditions qui lui sont faites, il y a un autre qui pense que cette situation est absurde. Même l'exigence très moderne de l'accomplissement personnel, qui se vérifie dans la réussite de la carrière, n'arrive pas à neutraliser chez certains les obsessions patriotiques qui les transcendent. Comment avoir grandi dans le dessein de servir son pays- un pays pauvre qui a tant besoin du secours des siens- et accepter que sa matière grise soit mise au service de pays riches qui auraient pu facilement s'en passer? Comment accepter, par exemple, que les grandes villes d'Amérique du Nord concentrent la majorité des médecins formés à Port-au-Prince? Tel est le problème de la fraction des émigrés haïtiens dont le patriotisme ne s'est pas émoussé avec le temps. Même le narcissisme né de la réussite n'arrive pas toujours à oblitérer les récriminations morales de certains, et il s'ensuit que le succès subit parfois une perte de sens. On comprend par conséquent le sens du bilan de l'émigration haïtienne à compter des années soixante. Pour la fraction concernée à l'étranger comme pour une fraction consciente à l'intérieur du pays, les émigrés des régimes duvaliéristes constituent des générations perdues. Ce ne sont pas les deux milliards de contribution annuelle traduisant leur existence au monde qui affecteront la valeur de ce jugement.sciter la réflexion sur des problèmes cruciaux d'Haïti et du monde.

dimanche, septembre 24, 2017