Bientôt ce sera la période des élections. Il n’y a pas grand-chose à en attendre. Les Haïtiens ont trop vécu pour savoir que le salut du pays ne viendra pas de cette opération. Pour beaucoup d’entre eux, leurs préoccupations se trouvent ailleurs. Pas seulement sur le problème de la reconstruction du pays. À la vérité, la question primordiale aujourd’hui n’est pas celle à laquelle tout le monde pense, mais, au contraire, celle qui est bien peu à la tête des gens, même si cela concerne 60% de la nation haïtienne. Quand le propos est, paraît-il, à la Refondation du pays, comment, en effet, laisser dans l’ombre, ce qui est advenu de sa Paysannerie laissée pour compte depuis l’Indépendance?
Le renchérissement des denrées alimentaires a mis en lumière autant l’agriculture haïtienne que la paysannerie elle-même. Lors de l’éclatement de cette crise en 2008, plusieurs pays, et pas seulement les plus démunis, en ont tiré des leçons. Ils avaient compris que pour ne pas dépendre davantage des denrées importées et déséquilibrer encore plus leur balance des paiements, ils devaient donner une véritable impulsion à leur production agricole. De nombreux états, en Afrique ou ailleurs tels que le Sénégal, le Ghana, le Cameroun, l’Égypte, l’Indonésie, les Philippines etc. sont en train de remettre en question leurs choix antérieurs au chapitre de l’agriculture.
Or, s’il y a un pays au monde duquel on attendrait un changement de perspective au sujet de cet enjeu capital, c’est bien Haïti. Alors que les émeutes de la faim lui ont coûté, au moins symboliquement un premier ministre, rien n’a bougé sur le front des politiques visant éventuellement l’augmentation de la production alimentaire. Pourtant, ce ne sont pas les raisons qui manquent pour opérer un changement. Au chapitre des aliments de base, les Haïtiens sont dans une totale dépendance de l’importation (riz, blé transformé et non transformé, haricots etc.) Même des produits indigènes pour lesquels le pays a toujours été auto-suffisant sont aujourd’hui importés de la République Dominicaine. C’est un étrange paradoxe que cette situation. Lorsqu’on sait que la majorité des habitants du pays vivent de l’agriculture, on est acculé nécessairement à questionner la logique des politiques administratives à la base du résultat. Toutefois, on se trompe grandement si on essaie d’appréhender ce résultat seulement à travers la lorgnette économique. Au contraire, par ses déterminations sur le plan humain, social, politique etc. et sur lesquelles on n’interviendra pas ici, il souligne la polysémie de l’expérience paysanne dont la consistance sémantique connote le « fait social total ».[i]
Il faut descendre aux premières marches de la nation pour comprendre les fondements de la paysannerie haïtienne, car elle se situe dans le sillage d’une activité— le marronnage— qui a été coûteux pour le système esclavagiste en plus d’avoir eu des répercussions profondes sur les rapports sociaux entre les acteurs du monde colonial. Contrairement à certaines croyances, l’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin au marronnage. Même après cette décision historique, beaucoup d’esclaves ou d’anciens esclaves avaient des raisons d’être circonspects de la situation qui prévalait dans la colonie. Ils interprétaient très bien les contraintes de la réalité qu’ils avaient sous les yeux. Par exemple, il n’y avait pas que les colons français à avoir des raisons de vouer aux gémonies la libération des esclaves; d’autres groupes, noirs ou mulâtres, partageaient, dans une certaine mesure, les mêmes sentiments; c’étaient des généraux et des affranchis, eux aussi planteurs, qui se rencontraient dans les mêmes préoccupations quant à la gestion de leurs plantations. Et si les nouveaux libres avaient des doutes, les divers arrêtés de Toussaint-Louverture suivis de la Constitution de 1801 sur l’exploitation des plantations renfermaient suffisamment d’informations sur la place qu’on leur réservait dans la colonie pour que les irrédentistes de la liberté qu’ils étaient ne tirent pas les conclusions qui s’imposaient, soit de continuer le marronnage sous une nouvelle forme. Cela consistait à fuir dans l’arrière-pays, très loin des plaines où sévissait le régime des grandes plantations et où leurs bras étaient indispensables.
On sait que ces plantations, à part celles annexées au Domaine national, revenaient soit aux anciens libres comme biens successoraux, soit aux cadres et aux dignitaires de l’armée de l’indépendance comme dons pour services rendus, ont été sous- exploitées pendant tout le 19ème siècle pour plusieurs raisons dont, entre autres, l’absence de la main-d’œuvre d’autrefois et l’éviction, de plus en plus, du régime de la canne à sucre des plaines par celui du café des mornes. De fait, on le répète, c’est sous la forme du marronnage que les anciens esclaves ont gagné l’arrière-pays après la guerre de l’indépendance pour se soustraire à l’emprise du militarisme agraire auquel on voulait les soumettre, institutionnalisant ipso facto une forme anarchique d’occupation du territoire (une case et un jardin potager alentour) devenant l’habitation, l’unité minimale de l’appropriation de la terre et le fondement de la paysannerie haïtienne.
Avec l’accroissement démographique dans les campagnes, les « lacous » articulés autour de la famille étendue, et qui ont été, fort probablement, une transposition des regroupements d’esclaves rattachés à une plantation, allaient être subdivisés en de multiples parcelles, du fait des contraintes successorales, repoussant, par le fait même, beaucoup de paysans hors de la filière agricole, sinon comme métayers. C’est la précarité de cette condition de vie qui a été, en grande partie, à l’origine de l’émigration en République Dominicaine au 20ème siècle pour travailler dans le secteur agricole et, plus tôt encore dans le siècle, à Cuba où déjà en 1920 on comptait 75000 Haïtiens.
L’un des premiers hauts faits suscités par la résistance paysanne a été, comme on le sait, l’insurrection avortée du général Moïse au début du 19ème siècle; et jusqu’à nos jours, la paysannerie haïtienne a été jalonnée de jacqueries incessantes dont les plus connues sont les épisodes successifs des Cacos dans le Nord et les Piquets dans le Sud. Par ces réactions violentes, les paysans réagissaient aux abus de la soldatesque et du pouvoir civil en rapport avec leur volonté d’être libres et d’adopter un mode de tenure de la terre pas toujours en accord avec les visées du pouvoir. La thèse selon laquelle l’abandon de la paysannerie par les pouvoirs publics pendant tout le 19ème siècle a été dicté par le besoin de la châtier n’est pas dénuée de vraisemblance. Néanmoins, on comprend moins la continuité du comportement par les autorités politiques au 20ème siècle, compte tenu de l’éloignement des événements déclencheurs. On notera que ce militarisme ou ce caporalisme qui ne voulait pas mourir se retrouvait dans le code rural de 1864 et faisait obligation au paysan de se prêter à la corvée. C’est d’ailleurs cet article du Code qui sera remis en service, plus tard, sous la férule des Marines, pendant l’Occupation américaine.
Au cours des 200 ans de la fondation du pays, la paysannerie haïtienne n’a donc été sur le radar des pouvoirs publics que comme une partie de la population à mater ou même à exploiter. Elle a accompli son évolution, plutôt mal que bien, sans le secours des gouvernements qui se sont succédé. Quand la présence politique se manifestait, c’était toujours sur le mode coercitif, rendant le processus d’évolution encore plus difficile par des mesures fiscales parfois prohibitives.
Ce n’est donc pas par hasard qu’on a assisté au développement d’une perception plutôt négative du paysan dans la société civile urbaine. C’est cette perception qui fonde la dichotomie « pays en dehors et pays en dedans» au coeur de la réflexion de Gérard Barthélemy[ii] entre autres et qui traduit l’indifférence générale du citadin pour la réalité paysanne. Il a fallu attendre la seconde moitié du 20ème siècle pour que le milieu paysan arrive à percer le mur de cette indifférence. Ce milieu « n’apparaît dans le milieu politico-social des années 1940-1950, dit Paul Moral, que comme « argument ». On assiste à une sorte de « promotion littéraire » de « l’habitant ». La masse rurale inspire désormais sur des thèmes ethno-sociologiques, des œuvres d’un réel intérêt parfois, mais qui ne parviennent pas à suggérer aux pouvoirs publics les moyens pratiques d’une réhabilitation de l’homme des campagnes[iii] ».
À travers l’histoire de ce pays, aucune disposition n’a été prise par les gouvernements en faveur de l’unité nationale ou en vue de la promotion des aspects particuliers de la vie paysanne. Comme si le pays n’était pas dépendant de sa paysannerie pour son alimentation ou comme si les cultures de subsistance ne méritaient pas d’être soutenues même après l’échec souventes fois répétées de l’agriculture intensive industrielle soit par des initiatives autochtones ou par des compagnies étrangères. Or, le problème foncier qui est à la base de tous les projets sur le plan agraire et qui demeure grandement problématique en raison surtout du caractère souvent fictif des titres de propriété et des situations de fait qui ont traversé le temps, ne peut pas être résolu sans une intervention planifiée des pouvoirs publics. Toute volonté de refonder le pays sans avoir intégré cette dimension de la réalité est vouée à l’échec. Par conséquent, il serait de la plus haute urgence qu’une commission formée de compétences venant d’horizons différents, puisse commencer à défricher ce champ trop longtemps en jachère. Ce serait l’amorce des grandes manœuvres en vue de la Refondation annoncée de ce pauvre pays.
L’expérience de la réforme agraire au début de la décennie 90, dans la région de l’Artibonite[iv], demeure un cas particulier d’un projet gouvernemental dans ce secteur. Bien que ce ne soit pas le but, ici, d’examiner les interventions ponctuelles des pouvoirs politiques dans l’un ou l’autre des secteurs de la paysannerie, il méritait de servir de balises comme expérience à éviter, à répéter ou à approfondir en vue de l’instauration d’une nouvelle dynamique dans la paysannerie. On se plaît à penser, en laissant voguer l’imagination, que dans le cadre de la remise en chantier des fondations de ce pays, la conception des routes, par exemple, ne sera pas seulement dictée par le besoin de relier une région à une autre, une ville à une autre, mais aussi par la nécessité d’ouvrir des voies de pénétration au paysan de l’arrière-pays incapable d’écouler les produits de son terroir, et de lui permettre d’avoir accès, de façon minimale tout au moins, à certains services sociaux et de santé pour lui et sa famille, l’intégrant par ainsi dans la dynamique de la vie nationale.
Marc_L. Laroche
Sociologue
12 Août 08
www.cramoel.blogspot.com
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[i] C’est un concept développé par Marcel Mauss dans l’ Essai sur le don,l’Année sociologique 1923- 1924
[ii] Gérard Barthélemy: Haïti, l’ordre sous le chaos apparent, Le Monde 03.09.05
L’univers rural haïtien : le pays en dehors, L’harmatan, 1991
[iii] Paul Moral: Le paysan haïtien. Les éditions Fardin ,1978
[iv] Il est impératif que le bilan de cette expérience, s’il n’est déjà fait, soit élaboré le plus vite possible de façon à servir de projet-pilote éventuellement.