Dans une de ses chroniques, Jacques Attali évoquait l’occidentalisation du monde[i]. Selon sa thèse «… la plupart des gens dans le monde pensent…que l’Occident représente le paradis qu’ils recherchent et ne rêvent que de l’imiter… Les valeurs de l’Occident sont, pour le meilleur ou pour le pire, en train de devenir universelles : l’individualisme et tout ce qui en résulte (la démocratie formelle, les droits de l’homme, l’économie de marché, la propriété privée) est partout triomphant ou recherché. Chacun en Inde, en Chine, au Nigeria, veut avoir aussi accès aux bienfaits matériels qui en découlent et dont l’Occident se repaît. »
L’auteur n’a pas tort dans le cadre de son niveau de réflexion. Si cette analyse n’est pas dépassée, je crains, néanmoins, qu’elle ne s’achemine allègrement vers sa date de péremption avec l’accélération de l’histoire. En attendant, la mondialisation de l’Occident qui n'est pas, tout à fait, la perspective inverse mais qui a le bénéfice de ne traîner aucun soupçon d’occidentalocentrisme, semble présenter, sur le plan de la connaissance, des garantis supplémentaires.
Il est assez curieux qu’on parle généralement de la mondialisation comme d’un événement nouveau. C’est, au contraire, un phénomène qui plonge ses racines assez loin dans le temps quand le capitalisme marchand, recourant à un appel d’air, ouvrait la voie à l’exploration des mondes lointains. C’était déjà la mondialisation sans le mot. Pour que le mot en arrive à désigner le phénomène, il en a fallu une condensation à une période particulièrement propice à un mode d’expansion du capitalisme à la fin du dernier siècle. On n’a pas fini d’en étudier les mécanismes et encore moins d’en rendre compte.
Quoi qu’il en soit, on ne peut pas nier que la tendance à l’attrait des modes de vie exotiques ait été dans l’air depuis assez longtemps, même avant Montesquieu, mais c’est surtout à compter du XIXème siècle que les littératures européennes ont commencé à s’imprégner vraiment des cultures orientales, africaines, asiatiques etc. L’engouement est venu plus tard avec les arts de représentation avant de connaitre une explosion avec la musique, l’art culinaire, les formes de spiritualité et les voies ésotériques de la sagesse. Il n’est que de passer en revue les thèmes généraux des manières de vivre à l’époque contemporaine pour s’en convaincre.
Il n’y a pas de doute, la culture occidentale a été longtemps un mur contre lequel les cultures exotiques, sous prétexte de barbarie, venaient se briser ; avec les temps modernes, on a vu s’effriter ce mur avec l’entrée en force du relativisme culturel. Jusqu’alors les codes moraux et esthétiques étaient des châteaux-forts réputés inexpugnables. L’ère du doute est arrivée avec la percée du relativisme moral ou culturel qui s’accompagnait d’une pédagogie des sens. On a appris à voir, à sentir, à écouter, à goûter d’une autre façon et à se méfier de nos idiosyncrasies particulières. C’était la révolution copernicienne dans le domaine de la perception et de la culture. On n’était plus sûr ni de l’interprétation des phénomènes qu’on avait sous les yeux, ni de la valeur éthique ou morale d’un comportement, pas plus que les critères de beauté d’une œuvre d’art. Cette tendance allait, d’ailleurs, s’affirmer davantage dans les sociétés occidentales, à l’ère de la postmodernité, par l’éclatement de ce qui restait des formes et des valeurs dans le domaine des arts et des systèmes axiologiques. « Le postmoderne, dit De Castro, a une volonté de non-sens : tout ce qui est « vrai » « bon » ou « esthétique » devient absolument relatif »; chez lui, continue-t-il ailleurs : « …l’inversion de la rationalité se transforme en nouvelle métaphysique [ii]». Avec le temps, on ne sait plus quelles lunettes ont servi à faire le point sur les productions culturelles, les manifestations comportementales ou les valorisations idéologiques tirées du bouillon collectif occidental, fussent-elles d’origine purement autochtone. Cette transformation dans les schèmes de référence s’accompagne, bien entendu, de la mutation de l’individu en un autre, postmoderne, chez qui se crée un effet de déséquilibre s’accompagnant souvent d’un sentiment bien contemporain de perdition dans le temps et l’espace.
- Il s’ensuit que le recentrage du monde n’est plus nécessairement spatial ou géographique, il est polycentrique quand il ne s’achemine pas, de plus en plus, vers un modèle cosmique et symbolique. Le temps n’est plus où il fallait s’expatrier pour visiter une mosquée ou manger du canard laqué, du sushie ou du pemmican, rencontrer un gourou vous ouvrant les voies de la sagesse ou même un chaman à l’œuvre avec ses sortilèges. Il y a des effluves sur le bord du Rhin ou de la Seine qui rappellent autant ceux sur les rives du Zambèze, du Brahmapoutre, de l’Okavango ou de la Magdalena. Il n’est pas rare, par ailleurs, de rencontrer des Allemands et des Belges, des Français et des Tchèques qui délaissent leur cuisine au beurre pour la cuisine thaïlandaise, malaise ou vietnamienne moins riche en gras animal quand ils ne jettent pas leur dévolu sur des produits biologiques arrivant de bleds perdus de l’Afrique, des Antilles ou de la Polynésie. D’ailleurs, ils n’ont pas besoin de faire un périple pour trouver les milliers d’espèces de fruits et de légumes dont regorge la planète, ils n’ont qu’à passer souvent au marché du coin à un jet de pierre de leur résidence. À défaut de la colonisation par les hommes comme l’Occident en a montré l’exemple, c’est la colonisation par les choses, à laquelle l’Occident peut difficilement résister. Le mot d’Alain Finkielkraut « …il ne s’agit pas d’ouvrir les autres à la raison, il faut s’ouvrir à la raison des autres [iii]» devient une nécessité économique dictée par la logique de l’expansion capitaliste.
Il est vrai que le temps n’est plus à la prise de conscience ; il est davantage de l’ordre du compromis avec la réalité. Nous sommes devant un processus qui se joue des volontés particulières et qui, comme une avalanche, s’apprête à tout bousculer sur son passage à moins de consentir à aller dans le sens du courant. Telle est la situation de l’Occident dans le processus de la mondialisation.
À l’ère où Paul Virilio entrevoit déjà l’ombre projetée de l’ « Outre-ville » ou de l’ « Omnipolis », ce n’est pas le domicile à Paris, à Melbourne, à Tegucigalpa ou à Tokyo qui est significatif. Ce qui l’est, c’est la gestion de l’information permettant le contrôle de l’« ici et maintenant » partout où l’on se trouve sur la planète. Il y a un tel déclassement des faits de l’Histoire que tout le monde est interpellé au même titre à répondre aux enjeux de l’avenir qui s’annoncent déjà dans le présent. Il est vrai, selon Virilio, « que n’importe quel scandale, n’importe quelle révolte (il aurait pu dire n’importe quelle catastrophe naturelle ou accidentelle) tend aujourd’hui à se disperser dans le réseau d’instantanéité et la logique de disparaître [iv]»« .
Les faits de civilisations synchroniques ont tendance à prévaloir sur les faits diachroniques. Il en est ainsi en raison du nouveau paradigme que constituent le processus et le vaste champ de la communication. Sur la ligne du départ du marathon vers le futur, l’Occident présente des garantis auxquels la plupart des États-Nations ne peuvent pas prétendre, ils ne sont pas moins sur la ligne de départ en même temps, en raison d’un impératif qui n’arrive pas souvent dans l’histoire. Il s’agit, en l’occurrence, de l’enjeu universel de l’échange ou de la communication. L’occidentalisation du monde comme phénomène sera, peut-être, longtemps encore une vue plaisante de l’esprit, mais l’expression risque de trahir un combat d’arrière-garde au plan idéologique contre la mondialisation de l’Occident inscrite profondément déjà dans les gênes des structures sociales orientées dans le sens de l’histoire.
Marc-Léo Laroche
Sociologue
2010-09-08
www. cramoel.blogspot.com
[i] Jacques Attali: L’Occidentalisation du monde, L’Express, semaine du 26 juillet au 3 Août 2010
[ii] Fabio Caprio Leite de Castro: Le postmoderne ou l’hémorragie du discours, Revue Internationale, 25 oct 2007.
[iii] Alain Finkielkraut: La défaite de la pensée, Gallimard, 1987
[iv] Paul Virilio in de Castro: Le postmoderne ou l’hémorragie du discours