On sait depuis longtemps que la ligne du progrès de l’humanité n’est pas continue. L’histoire de cet itinéraire est souvent faite de tâtonnements, voire de retours en arrière, à l’occasion, afin de réajuster les orientations et les perspectives sinon de les conforter.
Cette réflexion s’inspire de deux ouvrages parus au début de ce siècle. Il s’agit, d’une part, de Aristote au Mont Saint-Michel, les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, 2008 de Sylvain Gouguenheim et, d’autre part, de Afrocentrismes, l’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Khartala, 2000 de François-Xavier Fauvelle-Aymar et consorts. Deux brûlots dans l’histoire récente des idées. Dans un cas comme dans l’autre, sous le recours d’une analyse qui se veut objective, le propos semble consister à miner les relations existant entre certains phénomènes au soubassement des cultures européennes et à enlever leur crédit aux peuples périphériques qui en sont concernés et dont les cultures sont jugées répulsives ou inférieures.
Dans le premier cas, l’objectif vise à montrer que la culture arabe, contrairement au savoir grec, n’a eu aucune influence sur l’édification de la pensée occidentale. Selon l’auteur, même si, au demeurant, son analyse fait état de plusieurs sources de diffusion de ce savoir, celles qui comptaient vraiment, à son point de vue, étaient de source européenne et émanaient de chrétiens initiés à la culture grecque ou qui en traduisaient les œuvres, en particulier, les moines du Mont Saint-Michel.
Il faut savoir qu’avec l’effondrement de l’Empire romain d’Occident au Vème siècle, les institutions culturelles s’étaient affaissées amenant la disparition complète de la culture grecque qui occupait, préalablement, une place importante auprès des lettrés et des cadres de l’empire. Il a fallu attendre deux siècles avant que cette culture soit ravivée par de nouveaux apports. Selon les historiens et les exégètes , l’essentiel de ces apports venait de la culture arabe qui était, à l’époque, en grande effervescence. Or, bien loin de reconnaître la contribution des Arabes dans la transmission du savoir grec à l’occident chrétien, l’auteur s’inscrit en faux contre la réalité même de cette transmission.
Dans son livre pourtant bien documenté, l’auteur le fait avec des arguments pas toujours convaincants. Selon lui, jamais les érudits arabes n’ont servi de courroie de transmission en occident au rationalisme grec. En effet, à l’encontre, parfois, de ses propres avis, il prétend que ce sont des chrétiens d’occident qui ont répandu l’esprit de la modernité au long de la Renaissance. « Les Européens, selon lui, se sont mis progressivement à la recherche sans que personne ne leur apporte ce savoir qu’ils se sont procuré eux-mêmes ». Ce en quoi, il est en porte-à-faux par rapport à plusieurs thèses dont celle de l’égyptologue Christiane Desroches Noblecourt( Le fabuleux héritage de l'Égypte, 2004) qui soutient plutôt la thèse de l’origine égypto-chrétienne de la civilisation occidentale.
L’approche de l’auteur sous-estime la contribution des arabes lettrés de la dynastie des Abassides comme d’ailleurs des chrétiens de Syrie et d’autres foyers orientaux tels Bagdad, Alexandrie, Bysance etc. dans la diffusion en occident des œuvres grecques. Il reconnait pourtant que« La quasi-intégralité de ces œuvres fut traduite du grec en syriaque, puis du syriaque en arabe par les chrétiens orientaux » bien avant leur traduction en latin. Ces traductions ont commencé au IVème siècle et se sont poursuivis jusqu’au XIIème siècle. Quand on sait que beaucoup de ces chrétiens orientaux ont dû émigrer dans différentes régions de l’empire romain, notamment en Italie du Sud, en Sicile, à Rome et à Venise, du Vème au VIIème siècle, pour fuir les persécutions musulmanes, on peut imaginer l’influence qu’ils pouvaient avoir dans la diffusion du savoir grec en Occident.
Par conséquent, prétendre que la filière arabe n’a eu aucune influence dans l’expansion en Europe de la culture grecque et reconnaître aux seuls chrétiens occidentaux le crédit de cette expansion par les traductions qu’ils ont effectuées à compter du XIIème siècle revient à cautionner une aberration historique. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’agit d’une approche idéologique qui n’a vraisemblablement de sens que dans le besoin de laisser dans l’ombre certaines contributions orientales à la source de la civilisation occidentale.
Dans l’autre cas, il s’agit d’un chœur à plusieurs voix sur l’afrocentrisme, un des phénomènes idéologiques les plus importants au tournant de ce nouveau siècle. Ce phénomène n’est pas né de rien. Il découle d’une prise de conscience, à la fin du siècle dernier, de ce qu'il est convenu d'appeler, la confiscation de l’Afrique comme objet de connaissance par les Européens, et son traitement idéologique, conformément à une vision eurocentriste de l’objet. Cela apparaissait particulièrement manifeste sur le plan de l’historiographie des peuples noirs d’Afrique en regard, notamment, du traitement de l’égyptologie. À tort ou à raison, aux Européens est imputé le projet de discréditer l’irruption des intellectuels africains qui promeuvent l’influence de la culture africaine sur l’ancienne société égyptienne, un domaine qui, jusque-là, leur était réservé.
De fait, jusqu’au milieu du vingtième siècle, l’Égypte des pharaons était pour les Européens, non seulement objet de connaissance, mais également, source d’alluvions culturels. Mme Desroches Noblecourt, entre autres, a montré comment tous les aspects de la vie européenne y compris l’organisation sociale, étaient inspirés de la vie de l’Égypte ancienne. C’est donc sous ce double mouvement parfois inconscient que l’égyptologie a pris son essor, devenant, par le fait même, une discipline et une chasse-gardée européennes.
Comment s’étonner, dès lors, qu’une pierre africaine lancée dans les plates-bandes de l’égyptologie fasse scandale? Ce fut le cas, en effet, avec la parution en 1954 de Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop qui a d’abord été une thèse jugée irrecevable en Europe. En révélant les rapports des peuples africains avec l’Égypte ancienne au cours des millénaires— pas au créneau habituel de la traite négrière —mais à d’autres dimensions de la société, civile et politique, les sociétés d’égyptologie européenne ont accusé le coup comme une transgression, un crime de lèse-société.
C’était la première charge contre la forteresse. En réponse, ce fut le signal de mobilisation générale contre l’idée de l’interpénétration africaine. De contester l’hégémonie européenne sur l’Égypte ancienne et de postuler en même temps la perméabilité des aires culturelles limitrophes telle que le pays des pharaons en aurait été affecté, dans sa culture et ses institutions —une hypothèse d’ethnographie culturelle, somme toute, logique et conservatrice —ont mis le feu aux poudres. Du jour au lendemain, l’auteur devenait un pestiféré qu’il ne fallait pas fréquenter. Et, aujourd’hui encore, tous ceux qui passent dans son sillage autrement que pour le discréditer ou le pourfendre, comme le très britannique professeur Martin Bernal[1], doivent faire face, soit à un dépeçage en règle, soit à des baillons académiques ou médiatiques.
Il a fallu attendre le colloque international de l’UNESCO en 1974 sur le peuplement de l’Égypte ancienne, entre autres, pour que la chape de plomb qui pèse sur le sujet soit soulevée. Et encore avec beaucoup de suspicion européenne sur tous les points de vue qui s’éloignent de la doxa classique en matière d’égyptologie. Sans vouloir analyser ici les thèses de Diop[2] et de ses disciples, il n’est pas malaisé de reconnaître, en contrepartie, que ces derniers, en plus de paraître avoir l’épiderme sensible à l’occasion, se sont trouvés, parfois, dans leur argumentation, à forcer un peu la note, malgré la solidité du terrain. Comme s’il fallait crier fort pour se faire entendre dans le vacarme ambiant. C’était inévitable, en raison des conditions des échanges ou de ce qui en tenait lieu. D’ailleurs, quel scientifique ou chercheur n’a pas, un jour, succombé à une dérive théorique ou à des biais méthodologiques? On n’en fait pas un galeux pour autant. Dans le cas de Diop et de ses disciples, les traits ont été grossis et le rejet sans appel, déterminant par le fait même, la nature (idéologique) et le lieu (extra-muros) du combat intellectuel auquel ils sont contraints. Comme si les dérives des accusateurs n’étaient pas autrement plus profondes sur le plan philosophique et moral.
Si l’on ne peut pas faire ce procès aux dix-neuf protagonistes de ce livre, on peut quand même se demander pourquoi aucun scientifique autre que de souche européenne ne se retrouve membre de cet aréopage. L’appartenance africaine, par exemple, rendrait-elle impropre à débattre de l’afrocentrisme? Quoi de surprenant alors que les Européens soient accusés de confisquer la civilisation égyptienne à leur profit.
S’il en était besoin, ces deux exemples témoigneraient de la difficulté d’en arriver à une épuration du discours dans les sciences humaines. Trop d’intérêts font écran à une appréhension objective de la réalité. Dans les cas qui nous occupent, il y a lieu de se demander si les motivations à l’origine des positions, des tendances ou des orientations sont simplement idéologiques ou davantage racistes. L’humiliation des Européens de constater que des peuples qui ne se recommandent pas, à leur avis, par leur supériorité culturelle ou même qui ont longtemps été appréhendés comme inférieurs et de les voir être convoqués quand vient le moment de battre le rappel des constituants fondamentaux de leur culture, ne peut justifier de telles dérives.
Marc-Léo Laroche
Sociologue
Sociologue
juin 09.11.10
[1] Martin Bernal, 1987, vol I, Black Athena. The Afroasiatic roots of classical civilization: The fabrication of Ancient Greece, 1991, vol II, The Archaeological and documentary Evidence, 2006 vol III, The Linguistic Evidence.
[2] Selon François-Xavier Fauvelle-Aymar au sujet des ouvrages de Diop, « Il suffit d’en modifier l’ordre de parution pour les voir s’enchaîner et s’articuler comme les parties d’un discours parfaitement cohérent ». En voici l’ordre chronologique :
1955- Nations nègres et culture.
1959- L’unité culturelle de l’Afrique noire.
1960- L’Afrique noire pré-coloniale.
1960- Les fondements économiques et culturels d’un état fédéral d’Afrique noire.
1967- Antériorité des civilisations nègres.
1977- Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines.
1981- Civilisation ou barbarie.