Au delà des
questions fondamentales concernant la viabilité d'Haïti comme pays
dans les conditions économiques et démographiques actuelles, il
n'est pas inopportun, malgré tout, de poser le problème de la
démocratie dans cette partie du monde.
L'un des défis de
la gouvernance de ce pays concerne les conditions de la mise en
branle de modèles sociaux permettant la participation du peuple au
jeu de la démocratie et l'ajustement, dans une logique
d'efficacité, des rôles que jouent les acteurs sociaux dans la
phénoménologie de cette gouvernance. Car l'analyse du contexte
social et politique de ce pays met en lumière une situation étrange
en marge de la taxinomie des formes sociales. Il s'agit de
l'abstention d'un groupe social important (à cheval sur deux classes sociales) des activités liées à la gouvernance en
tout ce qui a trait aux actes et aux rituels socio-politiques.
L'importance de ce groupe est affirmée tant par les places
privilégiées que ses membres occupent dans la structure
socio-économique que par les effets de leur posture dans la cité.
L'objet de cet
article consiste à esquisser la réflexion sur le sens et les formes
que recouvre cette abstention dans la dynamique politique et sociale.
La thématique peut sembler abstraite, elle n'est pas moins induite
par la réalité telle qu'elle s'observe depuis très longtemps. Si
la démarche peut servir à envisager les conséquences possibles de
cette situation sur le destin de ce pays, elle pourrait ne pas être
entièrement vaine.
Il n'est pas exagéré
de dire que les citoyens de ce groupe social vivent continuellement
un phénomène d'ambivalence, réplique sur le plan social du
phénomène psychique de dédoublement de la personnalité. Qu'ils
soient entrepreneurs, gestionnaires des secteurs public ou privé,
professionnels de la santé, du génie, de l'éducation, du commerce
international ou autres, la seule chose qui semble les rattacher à
la matrice originelle, sinon aux rhizomes culturels dont ils sont,
peu ou prou, les produits, à moins d'être d'extraction extérieure,
c'est la situation pécuniaire et les avantages connexes dont ils
bénéficient en situation complexe de sous-développement1.
Parce qu'ils sont en
situation d'excroissance sociale, et, par cela même, en marge, d'une certaine façon, de
cette société, ils sont poussés à se barricader dans leur logis
quand ils ne s'abritent pas dans de véritables forteresses protégées
par des murailles à l'épreuve du peuple introjecté nécessairement
sous la figure de l'envieux, du cupide, du voleur voire du meurtrier.
Ces précautions sont pourtant jugées insuffisantes.Ne se croient-ils pas obligés, en plus, de garder suffisamment de distance pour marquer leur
altérité ( de nature évidemment!) par rapport aux déclinaisons
multiples de la pauvreté connotée négativement au point de vue
moral. Pour cela, compte tenu de la topographie des lieux, ils
s'éloigneront autant que possible et, s'il le faut, escaladeront
les montagnes, favorisant, à l'occasion, la floraison de
l'architecture montagnarde quelquefois en porte-à-faux par rapport
aux lois de la gravité. Qu'à cela ne tienne, quand il s'agit de
s'affranchir de la populace!
Pour beaucoup
d'entre eux, leur progéniture naîtra à l'extérieur du pays en
attendant d'y poursuivre tout le cursus académique et ne revenant
au pays qu'en périodes de vacances, comme on va au chalet ou à la
maison de campagne. Dans ce scénario, seuls les soins médicaux
courants de la famille sont dispensés au pays : le recours à
l'étranger devenant un réflexe normal dès l'instant où les
besoins présentent une certaine gravité. Il va de soi que cette
attitude en dit long autant sur la perception de soi de l'Haïtien de
ce groupe que sur les institutions, quand elles existent, à commencer par les systèmes éducatif et sanitaire.
Il fut un temps où
on se contentait de fuir à Pétionville, à La Boule ou à Kenskoff
etc.
Depuis que ces
destinations appartiennent aussi aux lieux d'élection de la plèbe,
les protagonistes se trouvent désormais, en raison d'une position
symbolique non dénuée de jactance, condamnés à une modification
incessante de l'espace où il faut jeter l'ancre, loin d'un modèle
de fixation ou d'implantation pragmatique. Cette fuite ne se déroule
pas seulement dans la réalité que crée l'immédiateté spatiale
des choses et des événements, elle a son pendant dans l'imaginaire. De
ce fait, elle condense un univers polysémique constitué de rêves
plus ou moins réalisables, dans la mesure où elle ouvre sur des
lieux (les rues de n'importe quelles cités étrangères), sur
l'exotisme culturel (habitudes culturelles surtout occidentales) mais
aussi sur des objets de consommation très différenciés (multiples
produits technologiques, alimentation etc.)
En ce qui concerne les produits d'alimentation-il est vrai que
le pays a cessé depuis longtemps d'être auto-suffisant, ne
serait-ce que pour le tiers, voire le quart de sa consommation
alimentaire- peu de choses, dans la portion congrue que peut encore
livrer le terroir tropical, semblent trouver grâce à leurs yeux.
Par définition, tout produit de provenance étrangère est meilleur
à ceux d'origine autochtone. Ce positionnement écarte d'emblée,
entre autres, les questions sur les défis de l'environnement et les
étapes auxquelles le pays est rendu dans la filière du CO2 comme si
la spatialisation des objets de consommation n'était pas, en soi,
un enjeu à considérer dans une vision raisonnable de l'écologie de
ce coin de la planète. Il faut croire que les dernières leçons sur
ces questions n'ont pas encore abordé les rivages de ce pays.
On aboutit finalement à une situation où l'''ailleurs'' est
''ici'' accompagné de multiples ersatz culturels comme par exemple
le''dîner en blanc'' et nombre d'autres du même acabit. Tout cela
n'arrive pas à masquer le vacuum qui s'agrandit de jour en jour dans
le pays pour de multiples raisons dont l'abstention de ce groupe
social du jeu socio-politique n'est pas la moindre. Dans
l'intervalle, cela laisse la voie libre à n'importe quel nigaud pour
l'organisation de la cité. C'est ainsi qu'on assiste depuis quelque
temps à l'érection d'une tour de Babel, quand cela n'aboutit pas à
une pétaudière, chaque fois qu'il s'agit de renouveler les membres
du gouvernement. Des fonctions de hautes responsabilités qui
auraient dû requérir la meilleure attention en termes de compétence, de
sagesse et de dignité deviennent de viles situations de convoitises
pour le premier chômeur ou le premier aventurier venu.
Plutôt que d'être bénéfiques au pays, les membres de ce groupe
qui sont souvent, dans leur for intérieur, des transfuges à défaut
de l'être toujours dans la réalité ne réussissent qu'à
constituer une sorte de laboratoire d'inculture de civisme dont le
cône d'ombre se projette sur toute la société et où les seules
choses qui méritent un certain effort, ce sont les voies permettant
de gagner de l'argent, quelque soient les moyens, honnêtes ou
malhonnêtes. Dans ce décor où l'argent règne en maître, on
pourrait croire qu'ils se soumettent facilement à la taxation et à
l'impôt foncier devant permettre à l'État d'atteindre les 40% de
sa contribution au budget national. Mais cela est très loin de la
réalité. Tous les artifices leur sont possibles pour éviter de
s'acquitter de leur part de responsabilités financières y compris
en recourant à certaines pratiques de délocalisation quand il ne
s'agit pas, tout bonnement de prévarication, de fraude ou de
corruption. C'est donc dans un tel climat que la culture dans le sens
transcendant du terme et tout le reste, c'est-à-dire, tout le patrimoine traditionnel, historique et symbolique sont perçus comme des insignifiances à laisser au
gros peuple.
Marc
Léo Laroche
Sociologue
Sociologue
4
septembre 2015
cramoel.blogspot.com
1Le
moindre de ces avantages ne consistent pas seulement à laisser à
d'autres, souvent pour des prunes, les activités mêmes domestiques
jugées monotones ou désagréables.