Considérant la situation politico-sociale haïtienne, un
octogénaire de la cuvée d’émigration des années soixante à Montréal, rencontré
à un cocktail, ne manquait pas de déplorer les conditions de vie en Haïti en ce
début de millénaire. Il était l’un des multiples idéalistes de la grande époque
des Indépendances dont le rêve primordial était le développement du pays. Contraint à avouer son désespoir de la
situation actuelle, son discours ne pouvait laisser ses amis indifférents. Mais,
il était loin d’être seul.
Ils sont, en effet, nombreux de cette cohorte qui, après
avoir inlassablement bâti des châteaux en Espagne dans le pays de
Toussaint-Louverture, se voient obligés de passer l’arme à gauche, sans apercevoir
aucune lueur à l’horizon de son démarrage. Pour beaucoup d’entre eux, la fin du
siècle dernier devait être le terme ultime du changement attendu ; mais loin de
constater des signes avant-coureurs de ce sursaut vers l’avenir, ils ont
assisté, en ce début du nouveau siècle, à une déliquescence de toutes les
fonctions vitales du pays.
Un Canadien, B. Maltais, qui a fait le tour du monde au début
des années 70, en s’arrêtant en Haïti, a raconté que Port-au-Prince était l’une
des capitales où il s’était senti le plus en sécurité au cours de son périple.
Il lui arrivait à quelques reprises, voulant fuir la chaleur de sa chambre,
disait-il, de se promener sans crainte, le long de l’avenue du bord de mer,
jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il n’a pas eu à redouter les détrousseurs
de tout acabit, rencontrés partout dans le monde. On était pourtant à l’époque de
la dictature duvaliériste. Il ne s’en doutait peut-être pas, mais il faisait
probablement l’expérience de la paix du cimetière sous la férule des
Tontons-macoutes.
À cette époque, on croyait que la dictature expliquait tout,
y compris le blocage du pays. Dès que la chape de plomb sauterait, croyait-on,
la voie serait ouverte à un système démocratique et, bien entendu, à une
dynamique de transformation en profondeur du pays. D’ailleurs, comme des
chevaux de course sur la ligne de départ, nombre de jeunes cerveaux que
titillait le venin de la politique n’attendaient que le signal pour mettre en
branle le processus du démarrage.
Mais les choses ne se sont pas passées comme attendu. On doit
à la vérité de mentionner que les aléas de la nature constituent des obstacles
importants que le pays doit, à chaque fois, surmonter dans son cheminement. Que
les désastres naturels rendent encore plus problématiques les solutions au
problème du sous-développement du pays, nul ne peut le nier. Mais ce qui
devrait rendre les gouvernants encore plus soucieux du bien commun semble au
contraire avoir galvanisé leur convoitise. Des gouvernements se sont succédé
avec des hommes, les uns plus décevants les uns que les autres, tant sur le
plan de la compétence que sur celui de l’éthique, n’ayant souvent pour seul
objectif que de s’accaparer des biens de l’état et d’assurer la pérennité de
leur fonction.
De tout temps, en
effet, la politique a été la voie royale en Haïti, en vue d’accéder à une
certaine mobilité sociale. Et beaucoup parmi ceux qui piaffaient d’impatience
n’ont pas manqué leur tour. Comment ne pas se rappeler ce qui est advenu du
prêt de pétrole mexicain consenti à Haïti sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier?
La chronique veut, à l’irritation du Mexique, que la cargaison ait fait l’objet
d’une transaction avec l’Afrique du Sud, alors sous embargo international, en
raison de régime de l’Apartheid. Le profit de la vente est allé grossir les comptes
bancaires de quelques amis du pouvoir. Pourtant cela allait se révéler presqu’une
peccadille à côté des monstruosités impliquées dans la gestion des fonds
Petrocaribe depuis le début de ce siècle. Cela a rassemblé des corrupteurs de
tout acabit de plusieurs régimes autour d’une manne qui ne semblait devoir
jamais s’épuiser avant l’embargo sur les transactions vénézuéliennes par les
États-Unis, enrichissant certains et permettant à plusieurs au centre du
pouvoir de faire des dépenses inconsidérées. Ainsi, il semble que depuis trois
ou quatre décennies, il y a de moins en moins d’alternatives à cette voie
royale du pouvoir. Il s’en est ensuivi un embouteillage continuel où s’affrontent
une horde de candidats sans foi ni loi qui n’ont cure des besoins fondamentaux
du pays qu’ils aspirent à gouverner pas plus que des moyens à mettre en place
pour en assurer la prospérité.
Savent-ils que le PIB par habitant en 2018 est de $ 805 et
que le fossé des inégalités est tellement profond que ce malheureux chiffre
cache autant qu’il ne révèle. Par exemple que beaucoup de gens, cachés par les
exigences de la moyenne arithmétique, n’ont pas dépassé le seuil des $200 ou
$300 par année. Savent-ils aussi qu’Haïti fait partie des six ou sept pays les
plus inégalitaires du globe avec la Namibie, le Lesotho, Le Botswana. La Sierra
Leone etc.
Sont-ils conscients que la mortalité infantile est encore
trop forte (39/000)? que l’illettrisme est trop étendu dans la population et qu’il
y a urgence de rendre accessible la scolarisation à tous les enfants? Dans une ère où le savoir scientifique
transpire par tous les pores de la société, quelle place les sciences
doivent-elles occuper dans les cursus académiques? Les budgets traduisent-ils
de telles préoccupations ainsi que celles relatives à l’approvisionnement de
l’eau potable et de l’électricité? Sera-t-on toujours condamné à assister,
chaque jour davantage au délabrement des infrastructures des services de santé?
On sait qu’à l’heure actuelle, de tels services, quand ils existent, en raison
souvent de leur inadéquation, s’adressent presqu’exclusivement aux démunis. Les
autres, évidemment les plus favorisés, ont pris le pli depuis longtemps de se
faire soigner à l’extérieur du pays, particulièrement en Floride.
À un autre niveau, se rendent-ils compte que la fécondité des
femmes, une moyenne de trois enfants, maintient une surpopulation incompatible
avec la productivité du pays. Actuellement, Haïti ne peut pas nourrir ses
habitants. À moins d’envisager le modèle chinois d’un enfant ou deux par couple
pour endiguer cette surpopulation, la démographie sera longtemps incontrôlable.
Avec 422 habitants au kilomètre carré, Haïti fait partie des pays les plus
denses du globe, deux fois celle de la République Dominicaine. Il est vrai que
les conditions orographiques sont telles qu’elles laissent relativement peu de
place à une mécanisation avancée de l’agriculture. À cela, il faut ajouter que
le morcellement des terres dans le cadre d’un système hérité de l’esclavage, crée
une difficulté supplémentaire dans le traitement intensif des opérations
agricoles. Il ne s’agirait pas là d’une difficulté insurmontable si les
pouvoirs publics s’étaient évertués, depuis longtemps, à l’étudier et à lui
trouver une solution. Mais aujourd’hui, comme hier, l’agriculture ne bénéficie d’aucune
attention adéquate. Il s’ensuit des conditions actuelles que le pays est
absolument dépendant de l’extérieur pour son alimentation. Et le signe que la
situation va de mal en pire, c’est qu’ aujourd’hui, beaucoup de denrées
d’importation étaient jadis dans la liste des productions endogènes du pays.
En ce qui concerne la surpopulation, on n’en est plus à la
solution de dérivation que constituait l’émigration et qui jouait, entre
autres, un rôle d’exutoire. Il faut au plus urgent en faire son deuil. Nous
sommes à une nouvelle ère, l’ère de la fermeture des frontières. Dorénavant, à
moins de se rendre éligible à l’émigration à partir de son pays d’appartenance,
aucune possibilité n’est offerte ni aux Etats-Unis, ni au Canada, pas plus
qu’au Chili et aux autres contrées de l’Amérique latine. Quant aux îles
voisines des Caraïbes, cela fait longtemps qu’elles déversent sur les côtes
leur trop-plein d’Haïtiens dans des coquilles de noix aux fins souvent
tragiques.
C’est ainsi que le
pays est devenu semblable à un navire en perdition.
12/mai/2018
Marc Léo Laroche
cramoel.blogspot.com