PROLOGUE
MARC LEO LAROCHE
Les années d’adolescence
AVANT-
PROPOS
N’était-ce le sentiment d’une étrange
pugnacité, que d’aucuns assimileraient simplement à de l’impudence, en regard
de la culbute d’Haïti dans les profondeurs abyssales que l’on connaît, ce petit
livre, mis en forme bien avant le séisme de janvier 2010, n’aurait pas vu le
jour.
Car il tombait sous les sens que la
légèreté de son objet le disqualifie à prendre place dans le contexte de
tragédie qui se perpétue inlassablement dans ce pays.
Comment évoquer des souvenirs qui n’ont
d’autre prétention que celle d’esquisser les balises d’une adolescence quand
les cris montent de toutes parts, revendiquant, là et maintenant, la satisfaction
de besoins multiformes où il est question de vie et de mort?
Comment, dans la conjoncture actuelle,
imposer le récit d’une réalité inerte, fût-elle celle de l’alma
mater de Patrice, dont il ne
reste, par ailleurs, pierre sur pierre, quand le récit du vivant, dans le
tintamarre des éructations politiques, attend encore son heure?
À moins que ce ne soit paradoxalement
pertinent, dans la désintégration générale du pays, de faire mémoire d’une
époque où l’institution dans ce qu’elle représentait dans la cité, ainsi que
les valeurs qui s’en réclamaient, est absolument mise à mal.
Il n’est pas probable qu’on souscrive à
une telle argumentation. Pourtant, à force d’être acculé au mur de ses propres
contradictions, c’est elle qui finit par l’emporter sur ses réticences, en
espérant que le lecteur ne lui fera pas grief de cette situation.
On échappe
difficilement, à l’âge mûr, au besoin de redéfinir le passé. A-t-on connu des
difficultés dans sa jeunesse? On est parfois porté à les empirer; à moins de
s’évertuer plutôt à les gommer, quitte à magnifier avec nostalgie, le temps qui
s’en est allé. Dans cette duperie de la mémoire, la raison a beau venir à la
rescousse, elle n’arrive pas toujours à avoir raison de la force des sentiments.
Tel est l’état psychologique de Patrice au moment d’évoquer la situation de
Jacmel au milieu des années cinquante.
D’avoir séjourné à Port-Au-Prince
vers l’âge de huit ans et d’avoir intériorisé, à l’époque, des éléments de
référence potentiellement dépréciatifs pour les autres cités, n’avait rien
altéré la ferveur de ses souvenirs jacméliens. Car, ce qui leur donne cette
prégnance et cette luminosité à travers le temps, ce sont les gens auxquels ils
sont liés et qui leur confèrent un je ne sais quoi qui tient de l’âme.
Cette période, qui était celle d’une
relative prospérité pour le pays, l’était aussi pour la région dont la cité est
le chef-lieu. En dépit d’un ralentissement économique marqué, entre autres, par
le fléchissement des activités portuaires, à compter du premier quart du 20ème
siècle, le bilan économique s’ordonnait encore autour de la production
agricole. À ce chapitre, la production la plus importante était le café, suivi
de loin, par d’autres, subsidiaires, comme le coton, le sisal, les huiles
essentielles (vétiver, agrumes etc.), sans oublier, bien entendu, les cultures
vivrières exploitées, en priorité, dans certains secteurs de l’arrondissement.
Les gens étaient loin d’être riches; pourtant, le retour sur cette période
s’imprègne d’une certaine nostalgie, comme si le bonheur avait fui avec le
temps.
À plusieurs décennies de distance, il
entend encore résonner les signaux annonciateurs de l’arrivée des navires au
port. Ils apportaient une partie des marchandises dont regorgeaient les
magasins et repartaient avec différents produits, principalement, le café.
Les activités portuaires, si dérisoires
dans l’absolu, étaient loin de l’être dans la cité, à l’époque. Elles se
prolongeaient partout, en des mesures et des initiatives insoupçonnées sur le
plan économique. Telles, par exemple, les longues files de camionnettes qui se
relayaient sur la rue Baranquilla, ci-devant la rue Des Cayes. C’est par elles
que se faisait le commerce entre la cité régionale et les localités périphériques
ou dépendantes comme Cayes-Jacmel, Marigot, Belle-Anse, Thiotte, Anse à Pitre
et La Vallée ; cette dernière localité a, néanmoins, toujours eu une
relation prépondérante avec la capitale fort peu prisée par le chef-lieu
régional.
Les assidus du port raffolaient d’assister
aux activités des débardeurs, d’écouter les mélopées entraînantes qui
rythmaient leurs efforts et de voir évoluer les matelots de passage, en quête
d’une quelconque aventure libidineuse. Dans une ville de province peu fertile
en singularités comportementales, c’était l’endroit idéal pour donner libre
cours à l’observation de quelques tranches de la vie quotidienne. À moins que
ce lieu n’ait été, parfois, qu’une rampe de lancement pour les poètes ou les
exaltés de tout poil, en mal d’aventures, que le vent du large inspire et
aspire, loin des contraintes du temps et de l’espace.
Au moment d’éveiller quelques souvenirs
tirés de son adolescence dans cette ville, il lui revient, un peu subrepticement,
ce qu’était alors, sa perception de la hiérarchie sociale jacmélienne.
Peut-être en était-il ainsi, partout, et à
toutes les époques, mais à cette période de son évolution, il avait
intuitivement stratifié la population, grosso
modo, en quatre groupes plus ou moins définis, selon le modèle d’une pyramide
et en tenant compte de leur visibilité.
À la base de cette pyramide, se trouvait
le gros peuple sur lequel on se bute chaque fois qu’on fait un pas dans la rue,
dans les marchés publics, à la campagne etc. Il était partout et toujours avec
le maximum de visibilité.
Un peu plus haut, se trouvaient d’autres
gens qu’on pouvait apercevoir sur le seuil de leur demeure, dans les bureaux
publics et privés, dans les écoles primaires et secondaires etc. Ils étaient
visibles, si l’on voulait se donner la peine de les regarder, dans les lieux de
leurs activités quotidiennes. Ils étaient beaucoup moins nombreux que les
premiers.
Encore plus haut, se trouvaient d’autres
personnes qui se laissaient voir à l’occasion, mais dont on entendait surtout
parler. C’étaient des professionnels, juges, avocats, notaires, médecins,
commerçants etc. qui formaient, dans l’ensemble, un groupe moins important que
le deuxième.
Tout en haut de la pyramide, on comptait
un nombre infime de gens réduits souvent à des noms parce qu’on ne les avait
jamais vus. Ils n’étaient pas moins présents dans la cité par leur influence
multiforme. C’est le groupe des invisibles dans lequel on pouvait retenir, en
plus des noms de quelques dirigeants de la ville, ceux des commerçants comme
Vital, Madsen, Bolté Baptiste etc. dont les appartenances haïtiennes de
certains n’étaient pas toujours bien définies.
On peut ergoter longtemps sur la question
de savoir si les invisibles n’étaient pas les plus visibles et si le gros
peuple ne formait pas davantage le groupe des invisibles. Mais, à son adolescence,
ce n’est pas ainsi que cette société lui apparaissait et cela suffisait alors
pour fonder sa typologie sociale.
LE MILIEU ÉTUDIANT
On garde les meilleurs souvenirs d’une
ville où l’on a étudié. Y aurait-il les plus beaux monuments et les paysages
les plus enchanteurs? S’il n’y avait que cela, on peut douter qu’elle se prolonge, si éclatante à travers le
souvenir sans la présence vivifiante des étudiants. Par leur absence de pesanteur personnelle, ces
derniers se projettent dans l’avenir avec une insouciance qui leur appartient
en propre. Ils sont à l’âge où ils peuvent se permettre, sans conséquence, de
bâtir des châteaux en Espagne. La légèreté poétique de leur insertion dans le
cycle de la vie fait éclater bien des clivages. Là où les autres se sentent
contraints par les exigences de la réalité, ils voient plutôt le monde des
possibles comme dans un kaléidoscope et cela influe sur leur mode de pensée, la
dynamique et la fraîcheur de leurs relations.
Cela n’altère aucunement la grandeur ou la
petitesse des uns et des autres. Souvent, cela préfigure les caractères des
adultes en gestation.
Où que Patrice se trouve sur la planète,
il fait un bond dans le passé dès qu’il entend le terme « jeunot ».
C’est le sobriquet qui lui a été affublé dès les premiers jours de sa rentrée
au lycée. Il voit encore le visage du loustic qui l’a lancé le premier,
lorsqu’à l’appel de son nom par le surveillant venu contrôler les absences, il
a répondu : présent!
Bien que la moquerie ait été absente de
l’utilisation du sobriquet qui recouvrait même quelque chose de sympathique, il
l’a toujours trouvé abusif. Ce n’est pas parce qu’il avait un an en moyenne de
moins que ses condisciples, que cet écart méritait, selon lui, d’être souligné.
D’autant qu’il doute grandement que son physique l’ait jamais justifié. S’il n’était
pas fort, il n’était, néanmoins, pas petit. Au demeurant, ce surnom avait servi
à le désigner pendant plusieurs trimestres, au point que, d’une certaine
manière, il avait contribué, assez longtemps, à définir quelque peu sa
personnalité.
Mais, il était loin d’être seul à avoir un
surnom. C’était même assez généralisé. Cela participait de l’esprit des
potaches de l’époque. Dans leur interaction entre eux et avec les enseignants,
il s’agissait de trouver la particularité ou la fêlure physique, morale ou
psychologique par laquelle l’interlocuteur pouvait se prêter à la caricature.
Quand son ami Guillaume s’était lancé dans
l’allée centrale de l’auditorium pour aller quérir son bulletin de notes en
cette matinée de fin du 3ème trimestre de la première année, il était loin de
se douter que pour ses condisciples, il venait d’échanger son prénom contre
celui de
«Ti-brodè» en
raison de sa démarche élégante que rythmaient ses chaussures cloutées.
Sans qu’on sache pour quelle raison, un de
ces lycéens avait été baptisé du surnom de « Le coït ». Étant
donné le peu d’informations dont disposaient les jeunes de l’époque sur
l’univers auquel ce terme fait référence, peu d’entre eux, à commencer par lui,
s’interrogeaient sur la bizarrerie du surnom. C’est pour cela qu’ils pouvaient
le crier à tue-tête partout où ils se trouvaient, sans aucune inhibition.
Un autre se fit appeler Fernandel depuis
le jour où il avait mis le pied sur le campus du lycée. On trouvait que sa tête
de cheval rappelle à s’y méprendre celle de l’acteur français du même nom,
célèbre comme curé, dans ses démêlés avec les communistes d’un village italien.
Les professeurs n’échappaient pas à
l’esprit caustique des lycéens. Le professeur W. Alexis, venu remplacer un
collègue, y alla d’un laïus à son arrivée. Par une fantaisie musculaire de sa
mâchoire, ses lèvres ont eu tendance à dessiner une circonférence en parlant.
Il n’en fallait pas plus pour qu’il perdît son nom et se fît affubler dorénavant
du sobriquet de « diol zéwo » ou « gueule zéro » en
français. Comme une trainée de poudre, le sobriquet se répandit dans tout
l’établissement, suscitant de la part du professeur une punition à toute la
classe. Chacun devait copier la phrase suivante une centaine de fois :
« Je dois
respecter mon professeur comme mes père et mère si tant est que je les respecte
encore ». Deux étudiants récalcitrants se virent menacer du double du
pensum avec des retenues en surplus.
Le professeur Jean-B nommé au lycée comme
professeur d’espagnol avait perdu son nom tout aussi vite qu’Alexis. Utilisant
la méthode Assimil, il avait eu la
malencontreuse idée de commencer son cours par « Alberto va a
Paris ». À partir de ce jour, il devint Alberto même pour certains de ses
collègues professeurs.
A l’époque dont il est question, au
bâtiment principal du lycée étaient adjoints trois ou quatre pavillons
utilisés, pour l’essentiel, comme lieux de cours. Quand un incident survenait
dans l’un quelconque des pavillons, un membre de la direction se transportait
sur place pour prendre la décision d’autorité qui convenait. Le souvenir le
plus cuisant qu’il ait gardé de l’incursion de la direction à des moments
pareils est lié à la stature et à la démarche de M. P-L que les étudiants
appelaient Guèdè pour on ne sait quelle raison. Grand et un tantinet vouté, il
arrivait en de grandes enjambées et la faune du Roman de Renart à la bouche.
Malheur à celui dont le comportement n’était pas réglementaire! Il se souvient
avec quelle intensité verbale il avait assené Jacques (était-ce plutôt Yves)
d’un Ysengrin dévastateur parce qu’il donnait du fil à retordre à la direction.
S’il n’avait pas toujours l’anathème à la bouche, il était le spécialiste du
petit mot qui fait mouche, à tout coup, sans compter une gestuelle qui faisait
parfois penser à Jésus chassant les vendeurs du Temple. Quant à Patrice, se
présentant une fois à la direction un peu trop chevelu à son gré, il se contentait
de lui trouver des airs d’«un rebelle algérien sorti tout droit du
maquis ». On n’était pas pour rien en pleine guerre d’Algérie.
Beaucoup de professeurs avaient des
surnoms ou des sobriquets. Quelquefois, ils les amenaient d’un temps qu’il
n’avait pas connu et dont il serait bien en peine de deviner à quels événements
ou quels traits psychologiques ou autres ils référaient. C’était le cas des
professeurs d’histoire connus sous les pseudonymes de Ti-Tiré ou de Ti-Baba. Sa
mémoire n’a rien gardé de leur patronyme.
L’existence d’un surnom n’avait pas nécessairement
un sens induit par la personnalité du sujet. Quelquefois, la stigmatisation par
un sobriquet se trouvait dans la trame d’une mythologie créée à partir de
rumeurs ou de petits faits de la vie personnelle. Tout dépendait de la
fantaisie, de l’imagination ou même de l’insolence des étudiants.
À cette époque, le métier de professeur
avait des chausse-trappes par rapport auxquelles on n’était jamais assez
vigilant sous peine de perdre toute crédibilité. Une faute de grammaire, une
liaison indue suffisait à saper l’autorité intellectuelle du professeur, sans
compter des situations diverses dans sa vie privée. Il se souvient de la
stigmatisation, pendant plusieurs années, dont a été victime Jean-Paul, un
condisciple, à la suite d’un pataquès; il avait dit : cela est trop-z-important; qu’en aurait-il été si, au lieu d’un
étudiant, c’était arrivé à un professeur?
On a vu, par ailleurs, un lycéen menacer
son professeur de lui faire perdre le crédit dont il bénéficiait dans le
magasin de ses parents. Il avait été mécontent de la notation dont il avait
fait l’objet aux examens. De même, au professeur Maton qui l’avait apostrophé
en lui demandant s’il se croyait dans une porcherie, la réponse d’un autre
était venue du tac au tac : « votre présence me le faisait
croire ».
En de telles circonstances, l’étudiant ne
monopolisait pas seulement les rires à son profit, mais par une réaction
insolente appropriée, il venait de vendre la peau de ce professeur à la criée
de l’établissement entier et de plusieurs générations de potaches toujours en
mal de prendre leur revanche sur l’autorité qu’il représente.
Cette autorité se manifestait par la
sanction appliquée à la moindre infraction au règlement. Quelqu’un avait-il
mimé le hennissement d’un cheval ou le coassement d’un crapaud pendant que le
professeur, au tableau, avait le dos tourné? Très peu de professeurs étaient
portés à demander à la classe de dénoncer le contrevenant sous peine de
sanction. Ils savaient, a priori,
qu’une telle requête n’amènerait pas nécessairement des résultats concluants.
En revanche, quand le coupable était identifié, ils avaient dans l’arsenal des
sanctions, des mesures privilégiées qui allaient, de l’exclusion temporaire
pour des infractions graves, à la retenue après la classe, pour de légères
incorrections. D’aucuns recouraient à des « copies » comme on
l’a vu plus haut, et qui consistaient à transcrire machinalement une phrase, un
certain nombre de fois, jusqu’à en être écœuré. D’autres préféraient des vers
qui pouvaient, plus rarement, être dans la langue de Cicéron en classe latine,
ou, plus généralement, en français. C’est ainsi qu’il a mémorisé Les animaux malades de la peste de Jean de La Fontaine et, son ami
Jacques, Les Iambes d’André Chénier.
Il ne faut pas en déduire que les
relations professeurs-étudiants étaient toujours marquées au coin de
l’antagonisme. Dans beaucoup de cas, au contraire, les rapports pouvaient être
harmonieux. En ce qui le concerne, à part les relations difficiles avec M. Machel,
professeur d’espagnol, sur lesquelles il reviendra plus loin et M. Jean-Louis,
professeur de français, il n’avait jamais eu à déplorer des rapports négatifs à
cet égard.
Il faut dire que M. Jean-Louis semblait l’avoir
pris en grippe pour des raisons inconnues qui ne ressortaient pas, au terrain
académique. Des années plus tard, quand ce dernier fut devenu juge à la Cour de
Cassation, Patrice a voulu savoir, sans y parvenir, s’il avait transporté dans
le cadre de cette institution, le même sens de l’équité dont il s’était prévalu
à son égard comme professeur. Il laissait entendre, à l’occasion, que ses
compositions françaises étaient truffées d’« emprunts » dont il était
incapable de dénicher les références. Et à défaut de signaler des scories
vérifiables, il se complaisait à leur attribuer, vaguement, des incorrections
sans jamais en faire la preuve. Un jour où il avait décidé de passer, en
public, toutes les copies à l’épreuve de sa critique; en manière de dessert, il
avait réservé la sienne pour la fin. Et de l’air de quelqu’un qui invitait la
classe à se dilater la rate un bon coup, il avait entrepris de lire sa
composition, faisant fi des ponctuations, s’arrêtant, bien entendu, là où il ne
fallait pas. La manœuvre si grosse n’avait pas échappé à certains étudiants au
point que Julio, un condisciple, avait eu l’audace de le faire remarquer au
professeur. Allant plus loin encore, il s’offrit à lire le texte à sa place, ce
qui n’eut pas d’objection. C’est ainsi que sa copie avait pris sa revanche à la
face de la classe. C’est également à compter de ce jour que cessèrent ces
épreuves publiques de critique littéraire.
Cet épisode lui rappelle un événement
antérieur d’une tout autre nature survenu dans le cours de français de B.Bosy.
Le cours de deux heures venait à peine de commencer quand survint un messager
du directeur. La présence de Patrice était requise à son bureau. Il se dirigea
dare-dare au lieu indiqué. Il a trouvé un homme élégamment vêtu, les mains sur
son bureau jouant machinalement avec un presse-papiers et qui l’invita à s’asseoir.
En dépit d’une attitude qui se voulait
indifférente, il attendait son arrivée. À peine avait-il eu le temps de s’interroger
sur les raisons possibles de sa présence en ce lieu, qu’il commença, de but en
blanc, à lui poser des questions sur sa famille, particulièrement sur Béatrice
qui, à l’époque était en première. Il apprit qu’elle était sa cousine et qu’il
séjournait chez elle. Par la suite, il s’enquit de ses opinions générales sur
le lycée, les professeurs etc. Après quoi, il le congédia.
Il n’avait pas réintégré sa classe depuis
plus d’une demi-heure, que le messager se manifesta à nouveau ; il devait
encore se présenter au bureau du directeur. Cette fois, il se vit interroger
plus en profondeur sur sa famille. Le directeur voulait savoir, notamment, les
liens qui l’unissaient à deux ou trois étudiants porteurs du même patronyme que
lui. Et un peu plus âgés que lui. Après avoir appris que ces derniers étaient ses
cousins, il mit fin à l’entretien.
Quelle ne fut pas sa surprise et aussi
celle de M.Bosy, le professeur, quand ils virent arriver le messager environ
dix minutes avant la fin du cours. Il devait, pour la troisième fois, se
présenter chez le directeur. Il ne pourra jamais oublier le ton sibyllin de M.Bosy
quand il se rendit compte que Patrice était encore concerné par la requête:
attention! dit-il, d’un ton emphatique. Confusément, cela lui indiquait qu’il
avait devant lui un fossé dans lequel il devait se garder de tomber et
suscitait en lui mille questions, loin toutefois de toute interrogation sur la
perversité humaine. C’était une époque où des préoccupations de cette nature
n’affleuraient pas si facilement comme elles allaient le faire plus tard.
Quoi qu’il en soit, Patrice n’avait pas eu
à rencontrer le directeur à nouveau, car le hasard avait voulu qu’une situation
imprévue à la direction rendît la troisième entrevue impossible.
N’empêche, le ton de la mise en garde de
M.Bosy l’avait beaucoup intrigué. Il s’en était ouvert à des amis plus informés
que lui sur le sens des choses au lycée. Il était à l’époque au début de sa vie
d’étudiant. Il apprendra alors que le directeur était homosexuel et qu’il lui
était peut-être tombé dans l’œil. Quant à l’investigation familiale à laquelle il
avait procédé, ses informateurs étaient d’avis qu’il s’agissait d’une manœuvre
de reconnaissance préalable. Il avait peut-être voulu savoir, avant toute
approche, s’il était isolé ou s’il faisait partie d’un réseau familial, quel
genre de réaction la famille risquait d’avoir et à quel choc en retour il
pouvait s’attendre.
Si ses informateurs avaient raison, il
faut croire que son estimation des risques ne s’était pas avérée positive pour
lui, car il n’avait jamais manifesté le désir de le rencontrer par la suite. Il
est vrai que l’occasion lui aurait manqué à court et à moyen terme car, peu de
temps après, il dût s’envoler pour Paris en vue d’une soutenance de thèse à la
Sorbonne.
Un peu plus tard, résidant dans le même
quartier, il lui était arrivé, à deux reprises de se croiser sur la rue. Une
fois, c’était pour lui intimer l’ordre de jeter la cigarette qu’il était en
train de fumer et une autre fois, pour lui faire le reproche de ne l’avoir pas
salué, ce qui amenait, bien entendu, le salut recherché et une réponse un peu
mièvre de sa part, propre à accréditer les soupçons de plusieurs.
Au cours de son absence du pays, un
événement anodin, souvent à l’origine du cabotinage des uns et des autres,
n’avait pas manqué de maintenir vivant son souvenir au lycée. Il s’agissait de
la mort de Charles D! Ce dernier avait péri, prétendait-on, dans le naufrage du
bateau qui l’amenait à Jérusalem[1].
Apprenant cette nouvelle, le frère du directeur se serait écrié sur un ton
attendrissant: « Charles D est mort ! C’était un bon ami à mon frère. Il
doit être bien triste là-bas ! » Ces petites phrases, il les aura
entendues des centaines de fois sur le même ton attendrissant. Les étudiants se
les répétaient comme un mantra à longueur de récréation.
Selon plusieurs étudiants de l’époque pour
qui l’amitié des deux protagonistes était, pour le moins, douteuse, ce naufrage
était inévitable. D’après la logique opératoire de leur morale immanente, seuls
les purs pouvaient accéder à Jérusalem et ils avaient des doutes que ce fût le
cas pour les deux amis susmentionnés.
Le directeur était un homme policé et
classique dans ses goûts. C’était, pourtant, dans son genre, une sorte de
dandy. Sa tenue vestimentaire était très recherchée et trahissait, en même
temps, son classicisme jusqu’à la moelle. Bien que les étudiants aient été
munis d’uniformes, ce qui prémunissait contre un certain débraillé, il poussait
l’exigence de conformité jusqu’à prescrire en détail le protocole de
l’habillement. La chemisette ne se portera jamais à l’intérieur du caleçon ou
du slip. Pour éviter que le caleçon ne paraisse en certaines circonstances, on
portera la chemisette sur le caleçon. On évitera, par ailleurs, que la cravate
soit trop courte ou trop longue. On s’arrangera pour qu’elle arrive juste sur
la boucle de la ceinture. Bien entendu, on ne s’avisera jamais de porter une
cravate avec une chemise à manches courtes etc.
Sur le plan de l’élocution, il tenait à ce
que la langue soit châtiée de toutes scories. Et pour vérifier cette dimension
chez ses professeurs, il lui arrivait d’écouter furtivement les prestations de
ces derniers à l’occasion de leurs cours magistraux. À cette fin, il se
déplaçait souvent en catimini dans les corridors adjacents aux salles de
cours. Patrice se souvient, à cet égard,
d’un épisode qui concernait le professeur R. Caplan en classe de littérature
française. Ce dernier était en train d’évoquer les œuvres d’un écrivain quand,
tout à coup, on le sentait galvanisé, à croire que le traitement du sujet lui
avait valu un supplément d’âme. S’il ne s’abuse, il était alors en train
d’évoquer les caractéristiques spécifiques de l’œuvre
de Marcel Proust, « l’homme qui pèse des œufs de mouches dans des toiles
d’araignées »[2].Ils
étaient plusieurs à s’échanger des regards et à admirer quand même ses envolées
oratoires. Mais la cause de ce bref changement de comportement devait sauter
aux yeux quand ils virent apparaître, à travers la persienne, le nez du
directeur : de sa chaire, M.Caplan l’avait vu arriver à la dérobée, par
l’escalier, avant eux. Ils comprirent, par la suite, qu’ils n’étaient pas les
seuls à avoir été enthousiasmés par la prestation du professeur quand ils
virent s’avancer le directeur avec des mots de félicitations à l’adresse de
M.Caplan.
Quand Patrice pense à ce professeur, il
pense à quelqu’un de très parcimonieux dans ses évaluations. C’était,
d’ailleurs, le cas au lycée de tous les professeurs dont les disciplines
d’enseignement impliquaient des dissertations. Mais, dans son esprit, M.Caplan
en était le prototype. Longtemps, il s’était posé la question d’une telle
parcimonie. D’emblée, il avait rejeté l’argument à savoir que les élèves ne
valaient que les notes qui leur étaient allouées pour ne retenir que deux qui
lui semblaient réalistes pour l’époque.
Le premier, centré sur l’étudiant, voulait
marquer, par ainsi, la distance qui sépare ce dernier de la perfection. Le
professeur croyait l’inciter à travailler plus fort. C’était tout à fait en phase
avec l’état de la psychologie à l’époque.
Le deuxième centré sur le professeur
tenait seulement à montrer à l’étudiant la distance qui le sépare de son
professeur et, partant, magnifier les connaissances de ce dernier.
Peu importaient les raisons expliquant
cette situation, elles n’étaient pas dissonantes par rapport au propos que M Caplan
avait un jour tenu à Patrice. Après lui avoir donné 5 sur 10 pour une
composition française, il était parmi ceux qui avaient les meilleures notes. Et
le prenant en exemple pour on ne sait plus quelle raison, il avait dit, faisant
allusion à lui, que pour cette composition, il pourrait avoir 6.5 aux examens
du bac.
Ce professeur est longtemps resté dans sa
mémoire comme un cas d’espèce. Autant son français était châtié, autant son
créole pouvait être pollué et trivial. Il recourait, d’ailleurs, rarement à
cette langue, mais chaque fois qu’il le faisait, il surprenait tout le monde.
Et ce n’était pas le seul trait contradictoire de sa personnalité. Son air
sérieux semblait exclure, a priori,
toute raillerie délibérée; pourtant il n’hésitait pas à se flageller dans une
démarche d’autodérision, en ressuscitant pour la classe, l’image ridicule de
l’adolescent qu’il était, coiffé toujours de son feutre noir. D’autres fois, il
se mettait en scène, à l’âge adulte, au milieu de ses sœurs, dans un décor qui
se veut également ridicule et ringard, sans qu’il soit clair à quoi ou à qui
cet effet était imputable.
Au cours de l’été de cette année-là, il a
assisté, pour la première fois, aux délibérations de la cour d'assises. Il faut
savoir que les causes criminelles étaient, autant que possible, inscrites au
rôle pour cette période de l’année. En cette occasion, des stagiaires en droit
se voyaient commettre d’office à la défense des accusés incapables de payer les
services d’un avocat. C’était le cas de trois de ses professeurs dont A. Morton,
jeune professeur de mathématiques. Ils étaient quatre ou cinq à vouloir assister
à sa prestation. Patrice avait environ quinze ans et l’admission à un tel débat
était interdite à moins de seize ans. Si encore il s’habillait en adulte, il
aurait pu, peut-être, donner le change; mais il était le seul du groupe à avoir
encore un pantalon court. Aussi, jouant le tout pour le tout, profitant d’un
moment d’inattention de l’agent de sécurité, il s’introduisit furtivement dans
l’enceinte, en s’assurant de n’avoir pas à se déplacer au cours du débat. Il
devait répéter le même subterfuge au cours des autres jours de la session.
Il n’a gardé dans sa mémoire, ni la cause
à laquelle M. Morton était assigné, ni l’ensemble de sa prestation. Le seul
souvenir qu’il ait de sa plaidoirie, c’est la manœuvre oratoire par laquelle il
avait retourné au Ministère public, les reproches qui lui ont été adressés en
préambule.
Au cours de cette session, plusieurs
causes criminelles ont été jugées, mais la seule qui lui reste encore à
l’esprit, peut-être à cause de son caractère exceptionnel et spectaculaire,
était celle d’une femme alors emprisonnée depuis un an environ. Elle avait
émasculé son conjoint pendant son sommeil. Dévorée de jalousie en apprenant
l’existence de relations sexuelles entre ce dernier et une autre femme, elle
avait choisi de prendre sa revanche par ce moyen ultime. En conséquence,
l’homme avait succombé à la suite d’une hémorragie.
Les débats sur cette problématique l’avaient
beaucoup impressionné. Dans la bouche du Ministère public, cette femme,
dépeinte de manière outrancière, était l’épigone d’une diablesse sortie tout droit
des lieux infernaux et contre laquelle l’homme n’avait aucune chance. En
réaction à des crimes de cette nature, la Justice devait se montrer inflexible
et sévir avec toute la rigueur nécessaire.
A priori, devant les foudres de
l’accusation, la tâche de l’avocat-stagiaire s’annonçait presqu’impossible.
Toutefois, en démontant les mécanismes du crime perpétré dans le climat de
déraison que rend possible la jalousie, il parvenait à le montrer moins
infernal que cela pouvait paraître au début. En prenant conscience, à cette
occasion, de la profondeur de la bêtise et de la méchanceté humaines, il avait
découvert en même temps, la puissance de la parole lorsqu’elle est servie par
une rhétorique appropriée.
Ses relations avec ses condisciples n’étaient
pas toujours à l’enseigne de la constance. Il y avait parfois des nuages même
quand tout semblait concourir au régime du beau temps. Le premier exemple qui
lui vient à l’esprit concerne un gros patapouf qui n’allait pas survivre à la
sélection pour la deuxième année. Pour des raisons qu’il ignore, il s’était
toujours comporté comme s’il n’existait pas. Son ami Jacques avait une théorie
à ce sujet qui ne lui avait jamais paru convaincante. Il croyait que sa
constitution filiforme accusait d’autant l’obésité de ce condisciple et, selon
lui, c’était la raison suffisante de son boycott par ce dernier.
Un autre gars qui est passé au lycée comme
une comète, avait quand même eu le temps de retenir son attention. Il
s’appelait Miron. Il était corpulent et bien rompu à une certaine sous-culture
de la déviance, tout au moins par le langage. Après quelques échanges avec lui,
il avait compris qu’ils n’étaient pas de la même extraction. Il ne pouvait pas
dire deux mots sans proférer des bêtises. En fait, il prenait un réel plaisir à
débiter des propos infects et graveleux, en rapport avec la génitalité. Sa
réaction, qui en était une de rejet de cette inclination, n’avait fait que
l’encourager à le poursuivre de son langage ordurier. Lui, non plus,
n’avait pu survivre à la sélection de la deuxième année. Le hasard a voulu
qu’il le rencontre trente ans plus tard, au gré de ses voyages. Ils n’étaient pas revenus sur leur
adolescence, mais Miron avait la mine contrite de celui qui avait quelque chose
à se reprocher.
Le troisième condisciple auquel il pense
et avec qui, il avait pu avoir, par la suite, une relation normale de
camaraderie, avait commencé par s’offrir sous un jour détestable. Il se
prénommait Jean-Claude. Tout était alors pour lui occasion de taquineries et de
moqueries. Un lundi matin que les étudiants s’alignaient, comme à l’accoutumée,
pour la levée des couleurs, il avait entrepris, se tenant derrière lui, de lui
donner des chiquenaudes. À chaque fois qu’il se retournait, son attention
était, évidemment, sollicitée ailleurs. Après l’avoir mis en garde à quatre ou
cinq reprises, l’enquiquinant avait décidé de jouer l’outragé, allant jusqu’à
le défier après l’école. Obligé de lever le défi, Patrice devra l’attendre au
portail, à la sortie et là, sans désemparer, une bagarre à coups de poing
s’engagea entre eux. Cela dura environ deux minutes avec la défaite de
Jean-Claude. Il reprochera par la suite à Patrice d’avoir boxé sans style, avec
une rapidité qui ne lui avait pas laissé le temps de réagir. À compter de ce
jour, il était guéri de sa tendance à la moquerie, du moins, envers lui.
Le troisième garnement lui avait donné
plus de fil à retordre que les deux premiers. En première année, il partageait
avec lui une place au fond de la classe. Dès le début, il avait anticipé un commerce difficile avec lui et
l’expérience allait lui donner raison. Il faut savoir que le lycée était mixte.
Dans sa classe, il y avait environ huit filles sur une trentaine d’étudiants
dont Nicole, Marie-Josée et Laure, les trois seules dont il a encore les noms à
la mémoire. C’était sa première expérience scolaire de mixité. A priori,
il prêtait aux filles plus de civilités qu’aux garçons et il était ouvert et
avide d’engranger les leçons de cette expérience, mais il n’avait nullement
imaginé qu’il aurait à s’occuper des réactions perverses que cette mixité
allait susciter auprès de son voisin du fond de la classe. Il répondait au
prénom de Bressan. En plus de faire état d’une hygiène personnelle
problématique, il avait des propos et des comportements provocateurs qui
trahissaient des mœurs douteuses. A l’abri du regard du professeur, il se
laissait souvent aller à un exhibitionnisme obscène qui, bien entendu, ne
bénéficiait pas de son approbation. On ne sait à quoi il s’attendait, mais son
attitude avait eu l’heur de lui déplaire. Un jour qu’il s’était montré
particulièrement odieux par les propos grivois tenus, sans aucune raison, à
l’adresse d’une fille, il est allé jusqu’à lui faire des remontrances. En
réaction, il se mit au défi de le rencontrer après la classe pour lui
« casser la gueule ». Avait-il anticipé une reculade de sa part? Ou
bien, se pensant plus fort que lui, avait-il cru qu’il l’emporterait de toute
façon? Quand, le moment venu, il se dirigea vers le lieu convenu, il devait
trouver un poltron prêt à prendre ses jambes à son cou dès le premier
engagement.
Patrice croyait que Bressan allait tirer
les leçons qu’il fallait de cette expérience, mais l’avenir allait lui montrer
qu’il n’en était rien. Non seulement continuait-il à être toujours aussi
odieux, mais il n’avait cessé de lui faire des menaces. À un an de distance de
leur premier conflit, assis derrière lui dans une des deux classes de
l’auditorium, il avait passé l’heure du cours à le provoquer, à faire des
gestes près de son visage que les jeunes de l’époque considéraient comme
outrageants. Par deux fois, il a sollicité du professeur la permission de
sortir avec lui pour lui régler son compte. Devant le refus de l’enseignant, il
devra attendre le son de la cloche annonçant la fin du cours pour lui
administrer une gifle magistrale. Ce fut, parait-il, très spectaculaire car, du
coup, la cloison qui divisait l’auditorium avait été renversée par la ruée des
étudiants de l’autre classe venus participer à l’événement. Et avant même qu’il
ne prît conscience de tout ce qui se passait, il était soulevé, à bout de bras,
par des dizaines d’étudiants heureux de la correction qui venait d’être
infligée à Bressan. Ce jour-là, il a compris qu’il était loin d’être le seul à
lui reprocher quelque chose.
Évidemment, une telle commotion, à
l’intérieur de l’établissement, n’allait pas manquer d’être sanctionnée.
Patrice fut requis immédiatement à la direction pour apprendre qu’il faisait face
à une mesure d’exclusion temporaire. Il devait revenir le surlendemain avec ses
parents. Cependant, après avoir expliqué ce qui s’était passé, il y avait
suffisamment de signaux à la direction, pour lui permettre de comprendre que
c’est moins l’esprit, que la lettre de la loi qui avait sévi contre lui. Quoi
qu’il en soit, son exclusion n’aura duré qu’une demi-journée, car le lendemain,
par hasard, était jour férié.
On aurait pu croire que l’épisode de la
gifle allait clore, une fois pour toutes, le cycle des mésaventures avec
Bressan, mais c’était mal connaître la quérulence de ce bonhomme. Un ou deux
ans plus tard, au terme de je ne sais quelle discussion, il mettra Patrice,
encore une fois, au défi de le rencontrer dans la cour de l’école après la
classe. Comme il s’y rendait à l’heure convenue, il était apparu, à
l’improviste, derrière lui, pour lui asséner un coup de poing à l’occiput. La
vue du sang commanda qu’il lui donne la monnaie de sa pièce, mais plutôt que de
se mettre en garde, Bressan préféra prendre ses jambes à son cou. Avait-il, par
la suite, choisi d’abandonner le lycée? C’est la conviction de Patrice, car,
c’est la dernière fois qu’ils devaient se voir.
Ses aventures pugilistiques au lycée
seraient parvenues à leur fin, si un peu plus tard, il n’avait dû faire face à
un autre défi semblable.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser,
il n’était pas querelleur, mais il n’acceptait pas d’être intimidé même par
plus costaud que lui. À cet égard, les amis de la famille qui le connaissaient,
disaient qu’il était le vrai fils de son père. De plus, il n’était pas toujours
prêt
à concéder
l’infériorité de ses idées, à celles des autres, même quand ces dernières
étaient supportées par des gens plus forts et plus puissants que lui. D’une certaine
manière, c’est ce qui lui avait valu de se faire jeter le gant par un autre de
ses condisciples.
À l’époque--était-ce en seconde ou en
première? Ralph et Jacques étaient les deux gars les plus costauds de la
classe. Et ce qui ne gâte rien, ils étaient aussi parmi les plus brillants.
Quand ils se mettaient ensemble pour aller dans une direction, il était rare
qu’ils ne soient pas suivis. Un certain après-midi, plutôt que de participer au
cours d’espagnol à l’horaire, la classe entière a écouté Ralph vitupérer vertement
le professeur Jean-B, sans provoquer aucune réaction de la part de ce dernier.
Avec une effronterie surprenante, il mit tout le monde dans un état de malaise,
en faisant observer au professeur, que le mariage ne lui allait pas. Depuis cet
événement, disait-il, il était devenu amorphe comme s’il avait perdu son âme.
Il allait jusqu’à lui demander si ses beaux- parents n’en portaient pas la
responsabilité par des maléfices à son endroit pour le contraindre au mariage.
Mais non content d’avoir de tels propos vis-à-vis du professeur, il entreprit,
avec l’aide de quelques autres étudiants, de lui jouer un tour, histoire de se
moquer de lui et de rire à ses dépens. Il s’agissait de se saisir de lui avec
son fauteuil, de le soulever dans les airs, à bout de bras. Quatre ou cinq
étudiants parmi les plus costauds furent mis à contribution. De fait, pendant
quatre ou cinq minutes, M Jean-B fut promené le long de l’allée centrale de la
classe. Dans l’incapacité d’offrir la moindre résistance, on pouvait voir ses
jambes se balancer dans le vide et, dans cette position, il était pitoyable.
Dès le début, Patrice était contre cette
initiative qui lui semblait avoir franchi, depuis longtemps, le seuil de l’acceptable.
Bien entendu, il n’était pas le seul dans la classe à désapprouver ce geste,
mais il croit avoir été le seul à le manifester et cela ne plaisait pas à l’ami
Ralph.
Une autre situation mettait Patrice en
contradiction avec lui, sans se souvenir laquelle a précédé l’autre. L’objet du
petit litige concernait une fantaisie au cours de la période des carnavals. Il
s’agissait de choisir la reine de la classe. C’était seulement à titre
symbolique, car aucune activité carnavalesque n’était prévue dans le cadre du
lycée. Patrice ne se souvient pas qui était la candidate de Ralph, ni même s’il
en avait une, mais la sienne était M-L qu’on surnommait Millotte. Elle était
une grande fille qui ne se présentait jamais sans son sourire et qui, on le
sentait, était bien dans sa peau. Sans être la plus belle de la classe, elle
avait un charme et un charisme qui faisaient pâlir la beauté de ses
concurrentes potentielles. Quand elle pénétrait quelque part, elle attirait sur
elle tous les regards.
Pour choisir la reine, on avait dû
procéder à une élection par vote secret et c’est Millotte qui avait obtenu la
faveur de la classe. Quoi qu’il en soit de la goutte qui avait fait déborder le
vase, Ralph était bien fâché contre Patrice. Il lui avait reproché d’être un
obstacle sur sa route, toutes les fois qu’il veut faire quelque chose. Il en était
tellement exaspéré qu’il le défia en combat singulier, aussitôt après la
classe, sur le terrain de football.
Dès la sortie de quatre heures de l’après-midi,
après avoir pris son sac d’école, Patrice alla l’attendre au lieu convenu.
Après une demi-heure d’attente, ne l’ayant pas vu arriver, il ne lui restait
qu’à rebrousser chemin, heureux quand même qu’il ne soit pas venu. N’empêche,
le lendemain matin, il n’a pas manqué de le rabrouer vertement de lui avoir
fait perdre son temps.
Aujourd’hui encore, il ne comprend pas sa
réponse à ses propos d’alors : « Comment veux-tu, lui avait-il
dit, qu’on se batte toi et moi ? » On ne sait encore s’il faisait
référence à la disproportion des forces en présence ou à la solidité de leur
camaraderie, en dépit de leur relation chaotique.
Pourtant, cet épisode ne devrait pas
mettre un terme à la difficulté de leurs rapports. La dernière en date de ces
difficultés est postérieure à une kermesse qu’il avait organisée pour financer
les activités de la J.E.C (Jeunesse Étudiante catholique). Cela avait lieu, il
s’en souvient bien, dans l’immeuble du lycée Célie Lamour. Cet établissement
était ainsi appelé en mémoire de cette grande pédagogue, anciennement
professeur de sa grand-mère, Alice Lauture, au tournant du 19ème siècle. Chaque
fois qu’il j’entreprenait de telles activités de financement à titre de
responsable du mouvement, il était toujours au four et au moulin, afin de s’assurer
que tout aille bien.
Le lendemain des festivités, la rumeur
courut qu’une fille bien connue dans l’univers de ses fréquentations était
venue pour le rencontrer spécialement. Elle lui aurait donc fait des avances
affectueuses et il n’y aurait pas répondu. Par un réflexe phallocentrique
précoce dans le cercle de ses camarades, on considérait son comportement comme
outrageant pour la dignité ou la virilité masculine. Pour cela, ils se
proposaient de le juger.
À l’époque, l’opinion publique se
passionnait pour les activités d’une cour martiale qui jugeait le cas d’un
certain nombre d’officiers pour des manquements présumés à leurs
responsabilités. Les délibérations étaient radiodiffusées et le peuple écoutait
avec intérêt la lecture de l’acte d’accusation et applaudissait à l’éloquence
du colonel Jacques Laroche, l’accusateur militaire et de l’avocat militaire de
la défense. C’est pour cela que le tribunal constitué pour le juger était conçu
sur le modèle du tribunal militaire.
Dans un autre contexte, ce simulacre de
jugement aurait pu être une occasion pour se dilater la rate. Malheureusement,
il mettait à contribution, au moins, une personne avec qui il n’entendait pas
rigoler. Il s’agissait, bien entendu de Ralph, l’instigateur du projet. De
plus, ce dernier se réclamait le rôle d’accusateur, laissant le rôle de juge à
Julio, à Christian celui de la défense, à Maurice, celui de greffier etc.
Quand Ralph s’apprêtait à lire l’acte
d’accusation, Patrice fit savoir au greffier que la transcription par lui constituait
un acte d’hostilité à son égard et qu’il se réservait de l’empêcher d’y donner
suite.
Intimidé par son attitude, le greffier décida
de se récuser, laissant sa place à Christian qui lui opposa ses poings quand il
a voulu se saisir de sa feuille de papier. C’est ainsi qu’une rixe s’ensuivit
entre eux.
La scène eut lieu alors dans la salle de
ronéo utilisée, entre autres, par l’association. Par deux fois, les camarades ont essayé de
s’interposer entre eux, mais, à chaque fois, la bagarre recommençait de plus
belle. Quand l’aumônier prévenu intervînt à son tour, un coup de poing reçu par
inadvertance le laissa hagard un bon moment. Pendant qu’il éructait sa douleur
en clamant à tue-tête : je meurs, je meurs, je meurs…, il comprit alors
qu’il lui arriverait difficilement à mettre fin à la mêlée et eut l’idée de
faire venir les parents des belligérants qui ne résidaient pas loin. Connaissant la sévérité des siens, cette
éventualité fut comme une douche froide sur l’impétuosité de Patrice. Ainsi prit
fin la dispute et, en même temps, l’initiative de le juger.
Avec les activités qui étaient les siennes,
à partir des classes de troisième ou de seconde, il était moins sujet à fouler
les plates-bandes des autres. Il est possible aussi qu’il ait acquis une plus
grande capacité à encaisser les remarques parfois désobligeantes des pairs.
Quoi qu’il en soit des raisons, cette querelle devait mettre fin à ses aventures
pugilistiques au lycée.
Pourtant, aussi paradoxal que cela
paraisse, Ralph est le seul de ses camarades qu’il lui arrive de voir en rêve,
plusieurs décennies après l’épisode du lycée. Et pas comme on pourrait le
croire, dans des rôles d’opposition. Est-ce que la rencontre avec son père a eu
un impact sur ce phénomène? Il ne saurait le dire. Quoi qu’il en soit, en partance
pour Montréal en 1967, il a rencontré ce dernier à l’aéroport. C’est lui qui
lui annonça que Ralph avait déjà quitté le pays. Au moment de lui dire adieu,
il lui recommanda fortement de ne pas manquer de le saluer de sa part, s’il le
rencontrait. Il ne l’a jamais rencontré. Mais il note que dans mes rêves[3], il a toujours un message de son père à lui
transmettre, un message qui, après toutes ces années, ne peut manquer,
éventuellement, de lui parvenir d’outre-tombe puisque depuis, ce dernier a tiré
sa révérence à ce monde.
Il n’empêche, le
lecteur aura gardé de cette époque une impression de violence, du moins, en ce
qui concerne l’atmosphère du lycée. Pourtant, il est loin d’être sûr qu’une
concentration d’adolescents, non brimés
par des règles peu contraignantes, pourrait avoir des effets différents.
.
II
CHRONIQUE
IDÉOLOGIQUE ET POLITIQUE
Au cours des premières années de Patrice
au lycée, mis à part les héros de l’histoire d’Haïti et ceux de la vie
quotidienne, les références humaines étaient celles que présente la littérature
française. Certes, il y avait déjà une littérature haïtienne, mais pour des
raisons d’accessibilité sur lesquelles on pourrait longtemps épiloguer, elle ne
pouvait guère être investie par les étudiants. D’ailleurs, elle ne faisait pas
encore partie du programme académique officiel.
De plus, il n’y avait pas de bibliothèque
au lycée. Tous les livres de référence autres que les manuels étaient
introuvables. C’est à la bibliothèque municipale, par ailleurs, combien
exsangue, qu’il avait pu lire, au début de l’adolescence, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, Robinson Crusoë de Daniel de Foe et David Copperfield de Dickens etc. Et, il fallait pour cela un grand
effort de volonté, car seule la consultation sur place était possible. Dans ces
conditions, à raison d’une heure ou deux de lecture par visite, la lecture
intégrale d’un livre devenait une épreuve considérable.
Sous des cieux plus cléments, que de fois
ces souvenirs n’étaient-ils pas venus le hanter? À considérer les avantages en
termes d’équipements de tous ordres dont on dispose ailleurs pour se cultiver,
le processus par lequel on y arrive quand même sur le sol d’Haïti témoigne
d’une réelle performance. Dans ce désert de moyens, quoi alors de plus naturel
que de s’identifier à Lamartine, à Chateaubriand ou à Montesquieu?
N’empêche qu’ils étaient assez tôt
rattrapés par le bouillonnement social des années Magloire et l’agitation
politique qui caractérisaient la fin de ce régime. D’ailleurs, le lycée
Pinchinat était un des hauts-lieux de la rébellion étudiante. À leur première
année, les anciens prenaient plaisir à évoquer les aventures de nature
politique auxquelles ils avaient participé antérieurement et à casser du sucre
sur le dos des gendarmes, en racontant leur dernière intervention sur le
campus, à la suite d’une agitation. Appelés d’urgence par la direction, ces
derniers se répandaient partout sur le campus, à la recherche de
« Laboratoire », dont on leur avait dit qu’il était le plus agité.
Leur tour d’être poursuivi par les forces
de l’ordre n’allait pas tarder à arriver. Cela survint à l’occasion du
vaudeville entourant la date d’échéance du mandat du président Magloire. Dans
son discours de démission le 6 décembre 1956, il annonçait que le président de
la Cour de Cassation, Joseph Nemours Pierre-Louis, désigné par la constitution
pour assumer la vacance présidentielle, a décliné l’honneur d’assumer cette
responsabilité en raison des circonstances qui l’empêcheraient de maintenir
l’ordre public selon la loi. Compte tenu de la situation, il a dit préférer
s’en remettre à l’armée habilitée par sa fonction à le faire. À son tour,
l’armée par la voix d’Antoine Levelt, alors chef d’état-major, devait demander
au général de division, en l’occurrence, le président démissionnaire lui-même,
de « conserver provisoirement les rênes du pouvoir, jusqu’à ce que
les institutions nationales puissent fonctionner normalement ».
S’ensuivit une grève générale qui allait
s’étendre des entreprises commerciales aux institutions d’enseignement. C’est à
cette occasion que les étudiants du lycée affrontèrent les gendarmes. Ceux-ci
n’eurent pas à pénétrer sur le campus. C’est plutôt à travers les rues que les
potaches ont été pourchassés, leur uniforme scolaire tenant lieu de muleta devant
le taureau.
En ce qui concerne Patrice, il était alors
en compagnie de deux amis, de peu ses aînés, Jean et Elliott. Poursuivis par les flics, ils n’avaient
réussi à les semer qu’en pénétrant à la cathédrale, avant de ressortir par la
sacristie.
Cette intervention qui témoignait de
l’instabilité de la situation socio-politique, ouvrait en même temps, les
vannes d’un bouillonnement d’idées, autant dans la société en général, que dans
le milieu des étudiants, en particulier. Si la grande majorité de ceux-ci ne
comprenaient pas bien la pièce qui se jouait sur la scène nationale, il s’en
trouvait une fraction, plus consciente, qui ne cessait d’observer avec
attention le dénouement du spectacle. Il s’agissait de savoir comment le
président Magloire allait réagir à la pression populaire réclamant son départ.
On n’eut pas à attendre longtemps, car six
jours plus tard, il était arrivé à la conclusion qu’il lui fallait partir.
Cette fois, le président de la Cour de Cassation comprit qu’il doit s’abstenir
de décliner la responsabilité constitutionnelle qui lui incombait.
Dans l’intervalle, plusieurs candidats
piaffaient d’impatience dans l’ombre. C’étaient d’abord, Louis Déjoie, Clément
Jumelle, Daniel Fignolé puis, François Duvalier. Vu que Jacmel était un des
lieux privilégiés du sénateur Déjoie en raison de ses entreprises commerciales,
il pouvait y compter beaucoup de partisans dans toutes les classes de la
société.
Malgré que la question de couleur n’ait
jamais cessé d’être présente en Haïti depuis le berceau de la nation, selon la
conjoncture, elle a tantôt été manifeste, tantôt latente dans son traitement.
Les années Magloire succédant à celles d’Estimé ont été une époque où cette
question bénéficiait d’une nette régression à cet égard, en raison
principalement du milieu noir de provenance des chefs d’état concernés.
Il n’empêche qu’avec l’intervention
potentielle du mulâtre Déjoie dans le débat national, le discours social
commençait à être teinté de préoccupations relatives à l’appartenance
génotypiques des candidats. On était donc devant un rassemblement de facteurs
qui n’allaient pas cesser, pendant un bon moment, d’alimenter la controverse.
Néanmoins, cela ne signifie pas que le
débat sur ces questions était ouvert au lycée, même au sein de la fraction
d’avant-garde. Il s’en fallait de beaucoup. Au contraire, avant l’avènement de
François Duvalier qui détenait, à son actif, bien des crimes sur la foi de
l’appartenance ou idéologique des individus, beaucoup de gens avaient appris à
n’échanger des idées qu’à l’intérieur de cercles très restreints, sous peine de
graves dangers. Même à l’intérieur de la fraction consciente du lycée, la
circulation des idées socio-politiques ne dépassait jamais le cadre de petites
coteries formées d’amis de confiance. Pour sa part, Patrice n’avait jamais pu
discuter, à l’époque, de la question constitutionnelle, eu égard au mandat du
président ou du problème génotypique qu’avec un ou deux amis.
Il n’empêche, on sentait les gens
fortement clivés par rapport aux enjeux de la conjoncture. Dans certains milieux,
on considérait facilement comme une tare d’être bien intentionné à l’endroit de
Déjoie, surtout si l’on est pourvu de nuances épidermiques différentes. C’était
un cas flagrant d’inconscience politique. On considérait que l’individu dans
cette situation n’avait certainement pas les moyens intellectuels nécessaires
pour s’objectiver et analyser les faits de l’histoire qui le concernent. Et de
supériorité intellectuelle
A l’opposé, les partisans de Jumelle et de
Duvalier, entre autres, se réclamaient le monopole d’esprit d’analyse
historique et sociologique et se seraient délivrés, volontiers, un satisfecit
de lucidité et de supériorité intellectuelle, si cela était nécessaire.
Il est vrai qu’au chapitre de la question
épidermique, Jacmel n’en était pas à ses premières expériences. Qui a oublié
que cette région, précédemment du clan d’André Rigaud, avait été la dernière à
tomber sous les assauts des forces de Toussaint-Louverture à l’occasion de la
guerre de Sud? D’ailleurs, comme pour
montrer que la réalité sous-jacente sur laquelle on maintenait le silence était
toujours présente, beaucoup d’anecdotes sur ce thème faisaient le tour du lycée
en manière d’exutoire. Dans la plupart des cas, elles s’ordonnaient autour du Club Excelsior dédié informellement aux
mulâtres. Les potaches racontaient, à l’époque, mille anecdotes traduisant la
frustration de notables éliminés par avance des activités du club. Ils étaient persona non grata dans leur communauté.
Ils racontaient que M Beauplan qui, en plus d’être quelqu’un de haute moralité,
occupait des fonctions importantes dans la ville, n’avait jamais pu obtenir de
participer aux activités du club, en dépit de tous ses efforts en ce sens. Ils
racontaient également que l’ingénieur L, alors en poste au district de Jacmel,
s’était fait dire par les dirigeants du club qu’il ne devait son invitation à
une fête qu’à sa femme. Celle-ci, un spécimen de la bonne pigmentation, était,
par surcroît, une des plus belles femmes de la ville. De même, ils racontaient
que leur condisciple Rony dont la nuance épidermique n’était pas un handicap,
avait demandé son admission au club. La réponse n’avait pas tardé à arriver. On
lui avait répondu qu’il sera admis quand son père aura cessé d’être forgeron.
De fait, à l’époque, son père s’occupait d’une petite entreprise de fer forgé.
C’est à ce moment que les enjeux sociaux commençaient à se clarifier pour
beaucoup d’entre eux. A la question de pigmentation, il fallait ajouter celle
de la position sociale, sans qu’on sache
jamais, tout à fait,
laquelle l’emporte sur l’autre dans les délibérations concernant l’appartenance
au club.
Les étudiants commentaient également
l’exaspération des dirigeants du club devant le refus systématique des membres
de la famille P.L de participer à leurs activités. Installés dans la ville
depuis quelque temps et possédant largement les attributs nécessaires à leur
admission, jamais la colonie familiale n’avait répondu aux invitations qui lui
étaient faites. Son absence était considérée comme une rebuffade et cela
froissait vivement certains dirigeants. D’autres anecdotes de même type se
racontaient au point qu’on avait fini par se faire un e idée de ce club qui dépassait
probablement de loin la réalité.
Au-delà de tous les papotages des uns et
des autres, ce qui émergeait, c’était la question de la nuance épidermique,
laquelle représentait la plupart du temps, une donnée importante du statut
social. Même lorsque les institutions avaient tout fait pour l’occulter, elle
demeurait un thème important d’explication dans beaucoup de situations de
l’histoire contemporaine de la ville.
L’une des expériences les plus
significatives que Patrice ait faite à cette époque, concernait la façon dont
la vie de trois de ses condisciples avait basculé en raison de leur
pigmentation et surtout de l’allégeance de leurs parents à Déjoie. Du jour au
lendemain, ces derniers avaient perdu leur emploi, portant la famille à faire
l’expérience de la précarité du quotidien, avant de devoir prendre le maquis
pendant une bonne partie de la première année de présidence de François
Duvalier. C’est ainsi que ses amis avaient dû interrompre le processus de leur
scolarité.
Au cours des neuf mois succédant à la
chute de Magloire, le potache de seize ans le moindrement politisé était
assailli de tellement d’informations politiques, que cela valait presqu’un
cours accéléré en sciences politiques.
Dès le début, l’article 81 de la
constitution de 1950 qui disposait de la vacance présidentielle n’avait plus de
secret pour lui. De fil en aiguille, il avait l’occasion de gloser sur le
légalisme du gouvernement intérimaire de Nemours Pierre-Louis. Et quand le
recours à l’article 81 était devenu épuisé, l’opportunité lui était donnée
d’épiloguer sur le particularisme du gouvernement bâtard de Frank Sylvain. Plus
tard, l’introuvable gouvernement collégial lui offrira son cortège de crises
marquées au coin de la rébellion du chef d’état-major Léon Cantave, avant de
passer aux vaticinations accouchant du gouvernement-éclair de Daniel Fignolé.
Patrice disposait à l’époque de la radio
comme source privilégiée d’informations qu’il approfondissait, à l’occasion,
par des articles du journal—était-ce La
Phalange ou L’Action sociale?-- auquel son oncle était abonné
et Le Nouvelliste , appartenant
aux parents d’un ami. En parallèle à ces sources d’information, il convient de
noter les discussions qui avaient lieu à la maison même, lorsque les amis de son
oncle, G. David, L. Camille et J. Labbé
y venaient. À cette occasion, on passait en revue la situation politique du
pays, depuis les activités ministérielles, jusqu’au mode de fonctionnement des
institutions comme l’armée, les chambres législatives, l’appareil judiciaire
etc. S’il y avait, alors, un ressortissant de la ville dans l’appareil
gouvernemental ou dans les institutions analysées, son comportement et ses
décisions ne manquaient pas de faire l’objet d’examen. On voulait toujours
savoir quelles étaient les préoccupations du chef de l’état, si les problèmes
du Sud-Est retenaient son attention et quels ministres ou députés-- surtout si
les Jacméliens ne sont pas représentés aux plus hautes instances du
gouvernement-- sont susceptibles de faire valoir les problèmes de la région.
Ces rencontres permettaient aussi aux amis
d’échanger leurs informations et de confronter leur interprétation de la
situation politique. C’était aussi souvent l’occasion de mettre en relation
certaines orientations de la ville, comme les décisions de la préfecture ou du
commissaire du gouvernement, avec l’évolution de la politique telle que la
traduisaient les informations arrivant de la capitale. Patrice se souvient avec
bonheur, de la fois où les amis avaient pris deux fonctionnaires de douteuse
réputation pour cible de leur flèche empoisonnée. Comme le phénix qui renaît
toujours de ses cendres, ces derniers avaient la capacité de réapparaître
toujours, en dépit des changements dans le personnel politique d’un régime à
l’autre.
Il
est possible qu’alors, Patrice ait fait partie du cercle des lycéens parmi les
mieux informés, car la grande majorité des étudiants se contentaient des
rumeurs de cours de récréation. Cela n’en faisait pas moins une époque où,
au-delà des réalités substantielles de la vie, des banalités finissaient par
faire boule de neige et occuper le devant de la scène politique.
Avec l’arrivée de Duvalier, ces rencontres
se faisaient plus rares jusqu’à s’arrêter tout bonnement. À distance, il croit
que la raison de ces changements venait du fait que l’expression de ses idées
devenait plus problématique, voire dangereuse. À l’avènement du nouveau régime,
beaucoup de gens ont été jetés en prison pour avoir émis des opinions qui ne
satisfaisaient pas les instances du pouvoir. Patrice se souvient même d’un
instituteur qui, après avoir été torturé par les sbires de Duvalier, devenait
tout bonnement un cas psychiatrique. Il allait jusqu’à avoir peur de penser à
mal de son bourreau : il craignait qu’on lise dans ses pensées.
III
LE SOUFFRE-DOULEUR
Tous les étudiants connaissent des
condisciples qui se sont remarqués par leur modestie. Ils ne sont jamais
d’avant-garde, quelles que soient les activités concernées. Dans les luttes à
mener contre les forteresses institutionnelles, les pratiques idéologiques ou
les règles qui encadrent la vie étudiante, s’ils ne s’excluent pas d’emblée,
ils ne font jamais partie des groupes de choc ; ils se contentent souvent
de fermer la marche, loin des audacieux et des forts-en-gueule. C’était le cas
du confrère Jean-Luc avec qui Patrice a eu à partager trois années consécutives
au lycée.
De fait, Jean-Luc demeure dans sa mémoire comme
le gars le plus effacé qu’il ait rencontré. N’était-ce les rares occasions où
il devait participer activement aux cours, on aurait risqué de ne pas connaître
le son de sa voix. En récréation, il ne se laissait jamais aller à des
discussions vives. Avec lui tout se passait en sourdine, même les échanges avec
ses amis. Était-ce en raison de cette complexion ? Beaucoup d’étudiants se
sentaient autorisés à lui marcher sur les pieds. En de telles occasions, s’il
réagissait, ses contempteurs, selon toute probabilité, ne se seraient pas
enhardis à continuer, mais il avait rarement des réactions pertinentes. Quand
cela les arrangeait, il devenait le bouc émissaire.
Beaucoup d’étudiants se souviennent d’une
décision qui avait été prise en secret par des confrères de troisième
année ; il était entendu, à l’unanimité, qu’on boycotterait le cours du
professeur de botanique. Très vite cependant, la direction avait été mise au
courant du projet et c’est Jean-Luc qui, en retour, avait été accusé, à tort,
de mouchardage, sans que cela entraîne, la sévère réfutation à laquelle on se
serait attendu de sa part. Une autre fois, alors que le professeur, écrivant au
tableau, avait le dos tourné, un étudiant s’était permis de faire entendre un
beuglement. Quand l’enseignant a voulu identifier la vache en question, sans
rien lui révéler de façon expresse, les plus étourdis de la classe avaient une
manière de pointer leurs regards sur Jean- Luc qui le révélait comme l’animal.
Heureusement pour lui que le professeur connaissait bien son monde, car il ne
donna pas suite à la dénonciation.
Une autre fois, quand Émilie avait perdu
son portefeuille, c’est Jean-Luc qui a été accusé de l’avoir volé. La rumeur en
a couru pendant toute une journée, jusqu’à ce que le concierge de
l’établissement le rapporte avec son contenu: il l’avait trouvé sur un
bureau de la direction.
Et comme si les tribulations de Jean-Luc
n’étaient pas suffisantes, les étudiants poursuivaient leur harcèlement selon d’autres
procédés.
Les parents de Jean-Luc n’étaient pas riches.
Cependant, ils symbolisaient une frange active de la classe moyenne, par
l’importance accordée au travail et à l’éducation dans le développement de la
société. Dans un pavillon attenant à sa résidence, monsieur Perrin avait
aménagé quelques classes d’une école secondaire qui servait d’appoint au lycée
en général, pour les trois premières années. Les classes fonctionnaient de huit
heures à midi et cela permettait à beaucoup d’étudiants de rattraper leur
retard et, à M.Perrin, de vaquer à d’autres activités l’après-midi.
L’essentiel de ces activités l’amenaient,
de façon régulière, à ses propriétés en dehors de la ville. Il disposait, en
effet, à la périphérie de la cité, d’une exploitation agricole de plus de deux
hectares, couverte, en partie, de bananiers, d’arbres fruitiers et, le reste,
de plantes céréalières comme le maïs, les haricots, le millet etc. Bien que M.
Perrin disposât d’un Patriceseur, il tenait le plus souvent à être présent au
cours des transactions avec les acheteuses de légumes qui s’approvisionnaient à
sa ferme pour leurs activités au marché. C’est pour cela, qu’on le voyait
passer régulièrement sur sa bicyclette après le dîner, en direction de la
plaine.
Tout le monde connaissait les us et
coutumes de M. Perrin, y compris les lycéens. Que Jean-Luc ait été taquiné pour
les habitudes de son père, c’était prévisible même s’il n’y avait rien à en
dire, sinon à le louer, pour sa détermination dans son travail. Mais c’était
compter sans l’imagination furibonde des potaches et aussi, sans leur cruauté à
son endroit. N’ayant rien à se mettre sous la dent, ils ont inventé une
histoire familiale où s’entremêle un supposé diktat paternel dans la
composition du menu quotidien. Selon les étudiants, le menu familial dépendait
de la récolte et des saisons. Pour une consommation rationnelle des produits de
sa ferme et en même temps qu’une autosuffisance familiale, le père tenait à ce
qu’un même menu réapparaisse à tous les repas de la journée. C’était faux,
mais, ce n’était pas moins une occasion de rire aux dépens de Jean-Luc.
Il revient à Patrice une période où
Jean-Luc avait accusé un peu d’embonpoint. Les potaches, dans leur imagination,
ne manquaient pas de le faire correspondre à la récolte d’un des produits de la
propriété paternelle. Combien on s’en est servi pour se moquer de lui!
Pourtant, en dépit des sarcasmes des uns et des autres, il n’a jamais montré de
signes de nervosité, se contentant de s’abstenir de marquer de sa présence, les
occasions qui pourraient lui être défavorables.
Trois décennies plus tard, le hasard a
voulu que Patrice prenne place dans une voiture conduite par Eric, l’un des
trois condisciples les plus acharnés à harceler Jean-Luc et à le passer en
dérision, à l’époque du lycée. Devenu chauffeur au Ministère des Travaux
publics et râlant sans cesse contre ses conditions de travail-- cela faisait
deux mois qu’il n’avait pas reçu son salaire—Patrice a trouvé l’occasion trop
belle pour ne pas prendre la revanche du camarade Jean-Luc.
Assis à l’avant, à côté du chauffeur, il a
fait advenir dans la conversation la période de leur vie d’étudiant. À quoi il
réagit, tout de suite, en prétendant que c’était la plus belle période de sa
vie. Là-dessus, il se mettait à débiter les quatre cents coups qu’il avait faits
au détriment du lycée et du personnel enseignant sans se faire prendre, en plus
du bon temps qu’il a eu avec ses amis de façon régulière. Patrice a abondé dans
son sens pour ce qui est du bon souvenir qu’il a gardé et il l’a invité
cependant à considérer que cela n’a pas dû être le cas pour tout le monde, pour
Jean-Luc en particulier. Au nom de Jean-Luc, il a sursauté en affichant un
sourire goguenard avant de demander « qu’est-il devenu ce fameux
Jean-Luc ? ».
C’est avec un brin de satisfaction que Patrice
a répondu : « Après avoir fait sa médecine à Montpellier, il a
travaillé, un temps, à Genève, à l’OMS. C’est la dernière fois que j’ai eu de
ses nouvelles. On m’a appris, depuis, qu’il pratique la médecine à
New-York. ».
Le sourire goguenard avait disparu comme
par enchantement, suivi d’un long silence que Patrice décida lui-même de
rompre, en faisant référence à la désolation de l’environnement. Il n’avait pas
plu depuis assez longtemps ; des cabris maigrelets broutaient une herbe
calcinée et rare, sans faire attention à la poussière que soulevait le passage
des voitures. De temps en temps, il jeta un coup d’œil de côté et on ne serait
pas surpris que le rictus aperçu au coin des lèvres d’Eric, en fût un de
regret, mais Patrice n’avait pas osé le lui demander.
IV
LA LUEUR ET
LES BRUITS
La cité, c’est beaucoup à voir, des gens
comme des architectures ou des œuvres d’art, mais, c’est aussi des sons divers,
des bruits et la rumeur qui court, qui s’enfle ou se dégonfle. C’est aussi
mille petits faits de la vie quotidienne qui, avec le temps, se découpent dans le
clair-obscur de la distance. Patrice a souvent cette vision quand il essaie
d’appréhender le Jacmel de son adolescence.
Tenez, prenons le chapitre des
espiègleries ou des mauvais tours qui émoustillent les citadins et colorent la
vie sociale. L’une des premières victimes qui lui vient à l’esprit est M. Lerontant. Avocat de profession, il était son professeur
de math en 3ème année. Homme de haute moralité, il était respecté de tous, à
commencer par les lycéens eux-mêmes. C’était la dernière personne à qui on
voudrait jouer un mauvais tour. Aussi, quand un camarade lycéen avait décidé de
tendre un piège aux passants, en déposant un rat mort au milieu de la rue
Baranquilla ci-devant rue des Cayes, empaqueté de manière à donner l’illusion
d’une liasse de billets de banque, il
était loin de se douter que celui qui mordrait à l’hameçon serait nul autre que
M. Lerontant.
En s’en venant à bicyclette sur la rue
Baranquilla, au bas du morne Casimir et, ayant aperçu le paquet, il mit pied à
terre et s’en étant saisi, il passa de porte en porte, y compris chez celui-là
même qui avait joué le mauvais tour, pour savoir si un résidant du quartier
avait, par hasard, perdu l’objet trouvé.
L’histoire ne dit pas s’il était
finalement tombé sur quelqu’un qui revendiquait la propriété de l’objet. Mais Patrice
se plaisait souvent à s’imaginer le visage de ce fraudeur, quand il aurait
découvert le pot aux roses.
Prenons un autre sujet comme celui du
scandale; Patrice ne pourrait, dans
ce cas, manquer de penser à cet homme que, pour les besoins du récit, on
appellerait Milo. Il était professeur de français au lycée et a joué, à son
insu, un rôle dans la diffusion des informations sur la pratique sexuelle qui
avait scandalisé une grande partie des lycéens.
Milo avait une dulcinée qui était,
elle-même, étudiante au lycée et parente d’un membre de la direction. Au lendemain
d’une soirée avec son ami, la jeune fille avait eu l’idée de lui écrire pour
lui faire le récit de la soirée, de son point de vue, sans omettre rien de son
vécu intime à cette occasion. Si elle avait manqué de vocabulaire, le récit qui
allait tomber par hasard entre les mains des étudiants, aurait fait sensation
de toute façon; mais avec l’utilisation qu’elle avait faite des termes
appropriés pour s’exprimer—au point qu’on se demandait comment elle avait pu,
si jeune, en maîtriser l’emploi—l’influence du récit avait été doublée. En
appelant un chat, un chat, elle avait, en même temps, comblé les lacunes de
centaines d’étudiants qui entendaient certaines expressions pour la première
fois, sans oublier certaines pratiques qu’ils ne soupçonnaient pas. C’était
comme si elle avait voulu provoquer le scandale qui allait, en effet, éclater.
Inutile de dire la commotion que cette
lettre avait eue dans la communauté étudiante. Quand Patrice y repense, il y
avait suffisamment d’éléments pour que le feu ne s’éteigne pas avant longtemps.
Pourtant, après un certain temps, il semblait s’éteindre de lui-même malgré
qu’il continuât à couver sous la cendre.
Par ailleurs, quand il est confronté à l’idée
de la fragilité humaine, il pense souvent à Jacques qui fut, lui aussi,
professeur au lycée. Sans bien le connaître personnellement, il lui était
arrivé, à quelques reprises, d’aller chez ses parents. Patrice avait eu à
partager la scène, une fois, avec sa sœur dans une pièce de théâtre. Il était
grand et fort. Pourtant, il s’en était fallu de très peu, en fait de quelques
heures, pour qu’il ne meure de tétanos après avoir été mordu par son amie.
Quelque temps après l’incident, il présentait déjà des symptômes très
significatifs. Compte tenu qu’il s’agissait d’une infection grave qui peut être
mortelle, on avait dû le transporter d’urgence à l’hôpital.
Tout avait commencé quand Jacques avait
été aperçu par sa petite amie, dans un café très fréquenté par une certaine
fraction de la jeunesse, en galante compagnie. Envahie par la jalousie, elle
avait franchi le seuil du café et mordu Jacques au bras. Pour que ce geste
entraîne les suites que l’on connaît, il fallait qu’elle soit vraiment hors
d’elle-même. Car il n’était pas facile, dans les circonstances, d’atteindre
l’épiderme avec ses dents; elles devaient, au préalable, traverser la veste et
la chemise. Cette dimension de l’incident est peut-être celle qui avait paru la
plus curieuse aux gens de l’époque. Il en résultait un certain ostracisme
vis-à-vis de cette femme dans certains milieux. D’ailleurs, les calembours
auxquels se prêtait sa personnalité étaient plutôt acides. On la disait
dangereuse et on conseillait de prendre la fuite plutôt que de la rencontrer.
Une autre jeune fille
méritait elle aussi le qualificatif de dangereuse; toutefois, dans son cas
c’était moins à cause de ses dents que de sa langue. On l’appelait souvent langue de vipère en raison d’une
certaine tendance à dire des choses inconsidérées et désobligeantes pour les
autres. On se souviendra longtemps du conflit qui l’opposa à un camarade du
lycée. Voulant humilier ce dernier né hors mariage et réputé d’extraction
sociale inférieure, elle n’a pas hésité à l’apostropher en pleine classe en lui
disant :’’N’oublie pas que si tu es au monde (si tu existes) c’est en
raison des deux gourdes de ton père’’. Cela laisse entendre que sa mère est une
prostituée de très basse condition. Il n’en fallait pas davantage pour susciter
encore une fois, à son égard, la vindicte d’une fraction importante de la
population estudiantine.
Quand Patrice pense à plusieurs événements
de l’époque concernant toutes les tranches d’âge, ce sont, curieusement, deux
situations relatives aux jeunes qui lui viennent d’abord à l’esprit.
La première a trait à une jeune fille
prénommée Élise. Elle avait 18 ans environ et était fille unique. Elle habitait
avec ses parents au centre de la ville, non loin de sa résidence, dans une
maison où ces derniers s’échinaient à tenir une petite épicerie. Depuis près de
deux ans, elle ne cessait de puiser à la caisse pour faire des cadeaux à ses
boys-friends. Tout le monde le savait, sauf les parents. On peut supposer que
l’absence d’une bonne comptabilité n’avait pas permis, à ces derniers, de se
rendre compte de la situation. C’était sans doute la condition idéale pour
permettre à Élise de continuer dans cette voie. Chaque fois qu’elle avait un
nouvel ami—et ils se renouvelaient souvent—elle n’avait rien de plus urgent que
de lui remplir les poches. Les jeunes du quartier qui la connaissaient, avaient
une théorie pour expliquer son comportement. Ils prétendaient qu’elle ne
croyait pas à ses attraits pour séduire et retenir un ami et l’argent, à leur
avis, lui servait de béquille à cet égard.
Patrice connaissait un de ses amis qui se
déplaçait à moto et un autre qui se complaisait dans des vêtements de luxe. On
prétendait que le prix de leur hobby venait directement de l’épicerie qui,
d’ailleurs, périclitait de jour en jour. On ne sait si les parents avaient fini
par se rendre compte de l’état de leur finance ou si l’entreprise avait dû être
acculée à la faillite car, dans l’intervalle, Patrice avait quitté la ville.
La deuxième situation, plus grave, mettait
en scène deux frères, deux lycéens d’une famille relativement aisée. Un jour
qu’ils étaient en promenade sur la route de Lafond, ils avaient invité une
jeune fille à prendre place dans leur voiture. Apprentie en ville dans une
maison de couture, la jeune fille, un peu naïve, se trouvait chanceuse d’avoir
pu s’épargner les six ou sept kilomètres de marche jusqu’à la ville. Cependant,
en route, les deux frères s’étaient arrangés pour la violer l’un après l’autre.
Après quoi, ils l’avaient laissée, dans une situation lamentable, sur le bord
de la route. La rumeur voulait que ces agressions, de leur part, ne fussent pas
nouvelles. À plusieurs reprises dans le passé, ils auraient procédé de la même
manière en dehors de la ville. Pourtant, il ne semblait jamais qu’ils aient eu
à répondre de leurs forfaits aux tribunaux.
Discutant un jour de ces cas d’agressions
avec des condisciples, beaucoup d’entre eux n’hésitaient pas à condamner les
jeunes en question. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils étaient souvent en
contradiction avec eux-mêmes. Plusieurs d’entre eux ne se gênaient pas,
auparavant, pour reconnaître que les conditions de leur première relation
sexuelle avec « la petite bonne » de service chez eux s’apparentaient
à du viol. De fait, tout semblait s’être toujours passé comme si la fille en
question était leur chose et que leur comportement vis-à-vis d’elle
n’entraînait aucune conséquence. Au point que, pensant à la notion de viol, il
est significatif qu’ils ne s’en considéraient jamais comme potentiellement
coupables.
V
LES CERCLES D’AMIS
On ne fréquente pas un établissement
scolaire sans y avoir fait des rencontres venant d’horizons différents et même
y avoir fait des amis. Sur la base de facteurs extrascolaires, on pourrait
répartir ces derniers en trois groupes plus ou moins distincts.
Le premier groupe composé de cinq à sept
individus était formé à partir de complicités multiples. Ils se rencontraient
souvent après l’école chez l’un d’entre eux, surtout chez les Justin, pour
s’amuser, refaire le monde ou commenter l’actualité.
Un certain jour de l’année 1956, un des
sujets de l’actualité concernait la famille P. L qui habitait dans le quartier.
Patrice n’avait pas connu le patriarche qui était, parait-il, un grand avocat,
mais il avait rencontré son fils et la grande maison qu’il lui avait laissée en
héritage, à part des biens fonciers d’importance.
Maître P. L avait une double réputation.
Comme beaucoup d’avocats de la cité, à l’époque, il était connu pour avoir
dépossédé frauduleusement beaucoup de ses clients. À la moindre occasion, il
leur réclamait leurs titres de propriété en garantie. Cela lui avait valu
d’avoir, pour une bouchée de pain, plusieurs propriétés foncières éparpillées
dans la commune de Jacmel. Connaissant son point faible, un rusé campagnard
avait, un jour, décidé de lui jouer un mauvais tour. Détenteur de nombreux
carreaux de terres inexploitables parce que se trouvant dans une région aride,
accidentée et rocheuse, il était allé lui emprunter une somme relativement
considérable, mais minime par rapport à l’étendue des terres à mettre en
garantie. L’avocat n’avait pas hésité à le satisfaire immédiatement. On peut
imaginer ses yeux brillants de convoitise lorsque les titres de propriété lui
ont été remis. Peut-être que le campagnard avait lui aussi les yeux brillants,
car dès ce moment, sa décision avait été prise : il ne réclamerait plus
jamais ses titres. Des dizaines d’années plus tard, l’avocat ne savait quoi
faire de ses terres incultes. Au moment où Patrice en parlait, en ce jour de
l’année 1956, tout portait à croire que
cette propriété faisait encore partie du patrimoine familial des P. L.
Ainsi, pour la première fois peut-être, l’avocat avait fait l’expérience de
mordre la poussière auprès d’un client de l’arrière-pays.
L’autre facette de sa réputation avait
trait à sa pingrerie. On racontait à ce sujet toutes sortes d’histoires. L’une
de ces histoires concernait un des condisciples de Patrice qui était son
filleul. Dans la tradition du pays, le 1er janvier est le jour faste des
étrennes pour les enfants. Ce jour-là, son ami était allé voir son parrain avec
deux de ses frères pour lui souhaiter la Bonne Année. À leur départ, il avait
donné 5c à chacun des deux frères et 10c à son filleul en lui fermant la main
fortement de peur que les autres ne soient mis au courant de la somme qu’il
avait reçue.
Mais pour revenir à ses amis, d’autres
fois, ils se donnaient rendez-vous chez les Bailly, mais le plus souvent chez
Mme Boutin qui aimait la compagnie des jeunes. Elle ne manquait pas, à
l’occasion, de les recevoir avec des gâteaux et des boissons rafraîchissantes.
À ce sujet, il convient de citer un petit
incident que Patrice n’avait jamais osé rapporter à ses amis. Mme Boutin avait
une jeune parente qui la visitait régulièrement qui s’appelait Mylène. Elle
était plus âgée qu’eux de quatre à cinq ans. Un jour que, de retour de
vacances, Patrice avait choisi d’aller saluer la maîtresse de céans, il n’avait
trouvé que Mylène. Mme Boutin était alors en voyage aux États-Unis. Appuyé
comme d’habitude contre la balustrade qui entourait la galerie, il regardait
déambuler les passants quand Mylène vint lui tenir compagnie. Profitant de la
pénombre qui tombait, elle lui saisit la main et l’appliqua sur son sein. Patrice
a eu, alors, le même réflexe que s’il avait mis sa main au feu. Après cinq
minutes d’un lourd silence que n’interrompit pas Mylène, il est rentré un
moment au salon, suivi de la jeune fille, le temps de récupérer un livre; après
quoi, il a quitté les lieux.
Quelle ne fut pas sa surprise, le
lendemain, en rencontrant Mme William, une voisine des Boutin et amie de sa
famille! Il a su alors, qu’au courant de l’absence de Mme Boutin, son
comportement avait été épié dans les moindres détails, de l’arrivée jusqu’au
départ. Mme William avait pris des dispositions pour intervenir si Patrice
avait réagi, d’une certaine manière, à ce qu’elle appelait les avances de
Mylène. Elle devait bien ça à son père, disait-elle, d’empêcher que son fils
mette les pieds dans les plats et soit pris au piège. On vivait à une époque où
prévalait telle chose que le Bien-être social qui ne semblait avoir pour seule
vocation, sous cette latitude, que de contraindre un homme et une femme à se
marier. Il suffisait que la femme soit enceinte et qu’elle désigne aux
responsables de l’organisme, l’auteur des hautes œuvres dont elle porte
témoignage.
Faisant partie d’un groupe, il arrivait à
Patrice de participer à des excursions à des sites reconnus dans la région.
Aujourd’hui encore, il imagine qu’on peut voir l’inscription suivante sur un
mur décrépi du vieux fort Ogé : « Ici s’est arrêté le groupe Niloluviberle ».
C’est l’anagramme de leur patronyme ou prénom. Le souvenir est si vivant qu’il
a encore à la mémoire, l’anecdote qu’avait eu à raconter, à cette occasion,
l’un d’eux dont un ami de son père travaillait au Bureau des Contributions.
L’année dernière, disait-il, il avait reçu
un paysan de Marbial venu payer ses taxes. Ce dernier avait le métier de scieur
de long. Ayant payé rubis sur l’ongle, en retour, le fonctionnaire lui avait
donné un pourboire, une pièce de 50 centimes. « À votre retour, lui
aurait-il dit, vous prendrez un grog à ma santé ». Le paysan n’en était
pas revenu de ce geste; aussi avait-t-il formé instantanément le projet d’y
donner suite. Arrivé chez lui, après s’être bien reposé, il avait repris la route du retour en ville avec
un cadeau pour ce dernier. Il s’agissait du dindon le plus gros et le plus gras
de son poulailler.
Parvenu à cette étape de son histoire, le
conteur demanda aux autres ce qu’ils pensaient du comportement du paysan. Ils
étaient unanimes à considérer qu’il était stupide et que cela sautait aux yeux
de tout le monde. À quoi le conteur répondit qu’il était peut-être stupide,
mais pas pour les raisons qu’ils croyaient.
Ce qui avait frappé le paysan, disait-il,
dans le comportement du fonctionnaire, ce n’était pas sa générosité, mais la
latitude qu’il avait dans l’application des règles administratives.
Jusqu’alors, le paysan croyait que le montant des taxes à payer était
standardisé, mais le geste du fonctionnaire lui a administré la preuve qu’il
avait une certaine marge de manœuvre susceptible d’être exploitée. Cela tombait
bien, car il avait un autre projet qui risquait de lui valoir, permis et taxes
mis ensemble, des débours salés. S’il pouvait mettre le fonctionnaire de son
côté, peut-être, ferait-il l’économie de ces débours. L’histoire ne dit pas si
le dindon a eu l’efficacité que lui prêtait le paysan, mais c’est longtemps
après que le fonctionnaire a pris la mesure de ce dernier.
D’autres fois, en totalité ou en partie,
il arrivait à Patrice d’opter pour passer l’après-midi à la campagne. Dans ce
cas, la ferme des parents de l’un d’entre eux, située à deux kilomètres environ
de la ville, était toute trouvée. Dépendant de la saison, on y mangeait des
mangues, on buvait du lait de coco après s’être baignés dans la rivière. Si
c’était la période des examens, on s’arrangeait pour avoir du temps pour les
préparer. Après avoir fait le plein d’oxygène loin de la poussière de la ville,
on y rentrait cahin-caha, la tête déjà en travail pour la prochaine virée.
Plus rarement, il leur arrivait de changer
de destination et d’aller du côté de Meyer ou des Orangers. Au cours d’une
demi-journée passée en ce lieu dont la fraîcheur les avait conquis, Patrice a souvenance
d’une découverte faite pour la première fois et qui n’avait pas été sans l’impressionner
pendant longtemps. Observant un linge blanc étendu à la devanture d’une maison,
son ami qui était à la fois son guide, l’avait mis en demeure de lui dire ce
que c’était. Il trouvait bizarre une telle injonction pour si peu. Car, à son
avis, il ne s’agissait pas d’autre chose que d’une nappe étendue au soleil. Il
apprenait alors une pratique anthropologique de première importance, qui avait
peut-être été générale dans le passé, mais qui tombait en désuétude, étant
maintenant circonscrite à des poches culturelles plus traditionnelles. D’abord,
il ne s’agissait pas d’une nappe, mais plutôt d’une couverture de lit maculée
de rouge par endroits et qu’on expose de façon ostentatoire. Son guide lui expliquait
qu’elle attestait la présence dans cette maison d’un couple en lune de miel et
qu’elle était la conséquence de la nuit de noce. L’exposition de ce tissu
était, la plupart du temps, l’initiative de la belle-mère du conjoint qui tenait
à convaincre de la virginité de sa fille avant le mariage. Son guide, un peu
cynique, se disait sceptique de l’authenticité sanguine toujours affirmée de la
tâche. Personne n’est jamais allé vérifier s’il ne s’agissait pas, parfois, du
jus de tomate.
Il se souvient d’une de ces journées où il
a failli mourir. Au terme d’une randonnée qui fut joyeuse et où ses amis et lui
avaient entonné en chœur une chanson patriotique, en l’occurrence, Fière Haïti, réminiscence de
ses années d’école primaire,
C’est nous jeunesse étudiante,
C’est nous les grands, nous les petits,
Demain la gloire d’Haïti
Les cœurs joyeux, l’âme fervente,
Toujours en avant nous irons,
La tête altière et hauts les fronts.
Ils avaient décidé d’aller se baigner à un
coude de la rivière, pas très loin de la colline où est érigé l’hôpital
St-Michel. Une centaine d’adolescents batifolaient à qui mieux mieux, dans les
eaux tièdes, près de la rive. Tout à coup, sans qu’on s’y attende le moins du
monde, on vit se changer la couleur de l’eau, en même temps que le passage d’un
amas de feuilles charriées avec rapidité. Le temps de se rendre compte que la
rivière était en crue, Patrice était entraîné avec force dans une sorte de
vortex qui le fit descendre, du moins il le croyait, à une profondeur de dix mètres.
Il se souvient d’avoir rassemblé toutes ses forces pour sauter. Il a vu luire
le soleil avec un sentiment indescriptible, avant de disparaître dans le
gouffre. Cet exercice devait se répéter une seconde fois dans l’indifférence de
ses amis qui s’ébattaient quelques mètres plus loin. Il avait entendu dire
auparavant, que le réflexe du saut par lequel l’individu tente d’échapper à la
noyade, se répète à trois reprises, avant que son sort ne soit définitivement
scellé. Il avait conscience, en descendant la deuxième fois dans les profondeurs
de la rivière, qu’il ne lui restait qu’une seule chance. À ce moment-là, la
mort lui apparaissait comme inévitable. Il a été alors frappé par deux
phénomènes : d’un côté, par l’indifférence de ses amis qui ne se doutaient
nullement du drame qui était le sien; de l’autre, par l’éblouissement du soleil
à son couchant, ce qui lui apparaissait comme une amère ironie à son sort.
À son troisième saut qui devait être le dernier,
une heureuse surprise l’attendait : le courant si fort l’entraîna loin du
tourbillon.
Il a encore présent à l’esprit
l’incapacité dans laquelle il se trouvait de faire comprendre, par la suite, à
ses amis, les émotions qui étaient les siennes, quelques minutes plus tôt. Au
contraire, ne l’ayant pas vu, ils pensaient qu’il préférait « faire
cavalier seul ». Même si les échelles sont différentes, cette expérience
lui permettra plus tard, de comprendre les difficultés de communication des
vétérans des guerres, à partager leur pénible vécu avec leur famille.
Ce n’était pas la dernière fois qu’il
croyait sa dernière heure arrivée par noyade. Le plus surprenant dans ce qui va
suivre, c’est qu’il n’est pas absolument sûr que ce soit réellement arrivé. Le
lecteur peut être étonné de son doute à ce sujet, mais pendant des années il
s’est posé des questions sur la réalité
de son expérience.
Il était invité, avec des amis, chez un
notable dont il a oublié le nom et qui avait une belle maison du côté ouest de
la ville. Incités à jeter un coup d’œil sur la piscine intérieure, ils ne
s’étaient pas fait prier pour y faire quelques brasses. Le seul indice qui
milite en faveur du rêve ou de l’hallucination était la forme de la piscine. Il
n’avait jamais vu une structure vouée à la natation ainsi conçue et il ne
rentrait pas dans son esprit qu’une personne raisonnable puisse en imaginer une
sous la forme d’un cône ou d’une pyramide inversée. Quoi qu’il en soit, l’eau
était limpide et l’on y voyait les moindres particules. Sans savoir pourquoi, à
un certain moment, il s’était retrouvé seul à nager tout au fond, au sommet de
la pyramide inversée et sans pouvoir remonter. Il avait conscience d’avaler une
certaine quantité d’eau et, par la suite, il perdit toute notion de réalité.
Ultérieurement, accoudé à un garde-fou bordant la piscine, il était resté avec
l’impression qu’il avait failli mourir, sans savoir comment il était arrivé à survivre.
Que de fois a-t-il revu cette image au cours des quarante dernières années! À
chaque fois, elle lui parvenait comme une tranche de réalité jusqu’à ce que la
raison prenne parti en faveur du rêve ou de l’hallucination.
Le deuxième groupe d’amis, moins homogène,
était formé de jeunes qui gravitaient autour de la J.E.C. Au cours des
activités en vigueur dans ce groupe, les préoccupations relatives aux
discussions sur des problèmes idéologiques et d’organisation, l’emportaient de
beaucoup sur les occasions de loisirs. Patrice reviendra plus loin sur la dimension
des rôles dans cette association. Quoique le type de loisirs dont il va être
question ici y soit plutôt rare, il n’est pas inopportun d’en faire état.
Cela avait pris la forme d’une excursion.
L’initiative revenait à l’aumônier du mouvement. Petit homme sec et nerveux
d’origine bretonne, il était vicaire de la paroisse. En tant que tel, il
desservait une chapelle éloignée de la ville de plusieurs dizaines de
kilomètres. La localité concernée appelée Coq-chante
est située au sommet d’une montagne escarpée et était alors accessible
seulement à pied ou à dos de mulet.
Le Père Martin, car c'était son nom, était
bien connu pour rechercher la compagnie des jeunes. On ne sait pas si cette
inclination venait de sa fonction—il était aumônier des scouts et des jécistes—ou
s’il s’agissait d’une tendance naturelle. Quoi qu’il en soit, à l’occasion de
cette excursion dans cette région éloignée, la compagnie des jeunes était pour
lui un gage de sécurité. On s’en rendait compte en raison de son insistance à convaincre
Patrice et ses amis de l’accompagner.
Finalement, il fut entendu qu’il partirait
dès le vendredi avec cinq ou six jeunes. Quant à Patrice, il se réservait
d’aller les rejoindre avec deux amis jécistes dont Christian. De fait, dès
quatre heures du matin, le lendemain, après être allé chercher Christian--l’autre
s’étant désisté entretemps—ils avaient entrepris de sortir de la ville. À cette
heure de la journée, l’aurore commençait à peine à rosir l’horizon. Pas âme qui
vive dans les rues tandis que, plus près d’eux, à deux ou trois coins de rue,
une lueur sombre se dissipait presqu’à vue d’œil, laissant voir ça et là des
clochards en train de se déplier sur la galerie des magasins.
Mais, on avait tôt fait de laisser ces
vestiges de la vie urbaine pour se lancer à travers la campagne sur une route
défoncée bordée de bananiers, de canne à sucre et parfois de terrains en
jachère.
L’air était enivrant.
Au début, quelques femmes isolées portant sur leur tête de larges paniers
d’osier remplis de produits maraîchers rompaient la monotonie du silence
matinal. Puis, à mesure que le temps passait, le flot était devenu continu sur
une bonne distance. Au rythme du chant du matelot, ils se lançaient dans la
vallée à un train d’enfer, scandalisant les premiers badauds à cette heure
matinale. Pendant plusieurs heures, ils avaient maintenu un allant très
dynamique jusqu’au carrefour des Trois
Palmistes, haut-lieu des activités d’un grand sorcier et, aussi,
destination privilégiée, à plusieurs kilomètres à la ronde, d’une clientèle
recrutée dans diverses strates de la société. Puis, ils avaient traversé une
rivière qui était alors en crue, s’étendant au-delà de son lit naturel.
À cette étape, il leur fallait s’attaquer
à une montagne qui s’élevait très haut devant eux. Au préalable, ils devaient
se sustenter. Avisant un arbre qui répandait une ombre généreuse, ils prirent
place sur une racine proéminente pour casser la croûte. Ce fut un lunch frugal
fait de biscuits et surtout de fruits achetés le long de la route. Par la suite, sans beaucoup de détermination,
ils décidèrent d’aller à l’assaut de la montagne. Très vite, l’ardeur du soleil
vînt enlever du peu d’entrain qu’ils éprouvèrent. Passe encore s’il y avait de
l’ombre le long de la piste, mais on ne voyait que des arbres rabougris sur le
flanc de la montagne, donc rien pour se protéger des rayons du soleil. De plus,
la soif les tenaillait et aucune demeure n’était en vue aussi loin qu’on pouvait
voir. Au beau milieu de leur ascension, ils étaient si fatigués qu’à chaque
quart d’heure, il leur fallait s’arrêter à la recherche de leur souffle
devenant, chacun à son tour, le boute-en-train pour stimuler l’autre.
Après plus de dix heures de route, ils
étaient enfin parvenus au sommet de la montagne, au lieu, précisément où se
trouvaient la chapelle et ses dépendances. Il était alors 17 heures environ. La
route était longue et, par endroits, tortueuse; ils avaient souffert de la faim
et surtout de la soif, mais ils les avaient vaincues et ils étaient satisfaits.
Ils allaient pouvoir se restaurer et se reposer. À cet égard, ils n’avaient
aucune inquiétude. Dans les plans de l’aumônier, il était prévu, entre autres,
qu’un porc serait sacrifié—en fait il l’était déjà—pour faire face à la dizaine
de convives qu’ils devaient être. Mais, ils avaient compté sans la cruauté du
sort.
À peine arrivé et pendant que Patrice
était en train d’étancher sa soif, son attention était attirée par une dispute
entre Christian et un camarade scout. Il ne semblait pas y avoir matière à
l’intervention d’autrui. Pourtant, sans qu’on sache le fond du conflit,
Christian décida de prendre la route du retour, au grand désarroi de tous les
spectateurs et sans penser à en informer son ami. Quand cinq minutes plus tard,
Patrice a su ce qui venait de se passer, il a compris que, pour lui aussi, l’aventure
n’était pas terminée. Étant donné la responsabilité qu’il avait prise vis-à-vis de ses parents, il lui
fallait coûte que coûte le rattraper et, peut-être, le convaincre de revenir
sur ses pas. Pour lui faciliter les choses, on lui passa un cheval. Vu que
Christian était reparti en courant, c’était le seul moyen d’espérer le
rejoindre, pensait-on. Il avait accepté le cheval en raison de sa fatigue, mais
il n’avait aucune illusion sur la possibilité de galoper au long de cette pente
vertigineuse. De fait, il ne pouvait pas aller aussi vite qu’il l’aurait voulu.
D’autant plus que la nuit était descendue tout d’un coup sur la montagne. Une
chance que le cheval connaissait bien la piste, car il n’aurait été d’aucun
secours dans les ténèbres qui s’étendaient sur l’environnement comme un voile
funèbre.
Malgré tout, il pensait qu’il allait rattraper
son ami avant une heure. Un silence sépulcral se répandait partout, à part le
cri sporadique de quelques chouettes en vadrouille. De loin en loin, de l’autre
côté de la montagne, on apercevait, des scintillements qui n’étaient
probablement que des feux de cuisson. Après avoir dévalé la pente sur une
longue distance, il commençait à entendre un bruit sourd qui s’accroissait au
fur et à mesure de la descente. Il finit par comprendre qu’il s’approchait de
la rivière qui avait été franchie sous un soleil de feu quelques heures plus
tôt. L’espace d’un instant, l’idée de mettre un terme à l’aventure sur la berge
de la rivière s’était imposée à lui. L’alternative était de la franchir par une
nuit noire et cette perspective, par tous les risques qu’elle comportait, ne
l’enchantait guère. Il a finalement laissé faire le cheval et, contre toute
attente, il se jeta à l’eau avec une détermination surprenante. il ne sait pas
si la crue s’était intensifiée depuis le matin, mais il avait l’impression que
la rivière s’étendait sur un espace beaucoup plus grand qu’antérieurement.
Comme s’il s’agissait de passer de
Charybde en Scylla, après la traversée de la rivière, une autre traversée ne
lui semblait pas moins dépourvue de périls. Comment, en effet, avoir seize ans
en Haïti et devoir franchir à une heure indue de la nuit, le triangle réputé
diabolique des Trois Palmistes, sans être pénétré de frayeur? Il eut
été préférable que les ténèbres envahissent toute la campagne, mais ce maudit
carrefour était le seul endroit de la région plus ou moins éclairé, comme si
personne ne pouvait emprunter ce passage à l’insu du grand sorcier.
L’espoir, après avoir franchi cette étape,
était de pouvoir, dans la vallée, accélérer le tempo et rattraper Christian.
Malgré que le cheval se soit mis au diapason, après une heure d’un rythme très
enlevé, il avait dû se rendre à l’évidence de son échec. La mort dans l’âme, il
décida de rebrousser chemin.
On fera grâce au lecteur du récit des
péripéties du retour et du passage, à nouveau, des Trois Palmistes et de la
rivière. Quoi qu’il en soit, vînt un moment où il lui fallait s’attaquer à la
remontée de la montagne. Très vite cependant, il comprit que son cheval était
fatigué et qu’il avait grand- peine à se déplacer. Il prit alors la décision de
mettre pied à terre et de le tirer par la bride, jusqu’à ce que le bruit d’une
chute le contraigne à s’arrêter. Pendant un moment, il s’agissait de savoir de
quelle nature était l’objet qui venait de choir. Comme il ne pouvait rien
distinguer dans les ténèbres, il en était venu à passer machinalement sa main
sur le dos du cheval. À cet instant, tout s’éclaira : la selle avait
disparu. Ce ne fut pas facile de la trouver dans les halliers qui bordaient la
piste, mais, après s’être écorché à plusieurs reprises, il finit par mettre la
main dessus, assez loin de l’endroit de la chute. La pente était si raide qu’elle
n’était pas restée en place en tombant.
Malgré qu’il ait été, depuis longtemps,
tiraillé par une immense sensation de faim et de soif, c’était à cette heure,
le moindre de de ses soucis. Il n’était pas sûr d’être sur la bonne voie pour
parvenir au village. Sans savoir sur quoi se fondaient ses impressions, il
avait confusément l’idée de s’être grandement écarté de la piste prise en
descendant. Par ailleurs, aussi loin qu’il regardait, il ne voyait absolument
rien, même pas les feux clignotants remarqués plus tôt en descendant. Que faire
alors? Prenant tout son courage dans la nuit noire, il lança de toutes ses
forces à la cantonade : « moin pwalé Kok chante , eske’m
sou wout la »(« Je m’en vais à Coq-chante, est-ce que je suis sur la
bonne route »?). Il y avait quelque chose d’indescriptible à écouter dans
l’obscurité l’écho de sa voix qui se répercutait de loin en loin dans la
montagne. C’était insolite, lugubre et désespérant. Il a répété le message à
trois reprises sans obtenir autre chose que l’écho inlassable de son désespoir.
Quand, au terme de l’écho alangui du
quatrième message, il entendit : « ou mèt continié, ou ben sou
wout la » (« vous pouvez continuer, vous êtes bien sur la bonne
route »), il eut tout à coup l’impression qu’il n’était plus seul au
monde. Ragaillardi, il continuait à avancer, sans pouvoir presser le pas. Après
moult péripéties, il mit finalement le pied au sommet de la montagne. Il était
une heure et demie du matin. En pénétrant dans la salle de séjour qui fait
office de presbytère, tout le monde, y compris l’aumônier, était autour de la
table en train de jouer aux cartes. Il s’attendait à un certain accueil et à quelques
questions relatives à son aventure, mais à l’évidence, l’attention était monopolisée
par autre chose. À cet instant, son estomac criait famine avec virulence. Il
s’apprêtait à aller se restaurer quand il a entendu dire qu’il n’y avait plus
rien à manger. Il pensait à une facétie de mauvais goût de la part d’un
farceur, mais après avoir regardé à droite et à gauche et n’avoir remarqué
aucun relief de victuailles, sauf un quartier de viande dans un saloir de
fortune, il comprit que personne n’avait pensé à eux. Même pas l’aumônier qui
avait tout fait pour les convaincre de tenter l’aventure…Le temps d’un moment,
après avoir bu une grande rasade d’eau, il est allé se coucher en cogitant sur
le thème de la responsabilité.
Il a su ultérieurement qu’il n’avait
aucune chance de rattraper Christian. Ce dernier n’avait cessé de courir de
Coq-chante à Jacmel même là où il en était incapable à cheval. Parvenu chez ses
parents, tôt le lendemain matin, il se serait écroulé sur le plancher du
rez-de-chaussée, n’ayant pas eu l’énergie de regagner sa chambre à l’étage.
Comme indiqué plus haut, de telles
aventures n’étaient pas monnaie courante dans son association plus portée sur
les activités de réflexion. À cet égard, le congrès national de la J.E.C,
auquel il allait participer, un peu plus tard en 1957, a été plus
caractéristique de son champ de préoccupations. Conçu pour la promotion des
objectifs et des activités du mouvement, il réunissait des membres d’un peu
partout au pays, à Port-au-Prince, au petit séminaire St-Martial, sous la
houlette du père Ernst V, aumônier national. À cette occasion, il était le seul
représentant de Jacmel, mais cela ne tirait pas grandement à conséquence car il
y était le président du mouvement. Cela lui avait permis d’avoir des échanges
intéressants avec plusieurs jeunes de différentes régions du pays. C’est à
cette occasion qu’il a rencontré Rubert Ferdinand, Edouard Rousseau, Jacques
Brutus, Alerte Boucard, Max Giordani, Maurice Moïse, Max Dominique et tant
d’autres. Il se souvient, en particulier, des discussions fructueuses qu’il eut
avec Robert Bauduy sur plusieurs dimensions de l’engagement de la jeunesse. À
la clôture du congrès, ils s’étaient promis d’approfondir ultérieurement
certains des éléments idéologiques à peine ébauchés, mais le sort en avait
disposé autrement. Par la suite, l’éloignement du pays avait rendu les
rencontres difficiles, voire presqu’impossibles. Quand en 2008, il apprit la
mort de Robert, il a eu le sentiment d’une interaction qui aurait pu être
fructueuse mais qui était restée malencontreusement inachevée.
Né dans le giron de l’église catholique
dans la première moitié du 20ème siècle, le mouvement de la jeunesse étudiante
catholique dont la devise est : voir, juger, agir, présentait dès le
début, la caractéristique paradoxale d’être un mouvement progressiste sous les
auspices d’une institution conservatrice. Sous-produit de la doctrine sociale
de l’église de laquelle on se réclamait souvent dans les années cinquante, elle
visait, en dernier ressort, à la transformation de la société comme,
d’ailleurs, le mouvement de la théologie
de la libération qui allait être
écrasé ultérieurement sous le poids du Vatican.
Il ne fut pas difficile au militant de la
J.E.C de comprendre que les comportements que supposent, par exemple, les deux
premières propositions (voir et juger) de la devise ne sont pas donnés
naturellement. Encore lui fallait-il disposer de lunettes appropriées qui
supposent certaines motivations personnelles et des grilles adéquates pour
approfondir le projet. D’où l’implication d’un apprentissage à la base.
D’aucuns l’ont acquis dans les chapelles diverses comme les cellules socialistes
qui se sont développées dans le siècle et, particulièrement, après la première
guerre mondiale. Quant à lui, c’est dans les groupes de discussion de l’époque
qu’il a appris à décrypter certaines réalités et à s’ouvrir au monde. À cet
égard, la séance de formation intégrée au congrès de la J.E.C a été d’un apport
substantiel. Auprès de l’aumônier national, il a été initié aux principaux
concepts nécessaires au projet et, surtout, à la méthode d’analyse pertinente.
Comme travaux pratiques du « voir et du juger », il se souvient de la
tournée d’observation qu’ils firent à la Saline, bidonville alors en
développement. C’est la première fois qu’il lui avait été donné de faire de
telles observations. Il avait déjà côtoyé la grande pauvreté, mais jamais auparavant
n’avait-il rencontré le laboratoire de tous les dénuements et de leurs effets
aliénants qui, déjà à son avis, mettait en question le fonctionnement de la
société.
Dès cette époque, son camp idéologique
était bien choisi sans avoir, toutefois, l’attitude béate de ceux, pour qui les
promesses de la gauche n’avaient pas de limites. S’il avait des illusions de ce
côté, Le zéro et l’infini d’Arthur
Koestler qui était, à l’époque, sa lecture de chevet, se chargeait de lui
révéler ce qui se passait derrière le rideau de fer à différents égards,
particulièrement en ce qui concerne les méfaits du totalitarisme sur
l’intégrité physique et morale de la personne.
N’empêche, dans son contexte social, la
J.E.C. était alors la seule association constituée d’étudiants qui ouvrait la
porte des débats à des problèmes sociaux. D’autres existaient dans la
clandestinité. Ce n’est donc pas par hasard si ces groupes enviaient le statut
des jécistes et essayaient de les noyauter à leurs fins.
Une de ces tentatives est subséquente à la
visite à Jacmel, probablement un an après le congrès, des membres du Bureau National
de la J.E.C. Il a encore présent à l’esprit l’incident survenu quand il est
allé les chercher à l’aérodrome. Dans la hâte d’arriver avant l’atterrissage,
le chauffeur heurta une chèvre qui traversait la route. L’animal roula sur les
bas-côtés en bêlant. Il n’était pas mort mais c’était tout comme. En un rien de
temps, un rassemblement s’était formé suivi d’un tumulte. Mais quand le
chauffeur se montra prêt à payer, ce fut l’apaisement. Moyennant une dizaine de
gourdes et la récupération de l’animal par le propriétaire, la foule les laissa
partir. Ils ont pu arriver juste à temps, pendant que l’avion atterrissait.
Une semaine après le départ des visiteurs,
il se souvient d’une manœuvre d’approche de la part d’un certain Alain, bien
connu pour son association avec la gauche communiste et ses tentatives de
prosélytisme. Comme on l’avait vu venir de loin, on était sur ses gardes et il
ne fut pas difficile de lui barrer la route. Cette tentative ayant échoué, il
ne se tenait, néanmoins, pas pour battu. Sachant que la J.E.C disposait d’une
machine à ronéotyper, il s’était présenté la semaine suivante avec des stencils
compromettants à imprimer. On a alors discuté des risques de sa démarche, et,
encore une fois, les conclusions ne lui furent pas favorables.
Environ un mois plus tard, ce fut le tour
de Jean M. Dans son cas, ce fut différent, car il bénéficiait, des membres de
l’équipe, d’un certain capital de sympathie. Inféodé au groupe de Jean-Jacques
Dessalines Ambroise dont l’inspiration idéologique socialiste était bien
connue, il était un des éléments qui distillaient les idées de gauche dans le
milieu étudiant, à commencer par des condisciples qui se réunissaient chaque
semaine en vue de plancher sur des textes de Roumain et d’autres, pour ne
parler que des écrivains haïtiens.
Voulait-il avoir une rencontre avec le
président de la J.E.C ou avec l’équipe? Toujours est-il que c’est l’équipe presqu’entière
qui le reçut. Autant que Patrice se souvienne, il y était allé d’un laïus sur
la nécessité de bien se former pour l’avenir et d’avoir des pôles diversifiés à
cette fin, au-delà du tremplin qu’est le lycée. Au passage, il saluait le rôle
joué par la J.E.C et d’autres groupes. Sur cette lancée, il fit une proposition
qui, à distance, lui semblait avoir été une offre de partenariat avec la J.E.C.
À sa question, pour terminer : « que vous en semble? » Comme
président du mouvement, Patrice répondit qu’un temps de réflexion était
nécessaire pour se décider. C’est ainsi que sa démarche s’est terminée en queue
de poisson, car il n’y eut jamais de suite.
À cet égard, il est amusant de constater
jusqu’à quel point la mémoire peut jouer des tours. Lors d’une rencontre à
Montréal en 2005, à l’occasion d’un congrès, Patrice et Jean se plaisaient à
évoquer quelques souvenirs jacméliens et ce dernier n’a pas manqué de citer
l’époque où il était président de la J.E.C! Comme Patrice ne se souvient pas de
cette époque, la mémoire de l’un d’eux a fait défaut et on sait laquelle.
Étant donné l’univers dans lequel
s’ébattait la J.E.C, ce n’est pas par hasard si l’église a été dépassée à sa
gauche. Très vite, en Europe notamment, le jéciste avait trouvé dans le
socialiste ou même le communiste un militant qui respire le même air que lui.
Et qui partage avec lui beaucoup de valeurs communes. Pas besoin d’être un
grand clerc pour prévoir à quel choc en retour il se préparait. Cela a eu lieu
au milieu des années soixante quand, rompant les amarres, il a épousé les
causes et les théories des mouvements de la gauche radicale. L’église avait
alors réagi en dissolvant ses mouvements de jeunesse et, en particulier, celui
de la J.E.C.
Pourtant, c’est dans le sillage de la
jeunesse étudiante catholique que se situe le troisième groupe qui n’était pas,
à proprement parler, un groupe, mais plutôt deux ou trois amis sans trop
d’attaches entre eux. Leur particularité venait du fait qu’ils commençaient à
poser le problème de l’individu en société en partant de quelques prémisses comme
la liberté, la suprématie de certaines idéologies, l’appartenance religieuse
etc. Au demeurant, sans trop avoir les bases philosophiques nécessaires à cela
et sans pouvoir étoffer les discussions par des références éprouvées. C’était,
bien entendu, à un état rudimentaire de réflexion. N’empêche, il lui a semblé,
plus tard, que cela préfigurait, à une échelle combien réduite, les idées qui
se brassaient dans la foulée de Jean-Marie Domenach et consort autour de la
revue Esprit et, par capillarité, au
personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier auquel il allait adhérer. C’est, croit-il,
à cette époque qu’il commençait à réfléchir à un mouvement de jeunes, arrimé au
contexte social du pays et qui serait nourri par les idées développées dans ce
terreau; mais les bases, une fois jetées, ont fait long feu en raison
d’obstacles, en majeure partie, politiques et conduisant subséquemment à la
fuite des cerveaux à l’étranger. Au demeurant, ce sont là des thèmes de
réflexion qui dépassent l’objet qui les concernait, lequel était, à l’époque,
l’organisation des gens dans la ville.
VI
LA
VILLE IMAGINAIRE
Il est significatif que la première image
de Jacmel se soit ordonnée dans l’esprit de Patrice autour d’une histoire qui
lui avait été contée vers l’âge de douze ans. Il s’agissait, schématiquement,
d’un jeune homme, étudiant au lycée qui s’appelait Benoit et qui s’imposait par
son allure de séducteur. À la mort de sa petite amie Ariane dans la fleur de
l’âge, le public avait découvert qu’il en avait trois autres qui se croyaient
uniques dans leur rôle auprès de lui. N’empêche, lors des funérailles, ces
filles vêtues de blanc, n’hésitaient pas à se rencontrer et à se concerter dans
le cadre d’un hommage à leur consœur
décédée ; elles le firent en entonnant un lamento déchirant à sa mémoire,
au moment de la conduire à sa dernière demeure. Voilà, en résumé, le canevas
général.
Au-delà du comportement hétérodoxe de ce
jeune don juan, ce qui frappait davantage l’imagination de l’adolescent,
c’était la dimension romanesque, voire cinématographique du spectacle. Il était
devant un événement où les préoccupations du moraliste avaient dû céder le pas
aux réactions de l’artiste vis-à-vis des éléments de l’histoire. Longtemps, il
a cherché Jacmel à travers ce prisme. En dépit de quelques situations qui
avaient été nourries à l’ombre du lycée, il doute qu’il l’ait vraiment trouvée.
La première de ces situations à laquelle
il s’est arrêté est celle de Max et d’Élise. Ils habitaient en face de sa
résidence. C’était, à leur façon, des émules de Roméo et de Juliette. Ils
s’étaient rencontrés au lycée et s’étaient liés intimement à l’insu des
parents. Il ne fallait pas que ces derniers en fussent informés, car il y avait
une mésentente profonde entre les familles à cause d’une affaire de mœurs. Le
père de Max était suspect de relations incestueuses avec sa fille. Néanmoins,
depuis deux ans que les jeunes se fréquentaient, ils s’écrivaient régulièrement
par le truchement d’un alphabet de leur invention. Le jour où le père d’Élise
est tombé sur un spécimen de leur hiéroglyphe, il avait tout de suite anticipé
quelque chose de grave et l’impression de gravité a été décuplée quand il a eu
flairé l’identité du partenaire de sa fille. Mise en demeure de dévoiler le
sens du texte, Élise refusa d’obtempérer. Après plusieurs tentatives ponctuées
de violences verbales, sans succès, il recourut à la violence physique sans
parvenir à des résultats satisfaisants. Une atmosphère funèbre planait au foyer
familial pendant que la santé d’Élise déclinait à vue d’œil, affectant
grandement sa performance scolaire. Les parents n’avaient consenti finalement à
lâcher prise, qu’à la nouvelle du projet de suicide des amoureux.
Le deuxième cas mettait en scène deux
jeunes qui avaient des attributs sociaux différents. La jeune fille, très
belle, était un échantillon de la bourgeoisie de la ville. Elle avait beau
faire la nique à son monde au palmarès des invités du club Excelsior, elle
éprouvait beaucoup de mal, dans la vie quotidienne, à ne pas tenir compte de
ses réactions. On ne lui pardonnait pas de répondre favorablement aux charmes
d’un condisciple dont les attributs ne correspondaient pas à son milieu.
C’était, bien entendu, l’attitude des parents, mais aussi celle de plusieurs de
ses camarades étudiants. Son ami était beau et brillant, mais ses parents
étaient d’avis que l’appartenance de classe devait l’emporter sur toutes les autres
considérations. Il résidait dans un quartier non recommandable de la ville et
on ne savait rien de ses parents. Les lycéens n’étaient, par conséquent, pas
surpris de constater leur absence de l’établissement à la prochaine rentrée
scolaire. Tout le monde avait compris qu’ils avaient préféré passer incognito
dans une école à Port-au-Prince.
Ce
qui sautait aux yeux de Patrice était, en contrepartie, plus prosaïque. Il y
avait, à l’époque, deux ou trois bordels de grand calibre dans la ville, sans
compter d’autres clandestins. Beaucoup d’étudiants, parmi les aînés, s’y
rencontraient, quand ils ne rencontraient pas certains de leurs professeurs. À
cet égard, il se souvient combien il a eu à pâtir des activités d’un de ces
bordels. Non qu’il fût proche de sa nouvelle résidence mais, installé sur une
petite colline, la musique produite en ce lieu se propageait assez loin et l’empêchait
de dormir jusqu’à trois heures du matin.
Il lui revient souvent la manière dont
Laure, une de ses condisciples, ingénue et timide, se faisait taquiner par
certains étudiants qui se plaisaient à raconter à toute la classe, les mœurs de
son père dans le milieu clos du bordel. Il avait toujours pensé que c’était de
la cruauté et il n’a jamais changé d’opinion.
Il n’a pas oublié non plus la frimousse
d’Isabelle qui avait des fossettes aux joues et au menton. Il était de
notoriété qu’elle exhibait, par ainsi, la marque de fabrique de son père. De
fait, c’était des traits caractéristiques des nombreux enfants, vrais cailloux
de petit Poucet, que le père avait dispersés à travers la ville. Elle vivait souvent
cette situation comme se voyant condamner à traîner un boulet.
Le cas de Sylvie était encore, d’une
certaine façon, plus critique. Les étudiants la disaient laide et, pour cette
raison, l’appelaient « Ostrogoth » du nom de ces barbares qui
déferlaient sur l’Europe vers le 5ème siècle. D’après eux, seul un mot à
consonance bizarre et qui exprime, au surplus, un état de rudesse pouvait
arriver à signifier l’impression inesthétique qu’elle dégageait. Ici aussi, il
avait des opinions négatives très arrêtées sur l’inhumanité de certains de ses
condisciples.
Et que penser finalement de Monique dont
la démarche singulière était imputée à toutes sortes de causes imaginaires et
dont l’opinion farfelue finissait, avec le temps, par avoir le poids d’une
vérité!
Au sujet de Monique, il lui revient un
incident qui l’avait profondément marquée. Cela concernait un pauvre hère bien
connu de tous et qui semblait se faire un devoir d’arpenter chaque jour toutes
les rues de la ville. On le connaissait sous le nom de Criépoutè. On prétendait que des avocats véreux
avaient fait main basse sur ses terres et l’avaient ruiné. Dérangé
psychologiquement par ses mésaventures, il n’avait de cesse de raconter à
tout-venant ses vicissitudes à longueur des rues et des jours. Harcelé par les
jeunes qui se moquaient de lui, il avait tout le temps des injures à la bouche
et appelait le feu de l’enfer sur tous ses détracteurs.
Un jour que Monique et Patrice étaient au
portail du lycée, Criépoutè vint à passer. Monique, qui était d’ordinaire très
réservée, a eu la mauvaise idée de l’interpeller sans prêter attention à sa
réaction. Laissant la chaussée, le vagabond gagna le portail, se saisit de
Monique par les épaules et, après l’avoir immobilisée, se pencha à ses
oreilles. Patrice n’a jamais réussi à savoir ce qu’il lui avait alors dit; ce
dont il est certain, c’est que des monstruosités lui ont été débitées qu’elle
n’a jamais été capable de répéter. De teinte claire, elle était devenue rouge
comme un coquelicot après les quelques secondes d’intervention de l’individu.
Cet incident rappelle un autre de même
nature concernant un clochard surnommé Boléard. Celui-là n’avait pas toujours
l’injure à la bouche, mais il avait une dégaine pas très avenante. Il portait
les stigmates probablement d’un accident cérébro-vasculaire qui lui avait
laissé une paralysie d’un côté de son corps, incluant, son bras et sa jambe.
Mais l’objet de l’impression de dégoût qu’il laissait, venait d’une bave qui
dégoulinait, sans cesse, sur ce qui lui servait de chemise. Comme Criépoutè,
chaque jour, il lui fallait, semble-t-il, sillonner tous les quartiers de la
ville. Un jour que Lydie, une étudiante, était en visite chez Patrice, au
moment de son passage devant la maison, la jeune fille, comme auparavant sa
condisciple Monique, s’était mise en tête de le taquiner, comme font aussi les
galopins du quartier. Mû par je ne sais quelle pulsion, Boléard fit ce jour-là
ce que d’ordinaire il ne faisait pas. Il s’était avancé sur la galerie où se
tenait la jeune fille et avait entrepris de l’embrasser. Il eut atteint son
objectif si, devinant son projet, des amis n’étaient intervenus à la dernière
minute pour le repousser.
Lydie n’avait, à la connaissance de ses
amis, aucun boy-friend bien qu’on ait trouvé dans son portefeuille, une photo
dédicacée à «Lydie ma chérie». La photo, qui était celle d’un bougre
semblable à un indigent, avait été récupérée au bureau spécial d’émigration des
coupeurs de canne, en vue de la République Dominicaine. Le loustic qui voulait
lui jouer un tour avait subrepticement glissé la photo dans son portefeuille.
Cela avait été, pour toute la classe, un moment de fou rire aux dépens de la
jeune fille qui, néanmoins, n’avait gardé rancune à aucun d’entre eux.
Donc, on disait qu’on ne lui connaissait
aucun petit ami. Cela n’empêchait pas qu’on lui supposait une véritable
attraction à l’endroit d’un condisciple nommé Hector. Rien ne permettait de
mieux mesurer la dissemblance des filles et des garçons que la perception
relative de ce dernier par les deux sexes.
Hector appartenait à la petite classe
moyenne pour laquelle l’éducation a généralement une cote très élevée dans
l’échelle des valeurs, mais, en ce qui le concerne personnellement, on sentait
que c’était loin d’être le cas. D’ailleurs, il n’était pas brillant. Ses
performances au lycée étaient à peine dans la moyenne. Il avait de plus, une
réputation de noceur que tout semblait confirmer. À l’échelle des garçons, il
avait une cote résolument négative. Pourtant, il semblait avoir du succès
auprès des filles. Comme si ce qu’il y avait de négatif chez lui jouait en sa
faveur. Il faisait des choses qui l’associaient à une délinquance caractérisée.
On racontait qu’une fois au cinéma, avisant devant lui un jeune qui caressait
sa partenaire, il avait décidé de prendre la relève de ce dernier une fois
qu’il a eu fait relâche. Plus authentique était le pari qu’il avait pris avec
trois de ses copains un jour qu’il revenait du lycée. Voyant arriver au bout de
la rue trois jeunes filles de St-Joseph de Cluny, il avait amené ses amis à gager
qu’il ne pouvait pas toucher les seins de deux d’entre elles. Aucun de ceux-ci
ne le croyait assez fou pour faire une chose semblable. Sur ces entrefaites, il
a simulé un faux pas et après quelques pirouettes comme pour ne pas perdre
l’équilibre, il avait, en effet, appliqué ses deux mains sur les seins des
jeunes filles.
Hector était le prototype du mauvais garçon.
Ses condisciples avaient pris du temps avant de comprendre que son atout était
son audace. Alors que ces derniers, mieux éduqués ou plus réfléchis,
s’abstenaient, pour toutes sortes de raisons de courir le jupon, lui, sans
aucune inhibition, fonçait tête baissée, quelle que soit la situation. Sur ces
questions, il avait des comportements et des attitudes qui déroutaient
l’adolescent qu’était Patrice.
VII
L ‘ADOLESCENCE
Le parcours de
l’étudiant qu’était Patrice au mitan des années cinquante a été celui d’un
jouvenceau qui a justifié singulièrement ce qu’il est convenu
d’appeler « l’âge critique ». C’était le temps de la mise en
place d’une personnalité complexe qui alliait dans sa constitution, des
éléments disparates et souvent contradictoires.
La vie au lycée réclamait qu’on ait les pieds sur terre, qu’on soit
capable de se défendre moralement et physiquement pour ne pas être broyé par
les autres. De ce point de vue, le jouvenceau a été tout à fait en phase avec
les exigences du milieu. Mais, en même temps, les modèles de comportement en
vigueur ne rendaient compte ni de sa psychologie, ni de ses aspirations. Il
pouvait vibrer à beaucoup d’influences et l’établissement, pas plus que ses
proches ou même ses amis, n’en avait aucun écho.
On oublie souvent que l’adolescence est
une création du système scolaire; elle se présentait d’abord comme un temps
relativement court. Mais, avec l’élasticité du système éducatif qui embrasse
des champs de savoir de plus en plus vaste, l’adolescence, ou mieux encore, la
jeunesse, a tendance à se prolonger dans le temps. À l’époque qui nous occupe,
cette période était encore relativement circonscrite. Cela ne l’empêchait pas,
sur le plan des individus, de se matérialiser par des comportements
différenciés. De fait, elle se caractérisait rarement par une unité de
tendances ou d’orientations. En ce qui concerne Patrice personnellement, deux
moments particuliers ont semblé devoir être mis en relief. Deux moments qui
s’inscrivent en continuité, tout en étant distinctifs voire même dissemblables.
Même si le premier moment était alimenté
par le même terreau psychologique que le deuxième, du point de vue de
l’adolescent, il se présentait sous un jour tout à fait différent. Celui des
aspirations creuses et des velléités éphémères. C’était aussi celui d’une
certaine tendance à l’idéalisme qui embrassait des champs assez étendus, y
compris celui du sentiment amoureux. Il en résultait des pulsions, des
motivations ou des élans de mysticisme que l’adolescent pouvait difficilement
endiguer. De quels cieux n’avait-il pas parfois rêvés et de quel sentiment
d’exaltation et de plénitude n’était-il pas souvent rempli à l’occasion de
certains phénomènes restés imperceptibles et insignifiants pour ses amis!
Comme, par exemple, le lamento d’un violon dans cette maison du Bélair, tard
dans la nuit, ou les hymnes incantatoires, aux Vêpres, le dimanche soir! Et que
penser du chant cérémonial de clôture (avant
d’aller dormir sous les étoiles…)
qu’entonnaient les jouvencelles de St-Joseph de Cluny et qui le jetait toujours
dans une profonde mélancolie? Dans ce dernier cas, de manière rituelle, de
semaine en semaine, il allait à la rencontre de ce sentiment dont il ne savait,
à chaque fois, s’il surgissait du crépuscule qui s’infiltrait dans la nef ou de
la nature même du chant.
A ce propos, il conviendrait de ne pas
passer sous silence sa quête enamourée à l’égard d’une de ces gamines à sa
sortie de l’école. Il n’a jamais connu son nom. Il l’a aperçue aux Vêpres un
dimanche et ce fut l’adoration. Elle n’était ni petite ni grande. Ses cheveux
étaient retenus en chignon comme le voulait la discipline et on les sentait
impatients de prendre leur liberté. Toutes les fois que le hasard la plaçait
sur son chemin, elle était en uniforme du collège des religieuses qu’elle
fréquentait. En dépit de cette apparence conventionnelle, néanmoins, il émanait
d’elle une telle singularité qu’il n’a jamais eu assez de temps pour l’analyser
minutieusement et comprendre en quoi consistait l’attrait qu’elle avait sur
lui.
Certes, elle était belle ; mais, ce serait
peu dire que cet attrait venait seulement de sa beauté. Quand il la regardait
avec les yeux du souvenir, il pense à une œuvre d’art dont la palette était si
riche et improbable qu’elle ne pouvait être qu’unique. Sur le plan de la
carnation, elle était de pêche mais d’une teinte qui aurait emprunté, au moins
légèrement sur les lèvres, de la nuance violine de l’aubergine italienne. En
dépit d’un port de tête qui en imposait, elle semblait cacher une espièglerie
qui ne demandait qu’à saisir l’occasion pour se manifester. C’est pourquoi on
la devinait plus primesautière que l’apparence ne permettait de le supposer.
Que de fois son image n’a-t-elle pas occupé toute sa soirée de dimanche ! Il
s’ensuivait une mélancolie dont il était incapable de dire si elle était faite
de la proximité du lundi qui arrivait à grands pas ou de ses rêves de conquête
effilochés.
Le coup fatal à ses vagues aspirations est
venu ce jour de mai 195* ou s’étant arrangé pour la voir au sortir de l’école,
il l’a vue franchir le portail de l’école et s’engouffrer dans la voiture
rutilante d’un jeune Levantin de sinistre réputation de coureur de jupons.
Et c’était loin d’être son seul
comportement problématique. Souvent, il se laissait glisser à une sorte de
panthéisme frivole, alimenté par une imagination débridée au gré de la
splendeur des paysages et du sentiment de leur transcendance. Que de fois, à
cette époque, n’était-il pas subjugué par un sentiment océanique quand certains
soirs, il regardait le soleil terminer lentement sa courbe de l’autre côté de
la baie de Jacmel ! A moins qu’il ne se fût agi, pendant les vacances, de ce
roc dénudé qu’il avait souvent hanté et d’où l’on découvrait à merveille les
quatre horizons de l’espace !
Bien que les éléments fondamentaux de la
sensibilité n’aient pas varié de manière significative, le deuxième moment
caractérisait ce qu’on appellerait, grosso
modo, un idéal social un peu plus affranchi des turpitudes de l’imagination
et arc-bouté sur des dimensions du réel. C’est à cette époque que remonte
l’appartenance à la J.E.C et les activités dans les groupes de discussion. De
quelque nature qu’étaient les thèmes des préoccupations d’alors, ils étaient
toujours colorés par une sensibilité qui empêchait une trop grande
intellectualisation des problèmes, au bénéfice d’une prise directe sur la
réalité.
Quels que soient les jugements que l’on
peut porter, à l’époque, sur les activités sociales, politiques ou autres des
jeunes, y compris même, l’absence complète de tout autre activité que les
études, ces derniers étaient alors, davantage axés sur les moyens de construire
l’avenir. Il n’y a pas de commune mesure avec les décennies subséquentes où
l’hédonisme et l’instinct de plaisir allaient être la norme dans une frange
importante de la jeunesse. Au contraire, un coup d’œil rétrospectif de cette
époque indique parfois, il est vrai dans un cercle restreint, des profils
psychologiques dont les attributs relèveraient davantage d’un certain
engagement déjà chevillé à une éthique de la responsabilité. Bien entendu, on
était loin des jeux de l’amour et de la place qu’ils occuperont plus tard,
auprès des « enfants du siècle » pour paraphraser Alfred de Musset.
Cela ne signifie pas que Patrice a toujours
su se garder loin des situations romanesques propres à son âge. L’idée de son
engagement à cet égard l’a toujours empêché de franchir le Rubicon, même quand
il était sûr de remporter la victoire. Que d’amis n’avait-il pas désarçonnés à
l’époque et même plus tard, par son comportement fuyant et erratique ! Ils le
mesuraient à l’aune du système de valeurs en vigueur alors dans la jeunesse,
alors qu’il était ailleurs, dans un autre qui interdisait toute action, dès
lors que celle-ci n’était pas supportée par un engagement ferme. C’est en effet
à cause de cela qu’il a eu volontiers le rôle de « recruté passif » à
plusieurs occasions où il s’était trouvé au cœur de la romance. Il y avait dans
cette démarche une attitude diffuse que comprendrait volontiers Gérard de
Nerval, du moins celui qui affirmait dans
Sylvie : « Rien de
très original, n’était le fait que tout, ici, se passe dans l’imaginaire et que
le réel n’est là que pour marquer l’impossibilité d’actualiser jamais ce qui
doit demeurer virtuel. »
Il est vrai que cette dimension de sa
personnalité n’était pas omniprésente. Loin s’en faut. Il fallait la débusquer
sous les apparences dont se targuent de la masquer les réalités multiples de la
vie quotidienne que ce soit les jeux de la vie sociale ou les situations
dérivant des événements politiques ou naturels.
VIII
LE CYCLONE HAZEL
Le cyclone Hazel demeure un événement
marquant de l’année 1954 en Haïti. Pour son ami Robert d’un an plus vieux que
lui, cet événement est significatif à plus d’un titre pour Patrice. Il rappelle
l’angoisse mortelle dans laquelle a vécu sa famille pendant une longue semaine.
Le cyclone est survenu à un moment où M. Dubois, son père, en voyage à
Port-au-Prince, était normalement sur la voie du retour. Or, non seulement il
n’était jamais arrivé à destination, mais on avait la certitude qu’il avait
quitté la capitale comme prévu. Si bien qu’au cours des heures et des jours qui
suivirent, on commençait à se faire à l’idée qu’il était peut-être une des
victimes du déchaînement de la nature.
De plus, comme si la situation n’était pas
assez dramatique, il avait fallu que Valentine, la cuisinière, connaisse une
inquiétude équivalente à celle de Mme Dubois. Elle habitait à quelques
kilomètres de la ville, à l’une des rives de la rivière La Gosseline et
faisait, chaque jour, le trajet à son travail. Cependant, le cyclone l’avait
contrainte à passer la nuit en ville. Si elle avait eu des enfants, elle aurait
été très contrariée, mais dans l’état de sa relation avec Cassius, son
conjoint, ses soucis étaient plutôt marginaux. Après tout, par ce temps, il ne
lui serait pas difficile de comprendre qu’elle avait opté de passer la nuit en
ville : la meilleure solution dans les circonstances.
Jusqu’alors, elle croyait que dès le
lendemain, elle allait pouvoir regagner ses pénates; mais la réalité avait tôt
fait de lui administrer la preuve du contraire. Après deux jours passés à
l’extérieur de son foyer, l’issue de sa situation n’en était que plus nébuleuse
quand une rumeur lui parvint que son conjoint avait disparu. Elle n’avait pas
eu le temps d’intégrer l’information qu’une autre lui en apportait, cette fois,
un démenti. Cassius n’avait pas disparu ; on avait bien identifié
l’endroit où il se trouvait : c’était à califourchon sur un arbre au beau
milieu de la rivière devenue une mer en furie. Quand, au troisième jour, elle
apprit que l’arbre avait été emporté, elle se doutait bien de ce qui avait pu
se passer, se contentant de pousser un cri déchirant, ameutant tout le
personnel de la maison. La veille, elle avait assisté, d’une des entrées de la
ville, à l’instar d’une foule de badauds, au spectacle des cocotiers qui se
couchaient lentement, les uns après les autres, sous la pression du courant.
Dans le cas de M Dubois, pendant quelques
jours, aucune nouvelle n’a filtré de sa situation. Quand il avait paru
inopinément, ce dimanche maussade, au crépuscule, cela avait été une joie
immense pour la famille. Patrice se souvient de cela comme d’hier, car il était
présent quand il fit sa rentrée, suivi d’un porteur, avec des effets qui
témoignaient de ses mésaventures. Sans qu’on se fût dit quoi que ce soit, on
commençait à désespérer de l’attendre. La situation du conjoint de la
cuisinière ayant fait son chemin dans l’esprit de tous, confusément, on avait
imaginé qu’il était le jouet du même sort que ce dernier. Pourtant, rien dans ses aventures ne
ressemblait aux siennes. Il avait pris place à Port-au-Prince dans un camion de
marchandises à destination de Jacmel. Le camion, tombé en panne, a été
immobilisé aux environs de Thouin. C’était, tout de même, une chance dans les
circonstances, car cela lui avait épargné de s’exposer aux risques de la piste.
Un tronçon important se trouvait dorénavant dans le lit de la rivière.
Quant à Valentine, dès que cela fut
possible, elle s’était dépêchée de regagner son foyer. Malgré le pessimisme
envahissant entourant le sort de son conjoint, elle espérait un miracle. Mais
le miracle, s’il y en avait un, ce fut de trouver intacte sa petite maison de
torchis au haut de la colline, malgré les assauts de la pluie et du vent. De
Cassius, il n’y en avait point. Pourtant ce dernier n’était pas le seul à avoir
connu la mort de la façon que l’on sait. Plusieurs ont eu un sort pareil.
D’ailleurs, le jour du retour de M Dubois, un quartier de la ville était encore
en émoi quand on a découvert un homme sur un manguier au milieu de la rivière.
Il y eut tout un branle-bas dans la foule des badauds pour lui porter secours.
Après plusieurs manœuvres risquées en raison de la force du courant, les
pompiers et les forces de sécurité avaient réussi à aller le chercher. Conduit en
vitesse à l’hôpital St-Michel, il avait dû être assigné à des soins d’urgence à
cause d’une déshydratation avancée.
Le cyclone avait laissé des traces
profondes dans l’imaginaire de la plupart des Jacméliens. Pourtant, la valence
du phénomène n’était pas toujours négative. En témoignent les anecdotes
suivantes :
Au cours de la première journée du
cyclone, la sœur d’un condisciple de Patrice qui menait à terme une grossesse
très risquée a accouché d’une petite fille. En dépit des complications attendues,
à la surprise du médecin, l’accouchement s’était fait sans problème. Et comme
si le cyclone était pour quelque chose dans l’heureux dénouement de
l’événement, la mère a donné le prénom d’Hazélie à sa fille malgré l’opposition
de certains membres de sa famille.
Non moins significatif avait été le cas de
Mlle Solon bien connue pour avoir coiffé Ste-Catherine depuis longtemps. Quelle
n’avait pas été la surprise des Jacméliens de la voir convoler en justes noces
avec Hazel. Ce dernier, arrivé dans la ville en même temps que le cyclone et
affublé, pour cause, de ce surnom par la population, avait, de ce jour, perdu
son patronyme originel. Il n’en fallait pas plus, pour que ce cyclone soit
toujours invoqué positivement, par tous ceux qui gravitaient autour du nouveau
couple, désormais en première loge du tout-Jacmel.
En ce qui concerne Patrice, sans voir
l’événement avec les yeux du couple, ce n’est jamais sur le mode négatif qu’il
lui revient en mémoire. En raison de sa jeunesse, c’était la première fois
qu’il lui était arrivé d’être en présence d’un tel débordement de la nature.
Cela avait, pour lui, valeur d’une
expérience existentielle à portée philosophique.
Par ailleurs, il n’a jamais oublié sa
stupéfaction quand, près d’un mois après le cyclone, il s’était risqué, en
compagnie de deux ou trois copains, sur une ferme bien connue de tous. En
vérité, n’était-ce la vue du gardien, ils ne se seraient pas retrouvés. Il ne
restait rien de la vingtaine de cocotiers qui montaient la garde sur les bords
de la rivière. Seuls les manguiers avaient résisté aux forces dévastatrices qui
avaient déferlé en trombes géantes sur cette partie de la vallée. Même la piste
qui délimitait, d’un côté, la propriété avait disparu pour être remplacée, çà
et là, par des amoncellements d’alluvions à la faveur de troncs d’arbres
abandonnés par la dérive des courants. À la surprise générale, une source avait
giclé en contrebas de ce qui fut la piste, permettant au gardien, le moment
venu, de réinventer le circuit de l’arrosage de la ferme. Déjà, c’est à cette
source qu’il captait l’eau nécessaire aux besoins de la chaumière devenue un
lieu bizarre, depuis que les eaux avaient emprunté un raccourci traversant
l’avant de la cahute. Il déplorait que le banc de bois sur lequel les amis
étaient si souvent assis pour conter des histoires, boire du lait de coco ou
manger des mangues ait été emporté par la nature en furie. Et il rentrait en
ville l’après-midi avec une forme étrange de nostalgie comme si, déjà, un pan
de sa jeunesse s’en était allé.
Pourtant, ce n’était pas la seule
catastrophe naturelle qu’on avait eu à déplorer. D’autres étaient appelées à
rythmer le cours du temps, faisant à chaque fois des victimes surtout parmi les
plus humbles de la société. C’était le cas avec le ruisseau Des orangers.
IX
LA CRUE DES
ORANGERS
Il peut paraître étonnant dans l’évocation
des souvenirs d’adolescence, de faire état d’un tel événement. Cela vient du
fait, qu’à l’époque considérée, l’événement en question rythmait presqu’autant
la fuite des jours que le carnaval, par exemple.
De prime abord, il est important que le
lecteur étranger de la ville sache que Les
Orangers n’ont rien d’une rivière. C’est simplement un filet d’eau qui
traverse la ville comme le Bois de chêne à Port-au-Prince. Encaissé dans un
ravin et porté à s’assécher à certaines périodes de l’année, il pouvait grossir
parfois démesurément sous les pluies torrentielles et s’éloigner bien loin de
son lit normal, à l’approche du cône de déjection. Au cours de son adolescence,
Patrice a connu pas moins de trois ou quatre occasions où il avait débordé de
son lit. Bien entendu, ce débordement n’était pas toujours de même ampleur. Il
garde un souvenir très vivant d’une de ces crues qui a été une vraie
catastrophe pour les résidents de la partie basse de la ville. Le souvenir
était d’autant plus cuisant qu’il concernait aussi des gens qu’il connaissait
bien dont, entre autres, Alain, un lycéen avec qui il était en pourparlers en
vue de son admission à la J.E.C.
Leur rencontre s’était faite de façon
inopinée. Il avait approché Patrice pour lui parler du nouvel étudiant dans la
classe de son frère aîné et qui portait le même patronyme que lui. Il s’avérait
être son cousin. Quand le sujet du « nouveau » a été mis sur le
tapis, par réflexe mental, il a battu automatiquement le rappel de ses
connaissances littéraires. C’est une question qui a, en effet, souvent suscité
l’intérêt dans la littérature. Pour sa part il avait lu trois textes sur le
sujet dont deux de Flaubert et de Maupassant. Il y était toujours question d’un
« nouveau » qui se remarquait par un attribut dépréciatif quelconque,
moral ou physique comme si cela était partie intégrante de sa condition et par
quoi les autres, par contraste, se sentaient valorisés.
Mais loin que le récit d’Alain confirme la
méfiance qui s’était installée en lui, il avait eu le plaisir de l’entendre y
aller d’éloges à l’endroit du « nouveau ». Il ne le connaissait pas
encore, mais à travers son frère, il le décrivait comme grand et beau. Il
arrivait du collège St-Martial à Port-au-Prince. Il s’exprimait bien et pouvait
traduire du français au latin et vice-versa, sans avoir besoin de recourir au
dictionnaire à la surprise de tous y compris du professeur lui-même. D’emblée,
il paraissait moins comme quelqu’un qui avait besoin d’être initié ainsi que
sont généralement les nouveaux, mais plutôt comme un oiseau rare qui pourrait
en remontrer à certains.
Quand Patrice s’était présenté chez lui,
ce jour-là, au cours d’une éclaircie succédant à deux jours de pluie, c’est à
quoi il réfléchissait, avant de prendre conscience de toute l’étendue de la
réalité. Les trombes d’eaux qui dévalaient la pente près de sa résidence les
contraignaient à annuler le rendez-vous, pour s’occuper de choses plus
urgentes. La maison familiale n’était pas touchée encore, mais avec
l’augmentation de la crue d’heure en heure, le pire était à prévoir. L’eau
occupait déjà une bonne étendue, mais le courant était circonscrit à une
surface de cinq ou six mètres qui charroyait les objets les plus hétéroclites,
comme un vieux matelas, une sorte de tonneau qui a peut-être contenu du clairin[4],
des ustensiles de cuisine, deux vieux pneus et des guenilles multicolores dont
un carré d’étoffe pourpre qui s’accrochait à un balai, donnant l’impression
d’un drapeau.
Ce spectacle était l’occasion d’un
rassemblement de gens dont beaucoup, cela ne faisait pas de doute, mouraient
d’inquiétude au sujet de leur maison. Un peu plus loin, un grand nombre
d’enfants que l’école venait de licencier en raison de la crue, piaillaient
comme des oiseaux à regarder passer les objets à la surface de l’eau. Jusqu’au moment où l’un d’entre eux se laissa
prendre par le courant, quand il a voulu se saisir d’un ballon passant à sa
portée. Ce fut un cri déchirant modulé en chœur
par les trente ou quarante poitrines en émoi. Si l’enfant n’a jamais pu attraper
son ballon, il a lui-même été attrapé par un bon Samaritain qui observait l’évolution
de la situation et lui a lancé une perche. Il en fut quitte pour être trempé
jusqu’aux os et dégager des relents putrides. Après coup, on s’est rendu compte
que son sac d’école avait été emporté par le torrent. Pendant que les bonnes
âmes s’occupaient d’apaiser ses émotions et de lui composer une certaine
allure, on vit son père arriver en coup de vent et distribuer des injures à
tribord et à bâbord comme si quelqu’un était responsable de ses malheurs. Il
n’en fallait pas plus pour qu’il soit houspillé avec véhémence par tout le
monde, y compris par les enfants eux-mêmes.
Devant la montée des eaux, les parents
d’Alain crurent le moment venu de faire les préparatifs de départ. Avec une
précipitation qui frisait le sauve-qui-peut, ils essayèrent de monter à l’étage
tout ce qui était normalement au rez-de-chaussée, depuis les sièges du salon et
de la salle à manger, jusqu’aux ustensiles de cuisine. Pendant ce temps, les
eaux en furie commençaient à lécher les premières marches avant d’accéder au
rez-de-chaussée. Après avoir fermé les portes, tout en se demandant s’il
n’était pas préférable de les laisser ouvertes, la famille s’engouffra dans la
vieille Peugeot, laissant la maison à elle-même. En dépit du trouble qui
étreignait tout le monde au moment de partir, Patrice se prenait à penser qu’Alain
et sa famille, malgré leur malheur, étaient, dans les circonstances, des
privilégiés. À près de 400 mètres de distance, leur maison était l’une des
seules à disposer d’un étage. Partout dans les parages, c’était le branle-bas
général à essayer de sauver le plus d’objets possible, avant de payer le tribut
au torrent incontrôlable. D’un poste d’observation à quelques mètres du
courant, on voyait passer d’autres vieux matelas, des valises, une vieille
bicyclette et tant d’autres objets cabossés par le temps que le courant se
chargeait d’acheminer rapidement dans la mer.
Pour une idée plus globale du désastre, Patrice
avait voulu voir ce qui se passait un peu plus en aval, dans un quartier réputé
pour son dénuement. Bien que la crue ait eu tendance à s’affaiblir quelque peu,
on n’avait pas pu s’approcher des endroits les plus névralgiques. Là où l’eau
s’était retirée, se trouvait un amas de boue qui tenait à distance. Pourtant,
dans un no man’s land où ne se voyait rien à sauvegarder, s’agglutinait une
grande concentration de gens, comme s’ils craignaient encore d’abandonner leur
masure. Pourtant, on n’était pas si prêts du cône de déjection qui formait, à
ce qu’on disait, une mer par son étendue et s’encombrait de toutes sortes de
détritus et d’objets familiers.
Patrice avait déjà assisté à la crue des
Orangers. Il est vrai que ce n’était pas aussi catastrophique antérieurement.
Il gardait l’impression que les problèmes de tous ordres générés par cette crue
avaient été décuplés.
Au
retour de cette bizarre randonnée, ils rencontrèrent Éric, un lycéen de la
cinquième année qu’Alain connaissait. C’était une des victimes de l’inondation.
Ils surent qu’en plus de tout ce que sa famille avait perdu, il devait compter
aussi ses livres de classe. Et, sans le lui dire, Alain et Patrice prirent la
décision d’essayer de l’aider. Dans la semaine même, ils lui ont trouvé les
livres qui lui manquaient.
Patrice se souvient que dans la réunion de
la J.E.C du samedi suivant, la crue des Orangers était à l’ordre du jour. Ce
n’était pas habituel que ces réunions comportent un sujet pareil, mais il a été
retenu, en terminant, comme thème de réflexion. Ce n’était pas tant la
dimension technique qui consiste à se demander comment éviter de pareilles
catastrophes qui intéressait le responsable. Il estimait que cet aspect de la
question était l’apanage des ingénieurs et des politiciens. Quoique la
dimension sécuritaire ait été la seule question pertinente à poser en pareille
circonstance, ce n’était pourtant pas, d’abord, ce qui leur importait. Son
projet consistait plutôt à essayer d’aller de l’autre côté des choses, à
sensibiliser les camarades à une dimension de la réalité qui n’est pas toujours
perceptible : l’exacerbation de la misère d’une fraction importante de la
population. Qui sait? La prise de conscience de cette dimension de la réalité
rendrait peut-être urgent les changements techniques nécessaires.
De pareilles préoccupations dans la tête
des potaches pouvaient laisser à penser que leurs problèmes d’étudiant étaient
totalement résolus. Rien de moins sûr. On risquerait même à croire que le
désert du milieu culturel au lycée avait laissé toute latitude pour penser la
réalité en dehors du domaine académique. C’était donc leur façon de combler le
vide du milieu.
X
LES ÉVÉNEMENTS
CULTURELS
On ne peut manquer d’avoir été frappé par
l’absence des activités culturelles au lycée Pinchinat, hormis les fins
essentielles de l’établissement, lorsqu’on y considère les années cinquante.
Mis à part un collège confessionnel voué à l’éducation des filles, ce lycée
était alors, dans la ville, le seul établissement public de niveau secondaire
pour les deux sexes. On se serait attendu, avec cette concentration de jeunes initiés
à l’univers culturel, que des décisions pratiques fussent prises, afin de
rendre les œuvres artistiques accessibles dans le cadre du milieu académique. À cet égard, il est vrai, les jeunes ne
bénéficiaient d’aucun appui, en tout cas sûrement pas, de celui de la direction
de l’établissement.
Quoi de plus naturel aurait-il été, de songer
par exemple, à un projet qui mettrait en œuvre les nouvelles connaissances et
le savoir-faire des étudiants afin de dynamiser leur capacité de création! Au
lieu de cela, lors de la fête du lycée, la direction se contentait d’envisager
une conférence sur un thème quelconque, de préférence sur l’histoire du pays,
une communication magistrale en plus des cours magistraux habituels. Donc, rien
pour susciter une participation active et enthousiaste de la part des
étudiants, hormis à l’occasion, une excursion à un site historique ou
touristique.
Bien sûr, le théâtre classique français
avait la part belle dans les programmes littéraires. Néanmoins, pour ce qui est
de la pratique théâtrale, beaucoup d’entre eux n’avaient, comme rudiments, que
les expériences acquises à l’école primaire. Ils avaient traversé les années du
lycée sans avoir jamais pris part à des productions théâtrales, que ce soit
comme acteurs ou comme spectateurs, pas plus qu’à des séances de déclamations
poétiques sous les auspices de l’établissement. Il en était de même pour les
autres dimensions des activités culturelles.
C’est donc à l’extérieur du lycée qu’ils
étaient relégués pour de tels défis. À cet égard, Patrice se souvient avec
bonheur de la performance d’André (Chouchou) Berrouet et de Charles Garaud dans
une représentation de Gilles de Rais
chez les Frères de l’Instruction chrétienne à Petite Batterie. À l’époque, il croyait le sujet de la pièce, en
tous points, fictif. Il a su, plus tard, que le personnage d’une perversité
diabolique, avait bien vécu au XVème siècle[5].
C’est peu de dire que cette séance
théâtrale avait suscité chez lui un grand intérêt pour les arts de représentation.
Cet engouement subit était tel, qu’il lui avait valu de tricher pour la
première fois. Voulant assister à nouveau à un spectacle qui se déroulait au
même endroit et n’ayant, cette fois, pas de billet, il eut l’idée d’entrer par
la cour, sans avoir bien évalué l’importance de l’enjeu. Or, il était beaucoup
plus considérable que ce à quoi il s’attendait. On était à une période de
l’année où les halliers qui bordaient la piste contournant la propriété étaient
presque à hauteur d’homme. Impossible d’avancer sans être arrêté par des ronces
agressives. Il croit avoir été chic au départ avec son pantalon de gabardine
beige et sa chemise multicolore. Mais avant d’arriver, il devait prendre le
temps de faire la chasse à toutes sortes de dards qui s’étaient agrippés à ses
vêtements, sans compter les fils d’araignée qui n’avaient pas manqué de
déménager sur ses vêtements, parfois avec les proies préalablement prises au
piège. Quand finalement il put émerger des halliers, c’était pour tomber de
plain-pied dans l’arrière-cour de la maison-mère des religieux, où un gros
chien de la taille d’un berger allemand l’attendait avec un ouf! ouf !
tonitruant, comme la charge mentale d’un signal d’hallali. Il a eu la peur de sa
vie en voyant la silhouette de deux soutanes blanches traverser l’espace,
devant lui, répondant, avait-il compris, à l’appel du chien. Mais ce fut une
fausse alarme. Aussi, profitant de ce moment pour atteindre la cour de récréation,
il se faufila subrepticement dans la salle de spectacle.
Décidément, il n’avait pas beaucoup de
talent pour la tricherie, car longtemps après être entré dans la salle, il eut
l’impression qu’on n’avait qu’à le regarder pour se rendre compte de son
forfait. Il était à ce point envahi par le sentiment de son indignité qu’il n’a
rien retenu du spectacle. Aujourd’hui, il lui serait très difficile de dire
pour quelle pièce il a pris tant de risques. Il n’est pas surprenant qu’il
n’ait jamais essayé de rééditer un tel exploit.
Par la suite, il a eu un petit rôle dans Hidalgo de Jean Coradin sur la
révolution mexicaine qui a été représenté à Démocratic-Ciné. Bien que les rôles
principaux aient été tenus par des amis,
l’acceptation de prendre part au spectacle était en fonction du défi que
cela représentait pour sa timidité. Il avait beaucoup aimé cette pièce dont le
souffle épique lui restitue la geste des héros de l’indépendance haïtienne.
Quatre ou cinq ans plus tard, quand il
était devenu difficile de s’exprimer sans courir le risque de déplaire à la
police politique de Duvalier, il a voulu faire jouer la même pièce. À cause de
ses accents révolutionnaires, il croyait plus sage d’obtenir une permission de
la préfecture, mais ses demandes réitérées n’ont jamais eu de réponses.
C’est la même motivation qui l’avait poussé,
à peu près à la même époque, à avoir une présence dans une comédie burlesque de
Théodore Beaubrun, alias Languichatte, alors de passage dans la ville. S’il ne
s’abuse, il s’agissait d’une comédie où il jouait le rôle du président ou du
candidat à la présidence d’Haïti.
Mais ce qu’il appréciait surtout, c’était
les concerts publics qui n’arrivaient pas aussi souvent qu’il l’aurait voulu.
Cela amenait sur la place publique une faune très diversifiée de jeunes et de
moins jeunes, pas toujours des mélomanes. Tant s’en faut. Il se souvient, en
particulier de ce dimanche soir où le maestro—était-ce Obed Lominy ou un autre—entamait
une œuvre classique. Aujourd’hui, il serait bien en peine de dire de quel
compositeur elle était, même si, sans trop savoir pourquoi, il a retenu le nom de
Mendelsshon. Il sait seulement qu’il était à ce point emporté, qu’il ne tenait
pas en place. À plusieurs reprises, il a fait le tour de la place pour trouver
quelqu’un avec qui partager le bonheur de la musique. Et quand enfin il a
aperçu une tête qui ne lui était pas inconnue, il s’est avancé vers elle et lui
a demandé avec enthousiasme et insistance, au risque de passer pour un
timbré : « avez-vous entendu la musique? » Il l’a regardé comme
s’il était un martien tout en continuant sa conversation.
C’était à peu près l’époque à laquelle il
avait dû abandonner sa place à la fanfare du lycée. Il avait été affecté à un
trombone. Lors d’une répétition en vue d’un événement, le maestro avait statué
que l’un des trois trombones y était allé d’une fausse note. Les essais, par la
suite, ont révélé que c’était lui le coupable. Il devait donc étudier davantage
la partition avant de réintégrer l’orchestre. Cela l’avait déplu. C’est à ce
moment qu’il avait décidé de tout laisser tomber. Pourtant, sa décision n’était
pas une toquade, elle procédait d’une analyse lucide de la situation.
Quand il était arrivé à la fanfare, cela
faisait plusieurs mois qu’elle existait et faisait du chemin. Il remplaçait à
l’improviste le tromboniste dont les parents venaient de déménager à la
capitale. Ses connaissances en solfège étaient rudimentaires et il était le
seul à n’avoir trouvé personne pour l’initier et au fonctionnement de la
fanfare et à celui de l’instrument. Il ne pouvait surtout pas compter sur le
maestro qui, en l’occurrence, était très occupé. En plus d’être dentiste, il
était violoniste, professeur de musique et de dessin. Résidant non loin de chez
lui, il pouvait l’entendre à l’occasion le soir. Il avait un archet merveilleux
et un répertoire des plus éclectiques qui accentuaient son goût pour la
musique; mais cela ne l’avançait nullement sur le plan de son intégration à la
fanfare. Et rien ne lui permettait de croire qu’il en serait autrement à
l’avenir. Il a toujours regretté les opportunités perdues qu’ouvrait cette
occasion manquée, même si son goût pour la musique n’a rien perdu de son
intensité par la suite.
À défaut de musique classique, il prenait
du plaisir à toutes les formes de musique populaire. Il lui revient avec un
grand plaisir une sauterie à laquelle il avait participé, à l’occasion de
l’anniversaire d’une amie. Cela coïncidait avec son prochain départ pour
l’Espagne après son bac. À cette occasion, il y avait eu interprétation de
trois ou quatre poèmes dont Nedge de
Roussan Camille et Le lac de
Lamartine, en plus de plusieurs chansons interprétées a capella dans une chorale improvisée. Mais le clou de la soirée,
ce fut l’arrivée du groupe musical qu’animait un émule de Ti-Paris des plus
spectaculaires. On avait dansé jusqu’à trois heures du matin environ. C’est une
des meilleures expériences du genre qu’il ait faite par le truchement des
camarades du lycée. Une autre soirée, dans les mêmes conditions, au Club Union
avait été contremandée pour des raisons mortuaires.
À l’époque, le groupe musical précédemment
indiqué était partout. En dehors des occasions plus formelles, il sévissait
régulièrement à travers la ville par des sérénades. Dans ses tournées, il ne
manquait jamais de s’arrêter devant la maison du lieutenant D, alors un voisin.
Ce militaire était un des rares officiers à avoir gravi les marches de la
hiérarchie, depuis le statut de simple soldat. Les sérénades le comblaient
d’aise, mais, il était moins heureux quand les musiciens s’avisaient
d’emprunter à un certain répertoire. Il anticipait toujours quelque chose de
néfaste pour son standing social. De fait, toutes les fois que le tambour
annonçait ce changement de rythme, sa conjointe commençait à se trémousser.
Cela se prolongeait dans une transe qui la voyait, au moment d’atteindre son
paroxysme, se jeter par terre. En pareil cas, cela nécessitait l’intervention
de bras musclés pour éviter qu’elle se fasse mal. On disait alors qu’elle était
montée par des loas et cela déplaisait au lieutenant. Pourtant, à chaque
occasion, la même manœuvre et les mêmes comportements se répétaient. On n’avait
jamais su si l’attroupement des voisins était motivé par la dextérité du
guitariste ou la transe attendue de madame.
Un événement de musique populaire, pour
être plus rare, n’en était pas moins ritualisé. Il s’agissait de la musique des
carnavals à laquelle on retrouvait souvent aux commandes, à l’époque, Hector
comme trompettiste. Pour les Jacméliens, c’était une occasion merveilleuse
d’unanimité, où la joie se donnait libre cours à travers les rues, dans des
danses échevelées et érotiques, au grand dam des âmes pieuses.
En ce qui concerne Patrice, moins porté
sur de tels ébats où l’énergie et l’endurance étaient mises à l’épreuve,
surtout avec la bousculade rituelle de rigueur, il se contentait, soit de
regarder l’évolution de la foule d’un balcon, soit de la suivre sur une
certaine distance, sans trop s’y mêler. Il était particulièrement sensible,
dans les déguisements et les grimages, à la recherche et à l’originalité des
masques. À sa prime adolescence, il regardait avec un tantinet de frayeur, les
gesticulations infernales des « ailes mathurin », il était intrigué
par les « chaloskas » (ou Charles Oscar) et il rentrait en
lui-même, en se laissant simplement éblouir par la dextérité des « tresseurs
de rubans » et en observant la gesticulation du « juif errant »,
tout en se posant on ne sait plus quelles questions transcendantales.
Il se souvient, à cet égard d’une anecdote
concernant le père Martin, un prêtre Breton. Il venait d’arriver à Jacmel, ne
connaissant encore rien de cette ville. Quand, au cours de la période des
carnavals de cette année-là, il fut mis devant une scène du « juif
errant », lequel était condamné à aller par monts et par vaux, à traverser
les mers sans jamais s’arrêter, malgré des enjambées qui en disaient long sur
ses malheurs, il n’avait rien capté de l’allégorie sur l’histoire des juifs. Il
croyait plutôt qu’il venait de tomber à pic sur une manifestation d’antisémitisme.
Sans tergiverser, il se dirigea tout droit au poste de gendarmerie de la ville,
pour porter plainte contre les pourfendeurs des juifs et, peut-être, qui sait?
obtenir qu’ils soient mis sous les verrous. Il était, bien entendu, revenu bredouille.
On avait imaginé, après coup, le rire tonitruant des gendarmes de cette méprise
ecclésiastique sur la tradition carnavalesque.
Et les gens, mis au courant, avaient, à leur tour, bien rigolé.
On a su, par la suite, que l’impulsion de ce prêtre
n’avait rien d’inédit. Dès qu’il s’agit de juifs, il y a des millions de gens
de par le monde, de préférence en Occident, toujours prêts à débusquer
l’antisémitisme là où il ne loge pas et à monter au créneau, au nom,
apparemment, du droit et de la morale, mais plus certainement, en raison d’une
culpabilité historique qu’ils traînent comme un boulet depuis leur
collaboration active ou passive avec les Nazis.
Pour participer au défilé carnavalesque,
comme il sied à un jouvenceau qu’était Patrice à l’époque, il s’était permis un
déguisement incluant un masque facial. Il faut croire que ses talents, à cet
égard laissaient à désirer car, au cours de sa vadrouille à la queue de la
foule endiablée, il avait entendu des commentaires assez significatifs. Le
premier lui était venu de M Bosy, son professeur au lycée : « madi
gra saa maché two dwate pou sé pa Patrice » « Cet individu se tient
trop droit en marchant pour qu’il ne soit pas Patrice ». Plus loin, Il avait aperçu deux jeunes filles
sur le trottoir dont l’une était Nicole, une amie. Parvenu à leur niveau,
Nicole s’était penchée à l’oreille de sa compagne et lui avait dit, en le
désignant subrepticement : « jan’l maché-a, m’kwè sé Patrice »
« Par sa démarche, je crois que c’est Patrice »
Après ces deux commentaires, il n’était
pas difficile de comprendre qu’il n’avait pas un grand avenir comme travesti et
il s’était dépêché à rentrer chez lui.
Il avait été bien servi par le hasard.
Après son départ, une bagarre épouvantable avait été l’occasion de plusieurs
blessés parmi les fêtards. La raison en était la rencontre inopinée de deux
bandes carnavalesques réputées antagonistes et censées défiler sur des parcours
différents. De telles échauffourées, quoique rares, n’étaient pas inédites, surtout,
à une heure plus avancée de la nuit. On saura plus tard, qu’un de ses
condisciples était parmi les victimes. Pendant un certain temps, il affichera
un bras dans le plâtre au lycée.
Par les libertés qu’il rend possibles, le
carnaval était l’événement le plus global de la communauté. Il avait le pouvoir
de constituer la population en une société tout à fait différente de ce qu’elle
est normalement pour un laps de temps, il est vrai, limité. Seules des
activités sportives avaient la vertu de se rapprocher, un tant soit peu, du
carnaval.
Cependant, les activités carnavalesques ne
se donnaient pas comme un événement uniforme.
Selon la période de la journée, elles se présentaient sous trois aspects
différents. Vers la mi-journée, les rues commençaient à s’animer par le passage
des gens travestis, déguisés ou masqués, avec des succès différents selon la
maîtrise de leur art. A ce moment, l’activité n’a pas d’autres fins que celles
de provoquer l’admiration, l’étonnement, voire, la frayeur de la population. En
ce qui concerne ce dernier but, certains y parvenaient sans difficulté. C’était
le cas de ceux qui, année après année, n’hésitaient pas à se présenter sous la
forme d’une bande de diables échappés de l’enfer. Par leur apparence physique,
leur façon d’entrechoquer leurs griffes et de faire claquer leurs ailes, ils
glaçaient le sang de beaucoup. Tant qu’ils occupaient la rue, certaines
personnes, pas seulement des enfants, s’abstenaient, de montrer le bout de leur
nez sur leur perron
Vers le soir, l’animation était beaucoup
plus vive. C’était le moment où la population commençait à prendre position
dans les rues, période par excellence du carnaval des familles, où l’on voyait
beaucoup se déguiser aux couleurs de la bande. Cela correspondait également au
défilé des chars et des véhicules remplis de fêtards dansant et chantant au son
de la musique, en plus de la déambulation des danseurs de tout acabit,
grouillant et se déhanchant, d’aucuns sur le toit des véhicules.
Cela n’avait rien à voir avec ce qui se
passera plus tard aux heures sombres de la nuit. À cet instant, les défilés
rythmiques de l’après-midi ou du soir seront remplacés par des spectacles où
l’épreuve des muscles est davantage mise en relief. On continuera encore à
danser de manière plutôt paillarde et lascive avec, çà et là, des épreuves de
force par de petits groupes organisés, où les enfants de chœur n’ont pas leur
place. Dans ces conditions, malheur à celui qui se laisserait happer,
solitaire, par la foule ! On le ferait rebondir comme une balle de
ping-pong d’un groupe à l’autre. À cette heure de la nuit, seules des femmes
d’une catégorie particulière se risquent dans une telle compagnie.
Pour revenir au sport, la pratique de
cette discipline dans la ville se réduisait peu ou prou, dans les années
cinquante, à celle du football. En privé, bien entendu, certaines expériences
étaient de mise comme celles de la gymnastique, focalisant surtout sur les
exercices de musculature, du tennis, du volley-ball etc. Un temps, Patrice
pratiquait, lui-même, le badminton dans une équipe qui avait brillé comme une
étoile filante. Mais cela restait des tentatives isolées qui ne comptaient pas
vraiment. Le seul sport auquel tout le monde s’identifiait était le football
qui était porté par trois équipes de la ville, soit Luciole, Flèche verte et B-29. Elles étaient en compétition entre
elles et avec des équipes d’autres cités du Sud. Par l’enthousiasme suscité
chez les jeunes particulièrement, ce sport servait d’alibi au deuxième
mouvement de rassemblement d’importance dans la ville.
Patrice se souvient en particulier d’un
match auquel il avait assisté et qui mettait aux prises Flèche verte et
Luciole. Patrice était un fervent partisan de Flèche verte et, sans le savoir,
il s’était placé au milieu d’un groupe de supporters fanatiques de Luciole.
Bien entendu, il applaudissait aux bons coups de son équipe et, très vite, cela
avait eu l’heur de déplaire à ses voisins, particulièrement à trois d’entre eux
qui s’arrangeaient pour le houspiller en chœur et lui cacher ce qui se passait
sur le terrain. Quand il comprit dans quel guêpier il se trouvait il se
dépêchait à se déplacer. Cela s’était fait au moment où l’on bottait un corner.
Quittant sa cible, le ballon était venu le frapper à la tempe. Pendant quelques
instants, il était déstabilisé, titubant un peu comme un alcoolique, jusqu’à ce
qu’une spectatrice soit venue le prendre par le bras. Elle assistait au match
d’une jeep stationnée sur le terrain et l’invita à occuper le siège du
passager. Il accepta l’invitation le temps de retrouver ses moyens et
d’apprendre qu’elle faisait partie d’une
mission internationale et était de passage dans la ville.
Le terrain d’entrainement et de compétition
des équipes de football était attenant au campus du lycée. C’était aussi
l’endroit désigné de tous les attroupements qui sortaient de l’ordinaire. En
particulier, le lieu d’élection de certaines activités scolaires, comme la fête
du Drapeau le 18 mai et d’autres événements de même acabit. C’était également
le lieu d’érection du mât de cocagne devant souligner certains événements
festifs et populaires, selon une tradition qui allait, très vite, tomber en désuétude
et par rapport à laquelle Patrice a toujours eu un sentiment mitigé. On ne se contentait
pas de placer l’enjeu au sommet du mât, il fallait rendre l’escalade la plus
difficile possible. Pour cela, on enduisait le long poteau de suif pour le
rendre glissant. Bien entendu, seuls les plus fauchés pouvaient être appâtés
par un tel défi. Il a encore à la mémoire la compétition qui s’était installée
entre quatre ou cinq d’entre eux pour aller chercher la mise. Après avoir
essayé, à tour de rôle, sans vraiment progresser, ils avaient recommencé de
nombreuses fois par la suite, au grand bonheur des spectateurs, heureux
d’assister à l’énergie dépensée par les uns et les autres, et à la prolongation
du divertissement. Curieusement, il n’a aucun souvenir que quelqu’un soit
parvenu au sommet et ait remporté le magot. Ce qu’il a gardé plutôt à la
mémoire, c’est d’avoir assisté à un événement qui n’honore pas le genre
humain : un divertissement aux dépens des plus démunis de la société.
Ce terrain, c’était aussi le lieu par
excellence des « coulées de cerfs-volants ». Autant qu’il s’en
souvienne, de tels spectacles se donnaient généralement en fin de semaine. Sans
en être un habitué, il lui arrivait, au cours de randonnées, de tomber par
hasard sur des compétitions dans ce type d’activités. En témoigne une
expérience très intéressante vécue un dimanche après-midi, au retour d’une
excursion à Mayard. Débouchant de la
route qui en émane, il a assisté au spectacle d’un combat aérien acharné, entre
une demi-douzaine de cerfs-volants armés jusqu’aux dents de lames de rasoir,
jusqu’à la queue devrait-on dire. Hypnotisé comme un oiseau devant un serpent,
il prenait plaisir à substituer en imagination, les avions des alliés contre
ceux de la Luftwaffe pendant la deuxième guerre mondiale, tels que
les « actualités cinématographiques » de l’époque les avaient
représentés. Et alors, tant pis pour les cerfs-volants amalgamés aux engins de
la Luftwaffe!
Une grande partie des autres événements
culturels ou de loisirs avaient lieu à Démocratic-ciné, la seule salle de cinéma
à l’époque. C’est là qu’il a vu le film Le
jour où la terre s’arrêtera. Pour les générations d’aujourd’hui, les films
de science-fiction sont monnaie courante, ce n’était pas le cas pour les années
cinquante. Patrice avait été très impressionné par ce film qui ouvrait des
perspectives tout à fait inédites à l’époque. Il n’avait pas manqué d’en parler
autour de lui. C’est d’ailleurs ce qui explique l’incident suivant :
Un jour, une voisine s’était approchée de
lui pour s’entretenir de Gaspard. Il s’agissait d’un jeune de seize ans environ
qui travaillait chez Patrice comme garçon à tout faire. Elle lui demanda si on
n’avait pas aperçu quelques changements dans son comportement. Selon elle, il
tenait des discours incohérents et disait des choses incompréhensibles. Patrice lui disait n’avoir remarqué chez lui
aucun changement significatif et la pria de donner quelques exemples de ses
observations. Elle lui citait, alors, quelques-uns des termes qu’il avait utilisés
de manière approximative. Sous les vices de prononciation transmis probablement
par Gaspard lui-même, il a saisi les vocables suivants : planète,
extra-terrestre, soucoupe volante etc.
À compter de cet instant, il commençait à
être allumé sans être certain de ce qu’il croyait savoir. L’idée lui était
venue que, peut-être, Gaspard l’avait entendu raconter le film et avait essayé
de le restituer à son tour. En posant quelques questions à sa voisine, il se rendit
compte que c’était bien le cas. Et il comprit alors, qu’il y avait bien de quoi
pour que ses auditeurs soient aussi fourvoyés. Car, dans les années cinquante,
les concepts relatifs aux réalités interplanétaires étaient déjà utilisés dans
certains cercles scientifiques restreints, mais n’avaient pas encore quitté
leur milieu d’origine. Donc très peu de gens en avaient entendu parler.
Il est vrai que cela ne l’informait
nullement sur les propos de Gaspard qui était, par surcroît, analphabète.
Pourtant, compte tenu du caractère insolite de ses propos, il s’imaginait que
les gens ne pouvaient s’empêcher d’avoir un sentiment mitigé à l’entendre. Il
utilisait un langage dont le sens ne leur était pas immédiatement perceptible,
mais il contenait des éléments qui ne manquaient pas de titiller leur
curiosité.
Il ne fait pas de doute que dans les
années cinquante, ce qui se passait à Démocratic-Ciné se prêtait souvent à
discussions, voire à débats. Quand les films qui y sont projetés, avaient
l’avantage d’être vilipendés par les prêtres de la paroisse, en raison de leur
niveau de moralité, on peut imaginer que le propriétaire de la salle de cinéma,
se frottait assurément les mains d’aise, car il venait, à coup sûr, d’augmenter
substantiellement sa clientèle. Les prêtres le savaient et ils ne continuaient
pas moins, à faire de la publicité pour ces films, à longueur d’année.
C’est aussi en ce lieu que se déroulaient
les activités culturelles comme les conférences, qu’elles émanent du lycée ou
d’ailleurs. C’est là que Patrice a assisté, de concert avec tout ce qu’il y
avait d’intellectuels dans la ville, à la démonstration de la quadrature du cercle par M. Brun. Il était question, à l’époque,
de l’envoi de sa démonstration à l’Académie des Sciences à Paris, malgré la
décision prise par cette institution, depuis la fin du XVIIIème siècle, de ne
plus accepter de telles démonstrations[6].
Bien entendu, Patrice n’avait vu que du
chinois dans les formules mathématiques qui tapissaient le tableau, mais il
n’aurait manqué le spectacle pour rien au monde.
C’est aussi en ce lieu que se tenaient
certaines activités entourant l’anniversaire du lycée. Incidemment, Patrice
n’avait jamais su ce qu’on se proposait de fêter par cette commémoration.
Était-ce la fondation de l’établissement ou l’anniversaire de l’homme politique
du clan de Rigaud que fut Pinchinat[7]? Quoi qu’il en soit de l’objectif, il y avait
toujours un manque d’imagination, voire de savoir-faire, dans la manière de
célébrer. Il se souvient, par exemple, de ce jour d’anniversaire où les
étudiants étaient reçus à la bière chaude. On ne sait combien de caisses de
Heineken avaient été mises à contribution. Pour des étudiants qui, à l’époque,
n’avaient aucune inclination à l’égard de cette boisson, c’était le moyen le
plus sûr de les en éloigner. D’ailleurs, une bonne partie de ce liquide avait
servi à calmer la poussière du terrain polyvalent de terre battue voué, un
temps, au badminton et attenant à l’auditorium où avait lieu la réception.
Plus inspirant a été le pique-nique à Raymond-les-bains, que la direction du
lycée avait envisagé à une autre occasion, pour en célébrer l’anniversaire. La
plupart des étudiants applaudissaient à ce choix qu’ils trouvaient plus
original que l’habituelle conférence.
Pour cette virée à la plage, quatre
véhicules de transports de passagers avaient été mobilisés. Il est vrai que
beaucoup plus auraient été nécessaires, si tous les étudiants s’étaient
prévalus de l’offre de l’établissement.
Cela faisait quand même date dans
l’histoire du lycée. Pour la première fois, à la connaissance générale,
étudiants et professeurs s’étaient mêlés dans le cadre d’une activité ludique.
Il faut dire, qu’en ce lieu de la plage, la mer peu profonde et entourée de
sables fins était si invitante, que personne ne saurait y résister. D’aucuns,
quelque peu guindés normalement parmi les professeurs, se faisaient entendre
dans des calembours, voire des facéties, qui juraient avec ce qu’ils laissaient
voir, jusque-là, de leur personnalité. D’autres, étudiants et professeurs,
séduits par la mer, commençaient immédiatement à s’ébattre dans l’eau,
s’enroulaient dans le sable et se laissaient envahir par des vagues qui s’en
allaient mourir sur la rive. Plus loin, quelques-uns, entraînés dans un
concours de natation, montraient des talents insoupçonnés. Jusqu’à un potache,
sans envergure sur le plan académique et sans rien, par ailleurs, pour attirer
l’attention, qui se voyait curieusement en position de damer le pion à tous les
participants, en raison de son agilité en brasse, obligeant ces derniers, au
moins dans ce domaine, à ajuster leur perception à son sujet.
Quand vint le moment de se sustenter, on
avait convenu, par manque de commodités disponibles, qu’il y aurait plusieurs
services successifs. Les professeurs passeraient les premiers ; après,
suivraient des étudiants pris au hasard. La faim aidant, cette annonce avait
suscité une sorte d’émulation parmi les étudiants. C’est à qui emboiteraient le
pas aux professeurs et ainsi de suite. Devant cette attitude, quelques étudiants
décidèrent de prendre une certaine distance avec ce climat de compétition,
acceptant, a priori, de passer parmi
les derniers s’il le fallait.
C’était aussi le cas de Patrice et cinq
de ses amis. Plus de deux heures plus tard, ils attendaient encore. Constatant
la lenteur du service, le directeur d’alors, pour apaiser leur fringale
anticipée, leur gratifia, en attendant, d’un banal amuse-gueule.
Quand enfin leur tour arriva, ils prirent
place autour d’une table. C’est à ce moment que Patrice fut apostrophé par M.
Michel qui lui reprochait de se disposer, encore une fois, à manger. Ce n’était
pas les propos de quelqu’un qui voulait plaisanter. Mais plutôt ceux d’un
houspilleur qui énonçait une observation de fait et le déplorait. Les explications
de ses amis, à savoir que c’est la première fois qu’il s’approchait de la
table, n’y faisaient rien. Aussi, aux yeux des moins informés de la situation,
il passait pour un goinfre ou un glouton. Il était en colère contre M Michel,
d’autant plus qu’il refusa de se rétracter. À cause de cela, il croit que sa
journée, qui commençait sous d’heureux auspices, connaissait une suite morose.
Dans le véhicule qui ramenait les
étudiants en ville, M Bosy, alors professeur, essaya de le calmer, mais il
n’avait pas décoléré pour autant. À la suite de cette expérience, il décida de
ne plus assister au cours d’espagnol. M Michel avait beau se plaindre, par la
suite, contre lui à la direction, il trouvait un moyen de ne pas plier. Comme,
par ailleurs, la fin de l’année scolaire approchait, il a pu résister avec un
minimum d’inconvénient.
Cette friction n’allait pas s’estomper de
sitôt. Les années soixante verront Patrice à Montréal en même que M Michel.
Quand, par hasard, il leur arrivait de se rencontrer, ils pouvaient se saluer,
sans plus. Il a fallu attendre trente-cinq ans plus tard pour que son ancien
professeur lui adresse la parole. Patrice était alors conférencier dans le
cadre d’un colloque. Après son exposé, M Michel était le premier à lui poser
une question. Patrice jugea alors, par la nature de la question, que c’était
moins la réponse qui l’intéressait, que l’occasion d’essayer de renouer avec
lui
C’était quand même bizarre que les choses
se soient passées ainsi entre eux. Avait-il fait exprès de le heurter quand il
était à la plage? Était-ce une façon de prendre sa revanche par rapport à l’échec
de sa démarche auprès de sa cousine? À
plusieurs reprises, Patrice s’est posé ces questions. Au cours de l’année 1956
ou 57, il lui arrivait, en effet, de le rencontrer souvent le soir sur la place
publique. Patrice était toujours accompagné de sa cousine Béatrice qu’il
courtisait. D’une certaine façon, au cours de cette période, il ne se
contentait pas seulement de jouer les chaperons, il était celui qui
garantissait la présence de Béatrice sur la place, car sans lui, elle n’y
serait pas à cette heure du soir. Ce n’était d’ailleurs pas la seule chose qui
lui soit restée incompréhensible à cette époque. D’autres s’étaient montrées
même plus opaques quand elles n’étaient pas tout à fait irrationnelles, voire
mystérieuses.
XI
CHRONIQUE ÉSOTÉRIQUE
Patrice
a toujours su que la réalité haïtienne est tissée de merveilleux. S’il n’avait
pas assez l’occasion avec ses parents de le sentir, le personnel de service
dans les familles qui, on s’en rend à peine compte, occupe une place importante
dans l’imaginaire des enfants, était souvent là pour y palier. Quels enfants
haïtiens n’ont pas entendu parler de loups garous et de tout le cortège de
créatures mystérieuses, de même acabit, qui peuplent les contes des soirs de
pleine lune?
C’est un aspect de ce merveilleux qui se
nourrit dans le terreau de la légende et dont la fonction, tout au moins auprès
des enfants, alimente ceux d’entre eux, sinon tous, qui raffolent d’avoir peur
tout en élargissant leur imagination. Un temps vient, cependant, où l’on est
confronté à un autre aspect de ce merveilleux, plus en prise sur la réalité.
Telle fut son expérience d’adolescent à Jacmel.
La première du genre lui était venue de
Jacques D, un ami qui était, cette année-là, assis près de lui dans la classe.
Un jour qu’il lui demandait pourquoi il était si souvent fatigué : à
plusieurs reprises, le professeur le surprenait à dormir, devenant par ce
trait, la tête de turc d’un certain nombre de condisciples. Après avoir un
moment hésité, il s’était mis à lui décliner certains faits de sa vie.
Depuis le déménagement de sa famille, il y
a un an et demi environ, à l’entendre, ses nuits étaient devenues de vrais
cauchemars; il dormait très peu et anticipait comme un pensum la fin du jour.
C’est qu’il habitait une maison hantée dont il était seul à en faire
l'expérience. Ses frangins se couchaient à l’étage, alors que lui occupait le
rez-de-chaussée. Était-ce à cause de sa condition de benjamin de la
famille? Il n’était pas pris au sérieux.
À plusieurs reprises, il avait essayé de témoigner de ce qu’il avait vu et
entendu, mais sa crédibilité était mise en question. Le pire dans sa situation,
c’était l’attitude agressive de son père, quand il avait dû se réveiller parce
que Jacques avait poussé des cris. Il s’amenait dans sa chambre et l’agonisait
d’injures, quand il n’allait pas, plus rarement il est vrai, jusqu’à le frapper
quand son comportement lui paraissait avoir dépassé certaines limites.
Pourtant, ce n’était jamais pour rien qu’il se mettait à crier. C’était
toujours à la mesure de sa frayeur de l’expérience vécue. Une fois, la lampe du
plafond s’était allumée toute seule; une autre fois, un luminaire suspendu se
mettait, sans raison, à se balancer; il s’agitait tellement qu’on croirait que
quelqu’un s’amusait à le secouer de toutes ses forces. Et au moment où son
père, descendu de sa chambre, aurait été témoin de l’événement, celui-ci
prenait fin instantanément. Et sans qu’il en sache la cause, il a eu un congé
de quelques mois, suivi du retour irrégulier des mêmes événements.
C’est dans ces circonstances, que Patrice
apprit son prochain déménagement. La visite de la nouvelle maison à un étage le
remplissait de joie, en raison particulièrement du grenier qui, sans le dire,
était destiné à être son centre d’opération. Pourvu de deux chambres et
d’autres dépendances sous les combles, il ne laissait pas de l’intriguer, à
cause des objets hétéroclites et insolites qu’on y trouvait. Il n’y avait pas
que le grenier qui le comblait d’aise, la cour avec un aménagement rudimentaire
en était un autre élément. Muni d’un bassin multifonctionnel adjacent aux
douches, cet attribut lui conférait un avantage par rapport à l’ancienne maison
qu’il occupait.
Il a eu l’occasion d’en parler à deux de ses
amis dont l’un avait déjà résidé dans le quartier. À lui voir les yeux
écarquillés, il a compris que la nouvelle était d’importance. J’espère,
disait-il à Patrice, que c’est faux ce que les gens prétendent, sinon tu as des
problèmes plein les bras. Et de lui raconter la réputation diabolique de la
maison…Les gens qui y emménagent n’arrivaient jamais à durer : ils avaient
dû déguerpir, sans crier gare, à cause des esprits maléfiques qui avaient élu
domicile en ce lieu. De plus, à quelques reprises, on avait observé, sur les bords
du bassin, une belle femme nue—une simbie, disait-il—en train de prendre soin de sa longue chevelure. Un
peu plus tard, un autre ami rencontré l’avait pris en pitié. Êtes-vous
inconscients, lui avait-il dit, de vouloir habiter cette maison? À moins que
vous n’en ayez jamais entendu parler, ce qui serait, tout de même, très
curieux!
C’est dans ce climat d’inquiétude qu’il s’apprêtait
à déménager dans cette partie de la ville, que surplombe un promontoire agreste
qui était déjà la campagne. À un jet de pierre de la maison, se trouvaient des
arbres rabougris dont beaucoup de tamariniers, que hantaient des oiseaux
nocturnes comme la chouette ou le hibou. Dans le silence de la nuit, leur
hululement lui parvenait si
distinctement qu’on les croirait perchés sur le bord de sa fenêtre. Tant que son
cousin qui partageait le grenier avec lui était présent, il se sentait assez
fort pour se dispenser de toute frayeur, mais quand les vacances amenaient son
départ, les ombres de la nuit s’étaient faites plus opaques dans le grenier,
cachant mal, dans les dépendances, les objets ésotériques qu’on croirait sortis
tout droit du moyen-âge, tels ces rouleaux mystérieux qui semblaient des
papyrus ou ce vieux buggy sans âge dont on se plaisait à imaginer la rossinante
qui l’avait tiré. Un tel décor, ajouté aux cris des oiseaux de nuit, ne rendait
que plus lugubre et mystérieuse l’atmosphère du grenier.
Un soir, au sortir de la répétition générale
d’Hidalgo, il s’amenait seul aux
environs de minuit, par les rues désertes. C’était fort tard pour une ville de
province. Parvenu à ce lieu de transit connu sous le nom de Marché Geffrard,
lequel n’était pas loin de sa nouvelle résidence, il vit une ombre apparaître
et disparaître sous ses yeux. Encore rempli du sentiment de mystère propre à ce
quartier, il était tétanisé par ce qu’il croyait avoir perçu, jusqu’au moment
où la raison, qui n’était pas satisfaite, voulut faire prévaloir ses droits et
prendre le dessus. Domptant alors la peur qui l’envahissait, il s’approcha de la
masse noirâtre en stationnement près du lieu de la disparition, pour s’apercevoir
que cet amas de ferraille était un immense bac à ordures sous lequel l’ombre
aperçue, plus tôt, s’était glissée. C’est d’ailleurs le lendemain que les
fantômes de la nuit s’étaient révélés dans leur vérité et leur inanité, quand
l’ombre aperçue la veille se transforma en un clochard en chair et en os.
Il n’était pas le seul à avoir été impressionné
par la réputation de la nouvelle maison. Parce qu’on ne s’en parlait jamais, il
lui restait à apprendre qu’il en était de même de sa tante dont les quartiers
se trouvaient à l’étage. Un jour qu’il était seul au grenier, il reçut une
invitation de sa part de passer la nuit dans une des chambres vacantes du
premier. Croyant qu’elle lui prêtait une certaine frayeur d’avoir à rester seul
sous les combles, il déclina son invitation en dépit de son insistance. On
n’était pas un homme pour rien, fût-il encore un adolescent de quinze ans. À la
vérité, c’est elle qui connaissait la peur d’avoir à passer la nuit seule pour
la première fois. Patrice le saura, malheureusement, trop tard.
En dépit de toutes les anecdotes qui
avaient accueilli son emménagement dans cette maison, pas une fois on n’a
remarqué quelque chose d’anormal, même après plusieurs années.
Le plus grand problème
rencontré, ce n’était donc pas les fantômes qui s’y établissaient, mais les
punaises qui avaient, semble-t-il, depuis longtemps, pris possession du
grenier. Pendant les quelques années de son séjour en ce lieu, il vivait tiraillé
entre l’indépendance qu’il lui assurait et la confrontation continuelle avec
les punaises. Pourtant, seul le grenier recelait ces maudites bestioles. On ne
les voyait pas le jour; elles étaient dissimulées, parce que disséminées dans les
interstices du plancher. De fait, sans être vermoulu, le plancher présentait
des anfractuosités qui leur permettaient de se camoufler en présence de la
lumière. C’était en effet une bestiole des ombres. Elle attendait le soir pour
sortir en maraude. Et alors, gare au dormeur impénitent! Il se voyait envahir
par une horde qui s’empressait de regagner son repaire, dès l’instant où
l’obscurité était chassée par la lumière. Pour leur faire échec, une poudre
insecticide avait été épandue sur le plancher. Les résultats étaient
manifestes; par-ci, par-là, on pouvait en voir les dépouilles. L’opération
avait été renouvelée à quelques reprises avec succès, mais, à la longue, comme
si les insectes s’étaient adaptés à leur nouvelle condition d’existence,
l’efficacité de l’insecticide commençait à s’estomper. Il y avait beaucoup
moins de punaises, mais il y en avait encore.
Un autre problème, un peu moins
préoccupant, n’était pas sans importance. Il s’agissait de l’impossibilité, du
grenier, de pouvoir satisfaire à certains impératifs physiologiques. Il est
vrai, qu’à l’époque, très peu de maisons dans la ville étaient pourvues de
commodités internes permettant de répondre à de tels impératifs. Pour certains
besoins naturels, à moins de dispositifs particuliers, il fallait recourir au
rez-de-chaussée, voire même, à certaines dépendances de proximité. C’était
problématique. En ce qui le concerne, il avait essayé, à l’occasion de grande
nécessité, d’y remédier en utilisant une petite fenêtre qui donnait sur le garage
en plein air. Cependant, il devait, au préalable, s’assurer que le camion en
stationnement habituel en ce lieu, n’y était pas. Il avait pris sa leçon depuis
le jour où il avait dû, à son insu, asperger la bâche étendue sur la toiture du
camion. Mais, curieusement, personne n’a jamais su, même son cousin qui
partageait le grenier avec lui et qui ne semblait pas éprouver les mêmes
besoins que lui, quels artifices il employait pour faire face à son
problème.
Au
sujet de la maison qu’il habitait, il en était des bobards qu’on racontait
comme des mythes sur l’occultisme dont s’entouraient certaines demeures de la
ville. Ces mythes ont la vie dure et il ne suffisait pas toujours de les
confronter à la réalité pour les neutraliser. On se souvient, à cet égard, de
ceux concernant deux propriétaires d’entreprises commerciales au cœur de la ville,
à l’époque. À leur sujet, nombre d’anecdotes, de même acabit, circulaient dont
on n’avait jamais rien su de leur fondement.
Le premier avait son commerce non loin de
la cathédrale. À écouter les ragots de l’époque, c’était très risqué d’y entrer
à cause de certaines pratiques occultes dont personne ne pouvait, néanmoins,
témoigner. L’opinion populaire voulait, en effet, qu’on risquait ne pas en
sortir vivant. On n’avait jamais
identifié de victimes. On ne prenait pas moins pour acquis, au demeurant,
qu’elles étaient nombreuses. On convenait de plus que c’était la raison du
succès de l’entreprise qui, auparavant, périclitait.
L’autre commerçant s’était installé un peu
à la périphérie, non loin de la rue Baranquilla, ci-devant, rue des Cayes. La
rumeur publique lui imputait la cause du décès de quelques nouveaux- nés dans
le quartier. On connaissait une femme enceinte, récemment arrivée dans les
environs et qui avait eu à bénéficier de ses largesses. À quelques reprises, il
lui faisait parvenir des provisions de type alimentaire ou autres. Des proches
en avaient pris peur et avaient fait comprendre à cette dame, que pour le bien
de l’enfant à naître, il lui était préférable de s’éloigner. Ce qu’elle fit
sans demander son reste, quand elle a eu vent de la kyrielle de mystères qui
suivaient son supposé bienfaiteur.
Les mœurs superstitieuses n’étaient pas
l’apanage des couches inférieures de la société. C’est une tare qui traversait
les frontières de classe. Elle pouvait prendre des formes différentes selon les
milieux concernés. L’exemple suivant est très significatif à cet égard.
Un jour, à la rentrée scolaire, Patrice
avait acheté, entre autres objets, une douzaine de cahiers d’un grand magasin
du bord de mer appartenant à l’un des bourgeois invisibles de la ville. Parvenu
à domicile, il se rendit compte qu’on lui en avait plutôt donné deux douzaines.
Malgré la distance à parcourir- près de deux kilomètres- il était revenu au
magasin, histoire de rendre les cahiers reçus en trop ; mais quel ne fut
pas son étonnement de voir qu’on avait absolument refusé de les reprendre !
Il ne pouvait pas comprendre les raisons du comportement. Par la suite, Il en a
parlé autour de lui et les gens n’en étaient pas du tout surpris. Il devait
apprendre que beaucoup de magasins dans le pays adoptent la même attitude en
pareille circonstance, en vertu d’une croyance superstitieuse. Le propriétaire
de l’entreprise était persuadé que, par le moyen de remise de la marchandise,
il peut être dépossédé, de manière occulte, de tous ses biens. La preuve que
cette croyance est assez généralisée, c’est que la plupart des gens de sa
condition adoptent la même attitude à cet égard : ils refusent
systématiquement de réintroduire dans le magasin, des articles qui en étaient
déjà sortis à la suite d’une transaction.
Ce n’était pas toujours sur une personne
ou sur une entreprise que se concentrait la suspicion; des fois, c’était
seulement sur un site. Patrice revoit bien un carrefour du côté de St-Cyr qui
avait mauvaise réputation à l’époque. Il s’agissait de la jonction de deux
avenues dont l’une partait de la Petite batterie tandis que l’autre se situait dans
le prolongement de la rue Baranquilla.
Quoi qu’il en soit, selon des condisciples qui utilisaient souvent ces voies de
passage, il n’était pas sans risque de se trouver à ce carrefour à une certaine
heure de la nuit. Souvent, prétendait-on, le passant se voyait contraint de
traverser une corde tendue d’un coin à l’autre. Malheur à celui qui le ferait!
L’histoire ne dit pas ce qui lui arriverait, préférant en laisser le soin à
l’imagination de l’auditeur ou du lecteur.
On pourrait citer beaucoup d’anecdotes sur
ce thème, les unes plus incroyables que les autres. Elles ne feraient pas plus
que renforcer l’idée, que le merveilleux occupe une place centrale dans
l’esprit des gens de ce pays.
À un autre pôle de la thématique, il ne
lui semble pas devoir passer sous silence un témoignage concernant la
zombification. Il avait alors seize ans environ. Se trouvant, par hasard, à l’une
des entrées de la ville, plus précisément le portail de Léogane, il remarqua un
attroupement à un coin de rue. Quand il comprit qu’il s’agissait d’un zombi en rupture
de ban, il pressa le pas, anticipant l'occasion d’assouvir sa curiosité, en se
trouvant pour la première fois, devant un personnage qui n’a pas laissé d’être
omniprésent dans la mythologie haïtienne. Il était donc parmi la centaine de
curieux qui entouraient un jeune homme. Ce fut sa première surprise de le
découvrir anatomiquement semblable à ceux qui se pressaient autour de
lui : en imagination, il lui prêtait quelques attributs bizarres.
Néanmoins, si pour être zombi il lui fallait avoir une allure étrange, dans ce
cas, il était bien un zombi. Son regard était vide et ne s’attachait sur rien
en particulier. On lui parlait et il ne répondait pas. Au point qu’il aurait pu
être atteint d’une certaine déficience qui n’avait rien à voir avec la zombification.
Quand cet argument avait été avancé par l’un des curieux, deux personnes, qui
semblaient l’avoir connu, s’étaient empressés de dire que cet homme, qu’elles
appelaient par son prénom, était mort il y a deux mois. À quoi, elles ajoutèrent,
qu’il s’était évadé d’un houmfort de la région de Léogane. Ces propos ont été
acceptés comme parole d’évangile par une foule animée d’un sentiment de crainte
à son approche; elle ne demandait qu’à croire de toute manière.
Il semble que ce sentiment soit toujours
présent dans l’expérience de ce phénomène. Cela rappelle l’accident dont un
éminent compatriote a été victime dans les années 80. Professeur de psychologie
et de criminologie à l’université de Montréal et voulant appréhender
scientifiquement le phénomène de la zombification, il avait fait le voyage en
Haïti pour rencontrer quelqu’un qu’on présentait comme un zombi. Parvenu sur
les lieux, il avait pris un taxi avec ce dernier. Assis à l’arrière avec son
compagnon, on peut imaginer sur quoi portaient ses questions. Quand le
conducteur se rendit compte de la nature de l’un de ses passagers, il était
tellement terrifié que la voiture fit une embardée. On ne sait pas ce qui est
arrivé au zombi, mais le professeur s’en était tiré avec d’importantes
blessures que d’aucuns interprétaient comme le tribut d’une démarche ésotérique
incongrue : l’état de zombi n’aurait que faire de la lumière, il doit
demeurer occulte sous peine de la santé de ceux qui y touchent.
XII
LA FRANC-MAÇONNERIE
On ne sait si la franc-maçonnerie exerce
toujours un grand attrait sur les classes moyennes haïtiennes, mais, dans les
années cinquante, c’était absolument le cas. À cet égard, le lycée Pinchinat
était un laboratoire très représentatif de cet engouement. On est incapable, a posteriori,
d’estimer le nombre de francs-maçons parmi les professeurs à l’époque,
néanmoins, prétendre que la majorité l’était semble tout à fait réaliste.
Mais le comportement des nouveaux
professeurs était particulièrement significatif. Ils n’avaient rien de plus
urgent que de rejoindre le cercle fermé des anciens membres. Comme s’ils
avaient appris, très tôt, que pour gravir les marches de la réussite, il
fallait passer par les arcanes de cette société plusieurs fois centenaire.
D’ailleurs, dans la mesure où ces nouveaux
professeurs avaient émergé du lycée lui-même, tout un bouillon de culture conditionnait
leur orientation. Que n’a-t-on pas entendu, à l’époque, sur la mythologie de la
franc-maçonnerie ? Ce qu’elle était ou n’était pas, les privilèges qu’elle
permet, son caractère forcément élitiste, les écueils de l’initiation, les
préceptes à respecter, l’accessibilité à une identité universelle, l’occultisme
de ses principes, de sa doctrine, de son fonctionnement etc.
Face à une société traditionnelle qui
n’ouvrait aucune perspective sur le changement social, on peut comprendre
l’attrait qu’a été pour la jeunesse, le chant des Sirènes de la
franc-maçonnerie. L’admission à cette association secrète était considérée,
pour beaucoup, comme mettre le pied sur la première marche de la mobilité
sociale. Elle garantissait à ses membres le soutien du groupe et, bien entendu,
la reconnaissance universelle présumée de leur qualité de membre.
À l’époque, la loge de la société se
trouvait dans un quartier pas très recommandable. Aux yeux de plusieurs, cela
augmentait le caractère ésotérique de l’institution. Il est possible aussi que
l’étrangeté du lieu ait apporté un certain coefficient à la crainte inhérente à
toute démarche d’initiation. On avait tellement raconté d’histoires
probablement tissées de faussetés autour de cette démarche, qu’il était inévitable
que cela laisse des traces dans l’esprit de l’aspirant. Selon les étudiants, ce
dernier, en cours d’initiation, devait se munir de vêtements supplémentaires
pour faire face à toutes les éventualités. L’une de ces éventualités étaient à
l’esprit de tout le monde, y compris de l’aspirant lui-même et connotait
nécessairement une image scatologique des conséquences de l’événement. Il
s’ensuivait une pression psychologique à l’approche de l’initiation.
À cet égard, on avait prétendu que
l’aspirant Joe, avocat de profession, n’avait pas attendu le jour J pour faire
l’expérience de cette pression : il avait eu besoin d’utiliser des
vêtements supplémentaires, aussi tôt, que la veille du jour prévu pour
l’événement. Il va de soi que cet incident, vrai ou faux, n’avait pas manqué de
suivre l’avocat comme une queue de comète. Aujourd’hui encore, le seul souvenir
de son nom bat le rappel des expériences le reliant à la franc-maçonnerie et
masque, d’une certaine manière, l’homme affable et respectueux qu’il était
professionnellement et dans la vie.
Patrice se souvient également d’un autre
aspirant qui, lui, était du lycée. Au jour convenu de son initiation, il était
tombé malade. La rumeur lycéenne voulait que cette maladie fût uniquement
d’ordre psychologique. C’était un de plus de qui la mythologie en vigueur dans
certains secteurs de la société avait eu raison. Il est vrai que par la suite,
il avait pu faire face aux contraintes supposées de l’initiation. Était-ce à
cause de ces images que la franc-maçonnerie ne semblait pas une référence pour
les étudiants ? En tout cas, cela avait tout l’air, jusqu’à ce qu’ils
commencent à s’incorporer dans le monde des professeurs et des
professionnels.
XIII
QUESTIONS DE SANTÉ
Patrice a fait allusion plus haut au terme
« jeunot » utilisé par les potaches pour le désigner au premier temps
de son arrivée au lycée. À la réflexion, il est possible aussi que sa frêle
stature ait inspiré ce surnom. À cet égard, il n’en menait pas large depuis
longtemps. Ce n’est sûrement pas par hasard qu’on l’avait remarqué chez les
Frères de l’Instruction chrétienne pour un rôle. À l’occasion d’une fête, il
devait réciter un poème très significatif —Le
crayon-- qui allait laisser des traces assez longtemps dans l’esprit des
gamins de l’école.
Je suis fin et long
Je passe et repasse
Sur le blanc papier
Du jeune écolier….
Cette analogie avec le crayon l’a
longtemps poursuivi et l’a donc empêché d’oublier un épisode de son enfance
d’une autre nature où il était question du même objet.
Cela
remontait probablement à ses cinq ou six ans. Il séjournait, à l’époque, chez ses
grands-parents maternels. Ces derniers étaient des gens austères qui en
imposaient à tous, y compris bien entendu, aux gens qui étaient à leur service,
soit serviteurs et servantes. En leur présence, ces derniers, surtout les deux
jeunes servantes concernées ici, maintenaient toute expression a minima. C’est en l’absence de ses
grands-parents qu’il a compris qu’elles pouvaient bavarder, rire, chanter et
être vives. Il avait même l’impression qu’elles profitaient de ce moment comme
un exutoire. En les entendant, à ces occasions, fredonner une chanson
populaire, il avait fini par la mémoriser.
Un certain jour où elles étaient seules à le garder, une fois leur tâche
ménagère terminée, elles s’étaient mises à la chanter. S’apercevant que Patrice
fredonnait avec elles, l’enfant a été incité à y aller en solo. Et tout à coup
leur comportement s’était mis à changer. Elles devenaient hystériques, prêtes à
se rouler au sol dès qu’il abordait une ritournelle. Chaque fois qu’il
terminait la chanson, il était exhorté à la recommencer à leur grand plaisir.
Dans sa tête d’enfant, il sentait qu’il se passait quelque chose à ce
moment-là, mais il n’en connaissait pas les éléments. C’est plus tard, en revenant
sur cet incident, que l’illumination s’est faite. Le texte de la chanson est à
jamais perdu pour lui, mais deux ou trois mots lui reviennent en mémoire et ils
correspondent au retour de la ritournelle provocatrice. Il disait alors en
créole: « Tire ton crayon et marque ». C’était une chanson triviale
et obscène dont le déchiffrement de sens se faisait, bien entendu, sur le mode
sexuel. C’est donc a posteriori qu’il
a compris leur trémoussement.
Mais, pour revenir à la frêle stature de Patrice,
quand il revoit ses photos du début de l’adolescence, il constate que son
profil n’avait pas changé de profil ; il était encore fin et long. Est-ce
en raison de cette fragilité appréhendée qu’on avait senti le besoin de le
fortifier? Quoi qu’il en soit, une amie de la famille, adepte de la médecine
naturelle, avait conseillé à ses parents de le soumettre à la vertu d’une
décoction de plantes médicinales à la veille d’entrer au lycée. Il serait plus
fort et en santé pour aborder ses nouvelles études. Ses parents s’étaient
laissés convaincre et le voilà obligé de s’administrer un verre de cette
décoction chaque matin. La mixture avait un goût âcre mais n’était, somme
toute, pas un pensum. Il l’avait ingurgitée pendant plusieurs semaines au cours
desquelles, sa vertu ne s’était manifestée ni en joie délirante, ni en
supplément d’énergie. Au contraire, alors qu’il était à l’âge où l’on a
l’appétit pour deux, il n’en avait même pas pour un. Pire encore, après le
dîner, il avait souvent la nausée, laquelle le tenait souvent compagnie à ses
cours d’après-midi. Fort de cette situation, son père décida de lui faire voir
un médecin.
Le nom de ce médecin à consonance allemande
est évanoui de la mémoire de Patrice, mais il pourrait aller les yeux fermés à
l’adresse de sa clinique. Elle se trouvait près du marché, en face de la
cathédrale. Admis à sa clinique, il l’ausculta machinalement. Après quoi, il le
congédia et demanda à voir son père. Le
conciliabule avec ce dernier dura cinq à dix minutes environ, puis, le père et
le fils prirent le chemin du retour. Patrice brûlait de savoir les résultats de
la rencontre paternelle avec le médecin. Est-ce qu’il était très malade? Le médecin
avait-t-il dit de quoi il souffrait? Avait-il prescrit des médicaments?
La clinique du médecin était tout près de
la pharmacie; il s’attendait à ce que son père y fasse un détour, mais ce fut
en vain; au lieu de quoi, il prit la direction de la maison dans le mutisme le
plus complet, un mutisme qui, néanmoins, parlait de préoccupations qu’il ne voulait
pas partager avec lui et qui, par le fait même, suscitait les siennes assez
pour l’accaparer jusqu’au lendemain. C’est seulement à ce moment-là que,
surprenant son père en train de raconter la visite médicale à sa mère, ses
inquiétudes firent place à de l’irritation.
Pour parler de lui à son père, le médecin
avait commencé par l’entretenir d’un neveu qu’il hébergeait et qui avait à peu
près l’âge de Patrice. Ce neveu s’absentait souvent de l’école, se traînait
dans les rues, tenait compagnie à des filles de mœurs douteuses avec qui il
avait, croyait-il, souvent des rapports sexuels. En conséquence, il avait de
sérieux problèmes de santé qu’il imputait à cette vie dissolue. Il disait
croire, à son père, que la santé précaire de Patrice avait probablement une
cause semblable à celle de son neveu.
Son père n’en revenait pas du discours du
médecin, du moins en ce qui le concernait. Mais, en plus, il était en colère
d’avoir dû payer pour entendre un tel avis sur son fils et il le fit savoir au
médecin. Après avoir entendu l’échange avec sa mère, il s’est abstenu de s’enquérir
de l’existence d’une quelconque ordonnance à son sujet ainsi qu’il se le
proposait.
Comme le recours au médecin n’avait rien
donné pour l’amélioration de sa santé, sa mère, en veine de trouver une
solution à son problème, lui suggéra, quelque temps après, de mettre de côté,
provisoirement, la décoction de plantes médicinales. Il ne se fit pas prier
pour le faire et, après une semaine ou deux, il constata un changement notoire
sur le plan physiologique. Son appétit était revenu et ses nausées
volatilisées.
Pourtant, ce n’était pas la seule
interaction négative qu’il devait y avoir dans ses rapports avec les toubibs. Deux
ou trois ans environ après cette expérience, à la fin de ses examens et, au
moment d’aller en vacances, il eut l’idée d’aller consulter un autre médecin.
Affligé par une grippe depuis deux semaines, il voulait disposer d’une potion
quelconque pour essayer de la combattre. Il s’attendait à la prescription d’un
décongestionnant ou autre mais, en guise de cela, il lui donna quelques
échantillons d’un médicament à prendre dans les circonstances.
S’il n’avait pas été un peu négligent, il
aurait commencé à les utiliser le jour même, mais il les avait mis dans sa
poche et il s’en alla, comme prévu, au rendez-vous fixé avec le curé de La
Vallée, le père Guillot, alors de passage à Jacmel. Sachant que Patrice devait aller
en vacances, ce dernier lui avait offert une place dans sa voiture. La route
était délabrée. Même dans la plaine, il y avait partout des fondrières. Les
pluies diluviennes des dernières semaines avaient laissé des crevasses qui
mettraient du temps à être comblées. C’était dans l’ordre des choses dans ce pays.
Observant le curé en train de faire du slalom entre les obstacles de toutes
sortes, Patrice lui fit remarquer, qu’à son avis, la situation routière n’avait
jamais connu une telle dégradation. Ce à quoi, il s’inscrivit en faux. Il prétendait que les conditions étaient
encore pires, quelque temps auparavant. Et il se mit à lui raconter l’anecdote
suivante en guise d’illustration. Le mois dernier, disait-il, l’occasion
m’était offerte d’aller chercher à l’aérodrome, la provinciale Belge des Filles
de Marie appelée généralement « La Bonne Mère », en cours de visite
au pays. Avant de prendre la route, j’ai dû lui faire des recommandations. Vu,
lui disait-il, qu’elle a une poitrine prospère et généreuse-- tout en
s’accompagnant d’une gestuelle appropriée—je lui conseillais de caler ses
attributs avec de bonnes cordes pour qu’ils ne se mettent pas à danser
follement. Patrice était estomaqué de l’histoire qui se voulait une facétie. En
fait, son étonnement ne venait pas tant de l’histoire elle-même que de sa provenance.
Jusqu’alors, il n’avait pas rencontré cette tournure d’esprit chez un
ecclésiastique. Il mourrait de rire et, malgré l’envie qui le prenait, il
n’avait pas osé lui demander si La Bonne Mère s’était exécutée selon ses
recommandations.
Parvenu à La Vallée, le hasard voulut qu’il
rencontre le Dr Roy chez un membre de sa famille. Parlant de tout et de rien,
il en était venu à évoquer la rencontre médicale qu’il avait eue, la veille, et
le médicament qui lui avait été donné pour sa grippe. Aussi, répondant à la
question du médecin qui voulait savoir de quel médicament il s’agissait, il
tira de sa poche les échantillons pour constater aussitôt son étonnement.
Ouvrant grands les yeux, il me dit : « Mais ce sont des médicaments
qu’on ne prescrit qu’à ceux qui font de la tuberculose pulmonaire » Et,
tout de suite, sortant son stéthoscope d’une sorte de coffret, il se mit en
devoir de l’ausculter. Il ne trouva rien de suspect, mais il lui recommanda,
quand même, de passer à sa clinique pour un examen plus approfondi.
C’est à ce moment qu’il sut qu’il était
pneumologue—même un grand, devait-il apprendre par la suite—dont la clinique se
trouvait non loin de la Faculté de médecine à Port-au-Prince. La perspective de
ce rendez-vous médical le força à annuler illico le programme prévu pour ses
vacances. Il n’avait aucun doute sur les résultats éventuels des analyses, mais
il ne pouvait pas, néanmoins, les écarter. Comme il s’y attendait et, sûrement
Dr Roy aussi, les examens ne révélaient rien d’anormal dans son état de santé,
hormis, bien entendu, un état grippal à son déclin.
Au chapitre des rapports avec le système
de santé, il avait été, à l’époque, fortement influencé par un fait, somme toute,
anecdotique touchant Max, un jeune de son réseau d’amis. Il était le fils d’un
condisciple de son père. Plus âgé que lui de cinq ou six ans, il avait choisi
de se marier assez tôt dans sa jeunesse. Quelques mois après son mariage, sa
femme était tombée malade. Il s’agissait probablement d’une maladie très rare,
puisque, après plusieurs interventions médicales vaines, la famille avait dû se
ranger à l’idée de l’amener d’urgence à Cuba pour des soins appropriés. Il
avait fallu louer un petit avion pour le voyage et cela impliquait des dépenses
relativement considérables. Tout cela s’était passé avant même que Claude
commence à travailler, s’appuyant sur sa famille pour assumer tous les frais.
Il ne pouvait s’empêcher à l’époque, de
traduire l’événement à partir de sa condition d’adolescent. Et il croît avoir pris,
dès ce moment, la résolution de ne pas se marier sans avoir, au préalable, à
défaut d’avoir un père millionnaire, un certain compte en banque. Avec le
temps, les perspectives et les contextes ont changé mais, au fond, il croît
être resté égal à l’adolescent qu’il était par rapport à la façon d’envisager
certaines responsabilités. Néanmoins, cette résolution ne l’avait pas empêché
d’avoir été le jouet de plusieurs contre-aventures sentimentales.
XIV
CONTRE-AVENTURES SENTIMENTALES
Durant son passage au lycée, on ne lui connaissait
aucune aventure sentimentale. Cependant, il ne dirait pas autant des
contre-aventures qui sont, en fait, des aventures qui n’ont jamais eu lieu mais
qui, malgré tout, n’avaient pas manqué de laisser des traces dans sa mémoire.
L’une des premières en date de ces
contre-aventures, concernait une fille dont il ne connaissait pas le nom, mais
qui n’avait cessé de le harceler pendant plusieurs mois. Voici comment les
choses sont arrivées. Il venait d’être nommé responsable de la J.E.C avec comme
seul viatique un petit livre intitulé : L’art d’être chef. Tout de suite, il s’était avisé que le mouvement
avait besoin d’oxygène, et, de concert avec des collaborateurs, il prit
l’initiative d’une kermesse aux fins de le pourvoir un peu financièrement. Les
activités allaient se dérouler à l’école Evelyna Lévy et réunissaient un grand
nombre d’adolescents, toujours avides de danser aux rythmes à la mode. Les
choses allaient bon train depuis très tôt ce dimanche matin, quand il avisa une
jeune fille que personne, jusqu’alors, n’avait invitée à danser. Elle n’était,
ni la plus jolie, ni la plus élégante de la trentaine d’adolescentes assises
autour de la piste de danse. Quant aux garçons, ils étaient dispersés, ça et
là, et n’attendaient que les premières mesures de la pièce musicale au
programme, pour s’avancer vers celles qu’ils avaient préalablement choisies.
Quand le moment attendu arriva, elle était la seule à être encore assise. En
tant qu’initiateur de l’événement et intéressé à la participation de tous, il
l’invita donc à danser.
Après avoir posé ce geste et considérant l’attitude
de la jeune fille à son égard, La pitié
dangereuse de Stefan Zweig lui était venu à l’esprit, mais, par la suite, un
rapide examen lui avait suffi pour écarter toute similarité entre Anton Hofmiller,
le héros du roman et lui, comme d’ailleurs, entre Edith, l’héroïne handicapée
du roman, et sa compagne de danse. Pourtant, cette référence n’a pas cessé de
s’imposer à lui longtemps après l’événement.
Quoi qu’il en soit, il a dansé avec cette
inconnue une seule fois, et cette décision avait suffi à lui ouvrir la porte à
une pleine participation aux activités de la journée. À compter de cet instant,
elle n’était plus jamais rivée à son siège comme auparavant.
Incidemment, il a gardé un souvenir mitigé
de cette action. Il était, d’un côté, satisfait de son geste au point d’avoir
provoqué les résultats que l’on connaît et, de l’autre, enquiquiné à un niveau
tout à fait différent par une expérience désagréable. Après cette danse providentielle,
il avait un côté du visage tout à fait visqueux et collant ; c’est le côté
qui avait touché à la chevelure de l’inconnue. Pendant tout l’après-midi de ce
dimanche, il n’avait qu’une obsession : se laver le visage. De sorte que
parvenu à domicile après les festivités, il s’était dirigé directement à la
salle de bain. Il pensait qu’il lui suffisait d’utiliser du savon pour neutraliser
la patine gommeuse qui lui collait à la peau ; il a eu la désagréable
surprise de voir les résidus du savon s’attacher à sa peau sous la forme d’un
sédiment blanchâtre, sans entamer le dépôt initial. Il avait dû renouveler
l’expérience à plusieurs reprises avant de réussir.
Quoi qu’il en soit, l’inconnue avait bien
noté le rôle qu’il avait joué auprès d’elle. Dès ce moment, elle avait dû
prendre des renseignements à son sujet, puisque, souvent par la suite, il la retrouvait sur son chemin, s’arrangeant
pour qu’il la remarque et, lorsque cette
démarche ne produisait pas les résultats escomptés, lui faisant parvenir des
billets de facture très explicite quant à l’objectif visé. Cela s’était
poursuivi sur plusieurs mois et ne s’était arrêté qu’avec son déménagement.
Une autre de ses contre-aventures concerne
la famille Anquetil. À l’époque qui nous intéresse, cette famille passait pour
le soleil de son quartier. On connaissait au moins cinq membres de cette famille dont quatre filles
qui étaient plus belles les unes que les autres. Pour paraphraser un humoriste
de son réseau familial, disons que l’ainée était la plus belle, la cadette la
plus jolie, la suivante la plus charmante et la benjamine la plus gracieuse.
Cette dernière qui l’intéressait le plus devait cet attribut, bien sûr, à sa
beauté harmonieuse, mais aussi à une pudeur ou une retenue qui semblait
caractériser les moindres de ses gestes. Elle s’appelait Elvire. Il l’avait
rencontrée par hasard chez des amis, à deux ou trois reprises. Cependant, entre
ces occasions de rencontre, il n’avait aucune probabilité de la croiser quelque
part. Les écoles fréquentées étaient différentes et se trouvaient dans des
secteurs relativement éloignés de la ville. C’est pour cela que l’idée lui était
venue de lui écrire.
Cette idée toute simple n’avait cependant
pas fait l’objet d’une décision avant une longue hésitation. Il faut savoir que
la famille Anquetil habitait un quartier dont les jeunes avaient l’habitude de
se réunir le soir sous un lampadaire et de commenter la chronique de la ville.
Tout y passait, surtout en ce qui concerne les événements relatifs à la
jeunesse. On sortait de ces réunions en sachant qui avait fait la cour à qui et
à combien de prétendants telle adolescente avait fait tourner la tête. On
savait des choses qui se passaient dans la réalité et d’autres qui étaient le
fruit de l’imagination de certains. C’est, d’ailleurs, à la suite d’une de ces
conférences de carrefour que la sœur cadette d’une amie jéciste s’était
suicidée. Un dimanche matin, après la messe, après avoir fait le tour de ses
condisciples à qui elle devait des livres ou d’autres menus objets semblables,
elle s’était dirigée directement au port et s’était jetée dans la mer. On avait
laissé entendre qu’elle avait couché avec un étudiant du lycée.
Sans aller à des résultats aussi
dramatiques, on savait que les sœurs Anquetil, par le nombre de prétendants
qu’elles mobilisaient, étaient, malgré elles, le centre de tous les palabres du
quartier. À cause de cela, il lui avait semblé qu’une lettre confiée à un
messager d’occasion représentait un risque. Malgré tout, il tenait à le courir.
Avait-t-il tenu compte de ce facteur pour être court et peu expansif? Il y a
tout lieu de le croire aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, par un tour de
passe-passe dont il n’a pas le secret, sa missive avait été mise à l’ordre du
jour de la conférence sous le lampadaire
Il n’a jamais su si elle avait été
subtilisée avant ou après lecture par l’intéressée. Mais, stratégiquement, il
avait décidé qu’elle l’avait bien reçue; et comme elle n’y avait pas répondu,
il mit un terme à sa campagne avant même de l’avoir commencée. N’empêche, les
jeunes du quartier, dont la plupart ne le connaissaient aucunement, voyaient
très mal que quelqu’un d’ailleurs vienne s’abreuver à leur source. C’était une
attaque à leur propriété privée qu’ils semblaient prêts à défendre bec et
ongle, s’il le fallait.
Mais celle de ses contre-aventures dont il
est le moins fier mettait en scène Colette, une fille de 14 ans, en tous
points, à l’opposé d’Elvire sur le plan de la grâce. Aujourd’hui encore, il lui
arrive de penser à elle et il se sent envahi de culpabilité. On dit que les
enfants sont cruels, il ajouterait: les adolescents aussi. Car, à 15 ans, il
était en plein dans l’adolescence et il a joué vis-à-vis d’elle le rôle d’un
butor.
Colette habitait avec sa mère et son frère
une petite maison à environ 800 mètres de sa résidence. Pour assurer la
subsistance de la famille, la mère s’occupait d’une échoppe de
« fritailles » qu’elle vendait aux passants et aux personnes en
transit dans une gare proche. Un jour, un jeune voisin vint frapper à sa porte.
Il était porteur d’un message de Colette à son attention. De prime abord, il a
eu besoin qu’il le renseigne sur l’identité de Colette. Ce fut un peu
laborieux, mais il a fini par se fixer les idées sur une adolescente pas très
gâtée par la nature, l’air un peu vulgaire qu’il voyait passer à l’occasion.
Elle lui faisait dire qu’elle l’aimait beaucoup et que son vœu le plus cher
était que ce sentiment soit partagé. Et le messager d’aligner nombre de faits
prouvant combien elle l’aimait. En manière de réponse, il lui fit dire, en des
termes un peu désinvoltes, de cesser de penser à lui.
Il ne sait comment le messager avait
rapporté ses propos. Toujours est-il que la réaction de Colette ne se fit pas
attendre. Dès le lendemain, elle l’informait qu’elle allait essayer de le haïr pour
que ses enfants puissent lui ressembler.
Avant de prendre du recul par rapport au
contenu du message, il a été frappé par deux choses en particulier. D’une part,
alors qu’il n’était qu’un adolescent, encore insouciant des choses de la vie,
Colette se situait déjà au niveau de l’adulte par ses rêves et ses
préoccupations. C’est la première fois qu’il remarquait l’existence d’un
décalage sur le plan de la maturité entre les filles et les garçons. D’autre
part, la nature du message—le haïr pour
que ses enfants puissent lui ressembler—ne cessait de l’interroger.
Aujourd’hui encore, il ne sait à quel système de référence renvoie la logique
du message. À l’époque, il croyait que c’était au vodou, mais maintenant, il
n’en est pas du tout sûr.
Quoi qu’il en soit, il ne se pardonne pas
de l’avoir offensée par sa réponse, conscient que si la nature avait été plus
clémente envers elle et qu’il n’avait pas seulement 15 ans, sa réponse eut été
très différente.
Il ne faisait pas seulement de la culpabilité,
il avait aussi une certaine peur que ses échanges avec Colette n’arrivent aux
oreilles de son frère. Il allait découvrir que ce dernier, son aîné de deux ans
environ, fréquentait comme lui le lycée. Pour des raisons qui se sont perdues
dans la brume du temps, il lui prêtait, s’il était mis au courant, la volonté
ou le désir de prendre la revanche de sa sœur après sa rebuffade. Il passait
ainsi une année à vivre sur le qui-vive, évitant toute interaction avec ce
condisciple et interprétant ses moindres réactions.
Une autre situation
banale n’a pas manqué de marquer la mémoire du lycéen qu’il était. Cela concerne
ce dimanche d’été où il s’était fait piquer par une abeille. Les Jacméliens de
l’époque se souviennent sûrement de la colonie d’abeilles qui s’étaient
installées au creux d’un arbre bordant la place publique, en face de l’Hôtel de
ville. Elles étaient souvent en rogne à cause des gamins qui ne cessaient de
leur lancer des cailloux. En pareille situation, un commando sortait à
l’attaque. Malheur à celui qui ne pouvait se protéger en se couchant sur le
sol! C’était son cas en ce dimanche après-midi, assis sur un banc et absorbé
par la lecture d’un livre. Jusqu’au moment où il sentit une piqûre lancinante à
la paupière : une abeille lui y avait laissé une partie de son anatomie.
Il s’était mis à courir pour quitter le quadrilatère de la place, mais déjà une
bouffissure se formait à toute la région de l’œil gauche. Il n’en était pas à sa
première piqûre d’abeilles, mais, cette fois, c’était différent. On dirait que
la hargne de ces bestioles avait apporté un certain coefficient à la toxicité
de leur venin. Si bien qu’en un laps de temps assez court, il pouvait
difficilement ouvrir l’œil. C’est pour cacher cette incommodité passagère qu’il
avait dû s’affubler, le lendemain au lycée, d’une paire de lunettes solaires
empruntées d’un ami.
Mais avec les étudiants, rien ne semblait
devoir aller de soi. À leur avis, il avait décidé de porter des lunettes parce
que les siennes se mariaient bien à celles d’Anik qui était assise à côté de
lui. C’était la confirmation de ce dont ils se doutaient depuis quelque temps,
à savoir, qu’entre elle et lui, il y avait plus que des rapports amicaux. Sur
ce thème, ils ont accumulé bien des constructions mentales et s’attendaient à
ce que la réalité corresponde aux fruits de leur imagination en raison de l’attitude
souvent équivoque de cette fille.
C’était la première fois qu’Anik et lui,
de même niveau scolaire, se retrouvaient dans la même classe. Par ailleurs, il
n’a jamais oublié, quel hasard avait présidé à leur rencontre en dehors du
lycée. Ce jour-là, elle accompagnait sa tante à une vente aux enchères qui
avait lieu dans une maison voisine de la sienne. Cette maison qui tenait lieu
de résidence et de magasin à la fois appartenait à une femme très riche qui
venait de mourir. Pas longtemps après le décès, une vente de ses biens,
ordonnée par le tribunal pour des raisons inconnues, avait été organisée. Ce
fut une occasion pour lui de s’entretenir avec Anik et aussi, d’assister, pour
la première fois, à l’atmosphère d’une telle vente. Mais il était difficile,
quand on a 14 ou 15 ans et sans un kopeck en poche, d’être en première loge à
un pareil événement, compte tenu surtout de l’exigüité des lieux. N’empêche, en
jouant du coude un peu, ils n’avaient rien manqué des activités.
Le spectacle ne se trouvait pas d’abord
chez celui qui tenait le rôle du commissaire-priseur; encore qu’ils étaient
sidérés par la rapidité des opérations sous sa gouverne. Mais ils étaient surtout
intéressés par ce qui se passait dans la salle. Ils n’avaient jamais vu autant
d’argent à la fois. Des hommes avaient les poches bourrées de billets de banque
quand d’autres les avaient dans des sacs ou des valises. Il y avait aussi des
interactions qui leur semblaient importantes, à défaut d’être toujours compréhensibles,
car le sens leur échappait parfois. Un tel avait des regards désespérés et
sollicitait l’attention d’un autre qui semblait stoïque, quand il n’y allait
pas d’un sourire de plaisir. Il arrivait que le rythme des opérations
ralentisse un peu quand la transaction pour un objet adjugé, présentait des
anicroches. C’était le cas pour un collier de perles dont la décision adjudicative
le concernant a été jugée douteuse à cause d’un fermoir qui recelait une
défectuosité.
On leur avait montré ce jour-là un homme
de 35 ans environ, flamboyant de dynamisme et d’aisance. On l’avait présenté
comme le gendre de la défunte. Lui aussi avait une valise remplie de billets de
banque. Il renchérissait sur toutes les mises concernant les bijoux de la
famille. Ce jour-là, il était reparti avec un assortiment complet de bijoux
comprenant des colliers, des bracelets, des boucles d’oreilles en or, en plus
des mêmes objets, en perles et en pierres précieuses.
Après
l’opération, ils le virent s’en aller dans une américaine décapotable flambant
neuf et ils crurent alors voir virevolter l’image même de la richesse.
La relation avec Astrid n’était pas de la
même mouture. De temps à autre, elle se laissait aller à des commentaires au
sujet de Patrice dont le sens n’était pas toujours facile à décrypter. Tout au
plus, confiera-t-elle à une amie combien elle se faisait violence de s’abstenir
de féliciter Patrice à quelques occasions de peur de provoquer certaine
mésinterprétation de sa part. ’’Tu sais comment ils sont les hommes,
dira-t-elle, cela lui servirait de prétexte pour me conter fleurette’’. En même
temps, elle ne manquera pas d’être prodigue de gentillesses à son égard, signe
probable d’une ambivalence entre des tendances contraires.
Sans être un fin
psychologue, Patrice n’a jamais été dupe de ses propos ou de ses attitudes. Aujourd’hui encore, il croit fermement qu’elle
voulait le pousser vers une option qu’elle faisait mine de repousser par
avance. Pourtant, tout le portait, au contraire, à s’éloigner d’elle et des
préjugés sociaux qui lui sont prêtés et que certaines de ses attitudes
tendaient à confirmer. À telle enseigne que tombant au hasard sur un livre
traitant de la complexité de la psychologie féminine, la première image qui lui
vient à l’esprit est celle d’Astrid.
Ce n’était pas tant les détours qu’elle
prenait pour atteindre son objectif qui l’interpellaient, que la nature même de
cet objectif. Il lui a toujours paru d’une grande opacité. Au moment où elle
laissait traîner ses « petites phrases » pas loin de ses oreilles,
elle était la petite amie d’un Levantin
plus âgé qu’elle de quatre ou cinq ans et qui, par ailleurs, était un parti
plus intéressant que l’adolescent qu’il était. Tout cela, joint au fait qu’elle
ne disposait pas d’un pouvoir d’attraction considérable sur lui, a légitimé le
sage immobilisme de sa position à son égard. D’ailleurs, son attitude à ce
sujet n’était pas nouvelle; elle datait d’une de ces mémorables soirées
dansantes à l’Hôtel de ville. Il avait,
une fois, pris la décision d’aller l’inviter à danser quand il avait été pris
de vitesse par quelqu’un qui se révélait comme son éventuel boy-friend.
C’est au sortir de cette soirée- il s’en
souvient très bien- qu’il a eu la fantaisie, voire l’audace, d’aller occuper
une table au café de la place située à quelques mètres plus loin, le temps de déguster
un rafraîchissement. Le patron, qui répondait au surnom de Dodo, était
temporairement absent. Mais, avec la perception qu’il avait de lui, il était
persuadé que, lui présent, son occupation d’un siège à la terrasse de son café,
non loin des joueurs de poker, n’aurait
pas été possible. Son café bar était le rendez-vous des bourgeois ou des
notables de la ville qui se rencontraient pour jouer, boire du whisky et, bien
entendu, causer de la politique du pays. Certains d’entre eux pouvaient gagner
et perdre des montants considérables. Tel cet habitué qui avait fait fortune
dans le café à Belle-Anse et qui avait joué et perdu l’équivalent de ses gains
pour la saison avant de les regagner par la suite. Un autre n’avait pas manqué
de l’intéresser par ses propos. Il avait des projets plein la tête et,
paraît-il, des moyens financiers pour les réaliser. Entre autres projets, il
voulait se lancer dans la pêche côtière. Il était d’avis que ce secteur
économique n’était pas exploité dans la région de Jacmel, en raison du
sous-équipement des petits exploitants.
Il était content d’entendre ce discours,
car déjà, il avait des idées arrêtées en ce qui concerne la pêche dans la
région. Chez sa tante, le menu de la semaine voulait que le poisson soit servi
chaque vendredi. C’était probablement une des résurgences de la liturgie
catholique concernant l’obligation de faire maigre ce jour-là. Cette exigence
avait, néanmoins, des conséquences sans commune mesure avec l’enjeu pour la
famille. Étant donné l’absence de magasins dans la ville où l’on pouvait
s’approvisionner en poissons frais, dès jeudi matin, il fallait que la
cuisinière aille sur la côte, attendre le retour des pêcheurs. Quelquefois,
elle revenait bredouille, car les pêcheurs n’avaient rien pris ou trop peu pour
satisfaire la clientèle. Il avait toujours trouvé qu’une ville comme Jacmel
aurait dû pouvoir aller au-delà de telles contraintes, par une organisation
plus rationnelle des procédés d’approvisionnement.
Mais le personnage qui avait retenu
particulièrement son attention au café, c’était un prêtre accoudé au comptoir.
Ensoutané de pied en cap, il avait néanmoins, tout l’air d’être rompu aux
artifices de la mondanité tant par sa dégaine d’émancipé que par l’âpreté de
ses propos. À une question qui lui avait été posée, il s’était retourné et
voyant Patrice—il portait encore un pantalon court—il avait dit à ses
interlocuteurs : ''s’il n’y avait pas de jeune ici, je vous l’aurais
compté de long en large''. Patrice était étonné de ces propos car, à l’époque,
il estimait que si le prêtre pouvait le dire, tout le monde pouvait l’entendre.
Après avoir terminé son rafraîchissement,
il sortit du café avec cette réflexion, en prenant la direction de la
cathédrale. Parvenu au coin de la rue, il a été été violemment interpellé par
un homme hirsute qui habitait une maison de plusieurs étages au coin. Il répondait
au nom de Boscoto de St-Alban. Sortant de sa maison pour identifier celui qui
venait de lancer une pierre à sa fenêtre, il était la seule personne à se
trouver dans son champ de vision et, du coup, il était le coupable. Néanmoins,
il n’avait pas donné plus d’attention qu’il ne faut à ses coups de gueule, pour
l’avoir déjà observé auparavant. Il était continuellement en butte aux lazzis
des polissons du quartier et il lui avait prêté un certain déséquilibre, qu’il associait
à sa tendance à vitupérer tout ce qui bouge autour de lui. D’ailleurs, il
n’était pas le seul de sa famille à être concerné par le harcèlement des
galopins, son fils et sa fille aux cheveux souvent ébouriffés et qui semblaient
des laissés pour compte de l’attention parentale, en faisaient également les
frais.
Autant dire que les membres de cette
famille l’intriguaient bien avant cette rencontre inopinée. A la bibliothèque
municipale, à deux ou trois maisons plus loin, il était en train de lire,
sporadiquement, un récit d’aventures et il était fasciné par la ressemblance
entre les modèles littéraires sortis peut-être tout droit de l’imagination de
cet auteur oublié, et ces personnages de sang qu’il ne manquait pas de
remarquer, toutes les fois qu’il prenait le frais sur la place publique.
On ne finira pas le chapitre de ses
contre-aventures, sans faire état d’une rencontre survenue à l’occasion des
examens du bac. On venait de terminer l’épisode de l’écrit et on en était à
l’oral. Bien entendu, l’ordre de présentation devant les examinateurs ou les
professeurs était aléatoire : les premiers arrivants passaient les
premiers. On se bousculait devant certains, alors que d’autres bayaient aux
corneilles. En pénétrant dans une salle où se tenait l’un d’entre eux, Patrice
a dû s’arrêter tout net devant la cohue. Que faire ? Rebrousser chemin, en vue de l’examen dans
une autre discipline, ou se mettre en dernière place ? Il n’avait pas pris
sa décision encore, quand une jeune fille qui parvenait à la fin de son
épreuve, vint lui réclamer ses papiers qu’elle présenta à l’examinateur. Il
apprendra plus tard qu’elle a obtenu de ce dernier la permission de le faire
passer avant les autres.
D’abord, il ne saisissait rien de ce qui s’était
passé, mais très vite, à voir la réaction des étudiants, il commençait à deviner
que quelque chose d’inédit était survenu, sans bien en comprendre la portée. Il
lui avait fallu être propulsé devant le professeur et entendre des bribes de
commentaires des uns et des autres, pour avoir des idées plus claires de la
situation. Il était alors littéralement sidéré et c’est peut-être
au compte de son trouble, qu’il faut mettre le fait qu’il n’ a aucun souvenir de
la matière pour laquelle il se
présentait à cette séance d’examen.
On aurait pu croire que les étudiants
seraient ulcérés de cette décision qui prolongeait leur attente. A sa grande
stupéfaction, il n’en a rien été. Que les candidats se fussent mis à houspiller
la jeune fille ou même le professeur, cela paraîtrait tout à fait normal.
Pourtant, loin d’avoir un tel comportement, animés par on ne sait quel
sentiment trouble, ils s’étaient mis à crier et à siffler comme pour signifier
seulement leur émerveillement ou leur étonnement devant un événement tellement
insolite et improbable. Sa deuxième surprise concernait le comportement de
l’examinateur. D’avoir accepté réellement de jouer le jeu de la jeune fille, et
de le faire passer avant les autres, est à mettre au compte du pouvoir de
la beauté. Il est vrai qu’en plus d’être très belle, la jeune fille était
élégante dans sa robe pastel à l’avant-garde de la mode à l’époque. C’est la
beauté qui a eu le toupet de faire la proposition au professeur, et c’est à la
beauté qu’il a donné une réponse positive, sans toutefois manquer d’afficher
une certaine pointe de jalousie à l’égard de Patrice. Cela se remarquait par la
menace qu’il lui a faite par la suite, au moment d’entamer l’examen. « Si
vous êtes aussi chanceux sur le plan académique que vous l’êtes avec les
femmes, vous êtes un homme heureux. Nous allons le voir tout de suite. »
Pour plusieurs raisons dont son trouble et
les pelures de banane qu’il n’avait cessé de glisser sous ses pieds, il ne
croit pas que sa performance avait dépassé, de beaucoup, la moyenne. Une seule
idée lui envahissait l’esprit : retrouver son égérie et protectrice d’un
moment afin de la remercier de ses bons offices à son endroit, savoir qui elle
était et, peut-être, entamer un dialogue avec elle.
De fait, à peine terminé son examen, il
partit à sa recherche. Il l’a retrouvée, un peu surexcitée, entre deux examens,
et il a eu juste le temps de connaître son nom et d’être informé de son désir
qu’ils se rencontrent ultérieurement. Après quoi, il a poursuivi la tournée des
examinateurs, en se demandant comment il pourrait la rencontrer plus
longuement. Par la suite, une fois les examens terminés, il a regagné
l’institution où logeaient les étudiants de Jacmel en compagnie de ceux du
Cap-Haïtien, en se triturant les méninges à former un projet réaliste, eu égard
à l’intervention providentielle de la jeune fille.
Toutefois, il n’était pas au bout de sa
surprise, car la nouvelle de l’incident, au cours du processus d’examen,
s’était propagée comme une trainée de poudre auprès de la colonie du Cap. Parmi
les douze candidats en attente devant l’examinateur, il y en avait trois de
cette ville. C’est, d’ailleurs, eux qui lui ont appris que la jeune fille en
question s’appelait Alexandra et était la fille d’un administrateur de cette
cité, à l’époque. Le devançant de loin sur la question de ses rapports futurs avec
elle, ils avaient, en son absence, commencé à mettre au point un scénario pour
la suite des événements. Selon ce scénario, dans deux jours, plutôt que de se
diriger vers Jacmel, comme il se le proposait, il devra prendre l’avion pour le
Cap. Parvenu à l’aéroport, Lupin, un des trois Capois dont il était question,
irait le chercher, tandis qu’un autre, dont il n’a pas gardé le nom à la
mémoire, lui offrirait le gîte. Finalement, tout le monde s’arrangerait pour que
sa rencontre avec Alexandra puisse avoir lieu sous d’heureux auspices. Il était
captivé par l’enthousiasme de ses nouveaux confrères, au sujet d’une aventure
qui lui serait, somme toute, tout à fait personnelle. Mais, au fond de lui, en
dépit de l’image omniprésente d’Alexandra, il savait qu’il n’était pas assez
bohême pour être alléché par leur scénario. Son séjour à Port-au-Prince se
terminait et il n’avait plus les moyens pour une telle entreprise. Et ce n’est
pas sans un pincement au cœur, qu’au jour convenu, il a mis le cap sur Jacmel,
sans avoir revu Alexandra.
Un peu plus tard, le hasard d’une
rencontre avec un étudiant en médecine qui devait, par la suite, lui devenir
familier, lui a valu de connaître sa contre-aventure avec la belle Capoise.
Quel ne fut pas son étonnement quand, le rencontrant quelques années plus tard
au Canada, il apprit de ce dernier qu’il était devenu le mari d’Alexandra !
XV
LES AFFINITÉS
SOCIALES DES COUPLES
Dans toutes les sociétés, mise à part la
particularité relative à la prohibition de l’inceste, l’appariement des
individus dans le couple est, en grande partie, fonction de l’appartenance
sociale. Selon un système qui ne dit pas toujours son nom et qui procède par
des filtres souvent invisibles, voire parfois inconscients, la formation du
couple est généralement une opération qui n’a d’autres buts, en dehors des fins
affectives, que de constituer un duo de semblables en termes d’attributs
sociaux. En d’autres termes, bien que la reproduction biologique paraisse
souvent constituer l’objectif premier, c’est la reproduction sociale qui est la
finalité du système d’appariement.
En jetant un coup d’œil rétrospectif sur
la période de son adolescence jacmélienne, il a semblé à Patrice que les
filtres sociaux étaient souvent transparents pour l’œil le moindrement aiguisé.
Si la mise en branle des systèmes de
tamisage est l’apanage des familles, ceux-ci n’étaient pas moins imposés,
appréhendés et analysés, dans une certaine mesure, en dehors des cadres
familiaux. Que de fois ne lui a-t-il pas été donné d’assister à des analyses
approfondies des éléments à la base de la formation d’un couple au lycée ou
ailleurs ! En pareil cas, cela faisait intervenir des notions très
disparates auprès des sociologues ou des psychologues en herbe que furent les
lycéens de l’époque. Il fallait voir avec quelle maestria, ils alliaient les
attributs symboliques de l’être, avec ceux de l’avoir, pour parvenir à
l’équilibre nécessaire, permettant de consacrer la parité des partenaires.
Hector et Esther étaient passés maîtres
dans l’art de constituer des représentations, permettant de mettre à jour
des correspondances ou des dissemblances dans le processus de l’appariement.
Dans certains cas, ils pouvaient prédire le caractère éphémère du couple ou
plutôt sa pérennité. Patrice se souvient avec quelle pertinence ils avaient
établi le portrait du couple d’Yves et de Jacqueline. Selon leurs analyses,
Esther était d’avis que le couple lui paraissait bancal. Elle estimait sa
situation éventuellement compromise si, à la manière d’une table en
déséquilibre sur trois de ses pieds, on n’arrivait pas à caler le quatrième, à
la faveur d’un truc quelconque. Mais le truc de sauvegarde lui apparaissait,
finalement après examen, dans les biens jusque-là inconnus dont disposait le
père de Jacqueline. Fille unique d’un propriétaire terrien qui avait plusieurs
hectares de caféiers à Belle-Anse, elle croyait volontiers qu’un tel attribut
compensait bien les déficits financiers de la famille bourgeoise d’Yves, en
régression sociale depuis quelques années.
Mais ce couple n’était pas celui qui avait
suscité le plus de commentaires. Le cas qui avait passionné Esther et plusieurs
de ses amis et dont il était question dans la
ville imaginaire, au début du récit, concernait Myriam, une jeune fille de
la grande bourgeoisie de la ville et un jeune homme beau et brillant, mais de
souche inconnue et habitant un quartier non recommandable de la ville,
communément appelé « Derrière Créac ». Beaucoup de jeunes faisaient
référence à ce couple comme à un modèle éventuel de mésalliance. Inscrits en
première au lycée Pinchinat, très peu d’étudiants s’étonnaient de ne pas les
revoir à la rentrée d’octobre. Ils avaient préféré quitter la ville et aller se
fondre dans l’anonymat de la capitale.
Il lui revient, à cet égard, le pessimisme
d’Esther en regard de la pérennité de ce couple. Pour elle, sa dissolution est
inscrite dans ses gênes. Après les premiers temps de la passion, les deux se réveilleront
immanquablement à la réalité et celle-ci ne manquera pas de reprendre ses
droits. C’est à ce moment que la table leur apparaitra bancale ; et si à
ce moment ils ne disposent de rien pour rétablir l’équilibre, c’en serait fait
de l’entente préalable.
Patrice avait toujours trouvé que ces
considérations prenaient trop d’importance dans les préoccupations de ses amis
et, à distance, il se demande parfois s’il ne s’agissait pas là, du symptôme
d’une ville gagnée par le désœuvrement.
Chaque fois qu’il y repense, il revoit Les
trois sœurs de Tchékhov. On sait que dans cette œuvre, l’auteur a été
capable, entre autres choses, du tour de force de représenter l’ennui, comme il
se l’imagine, dans une ville de province.
XVI
LA PENDAISON DE
LA CRÉMAILLÈRE
Au cours de sa vie, Patrice est sans cesse
ramené à la question obsédante du retard du développement d’Haïti. L’un des
nombreux stimuli à cet égard, concerne un souvenir, finalement, assez banal de
la période de son adolescence et qui, de prime abord, n’a rien à voir avec les
questions de développement. Il s’agit d’une pendaison de crémaillère à laquelle
il a participé, un certain samedi soir. Il n’était pas invité personnellement,
il a été entrainé par des amis qui l’étaient eux-mêmes avec leur famille.
L’événement avait eu lieu au Portail La
Gosseline. Un secteur de la ville qu’il ne fréquentait pas souvent. On
l’empruntait surtout comme voie de passage pour aller, soit à Lafond, soit
ailleurs, comme à Coq - Chante, par exemple. Ce qui l’avait frappé ce samedi soir,
c’est le changement qu’il avait cru déceler dans l’environnement. Il lui avait
alors semblé que la ville avait empiété sur la campagne, en érigeant quatre ou
cinq maisons, là où auparavant, il n’y avait que des halliers couverts de
lianes entremêlées, donnant une impression de vignes sauvages. C’est
d’ailleurs, dans l’une de ces maisons qu’ils étaient attendus. Placée au bout
de la rue, elle était la dernière à être construite dans le style des maisons
bourgeoises de l’époque. Conçue en
rotonde avec un balcon en arc de cercle, par la perspective qu’elle libère, on
croirait volontiers qu’elle est ainsi placée, pour faire le guet de la rue.
D’autant qu’elle s’écartait de la chaussée, seulement de deux à trois mètres,
vampirisant comme partout dans la ville, l’espace jardin et le condamnant à
exister du côté cour. De fait, il fallait aller à l’arrière de la maison pour
admirer la beauté champêtre du lieu. Un premier plan était occupé, un peu de
guingois, par un parterre contenant, entre autres, des roses rouges, des
dahlias de différentes couleurs, des marguerites etc. Au second plan, se
retrouvait une rangée de plantes d’ornementation dans un désordre organisé,
qu’encadrait un rhododendron gigantesque que supportait un tuteur de bambou.
Tout au fond prenait place une rangée de plantes différentes que masquaient des
palma-christi avec leur feuillage abondant, interceptant les pâles rayons du
soleil qui achevaient de mourir dans l’après-midi languissant.
Il ne sait pourquoi, il eut trouvé ce
décor partout ailleurs, et cela ne l’aurait pas surpris autant que dans ce
secteur de la ville. Comme si Jean-Pierre, le fils du maître de céans qui leur
servait de guide, savait ce qui se passait dans sa tête, il ouvrit la bouche à
cet instant, pour leur dire, un peu à la blague, que ce jardin est l’œuvre de
son grand-père qui aime, à sa façon, s’occuper des plantes. Des trois ou quatre
qu’ils étaient, il était peut-être celui que la visite des lieux a le plus
amusé. Ce qui l’intéressait, ce n’était pas tant le jardin lui-même avec son
aspect hétérodoxe et, de ce fait, racolant, mais l’espace, au loin, qu’il
semblait occulter. La curiosité, à ce moment, était si forte chez lui que
plutôt de rentrer, comme faisaient la plupart de ses amis, il s’est vu,
l’instant d’après, en train d’enfiler un sentier qui allait dans les sous-bois,
à quelques mètres de la maison et qui débouchait sur un pré couvert de halliers
et que broutaient trois ou quatre moutons à demi perdus dans les hautes herbes.
Comme l’ombre du soir se répandait très vite aux alentours, il a cru bon de
retraiter. C’est ainsi qu’il a rattrapé ses amis au salon et bénéficié d’être
présenté aux maîtres de céans qui, à sa grande surprise, avaient déjà été de
fidèles clients de son oncle, propriétaire de camions de transport, pour le
ravitaillement de leur boutique au Bélair.
Il pensait qu’ils venaient à peine
d’emménager dans la maison, mais au fil des conversations, il a compris qu’ils y
vivaient depuis deux ans. Pourquoi avoir attendu tout ce temps avant de pendre
la crémaillère ? Il ne saurait le dire ; il a cru vaguement avoir
compris que la décision avait été renvoyée à cause de la maladie de Claudette,
la sœur de Jean-Pierre. Quoi qu’il en soit, pour les jeunes qu’ils étaient à l’époque,
cela les indifférait un peu; pourvu que l’occasion leur soit donnée de se
rencontrer et de s’amuser en dehors des activités formelles du lycée.
D’ailleurs ils ne manquaient pas de le faire ; quand le groupe musical a commencé
à s’agiter, ils étaient les premiers à réagir. Le temps de pousser les meubles
sur les côtés, ils étaient déjà sur la piste, invitant les adultes à les
rejoindre.
C’est à ce moment qu’il crut opportun
d’aller à la recherche de Laetitia aperçue, à son arrivée, en train de traverser
le vestibule. Il brûlait de l’approcher depuis longtemps au lycée et Il était
heureux de l’occasion qui lui était offerte, en ce jour de fête. La croyant au
balcon avec d’autres jeunes, il est vainement monté à l’étage. La cherchant un
peu partout, il a poussé, par la suite, la porte d’une petite chambre, au
rez-de-chaussée, et il est tombé sur une sorte de sanctuaire remplis d’objets
ésotériques et de signes cabalistiques. Dans l’avant-plan d’une petite table,
brûlait une bougie noire dont la cire se répandait tout autour, laissant
deviner que la combustion remonte à plusieurs heures et, sur le même plan, un
plat rempli de victuailles de toutes sortes.
Patrice a fermé la porte sur ce décor
troublant et il continua sa recherche. Il a trouvé Laetitia dans le parterre,
derrière la maison, malgré la pénombre. Elle ne savait pas qu’il était là et
était heureuse de le rencontrer. Invitée à gagner le salon avec les autres,
elle se montra réticente, malgré la progression de l’obscurité. Pressée de questions,
elle finit, elle-même par lui demander s’il croyait à la sorcellerie et avant
même qu’il réponde, elle lui avoua que c’est une pratique qui lui fait peur.
Des échanges entre eux, il ressort qu’elle a été témoin d’une pratique de
sorcellerie, mais elle n’avait rien voulu lui dire à ce sujet, même après lui
avoir dit ce qu’il a vu lui-même dans une chambre.
Après ce conciliabule improvisé, elle voulut
quitter les lieux et il a décidé de l’accompagner. C’est ainsi qu’au beau
milieu de la fête, ils prirent congé de l’assistance, au grand désarroi de
leurs amis respectifs.
Ce n’est pas avant une bonne année écoulée
que Patrice a su ce qui avait fait si peur à Laetitia. Voulant aller aux
toilettes, elle avait poussé une porte et s’était retrouvée en présence d’une
scène bizarre qui concernait Claudette, la fille des maîtres de céans. Elle
faisait l’objet d’une thérapie qui avait tout l’air, du moins elle le
supposait, d’un bain magique sous la houlette d’une vieille femme attifée de
manière abracadabrante et récitant des incantations bizarres. La réaction
exagérée de la mère présente à l’opération, lui indiquait éloquemment qu’elle
avait vu des choses qu’elle n’était pas censée voir. C’est d’ailleurs pourquoi,
elle en était si effrayée. Pendant longtemps, elle attendait l’effet boomerang,
mais à sa grande surprise, après plusieurs mois, elle attendait encore.
Pendant quelques années, Patrice avait perdu
les traces de Laetitia. L’incident de la pendaison de la crémaillère a été,
longtemps, le prétexte d’une complicité entre elle et lui. Il y a deux ans, il
a cru, l’avoir aperçue dans une foule et il s’était demandé si le souvenir de
cet incident allait opérer de la même façon encore aujourd’hui. Mais, après
vérification, il a compris que celle qu’il avait pris pour elle était son
sosie.
XVII
LE FAUX ENLÈVEMENT
C’était au tournant de la décennie 50. Au
retour d’une randonnée à Mayard où, chemin faisant, on s’amusait de tout et de
rien, un des cinq qu’ils étaient, voulant peut-être attirer l’attention sur
lui, avait décidé de se payer la tête de Patrice. Il disait aux autres, sur un
mode qui n’avait rien d’humoristique, qu’il fallait se méfier de lui car, à
l’occasion, il fait des enlèvements. Patrice ne savait comment décoder ce
propos qui lui apparaissait plutôt comme le fruit d’un esprit malade. Il a dû
lui refléter son ébahissement, car il a réagi en le mettant au défi de nier
qu’il a enlevé une jeune fille, quelque part, dans la plaine de Jacmel.
Patrice a alors éclaté d’un rire sonore
car la lumière venait de se faire dans sa tête.
Deux ou trois mois auparavant, alors en
vacances à La Vallée, il a eu l’idée, avec son jeune frère, d’une randonnée à
cheval qui les conduirait à Jacmel. Le jour venu, ils partirent au trot sous un
soleil timide. Trois ou quatre kilomètres après leur départ, ils furent arrêtés
par deux jeunes filles qui s’en allaient à pied, à la même destination qu’eux.
L’une des deux, la plus grande et la plus aguichante qui s’appelait Viviane,
sollicita une place sur son cheval. D’abord, il ne l’a pas prise pas au
sérieux, mais quand il a compris sa détermination à cet égard et qu’il a eu de
la difficulté à lui opposer un refus, il a demandé à son frère de continuer
sans lui, le temps de prendre une décision, quitte à ce qu’il le rattrape
ultérieurement. Ce dernier, aspirant à entrer dans les ordres, il ne voulait
pas que la même demande lui soit faite.
Le voilà donc seul, au bord de la route,
avec ces deux filles. Compte tenu de la situation, l’une d’entre elles, la
moins excentrique, comprit tout de suite, vu que son frère était déjà parti,
qu’elle devait se débrouiller par elle-même, laissant donc à Viviane, toute latitude
pour s’arranger avec Patrice.
Il faut savoir que Viviane n’avait pas
froid aux yeux. C’était une jeune fille assez belle et opulente dont les
attributs étaient mis en relief de manière très avant-gardiste pour l’époque.
Elle portait un chemisier transparent qui tombait à peine sur un short rouge,
de dimension très réduite, mettant en évidence le galbe de ses cuisses.
Finalement, le tout laissait très peu à l’imagination. Anticipant que ses
sandales seraient facilement emportées au vent quand le cheval se mettrait à
galoper, elle les avait, tout simplement, enlevées.
Dès le début, il s’agissait de savoir si
elle se mettrait à l’avant ou à l’arrière. Pour cela ils eurent besoin de
faire des tests qui allaient favoriser la posture arrière. Ainsi arrimés, il leur
fallait faire diligence pour rattraper le frère de Patrice, adoptant le galop
autant que possible. Partout où ils passèrent, une clameur les poursuivait,
striée par des cris ou des applaudissements. Quand ils sont parvenus dans la
plaine où les badauds étaient plus nombreux dès deux côtés de la route, la
clameur se fit plus bourdonnante et les autres manifestations plus
retentissantes. Il y avait quelque chose dans la réaction populaire qui
laissait croire à une sorte de forfait de la part de Patrice, rien que par
l’outrecuidance de l’équipée. Lui était revenu, à ce moment-là, l’enlèvement
d’Ojeda, d’outrageante mémoire, dans la plaine de Vega Real. Malgré la fureur
de la chevauchée, il n’avait jamais pu rattraper son frère.
Au demeurant, il ne convenait pas de
franchir le portail de la ville ainsi appariés. Au lieu convenu, assez près
quand même de l’entrée de la ville, Viviane mit pied à terre et entra chez une
de ses connaissances, au milieu d’un rassemblement de vendeurs de fruits et
légumes, non sans que Patrice ait remarqué parmi eux, la présence d’un lycéen.
Il jurerait que c’est lui qui a fait courir la rumeur de l’enlèvement auquel
son ami a fait référence.
En dépit des circonstances dans lesquelles
Patrice s’est prêté à cette expérience, il lui en est resté pendant longtemps
une certaine gêne. À telle enseigne qu’il s’est abstenu de raviver la mémoire
de son frère à ce sujet. Quand, après quarante ans, il a voulu le faire, il
tombait des nues de voir qu’il ne s’est souvenu de rien, comme si ce qui le
hantait pendant toutes ces années, était le fruit de son imagination.
XVIII
LA PEUR DE
L’ENVOÛTEMENT
Mme
Charlot était une amie de la tante de Patrice. Elles ne résidaient pas loin
l’une de l’autre et se rencontraient souvent à l’église, aux messes de six
heures du matin. Mme Charlot avait une affection particulière pour lui. Sa
tante l’expliquait par les sentiments amoureux qu’elle cultivait jadis à
l’égard de son père[8].
Est-ce que dans son imagination elle trouvait qu’il aurait pu être son
fils ? Quoi qu’il en soit, elle ne manquait jamais d’occasion de lui
manifester sa sympathie et son affection.
Un certain après-midi, alors que Patrice
s’apprêtait à partir, il a vu arriver Mme Charlot. il pensait qu’elle venait,
comme d’habitude, faire la causette à sa tante, mais, c’était lui l’objet de sa
visite. Déjà en retard à son rendez-vous, il a dû, avant de sortir en coup de
vent, lui promettre de passer chez elle au début de la soirée.
Mme Charlot était veuve ; sa fille
unique était morte en bas âge. Depuis trois ou quatre ans, elle vivait seule
dans une maison de trois appartements dont elle était propriétaire. Ses plus
grands soucis lui venaient de ses locataires dont les comportements
justifiaient, à l’occasion, ses interventions. À cet égard, il lui arrivait, à
quelques reprises, d’avoir eu besoin de lui, soit pour écrire une lettre, soit
pour une démarche quelconque auprès des bureaux de services publics. Au moment
de se rendre chez elle, ce soir-là, il était persuadé que l’intention de lui
parler avait quelque chose à voir avec ses occupations habituelles ; mais
il avait vite fait de comprendre qu’il s’était trompé, rien qu’à observer son
air jovial et détendu au moment où elle vint lui ouvrir la porte.
Après lui avoir servi à boire, assise en
face de lui à l’autre bout de la table, elle entreprit, de but en blanc, de l’interroger
sur ses études et sur son ami Claude avec qui il étudiait habituellement.
Insensiblement, la conversation dériva sur sa sœur Josiane, de deux ans plus
jeune que ce dernier et qui fréquentait le collège des filles de la ville. Elle
se félicitait de la sympathie dont il semblait bénéficier auprès de la famille
entière. Pas plus loin que le mois dernier, le hasard voulut qu’elle entende
Mme Garceau, la mère de Claude et de Josiane, parler de lui à un groupe d’amies
au sortir de la messe. Elle n’avait que des éloges à la bouche à son sujet.
D’un côté, Mme Charlot se disait contente pour lui, de l’autre, elle était un
peu effrayée.
Il a voulu savoir ce qui l’effrayait dans
les propos de Mme Garceau, mais elle ne répondit pas à ses questions, se
contentant de le regarder intensément, comme si elle lisait quelque chose
au-dedans de lui. Après quelques instants de silence, elle ouvrit la bouche pour
lui dire :
--Comment trouves-tu
Josiane ?
--Il lui répondit
qu’il la trouvait belle et gentille.
--La trouves-tu à ton
goût ? s’enquit-t-elle.
Il était un peu déconcerté par ses
questions qui semblaient l’amener sur un terrain qui n’était pas le sien. Il
lui répondit qu’il considérait Claude comme son frère et Josiane comme sa sœur,
en ajoutant qu’il pensait l’inverse tout aussi vraie.
J’espère, dit-elle, que tu as raison. Sur
cette question, continua-t-elle, je n’ai pas de problème à te croire,
toutefois, ce qui importe, ce n’est pas seulement ce que toi, Claude et
Josiane, vous croyez, mais aussi ce que les autres croient.
Patrice avoue qu’il n’a pas, tout de
suite, compris la remarque. Elle n’a pas arrêté de trottiner dans sa tête pendant
tout le temps qu’elle lui parlait.
Par la suite, la conversation bifurqua sur
autre chose. Après une demi-heure d’un dialogue un peu décousu, il a pris congé
de Mme Charlot. Sur la route du retour, il était incapable de sortir de son
esprit l’objet de la rencontre qu’il venait d’avoir. Il lui semblait que Mme
Charlot était passé à côté de quelque chose : elle ne lui aurait pas dit
les raisons pour lesquelles elle voulait le voir. Il en était encore à rabâcher
ces idées dans sa tête quand il parvint à domicile.
Ne se doutant de rien, sa tante s’informa
s’il avait pu être utile à Mme Charlot et à quel sujet elle voulait avoir son
aide. Après quelques hésitations, il lui fit part des questions qu’elle lui
avait posées et de son impression de la rencontre.
Contrairement à ce qu’il croyait, le
contenu de ses échanges avec Mme Charlot ne lui paraissait pas du tout nébuleux.
C’était, à son avis, le sens d’un sourire qu’elle esquissait au fur et à mesure
qu’il parlait. Quand elle prit la parole, ce fut pour lui dire de ne pas s’en
faire parce que Mme Charlot est comme ça. Comme ça, dit-il, ça voulait dire
quoi ?
Et elle lui expliqua les craintes, les
angoisses et les croyances de Mme Charlot. Depuis la mort, à l’âge de deux ans
de sa fille Elisa, elle croit mordicus qu’elle a été victime des maléfices
d’une sorcière du voisinage. Pour elle, ce n’était pas du tout une coïncidence
si sa fille s’était retrouvée dans les bras d’une voisine. Pour des raisons
inconnues, cette dernière était passée chez elle en son absence. Et pas
longtemps après cet incident, Elisa avait commencé à se porter mal.
Quant à son mari, si elle ne peut pas
imputer sa mort à cette sorcière puisque celle-ci était morte avant lui, son
départ soudain, sans être malade, lui est toujours resté un phénomène
s’apparentant, selon elle, à une cause non naturelle. Cette disposition
d’esprit était mise en branle toutes les fois que le bonheur ou la sécurité des
gens qui lui sont chers paraissait menacée.
Étant donné l’affection qu’elle a pour
toi, disait sa tante, je ne serais donc pas étonnée qu’elle ait des inquiétudes
à ton sujet.
Devant son air pantois, sa tante se disait
même certaine qu’elle avait des craintes qu’il lui arrive quelque chose en
rapport, par exemple, avec ses relations d’amitié.
Face à une incrédulité manifeste de sa
part, sa tante se sentait obligée de lui avouer que connaissant Mme Charlot,
elle la croit sous l’empire d’une obsession envahissante. Elle est persuadée
que Mme Garceau cherche à le faire envoûter par Josiane. Elle avait déjà
soulevé l’hypothèse devant elle, mais elle ne croyait pas devoir la prendre au
sérieux.
Patrice
lui a alors dit son scepticisme devant la situation et sa décision de ne rien
changer dans ses rapports avec la famille Garceau. Il ajoutait qu’il estimait
l’idée de cet envoûtement, comme une insulte à l’endroit de Josiane. Est-elle,
à ce point, dépourvue d’attraits, ajouta-t-il, qu’il faille recourir à des
moyens obscurs pour lui trouver un compagnon ?
Je crois, répondit sa tante, qu’il te
serait plus facile de répondre à cette question que moi. Mais le problème,
précisa-t-elle, ne réside pas là où tu le crois. Il est dans l’idéal envisagé
pour Josiane. Dans les attributs que devrait présenter ce compagnon. Mme
Charlot a des raisons de croire que tu es le modèle de prétendants que Mme
Garceau voudrait pour elle.
Je crois qu’elle se trompe, dit Patrice.
Il n’y a rien dans le comportement de Mme Garceau qui permet d’accréditer de
telles idées.
Patrice a la certitude que sa réaction a
été rapportée à Mme Charlot car, à quelques jours de là, à la faveur de
circonstances qui les ont mis côte à côte sur la route de l’église, elle n’a
pas eu de mal à faire advenir le sujet de son point de vue.
Était-ce un fantasme de son imagination ou
la réalité, il a su ce jour-là qu’à l’origine de la famille Garceau, il y avait
l’envoûtement de monsieur Garceau par sa femme. Cela s’était passé, il y a plus
de vingt ans, avec le concours d’un sorcier qui était prêt de la famille, à
l’époque. Elle ne sait pas si M Garceau a fini par savoir comment les choses
s’étaient arrangées, mais tout le monde autour de la famille en connaissait
l’histoire, ainsi que certaines pratiques auxquelles Mme Garceau, alors jeune
fille de 22 ans, avait dû se soumettre pour parvenir à ses fins.
Au
récit de Mme Charlot, Patrice a gardé son scepticisme. Cela n’a nullement
changé ses fréquentations dans la famille, ni ses rapports avec Claude et
Josiane, d’autant plus que le temps s’était chargé de démontrer l’inanité des
craintes de Mme Charlot. De fait, en dépit de l’attitude dissuasive plus ou
moins manifeste de ses parents et même de quelques-unes de ses amies, Josiane
avait choisi, une fois parvenue au terme du programme des études à son collège,
de s’orienter vers la vie religieuse.
Il va sans dire que cette décision a
profondément ébranlé les certitudes de Mme Charlot. À compter de ce jour, elle
s’abstenait de faire part de ses craintes au sujet de Patrice, rendant les
rencontres beaucoup plus faciles jusqu’à son départ de la ville. C’est de Port-au-Prince qu’il a appris,
quelques années plus tard, qu’elle était allée rejoindre son mari et sa
fille.
XIX
REPÈRES LITTÉRAIRES
Comme indiqué
antérieurement, en partie à cause de la structuration du programme
d’enseignement au pays et, en partie, en raison de sa propre sensibilité
littéraire, les héros de Patrice, à l’adolescence étaient français comme, on
imagine, la plupart des jeunes de l’époque. En particulier, ces héros étaient
romantiques comme Lamartine, Chateaubriand, Mme de Staël et même André Chénier,
voire Goethe des Affinités électives
et des Souffrances du jeune Werther.
Pour être encore plus précis, on dirait
que Lamartine était l’idéal-type du début de son adolescence. À cette époque
déjà, il connaissait de mémoire trois poèmes de ses Méditations poétiques, soit, L’isolement, Le
vallon et Le lac et il se
complaisait dans l’évocation des expériences mélancoliques de l’auteur. Parce
qu’il faisait vibrer en lui des cordes sensibles, il était en phase avec
l’expression de ses sentiments. Par la suite, il a découvert d’autres poètes
dont Victor Hugo à travers les Feuilles
d’automne, les Chants du crépuscule, les Contemplations, Beaudelaire avec Les fleurs du mal etc.
C’est à cette époque d’ailleurs que datent ses premiers vers qui étaient,
probablement, des répliques maladroites du sentiment de la nature répandu dans
l’œuvre de ces auteurs. Il aimait aussi se bercer de la rythmique des Iambes,
de La jeune Tarentine et de La jeune captive d’André Chénier qu’il
faisait accéder au cercle des héros romantiques.
Il ne pourrait s’abstenir de noter, le
rôle de guide qu’a joué, à l’époque, B. Bosy à son égard. Ils ne se
rencontraient pas souvent, mais chaque fois que cela arrivait, il avait
toujours un poème à lui signaler qui se recommandait, autant par sa
sensibilité, que par sa beauté formelle.
C’est par lui qu’il a accédé, pour la première fois, à Brizeux, un poète
romantique passablement oublié aujourd’hui. Il se souvient encore de son
émotion à lire son poème autour de la mort d’une adolescente et les contrastes saisissants qui
se dégagent de sa peinture de la nature.
Le convoi d’une pauvre fille
Quand Louise mourut à sa quinzième année,
Fleur des bois par la pluie et le vent
moissonnée,
Un cortège nombreux ne suivit pas son
deuil :
Un seul prêtre, en priant, conduisait le
cercueil ;
Puis venait un enfant, qui, d’espace en espace,
Aux saintes oraisons, répondait à voix
basse ;
Car Louise était pauvre, et jusqu’en son
trépas,
Le riche a des honneurs que le pauvre n’a pas.
La simple croix de buis, un vieux drap
mortuaire,
Furent les seuls apprêts de son lit
funéraire ;
Et quand le fossoyeur, soulevant son beau
corps,
Du village natal l’emporta chez les morts,
A peine si la cloche avertit la contrée
Que sa plus douce vierge en était retirée.
Elle mourut ainsi. Par les taillis couverts,
Les vallons embaumés, les genêts, les blés verts,
Le convoi descendit, au lever de l’aurore.
Avec toute sa pompe, avril venait d’éclore,
Et couvrait, en passant, d’une neige de fleurs
Ce cercueil virginal et le baignait de
pleurs ;
L’aubépine avait pris sa robe rose et blanche,
Un bourgeon étoilé tremblait à chaque
branche ;
Ce n’étaient que parfums et concerts infinis,
Tous les oiseaux chantaient sur le bord de
leurs nids.
A une époque où la littérature haïtienne
n’était pas encore enseignée dans les lycées, c’est encore M.Bosy qui l’a mis
sur la piste de certaines productions haïtiennes telles Nedje et Nouvelles paroles devant le Crucifix de
Roussan Camille dont les deux extraits ci-dessous :
Nedge
Tu n’avais pas seize ans
Toi qui disais venir du Danakil,
Et que des blancs pervers
Gavaient d’anis et de whisky,
En ce dancing fumeux
De Casablanca.
Le soir coulait du sang
Par la fenêtre étroite,
Jusqu’aux burnous des Spahis
Affalés contre le bar,
Et dessinait là-bas,
Au-dessus du désert proche,
D’épiques visions
De chocs et de poursuites,
De revers er de gloire.
Un soir sanglant
Qui n’était qu’une minute
De l’éternel soir sanglant de l’Afrique.
Et si triste,
Que ta danse s’en imprégna
Et me fit mal au cœur,
Comme ta chanson,
Comme ton regard
Plongé dans mon regard
Et mêlé à mon âme.
Tes yeux étaient pleins de pays,
De tant de pays,
…………………………
………………………..
Nouvelles paroles devant le
crucifix
Vous, vous n’avez ni bougé ni changé
A force d’être toujours partout et pareil
toujours :
Colossal et bras ouverts aux vents de l’extrême
sud,
Le front baignant aux vertiges des Andes,
Dans du chêne millénaire en Provence,
Sous une arche de brique à Carthagène,
Dans du marbre à Paris,
En plâtre peint chez cette fille de Barcelone,
En vieil ivoire au studio de Lisbonne,
En or au cou de la sténo de Mexico,
En cristal aux boutiques de La Havane,
En fer sur un bateau du Pacifique,
En nickel aux doigts sacrés de ma mère.
Je vous ai vu avec la même peine dans le
regard,
Le même rictus dans le visage trop pur,
Les mêmes déchirures d’il y a deux mille ans,
Dans les mains lasses, sur les pieds
transpercés,
Sur la poitrine et tout autour du front.
…………………………………………………………
………………………………………………………….
Il en était ainsi pour plusieurs
productions puisées à la même source d’inspiration. Et quand il commençait à
prendre une certaine distance avec ce que d’aucuns appelaient « les
pleurards » du romantisme, il a changé de domaine sans changer de
territoire en demandant à Chateaubriand, à Mme de Staël et à d’autres, une
certaine vision du monde et de la vie, toujours en accord avec sa sensibilité
profonde. Alléché par la prose poétique de Chateaubriand, il s’engouffrait
littéralement dans les profondeurs lyriques de René, d’Atala, des Natchez,
du Dernier Abencérage et des Mémoires
d’Outre-tombe etc. Il plongeait dans ces œuvres comme on plonge dans un
lac, tout en étant parfois incrédule par rapport au fond ou à la substance. Que
lui importait alors? Il n’avait, d’ailleurs, jamais lu Chateaubriand pour la
vérité documentaire de ses récits. C’est le seul écrivain qui a toujours
bénéficié chez lui de la plus parfaite bienveillance, même souvent suspect de
mensonge
Quant à Mme de Staël, dans les œuvres
comme De la littérature considérée dans ses
rapports avec les institutions
sociales et De l’Allemagne, entre
autres, tout en étant la voix du romantisme, elle a été l’un des premiers
écrivains, avec le Montesquieu de l’Esprit
des lois et de Les lettres persanes, à lui inoculer le germe qui
allait déboucher plus tard sur une appréhension crypto-sociologique de la
littérature. Ils ont été, à sa connaissance, du moins dans le cadre de la
culture française, les premiers à signaler les différents déterminismes à
l’origine de la littérature. À noter que sur cette question précisément, Goethe
avait déjà semblé s’inscrire en faux. Ne s’était-il pas évertué, un temps, à
diminuer l’importance de la littérature nationale au profit de la littérature
universelle? C’était, il est vrai, avant de redécouvrir, quelques années plus
tard, après l’invasion napoléonienne, l’existence autant d’une littérature
allemande que d’un art allemand.
Même si sa période d’élection dans la
littérature française s’était cristallisée autour du romantisme, il était loin
d’être insensible aux créations des autres époques. Malgré l’enthousiasme soulevé
par Le Cid de Corneille auprès des jeunes, sans oublier Polyeucte et Cinna, entre autres, il leur avait
toujours préféré Iphigénie, Andromaque, Phèdre etc. Il
s’était toujours senti plus en phase avec la psychologie racinienne, qu’avec
l’austérité, la grandeur ou la pompe cornéliennes. Comme si les êtres de chair
et de sang dont parle Racine se rencontrent plus facilement sur le chemin de la
vie. Cette opinion n’est pas très originale; il croit même que d’autres, avant
lui, l’avaient déjà avancée, mais, il n’empêche, il la sent comme profondément
sienne.
Que dire des fables de La Fontaine qui,
au-delà de leur valeur littéraire indéniable, restent à jamais, des références
éloquentes d’autorité sur le fonctionnement de la société française et d’ailleurs!
D’habitude, on porte aux nues le siècle
des lumières. Sans méconnaître le rôle important qu’ont joué les écrivains et
les philosophes de cette époque pour la promotion des valeurs universelles, il
reconnait, néanmoins, qu’un certain nombre de sottises ont été écrites par
plusieurs de ces philosophes ou ceux qu’on avait pris pour tels! En plus de
ceux dont le raisonnement était défaillant, il y a ceux qui pêchaient tout
bonnement par manque d’humanité. À ce chapitre, il est vrai qu’à l’époque de son
adolescence, il préférait Rousseau à Voltaire même si, après réflexion, les
deux se valaient sur le plan de l’humanisme.
Pour avoir moins fréquenté les autres
écoles littéraires qui se sont développées à l’ombre de la grande figure de
Victor Hugo, il n’en garde pas moins de précieux souvenirs des unes et des
autres. À commencer par Les fleurs
du mal de Baudelaire déjà cité.
Il est possible que de savoir, à l’époque, quelle place ce dernier avait occupé
auprès de l’Haïtienne Jeanne Duval, son égérie, sa lecture en aurait été
quelque peu différente. L’inspiration de
Le léthé ne fait pas de doute. Il en est de même, de Parfum exotique, ci-après.
Parfum exotique
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud
d’automne
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil
monotone ;
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits
savoureux :
Des hommes dont le corps est mince et
vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise
étonne.
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
Mais il se souvient aussi du plaisir qui
fut le sien avec Chanson d’automne et
Ariettes oubliées de Verlaine et Le bateau ivre de Rimbaud. Par la suite, il s’est approché des contrées à
l’atmosphère purifiée d’Heredia et de Mallarmé avant de basculer, intrigué et
déstabilisé chez Lautréamont dans le climat troublant des chants de Maldoror.
XX
LES LIBRES PENSEURS
La transition du primaire au secondaire,
dans le système haitien d’éducation, a longtemps eu valeur de rite de passage.
L’enfant et plus tard l’adolescent se défaisaient d’une vieille défroque, pour
en adopter une nouvelle. Défroque plurielle qui embrassait, volontiers, tous
les champs du comportement, y compris celui plus spécifiquement modelé par
l’appartenance religieuse. Car, une fois au lycée, l’attitude, voire le
comportement, n’était plus la même. Non seulement certains rites n’étaient plus
de mise, mais le sujet religieux était devenu tabou. La nouvelle livrée en
était une de libre penseur. Il ne s’agissait pas d’une méthode philosophique de
doute ou quelque chose d’approchant, par laquelle on accède à la première
marche de la connaissance. C’était davantage une attitude de distance avec
certaines préoccupations, qui avaient l’inconvénient d’être considérées moins
viriles et peu en accord avec l’air du temps.
Sur la base de ce qui précède, les
étudiants du lycée pouvaient être classés, grosso
modo, en deux groupes. D’une part, la grande majorité qui se retrouvait,
plus ou moins légitimement, parmi les libres penseurs. De l’autre, une petite
minorité qui ne s’en réclamait pas moins, mais qui cultivait au fond, des
croyances ou des pratiques qui en constituent la négation en quelque sorte.
Ce qui intéresse ici, c’est cette minorité
qui était restée très attachée aux canons religieux, tout en le cachant, en
raison de la pression de l’idéologie estudiantine dominante. Certains, en
revanche, n’avaient pas le choix. C’était le cas pour les membres de certaines
associations comme la J.E.C. Quand les circonstances l’exigeaient, ils
n’hésitaient pas à s’afficher pour ce qu’ils étaient, tout en réduisant autant
que possible les circonstances.
Patrice se souvient clairement de ce qu’il
avait fallu d’affirmation personnelle ou d’indépendance de caractère, pour
défier les opinions divergentes du milieu. Devant s’adresser aux membres de la J.E.C
disséminés dans certaines classes, c’était parfois nécessaire de passer par les
professeurs. Il revoit encore l’air goguenard ou le sourire narquois du
professeur de français, d’histoire ou de mathématiques des classes de troisième
et de seconde, quand ils devaient relayer les informations de la J.E.C à ses
membres.
Autant dire que la religion ou les
activités qui s’y s’apparentent, n’occupait aucune place à l’intérieur de
l’établissement. Ce n’est peut-être pas par hasard qu’il n’a aucun souvenir, ni
du cours d’enseignement religieux qu’on était censé avoir, ni du
professeur--éventuellement un prêtre-- à qui il incombait de le dispenser. Il
n’est pas impossible, à défaut d'en avoir le souvenir, que les étudiants aient
décidé tout bonnement de le boycotter.
Cela n’avait pas empêché certains de
participer, comme toujours, aux rites chrétiens qui étaient les leur avant
Vatican II. Cette référence est importante car, auparavant, ils prenaient très
au sérieux le contenu dogmatique et liturgique de l’enseignement chrétien. Ils
pouvaient, de temps en temps, déplorer des manquements au sein de l’Église dont
la défaillance de quelques positions doctrinales ou même la déficience dans les
principes de base de certains prêtres. Du fait de la place qu’occupent ces
derniers dans la hiérarchie ecclésiale, on était parfois porté à regretter que
leur qualité de modèles soit quelquefois sujette à caution, à cause de leur
comportement, mais on ne jetait pas pour autant le bébé avec l’eau du bain.
Il a en mémoire la carence psychologique
dont avait fait preuve le curé de la paroisse à l’époque. Un jour que Jacques
D, un ami, était allé se confesser, à la question du curé portant sur la
régularité de son assistance à la messe le dimanche, il avait répondu qu’il n’y
allait jamais. De même, il ne se souvenait pas quand il s’était présenté au
confessionnal la dernière fois. Sur quoi, après l’avoir vertement admonesté, le
curé l’avait congédié avec une punition salée qui équivalait, pour lui, à
l’injonction suivante : ne revenez plus jamais. Avec un peu moins de
raideur doctrinale ou une meilleure connaissance de l’âme humaine, le curé
aurait pu avoir une attitude plus bénéfique pour l’évolution du fidèle et le
rayonnement de l’église catholique, en optant de lui ouvrir toutes grandes les
portes, comme à l’enfant prodigue de l’Évangile. De fait, Jacques D était un
enfant prodigue. Son désir de revenir au bercail lui était venu, en raison de
ses liens d’amitié avec Patrice qui ne soupçonnait, d’ailleurs nullement, l’influence
qu’il avait sur lui.
Le même curé a eu un comportement
similaire vis-à-vis d’une jeune fille, membre de la J.E.C féminine. S’il avait
eu le désir de la congédier comme il l’avait fait pour Jacques, il n’avait
néanmoins pas eu le temps, car elle s’était arrangée pour le congédier
elle-même en le laissant pérorer tout seul.
Patrice se souvient d’un cas où il s’était
lui-même congédié, si cela est possible. Cela remonte probablement à sa deuxième
année au lycée. Il avait eu l’idée, ce jour-là, de se rendre à la messe de 6
heures à la chapelle de l’hôpital St-Michel. En pareille circonstance, les
rares fidèles qui voulaient se confesser passaient à la sacristie. Le
chapelain, un homme à qui on donnait aisément 75 à 80 ans, était toujours
disponible. Au moment où il s’approchait du petit bureau qui tenait lieu de
confessionnal, il avisait deux religieuses dans la vingtaine qui s’affairaient
à préparer des cierges et des fleurs pour l’autel. Il ignorait alors totalement
que le chapelain était sourd comme un pot; aussi n’était-il pas peu surpris
d’entendre ce dernier l’interroger à haute voix, sur des sujets qui n’avaient
rien à voir avec ses propos. Un coup d’œil furtif à l’adresse des religieuses
lui faisait voir des contorsions de leur part pour s’empêcher de glousser ou de
pouffer de rire. Jusque-là il tenait bon, mais quand des questions pointues
vinrent à se porter sur la sexualité, elles le jetaient, comme d’ailleurs les
religieuses elles- mêmes, du moins il le croyait, dans des transes mortelles.
Est-il possible, s’était-il demandé, qu’un adolescent de son âge soit si
précoce et si pervers pour se faire poser des questions pareilles par un
prêtre? À cet instant, pour s’extirper de ce lieu devenu sinistre et,
peut-être, sauver les religieuses en train de mourir de rire, il détala sans
demander son reste, comme s’il était mû par un mécanisme dont il n’avait pas le
contrôle. Il laissait le vieux chapelain pantois, se demandant probablement
longtemps, comment expliquer un tel comportement de la part d’un pénitent.
Il croit que l’habitude d’aller à la messe
à cette chapelle prit fin ce jour-là. Pendant un certain temps, il a gardé
l’incident de la sacristie comme une aventure qu’il voulait oublier pour ne
plus entendre glousser les religieuses à ses dépens.
Pourtant, il n’était pas au bout de sa
déconvenue. À un an environ de l’incident de la sacristie, il était allé voir
un ami malade à l’hôpital. En se dirigeant dans l’allée conduisant à son
pavillon de séjour, il vit une feuille de papier s’échapper du paquet que
transportait une religieuse devant lui. En se baissant pour la ramasser, il fit
le geste en même temps que la religieuse. Il s’en était fallu de peu qu’ils ne
fussent entrés en collision ; mais cela avait permis à cette dernière de voir
qu’il ne lui était pas inconnu. Par les traits de son visage, il comprit ce qui
se passait dans son cerveau : elle confrontait son image à celles qui y
étaient emmagasinées. Aussi, allant au-devant des résultats de sa recherche, il
lança : la sacristie. Ce fut l’illumination et le fou rire. Puis, devenant
sérieuse, elle lui dit : vous aviez bien fait de partir comme vous l’aviez
fait. Le père ne se doutait nullement des raisons pour lesquelles vous aviez
posé ce geste. Il nous avait fallu tout lui expliquer.
Il était d’abord contrarié de la
rencontre, mais finalement satisfait. Il avait éliminé une préoccupation qui
venait parfois le hanter. Il croit que cette période correspondait à un moment-charnière
dans son évolution. Elle l’avait vu couper les derniers liens qui le retenaient
à l’enfance, avant d’atteindre des rivages plus franchement adolescents de ceux
qu’on avait convenu d’appeler les libres penseurs.
XXI
LE PARADOXE DES LIBRES PENSEURS
Au cours de ses premières années au lycée,
Patrice a été entraîné, un soir de printemps ou d’été, à une étrange vadrouille
par des condisciples. Il s’agissait de sillonner certains quartiers de la
ville, à la recherche de rassemblements de communiants. Car, bientôt, ce
devrait être le temps de la communion solennelle. Au début, ce n’était pas du
tout clair pour lui les fins qui étaient poursuivies. Les choses commençaient à
être moins confuses, au fur et à mesure, que se déroulait cette curieuse chasse
urbaine. À plusieurs reprises, l’expédition avait connu des stations,
correspondant à la présence dans ces lieux, d’aspirants à la communion
solennelle. À la fin de la soirée, il y eut conciliabule entre les confrères
pour savoir laquelle, des quatre ou cinq stations, méritait qu’on s’y
investisse. L’investissement était fonction de plusieurs facteurs dont il lui
serait difficile aujourd’hui de les récapituler tous, hormis le quartier,
l’attrait de l’aspirant ou de l’aspirante, la famille etc. Finalement, ils
avaient jeté leur dévolu sur Marie-Hélène de la famille David. Cela impliquait
l’accompagnement de cette dernière dans le cadre des réunions vespérales, jusqu’à
la cérémonie de la communion. Il s’agissait d’être présent, autant que
possible, tous les soirs de la semaine, pour l’assister et chanter en son
honneur. Selon la coutume, c’était une façon de la préparer à ce grand moment,
censé traduire son entrée officielle dans la communauté des fidèles.
De fait, chaque soir, ils se réunissaient
chez les David autour de Marie-Hélène et entonnaient des chants édifiants dont,
certains très anciens, qu’on chantait déjà à l’adolescence de son grand-père et
de sa grand-mère.
Les parents n’étaient pas de fervents
catholiques. Ils avaient reçu une éducation religieuse qui, avec le temps,
était passablement décatie. Mais il leur en restait suffisamment, pour avoir
encore la motivation d’instruire leurs enfants dans la pratique religieuse de
leur enfance. Autant dire qu’ils étaient enthousiastes à l’événement qui
touchait leur fille. Ils le manifestaient de différentes façons, y compris en
invitant le groupe au dîner prévu le jour de la cérémonie.
Quand vint le jour attendu de la communion
solennelle, il y avait à l’église près d’une centaine de jeunes des deux sexes,
tout de blanc, vêtus. À coup sûr, Marie-Hélène faisait partie des dix filles les mieux habillées. Si on en
parle aujourd’hui, c’est parce que cette dimension, que personne du groupe ne
semblait avoir envisagé jusque-là, s’était révélée d’une certaine importance,
en tout cas, dans les papotages des uns et des autres après la cérémonie. Elle
portait une robe de soie blanche ornée de dentelles et de guipures et enjolivée
d’une passementerie du même motif que celui de son aumônière. Sa tête ceinte
d’une couronne blanche laissait voir des frisottis d’un côté et d’autre. Elle
tenait une gerbe de lis qui donnait bien l’illusion d’être naturelle. La cérémonie
présidée par un prêtre, assisté d’un diacre, se faisait avec éclat que
rehaussait la présence d’une demi-douzaine d’enfants de chœur. Elle mettait
aussi à contribution une chorale de jeunes filles sous la baguette vive d’une
religieuse.
Après la messe, les parents s’empressaient
d’aller saluer les communiants. À cette fin, les gens, non contents de
s’agglutiner sur le perron, se rendaient maîtres de la chaussée et se fichaient
des voitures qui, souvent, par une utilisation continue de l’avertisseur,
indiquaient leur besoin de passer.
C’est dans ces circonstances qu’un
communiant a failli être frappé par un conducteur trop nerveux. Le chauffeur
avait prétexté, par la suite, que voulant mettre le frein, il avait
malencontreusement accéléré. N’empêche, le cierge du communiant s’était
retrouvé sous la roue avant de la voiture et il s’en était fallu de peu que ce
ne fût son pied. Une fois revenus de leur émotion, et des conciliabules sur le
parvis de l’église, les gens commençaient lentement à se disperser. C’était le
moment choisi par les David pour regagner leurs pénates, histoire de lever un
verre à la santé et au bonheur de Marie-Hélène. Évidemment, ils étaient en
première loge et n’avaient pas manqué, en entonnant le psaume du Salve Regina,
de souligner une dernière fois ce grand jour dans la vie de Marie-Hélène. Puis,
malgré l’insistance des maîtres de céans, ils avaient décliné, encore une fois,
l’invitation de participer au dîner.
Pendant toute la semaine, son esprit n’avait
cessé de triturer le paradoxe du comportement de ses confrères. Ces libres
penseurs, qui affectaient de vivre loin de la religion, n’avaient pas arrêté
d’avoir des attitudes et même des activités ambiguës, qui les rangeaient dans
les créneaux privilégiés du catholicisme. C’est, croit-il, à compter de cette
expérience qu’il commençait à comprendre que la religion n’était pas seulement
la religion, c’était aussi la culture par toutes les attitudes et les réflexes
qu’elle conditionne et qui s’invétèrent au cours des différents processus
sociaux.
Cette vision de la réalité allait
s’affirmer davantage quand il a pris conscience du problème du frère d’un
camarade du lycée. Ce bonhomme se présentait comme athée. Il avait une
pathologie psychique, une sorte de thanatophilie qui le portait à raffoler de
certains états de morbidité. Il était de toutes les funérailles célébrées selon
la liturgie catholique. Pour des raisons
qu’on ignore, en dépit de son tropisme morbide, jamais il ne se laissait aller
à participer à des funérailles selon des rituels autres que ceux de sa
religion. C’est dans des contextes semblables, que la religion cesse, en effet,
d’être seulement ce qu’elle est censée être.
XXII
LES FUNÉRAILLES DU
NOTABLE
L’un des souvenirs les plus singuliers que
Patrice ait de son adolescence jacmélienne est lié à sa participation aux
funérailles d’un notable de la ville. D’une certaine façon, sa présence très
peu édifiante à cette cérémonie, a longtemps été une contre-performance pour lui.
Il est vrai qu’il n’avait pas, de lui-même,
choisi d’honorer la mémoire du disparu. Il ne le connaissait pas. Il ne savait
pas davantage le rôle qu’il avait joué au lycée Pinchinat ou dans la cité.
Mais, la direction du lycée avait jugé que son rôle était à ce point important,
qu’il lui fallait le souligner au moment des funérailles. D’où une délégation
de lycéens constituée par une classe entière, en l’occurrence, la sienne.
La cérémonie avait lieu à la cathédrale et
ne manquait pas de grandeur. Elle était présidée par un jeune prêtre qui avait
beaucoup de panache, un peu trop pour l’atmosphère de recueillement propre à
l’événement. Quant aux délégués du lycée, peu concernés par ce qui s’y passait,
ils avaient tout le temps pour regarder autour d’eux. La vingtaine d’étudiants
qu’ils furent, en uniforme kaki et cravate noire, juraient avec l’assistance
marquée par la prépondérance du noir avec, ici et là, des îlots de blancheur
constitués par des femmes.
Il faisait chaud à l’intérieur de
l’église. On ne peut pas dire que les femmes ne s’y attendaient pas, car,
plusieurs d’entre elles étaient munies d’éventails dont un devant lui était une
splendeur par son graphisme et l’harmonie des couleurs. Il est vrai que
certains auraient pu trouver incongrue la présence de cet objet dans une telle
occasion : ses couleurs voyantes juraient avec les teintes sombres en
vigueur partout dans l’église. D’un côté à l’autre de la nef, on avait, en
effet, disposé des tentures noires. On imaginait que le rituel de la cérémonie
le voulait ainsi.
Mais ce qui attirait davantage l’attention
des potaches, ce furent les chapeaux ou ce qui en tenait lieu. La plupart
d’entre eux n’avaient jamais vu, dans un espace relativement réduit, des têtes
surmontées d’autant d’étranges architectures. Il y avait comme une sorte de
dissonance entre le sens de l’événement porté à l’intériorisation et à la
réflexion, et certaines toilettes, qui ne semblaient pas avoir d'autre objet
que celui de susciter la distraction et l’espièglerie.
Au -devant de la rangée réservée aux
lycéens, se tenait un couple dont une femme éplorée avait tout l’air d’un
corbeau auquel des aigrettes avaient poussé. Plus loin, une femme portant un
tailleur noir et blanc avait la tête surmontée d’un chapeau qui ressemblait à
une carapace de tortue. Elle était à côté d’un géant se tenant fièrement et
accompagné d’une femme supportant comme couvre-chef une structure légèrement
conique et cachée par une voilette qui descendait au ras des épaules.
L’un d’entre les lycéens, de confession
protestante, n’avait jamais eu à assister à une telle cérémonie funèbre selon
la liturgie catholique. Tandis que le prêtre, suivi de deux jeunes assistants,
s’évertuait à encenser et à asperger le catafalque, il avait cru voir des
pratiques occultes et s’amusait à désigner le célébrant en parlant du sorcier.
Après la cérémonie, quand les croque-morts ont commencé à s’ébranler avec le
cercueil, deux femmes qui, l’instant d’avant, caquetaient en sourdine, se
répandaient en des cris où ne perçait, néanmoins, nulle émotion. Le temps de
parvenir sur le perron de l’église, d’autres femmes les avaient relayées comme
on passe le témoin dans une course à relais.
Non tenus d’accompagner le mort au
cimetière, la plupart des étudiants ont fait défection à peine la cérémonie terminée
à l’église ; ils étaient neuf ou dix à avoir tenu bon jusqu’à la fin. Mais
la chaleur était telle sur le lieu de la sépulture, qu’ils regrettaient de
n’avoir pas fait comme les autres. Avec des vêtements qui absorbent la chaleur
du soleil, beaucoup de participants transpiraient à vue d’œil et passaient leur
temps à s’éponger le visage. C’était le cas pour le premier orateur qui avait
pour tâche de faire l’oraison funèbre. Il avait sa feuille d’une main et son
mouchoir de l’autre. Malgré que le morceau littéraire fût plus court que ce à
quoi on s’attendait, on se félicitait quand même quand il parvînt à la fin. On
allait pouvoir s’abriter du soleil à l’ombre d’un arbre qui jouxtait le
cimetière. Mais on n’avait pas compté avec les deux autres orateurs qui
allaient chanter les louanges du mort. Quand le tour du dernier arriva, à part
quelques participants dispersés çà et là, il n’y avait que le fossoyeur et deux
associés sur le site qui s’activaient dans le périmètre de la fosse. Mais ce
qui acheva de chasser tout le monde du cimetière, ce fut une pluie que personne
n’avait vu arriver. On dirait qu’elle n’avait d’autre but que celui de faire
fuir les derniers retardataires et de calmer la poussière que soulevait le
moindre passage de voitures aux alentours.
Les lycéens ne quittèrent pas les lieux
comme ils y étaient entrés. La discipline et la tenue qui les caractérisaient
s’étaient envolées. À les voir franchir le portail du cimetière en ordre
dispersé et, la pluie aidant, d’une allure quelque peu débraillée, on aurait pu
croire, n’étaient leur cravate noire, qu’ils étaient des éléments d’une bande
de carnaval qui commence à s’égrener. Mais ils avaient vite fait de retrouver
la discipline coutumière, quand le hasard les a mis nez à nez avec le censeur
du lycée, au sortir du cimetière. Tout de même, les observations du censeur
allaient servir de base, quelques semaines plus tard, à un protocole
disciplinaire à l’usage des étudiants, en situation de représentation à
l’extérieur du lycée.
XXIII
LES COW-BOYS DE LA ROUTE
Dans les années cinquante, Jacmel était
reliée à Port-au-Prince, une ou deux fois par semaine par voie aérienne et par
un certain nombre de camions de transport de passagers et de marchandises. En
ce qui concerne les transporteurs de passagers, une lutte sourde était menée
entre eux pour la prééminence sur la route. Cette concurrence a été à l’origine
du surnom de cow-boy attribué à deux ou trois de ces transporteurs. On avait
affaire, en général, à de bons conducteurs qui en imposaient par leur
régularité, l’entretien de leur véhicule et leur personnalité de fonceur.
C’était à qui arriverait sans encombre à destination, malgré les obstacles
inhérents au parcours. Il avait lieu sur une route devenue, par endroits, une
simple piste traversée par des cours d’eau, sans grande importance normalement,
mais qui grossissaient démesurément à la moindre averse. Ces cours d’eau
suivaient un itinéraire tellement sinueux, que sur une distance d’un kilomètre,
la piste pouvait les recouper une demi-douzaine de fois.
Bien entendu, à chaque grande pluie, la
piste encaissée entre les montagnes devait être redessinée par le premier
conducteur assez brave pour s’aventurer dans les dédales des ravins et des
fondrières. Pour les connaisseurs de la topographie des lieux, il y avait çà et
là des points névralgiques d’une extrême dangerosité. Tel le fameux pont Pince
qui était un bloc de ciment sans garde-fou, de la largeur d’un camion, jeté
entre deux rochers et qui surplombent un précipice. Comme la piste était
bidirectionnelle, des véhicules étaient appelés à se rencontrer fortuitement à
la hauteur de ce pont, au grand dam des habitués.
Un incident de ce genre survint quand, un certain
jour, Frank, un ami de Patrice, s’en revenait de Port-au-Prince. Le camion dans
lequel il avait pris place, était conduit par un jeune qui venait récemment de
se lancer dans l’industrie du transport. Le hasard l’avait mal servi, car il
était déjà engagé sur le pont, quand il se trouva nez à nez avec un camion qui
revenait de Jacmel. Compte tenu de l’exigüité de la piste à cet endroit, il
fallait absolument que l’un des deux camions recule. En toute logique, cela
revenait au moins engagé sur le pont, soit celui arrivant de Jacmel, car la
manœuvre était autrement plus risquée pour l’autre. Pourtant le camion de Jacmel
refusait obstinément de bouger. Conduit par un vétéran qui semblait se réclamer
un privilège sur la route, on eût cru que ce dernier voulait faire payer sa jeunesse
à l’autre en se montrant intransigeant.
Pourtant, l’opération n’était pas sans
danger. Il fallait que le conducteur mette toutes les chances de son côté pour
la réussir. Quand il s’agit d’un mastodonte rempli de passagers et qui devait
utiliser tout l’espace de manœuvre disponible, les risques devenaient encore
plus grands. Conscients de cette réalité, les passagers auraient voulu mettre
pied à terre, mais ils comprirent qu’ils étaient pris au piège, à moins de
faire un aller simple dans le précipice. En contrepartie, ceux de l’autre
camion n’ont pas eu de peine à gagner le sol et à observer l’exercice en cours.
Accaparés par l’évolution de la situation, on aurait entendu une mouche voler,
particulièrement, quand poursuivant la progression de son recul sur le pont, le
camion se trouvait avoir une partie de ses pneus arrière dans le vide. Les gens
s’arrêtaient tout bonnement de respirer… jusqu’à ce que se fasse entendre le
crépitement des salves accueillant finalement la réussite de l’opération. Même
le chauffeur du camion venant de Jacmel qui était aussi le chef de son
entreprise de transport, croyait nécessaire de se mettre de la partie, en
voulant recruter sur le champ ce jeune conducteur si habile.
Pourtant, cet incident était loin d’être unique.
Sur cette piste en lacet à flanc de montagne, beaucoup de sections n’offraient
de passage qu’à un seul véhicule à la fois. De sorte qu’un avertisseur sonore a
toujours constitué un des instruments indispensables du chauffeur. Avant de se
lancer dans les contreforts de la montagne, rien ne valait le son retentissant
d’une trompe. S’il y a un véhicule à proximité, il ne pouvait manquer de
répondre au signal reçu et de prendre, en conséquence, les mesures qui
conviennent. Les comportements à l’enseigne du fair-play étaient la règle, mais
il n’était pas rare de se trouver en face d’un contrevenant, surtout quand ce
dernier avait un contentieux à régler avec quelqu’un identifié par le son de la
trompe de son camion. C’est à ce moment que les accidents du terrain pouvaient
intervenir comme moyen de pression, au risque parfois de mettre en danger la
sécurité des passagers.
Quelles que fussent les raisons, le
parcours Jacmel-Port-au-Prince, n’était jamais dépourvu d’intérêts. A une
époque où le téléphone n’avait pas encore connu la notoriété qu’il allait avoir
quelques années plus tard, c’était, à part la radio, le seul vrai relais de
communication entre le Sud-Est du pays et la capitale, par où parviennent
nécessairement toutes les communications d’importance, y compris, bien entendu,
celle de l’arrivée des visiteurs de marque.
XXIV
LES VISITEURS DE
MARQUE
Au cours de son
passage au lycée, Patrice ne se souvient guère de visiteurs qui aient eu à y
laisser des marques profondes, pas plus dans l’établissement que dans la cité.
Même la venue du chef de l’État d’alors, le président Paul Eugène Magloire,
avait, à son avis, fait peu de vague. Le seul souvenir qui lui reste de son
séjour est lié à une anecdote concernant M. Vantoux, une des huiles de la
magistrature d’alors. C’est ce dernier qui avait eu l’honneur de l’accueillir
lors de cette visite. Rencontrant un ami qui s’enquérait des nouvelles de son
illustre hôte, M. Vantoux aurait répondu : « Wi fout! Map tan’n
nèg la pati pou’m sa respiré! J’attends le départ de cet homme afin de
pouvoir respirer! »
Si ses souvenirs sont exacts, M. Vantoux
était célibataire. Il était aussi la tête de turc des loustics de son quartier,
toujours à l’affût des moindres banalités le concernant. Ils le gratifiaient
d’un appétit à toute épreuve et rapportaient qu’un jour, il avait interpellé sa
cuisinière sur la question de savoir si le poulet qui venait de lui être servi
avait des pattes.
Parmi les hommes politiques qui avaient
défilé dans la ville à cette époque, Patrice peut citer Daniel Fignolé et Louis
Déjoie. En dépit d’un fameux discours de François Duvalier qu’on évoque souvent
comme ''le discours de Jacmel'', les traces du passage de cet homme politique
ne sont pas restées dans sa mémoire, probablement, en raison du fait que son
passage soit survenu en son absence. Quoi qu’il en soit, il n’avait rien retenu à
la gloire de l’humanité à l’occasion de la campagne électorale de l’un ou
l’autre dans la cité.
Dans le cas de Daniel Fignolé qu’on
appelait « le professeur », ils étaient un petit groupe à voir en lui
un acteur. Certaines de ses prestations étaient des spectacles, des
« one-man-show » plus précisément, comme on dirait aujourd’hui dans
le milieu des communications. Son assurance et sa faconde les impressionnaient.
Deux ou trois d’entre eux allaient jusqu’à imiter ses tics et sa gestuelle, voire
ses propos. D’aucuns y voyaient cependant, les éléments d’une démagogie sur
laquelle ils préféraient garder le silence, dans l’atmosphère quasi religieuse
du rassemblement populaire. Tandis que d’autres, pour des raisons
diamétralement opposées, n’arrêtaient pas de l’encenser. Il ne pourra jamais
oublier la manière qu’il avait de s’interpeller : « Je,
Pierre-Eustache Daniel Fignolé, patriote intégral, démocrate conséquent,
démocrate par principe… » et le détachement qu’il faisait mine d’avoir,
par rapport au phénomène de l’accession à la présidence du pays. À l’entendre
dire qu’à défaut d’être président, il ne rechignerait aucunement à
« reprendre son bâton de craie et à y aller de (cos a+b) +(cos a-b) …sur
le tableau noir » , certains y voyaient les éléments d’une logorrhée qui
visait à étourdir le peuple. Si ces quelques traits paraissent caricaturaux,
c’est néanmoins ainsi que le personnage se dressait à certains d’entre eux, au
cours de sa visite.
Daniel Fignolé se présentait, peut-être,
avec l’assurance de l’intellectuel, c’est plutôt une autre forme d’assurance
qu’exhibait Louis Déjoie. Celle de l’homme politique pragmatique qui avait les
moyens de changer l’ordre des choses. Il n’avait pas besoin de convaincre de ce
qu’il pourrait faire. Il lui suffisait de dire : regardez ce que j’ai fait
déjà et combien je pourrais faire encore si je suis aux commandes de l’état.
C’était là, l’essence des discours tenus en cette assemblée électorale qui
n’avait, d’ailleurs, rien à envier, en termes de nombre de spectateurs, à celle
de Daniel Fignolé. Même si Léon Baptiste, alors sénateur et un des grands
collaborateurs, se perdait à citer un émule de Mirabeau dans une
prosopopée inattendue: « Périssent les colonies plutôt qu’un principe… »
et un autre tribun oublié qui traînait le public inopportunément dans les
fleurs d’une rhétorique ampoulée, le souvenir le plus cuisant que les gens
gardaient de cette assemblée électorale est celui d’une femme de la même
écurie. Voulant démontrer la stature exceptionnelle du candidat Déjoie, elle
avait dit : « C’est le seul homme que je connaisse qui a douze
boutons à son pantalon. ». On était, bien entendu, aux temps anciens
d’avant la fermeture-éclair. Cela n’a pas moins causé l’hilarité générale de la
foule. Certains criaient et sifflaient, lui demandant comment elle s’y prenait
pour les compter.
En dehors de la politique, le seul
visiteur de marque qui mérite d’être cité est l’archevêque Rémy Augustin alors
en tournée de confirmation. Le discours d’accueil du magistrat municipal se
voulait particulièrement chaleureux à son égard. Il y avait dans cette chaleur,
un peu du symbole que représentait le prélat, premier évêque haïtien, dans le
processus d’évolution du clergé indigène.
En réponse au discours de bienvenue truffé
d’éloges, l’évêque pétri du savoir-dire mondain, n’avait pas été en reste. Et allant plus loin que les propos d’usage, il
passa brièvement à des considérations fort à propos. Autant dire que
l’interaction de l’ecclésiastique et des autorités de la ville lui avait laissé
un heureux souvenir en ce qui concerne, tout particulièrement, la personnalité
du prélat. On lui aurait dit, à l’époque, qu’il passerait, avant longtemps, une
fin de semaine seul avec lui, qu’il le nierait volontiers. Pourtant, deux ou
trois ans plus tard, l’occasion devait se présenter. Voici comment cela est
arrivé.
Après avoir reçu une invitation du curé
d’une paroisse à quelques dizaines de kilomètres de Port-au-Prince à venir le
visiter, sans préavis--le cellulaire n’existant pas encore—Patrice prit la
direction du lieu concerné. Le même jour, l’évêque, probablement sans préavis
également, avait opté pour la même décision que lui. Parvenu à destination plus
tôt que lui, il avait mis le curé, alors seul prêtre de la paroisse, dans les
affres d’un sentiment paradoxal. D’un côté, il était honoré de la visite du
prélat, de l’autre, il était malheureux d’avoir à l’abandonner seul pour
quelques jours. Il devait répondre coûte que coûte à ses obligations
d’officiant à la fête patronale d’une chapelle éloignée. C’est sur ces
entrefaites que Patrice a fait son apparition.
Jamais accueil n’avait été plus chaleureux
que celui dont il a été gratifié. Sa présence jugée providentielle, devenait un
soulagement pour le curé qui pouvait partir en paix.
C’est donc dans cette circonstance qu’il a
tenu compagnie à l’évêque durant deux jours. Il serait difficile de faire la
liste de leurs sujets de conversation dans ce laps de temps. Cela embrassait
les différentes facettes du sous-développement du pays, depuis les freins
culturels, cognitifs, technologiques etc. jusqu’au système éducatif, pas
toujours approprié aux besoins du pays. Mais cela n’épuisait guère les thèmes
d’importance nationale. Bien que la politique eût été au premier plan des
préoccupations, ils l’avaient évitée—et pour cause—comme on évite une flaque d’eau
sur la chaussée, pour se rabattre sur la tendance à l’indigénisation du clergé.
Et, sur un mode plus intellectuel, sur quelques problèmes théologiques dont
l’actualité avait fait écho. Le reste du temps, ils l’ont passé à faire le
tour, sinon à résoudre, quelques problèmes mondiaux, à commencer par la
décolonisation en Afrique et la compétition entre les États-Unis d’Amérique et
la Russie soviétique, en ce qui a trait principalement, à l’arsenal nucléaire, la
guerre froide et la manière dont les états périphériques de l’Amérique et de
l’Asie s’arrangeaient pour défendre leurs intérêts. Au moins, une fois, il leur
était arrivé de n’avoir pas bougé autour de la table pour deux repas consécutifs,
sauf pour aller se dégourdir les jambes et jeter un coup d’œil sur le paysage.
Patrice avait été impressionné, autant
par l’amabilité de l’évêque, que par sa transparence. Un certain commerce avec
le milieu ecclésiastique, lui avait appris depuis longtemps, que la langue de
bois n’était pas seulement l’apanage des politiciens. Beaucoup d’entre eux
utilisaient ce procédé, même en dehors des questions de foi. Il n’avait pas
senti ce travers chez l’évêque. Aucun avis ex
cathedra n’était venu ponctuer
leur entretien et cela lui apparaissait hautement symptomatique. Il en était venu
à oublier que la réplique à ses propos venait d’un évêque.
Cela n’excluait pas d’autres figures qui,
pour avoir moins de panache, n’en étaient pas moins typiques, comme on le verra
ci-dessous.
XXV
LES FIGURES TYPIQUES
On ne peut pas avoir traversé l’oasis (ou
le désert selon d’autres) de l’adolescence sans rencontrer des individus
singuliers, par un aspect quelconque de leur personnalité. D’ailleurs, les
pages précédentes fournissent déjà quelques croquis à cet égard. Le but de ce
chapitre est de compléter la galerie de ces originalités, au souvenir
desquelles Patrice aime se repaître, et retrouver ces années perdues dans la
brume du temps. Comme on le verra, ces figures n’ont rien des êtres
exceptionnels par leur bravoure, leur exploit ou leur performance sportive. Ils
sont, dans l’ensemble, d’humbles citoyens que signale leur place dans la
société ou leur comportement vis-à-vis des autres.
En réfléchissant sur les figures typiques
qu’il avait rencontrées sur sa route à Jacmel, il pourrait difficilement passer
sous silence un héros inconnu qu’il appellerait l’homme du microcrédit avant la
lettre.
Depuis quelques années, la notion du
microcrédit a, en effet, atteint ses lettres de noblesse, en dépit de
l’indifférence des banques. Un concepteur, doublé d’un promoteur de cette
formule économique, a même bénéficié du Prix Nobel en 2006[9]. Sans
rien enlever au récipiendaire du Nobel, pour avoir réussi à étendre la mise en
pratique de cette formule, on doit reconnaître, néanmoins, que la notion, dans
son principe, n’était pas nouvelle. Dans beaucoup de coins du monde, il y a eu,
à différentes époques, des tentatives en ce sens.
Pour sa part, il avait connu un cas de ce
genre à Jacmel dans les années cinquante. Le héros concerné par cette
expérience était ce qu’on appelait à l’époque un spéculateur en denrées.il
était l’ami de son fils et, quand il arrivait par hasard chez lui un samedi, il
se trouvait toujours devant un va-et-vient continuel de femmes qui sont, en
quelque sorte, des marchandes de foires ou de marchés publics. Son ami en était
venu à lui expliquer le but de la visite, chez lui, de ces femmes. Il avait
compris, alors, que son père leur prêtait de l’argent pour leur petit commerce.
Il y en avait à qui il prêtait 25, 50 et plus rarement 100 gourdes[10] à un taux raisonnable. Dans chaque cas, les
bénéficiaires expliquaient à son père de quelle façon le montant serait
investi. Son ami ne connaissait pas les résultats de ces transactions, mais il
croyait que, dans l’ensemble, son père était satisfait. Dans la mesure du
possible, ces femmes respectaient toujours leurs engagements.
Le prochain original était un végétarien.
Au cours de son passage au lycée, il eut à rencontrer un étudiant plus âgé que lui et qui lui fut
présenté comme tel. Il était estomaqué, car, jusqu’alors, il n’avait rien lu
sur la question et il ne lui venait pas à l’esprit qu’on pouvait choisir d’adopter
une tel comportement alimentaire autrement que par excentricité. Si son pays
était giboyeux, il serait porté à être d’accord avec Boucar Diouf pour qui
un végétarien en Afrique est un chasseur incompétent. À part l’Inde qui est un
grand vivier de végétariens, la plupart des autres se trouvent, parait-il, dans
les pays riches. Les contrées pauvres, comme Haïti, semblent plutôt le berceau
d’une autre forme de végétarisme dont le fondement est la nécessité. Il serait
donc involontaire.
Quoi qu’il en soit du végétarisme de
l’étudiant, ses sources d’inspiration lui restaient inconnues, comme
d’ailleurs, sa crédibilité dans cette orientation. Mais il semblait mener une
vie austère qui rompait avec les pratiques et l’insouciance ambiantes. Plutôt
que de se mêler aux autres, il se tenait souvent à l’écart dans une attitude
réflexive. Parfois, à la récréation, alors que les étudiants se pressaient
autour des débits de glace et de sucreries, il n’était pas rare de le voir
tirer de son sac une grosse tomate, qu’il croquait comme une pomme. Ce geste
banal était pour lui celui d’un gars qui était ailleurs que là où les autres
étaient, loin des idées reçues et des pratiques léguées par la tradition, qu’il
s’agisse de ce qu’on mange ou ne doit pas manger. De sorte qu’il n’avait jamais
hésité à croire à la légitimité de son appartenance et à le considérer comme un
être singulier.
À l’austérité du végétarien s’opposait
l’épicurisme vulgaire du cas suivant. Cela concernait un tailleur dont
l’échoppe s’ouvrait sur le campus même du lycée. À la récréation de 10 heures,
à quelques reprises, ses amis et lui allaient voir ce qui s’y passait et,
surtout, voir manger le maître de céans. À cette heure-là, en effet, il prenait
un repas copieux à la vue de tout le monde. C’est inimaginable tout ce qu’il
pouvait se mettre dans l’estomac. Il ne faisait pas mystère de son appétit.
Faisant allusion à une disette que la ville avait connue au cours de la
dernière grande guerre, il disait à tout-venant, que si jamais cette situation
devait se renouveler, il n’aurait rien de plus pressé à faire que de fuir à la
campagne, où il y a tant de plantes comestibles. Dans son genre, il était
presque seul ; il avait gagné le titre de grand mangeur contre un autre
citoyen de la ville : l’enjeu était alors une bouillie de maïs aux harengs
saurs.
Mais si curieux qu’était cet homme de
grand appétit, ce n’était pas seulement
lui l’attrait du lieu, mais aussi un visiteur désœuvré jouant les intellectuels,
et qui n’arrêtait pas de pérorer souvent sur le ton du Sermon sur la Montagne
ou des Béatitudes, à moins que ce ne fût parfois celui de St-Jean à Patmos.
D’un jour à l’autre, il ne tenait pas le même langage et il lui arrivait
occasionnellement d’avoir des discours contradictoires.
L’un de ses thèmes favoris, c’était la
femme. Selon lui, elle était au centre de toutes les actions humaines. C’est pour
elle qu’on veut être beau, riche, intelligent et accomplir les actions les plus
héroïques. C’est à cause d’elle que la Guerre de Troie a eu lieu et que les
relations d’Auguste et de Marc Antoine ont été empoisonnées, influençant
radicalement la destinée de l’Égypte.
Cependant, deux jours plus tard, il
n’était pas surprenant de l’entendre dans un discours différent. De temps à
autre, il disait : méfiez-vous des femmes! Elles ne sont jamais si gourdes
qu’elles ne puissent vous cocufier et vous livrer des enfants qui appartiennent
à Pierre-Jean- Jacques. Moi qui vous parle, disait-il, je ne suis pas le fils
de mon père et ma sœur non plus. Et il se mettait à ironiser sur la tendance
nostalgique de sa mère qui se plaisait souvent à admirer ses nippes de mariage
et sur son père supposé, emporté par un cancer à l’âme.
Il s’en voudrait de ne pas évoquer ici un
autre homme de grand appétit. De tous les originaux présentés ici, c’est le
seul qu’il n’ait pas rencontré personnellement. Il était plutôt de la
génération de son père. Mais, il était tellement présent dans la vie
quotidienne de ses amis par ses frasques, qu’il a fini par s’imposer à lui.
Il s’appelait Jean S. La première fois que
son nom avait été prononcé devant lui, ce fut par l’un des siens. Il lui avait
alors rapporté, quelques années auparavant, avoir reçu une lettre d’un ami lui
annonçant que le bol de Jean S s’était brisé. Il avait voulu savoir, à ce
moment, qui était cet homme et de quelle matière précieuse était fait ce bol,
pour qu’on en parle dans une lettre. Il apprenait alors que l’intérêt
proverbial du récipient résidait, seulement, dans ses dimensions tout à fait
exceptionnelles. S’il n’appartenait pas à un surhomme, il devait correspondre à
un appétit hors du commun.
Jean S était célibataire et avait refusé
de prendre à son service une cuisinière, comme le voulaient l’époque et le
milieu, pour préparer ses repas. Pour des raisons inconnues, il trouvait
préférable de décentraliser l’opération en la confiant à deux cuisinières
résidant en des lieux périphériques différents. De sorte que les heures du
dîner impliquaient chaque jour de sa part, le tour du quartier et deux stations
plus ou moins longues.
Il résidait dans un quartier du Sud-Est de
la ville, en face de la demeure d’un avocat dont il a été question plus haut.
On racontait qu’un jour, il y avait une grande réception chez l’avocat. Beaucoup
de gens y avaient été invités. Certains d’entre eux, faute de trouver place
chez leur hôte, étaient incités à s’installer sur la galerie de son voisin.
Bien entendu, Jean S avait revendiqué de servir ce groupe particulier de
convives. Il allait chez l’avocat et revenait avec des plateaux remplis de
verres. Tant que cela concernait la boisson, cela se passait très bien. Mais
vint le tour de plateaux chargés de victuailles plus consistantes, les invités
n’en avaient pris que l’odeur. Il avait tout subtilisé à son compte et déposé
dans des récipients prévus à cette fin dans sa maison.
Un autre bonhomme rencontré ne lui apparaissait
pas moins original. C’était un écrivain ambulant qui, parfois, se transformait
en écrivain de trottoir. Quand un ami le lui avait présenté pour la première
fois, il avait été mis au défi de deviner ses occupations. Il s’agissait d’un homme d’une quarantaine
d’années portant fièrement une barbiche de chèvre. Il était assis derrière une
petite table, à l’entrée d’une cour encombrée d’objets hétéroclites s’ouvrant
sur la rue Baranquilla. Il est possible qu’il ait heurté l’intéressé en parlant
de lui à son guide comme d’un plumitif. Sans le lui dire il avait semblé désapprouver
du bonnet cette référence, le forçant à dire qu’il n’y mettait rien de péjoratif.
Donc, derrière sa table, il recevait tous
ceux qui avaient une lettre à écrire et qui ne pouvaient le faire eux-mêmes,
parce que non rompus au savoir-faire bureaucratique ou même simplement par
analphabétisme. Par conséquent, les lettres qu’il avait eu à rédiger
présentaient une grande variété; mais à son grand étonnement, ce sont des
lettres d’amour qui l’emportaient en nombre sur toutes les autres. De ce point
de vue, il était devenu, avec le temps, un spécialiste des affaires du cœur.
Cela n’empêche pas qu’il ait eu, quelquefois à son cœur défendant, dit-il, à
écrire des lettres de menaces et d’injures.
Il gagnait, semble-t-il assez bien sa vie
avec ce métier, car les gens ne lésinaient pas pour lui payer son dû. Il
réclamait 1 gourde 50 pour une lettre d’amour et quelquefois davantage pour des
lettres destinées aux administrations publiques. À l’entendre, son travail
semblait être régi par une éthique particulière qui fait obligation aux clients
de respecter leur engagement vis-à-vis de lui. Il n’avait jamais eu à insister
pour être payé de ses services.
On ne pourrait pas clore ce chapitre sans
parler de Dodo le coiffeur. La diffusion des informations touchant Laure dont
il était déjà question plus haut, provenait de son salon. Celui-ci était situé
dans un quartier de la ville qu’il n’avait jamais su nommer convenablement. On
l’évoquait en parlant de « nan mas!» Ce salon était à proximité d’un
bordel et, un peu plus loin, du campus du lycée à l’époque. Cette position
stratégique en faisait un des lieux par excellence où s’élaborait une certaine
chronique de la ville.
Il se souvient de ce samedi matin où, en
plus des autres clients en attente, il y avait Gilbert, un lycéen de 18 ans environ
qu’il avait déjà rencontré sur le campus. Quand la conversation passa sur le
thème du bordel- car cela arrivait immanquablement- il avait été étonné que
Gilbert fût identifié comme un client de la maison close. C’est d’ailleurs de
lui qu’il avait entendu, pour la première fois, raconter l’histoire loufoque du
père de Laure avec les prostituées. Jusqu’alors, il croyait que des maisons de
ce genre étaient fréquentées par des adultes vivant dans la marginalité, mais à
force d’entendre des histoires sur les uns et les autres, il avait fini par se
faire une idée différente des gens qu’il côtoyait.
Au-delà de toutes les choses qu’il avait
apprises dans ce salon, Patrice était particulièrement intrigué par Dodo qui
lui apparaissait un être tout à fait singulier. Derrière sa gouaille de
coiffeur transparente de bonhommie, il cachait quelqu’un dont il n’avait pas
réussi à relever les vraies dimensions. Détenteur d’une quantité innombrable
d’informations accumulées après plusieurs décennies de pratique au cœur de la
ville, il savait quelle question poser pour raviver une conversation qui se
mourrait et quel thème aborder en douceur, pour faire advenir des opinions délicates
sur une personne ou une institution. Mais, mieux encore, les clients avaient
l’air de parler d’eux-mêmes, mais l’âme de la discussion était Dodo, sans
qu’ils s’en rendent toujours compte. Au risque de paraître exagéré, on dirait
qu’il avait une manière socratique d’accoucher ses clients, sans que sa
maïeutique se révèle au grand jour. Et quand il se mettait à s’esclaffer et à y
aller d’un rire gras, ce n’était guère le moment où il était le plus malin.
Cela arrivait quand il affichait des manières presque doucereuses d’un Raminagrobis,
un ton plus bas que d’habitude.
Comment, pour terminer, ne pas mentionner
le cas de M. François, l’usurier qui habitait à deux pas de chez lui. Si on en
parle dans ce chapitre, ce n’est pas, d’abord, à cause de son travers. On ose
dire qu’il n’en connaissait rien, sauf un comportement singulier qu’il observait
et qu’il essayait de comprendre. Une fois, passant devant sa maison, il aperçut
près du caniveau un paquet bien ficelé de billets de banque. Il imaginait
alors, qu’un des fauchés qui venaient d’en sortir, l’avait perdu. Il s’apprêtait
à le lui rendre quand le passant qui le précédait, s’était dépêché de laisser
tomber son mouchoir dessus et de remonter avec, à son profit.
Pendant deux ou trois ans, sa maison qui
était, par ailleurs, la plus moderne et la plus belle du quartier, était pour
lui un champ d’observations. Il se plaisait à étudier le faciès des gens qui le
fréquentaient, comme si, par ainsi, il pouvait arriver à une vérité générale sur
les attributs psycho-sociaux de ses clients. Il faisait la même chose au sujet
de M. François lui-même; sa moindre posture était passée au crible de sa réflexion.
Même sa femme, qu’il voyait quelquefois chez la voisine, était l’objet de sa
recherche. Plus jeune apparemment que son mari, il essayait de trouver s’il y
avait en elle, une détermination quelconque propre à la porter à se marier à un
usurier.
C’est que, par une fantaisie de son
imagination qu’il a du mal à comprendre aujourd’hui, il avait toujours
appréhendé l’usurier sous la figure d’un avare et il était en même temps
désarçonné de voir combien peu il ressemble à Harpagon, par exemple. En fait,
il lui apparaissait même l’antithèse du personnage de Molière par sa prestance,
sa dignité et sa fierté. En dépit de son métier, il ne semblait pas non plus
avoir un rapport excessif de rétention avec l’argent, par les dépenses qu’il
avait effectuées dans sa maison et par devers lui et les siens. Finalement,
alors qu’il était un usurier, c’est l’avare qu’il croyait voir en lui. Mais
comme pendant des années, il l’avait vu ainsi, il tenait à l’exposer parce que,
c’est l’avare en lui que la réalité des choses n’arrive pas à gommer tout à
fait qui fait partie de ses souvenirs.
XXVI
LE TOUR DES
IDÉES
Dans les groupes, le plus souvent
informels, auxquels Patrice s’était mêlé, à diverses périodes de son statut de
lycéen, il avait eu à discuter, parfois de manière superficielle et, à bâtons
rompus, de thèmes variés. Celui de l’amour revenait à quelques reprises, pas
toujours sous la même forme.
Il se souvient comment, la question du
mariage mixte a été amorcée. Ils étaient quatre ou cinq étudiants à préparer un
examen de maths. À un moment de répit, après avoir bûché assez longtemps,
quelqu’un d’entre eux avait fait allusion à Nicolas, précédemment bénéficiaire
d’une bourse d’études en France et qui se serait marié à une Française.
Jules, l’un d’entre eux, prétendait qu’il
ne se voyait marié à personne d’autre qu’à une Haïtienne. À quoi Patrice a répondu
en indiquant que, pour sa part, il serait incapable de faire une pareille
affirmation. Pressé d’expliquer les raisons de cette position, il disait que
l’amour lui apparaissait comme le vent : il n’était pas toujours facile
d’indiquer dans quelle direction il allait souffler. Il ajoutait que son
caractère imprévisible est attesté par l’existence de telles choses que les
coups de foudre qui font partie de la réalité dans ce domaine.
Comme si on l’attendait depuis longtemps
sur ce terrain, Yves, un autre camarade, lui opposa immédiatement le cas
d’Eugène. Il s’agissait d’un vieux monsieur bien connu des lycéens et qui, en
plus de son épouse, entretenait deux ou trois maîtresses. Dans son cas, lui
disait-il, le vent avait-il soufflé dans toutes les directions? La question
avait soulevé l’hilarité de tous, jusqu’à l’intervention d’un étudiant plus âgé
qui venait à passer et qui avait entendu la conversation. Il trouvait que la
répartie d’Yves consistait à mettre le rire de son côté à peu de frais, car il
ne répondait pas à la vraie question, celle de savoir si l’on doit se marier
par amour ou pour d’autres considérations. Cela avait jeté une douche froide
sur la discussion et l’on avait repris le collier là où on l’avait laissé.
Une autre fois, le thème de l’amour était
revenu sur la table. Un camarade avait allégué que le but du mariage, ce sont
les relations sexuelles. Mélanie, une fille du groupe, se disait en désaccord
avec ce but assigné au mariage. Selon elle, c’étaient les enfants : la
perpétuation de l’espèce. Patrice avait émis un doute sur l’un et l’autre des
buts reconnus au mariage. Il me semblait, arguait-il, que ce qui est en cause
dans le projet de mariage avait encore une portée plus globale, voire
métaphysique. À quoi Mélanie avait réagi en disant : comment tu peux dire
une chose pareille? Qu’y a-t-il de plus global dans ce projet que celui d’avoir
des enfants? Il croît que l’étiquette d’idéaliste associée à son nom date de ce
jour-là.
Sur la question des rapports amoureux, un
autre thème n’a pas manqué de le mettre en désaccord avec ses camarades
masculins. Cela concernait la démarche préparatoire aux relations amoureuses. Autrement
dit, qui de la fille ou du garçon doit prendre la décision d’aller vers l’autre
en premier? S’agissant du garçon, on
considérait une telle démarche tout à fait normale alors que cela était jugé indécent
voire presqu’infamant venant de la fille. Patrice avait beau faire état de ce
qui lui paraissait inéquitable dans cette exigence, cette argumentation
n’arrivait pas à ébranler ses condisciples. Le seul rôle qu’ils confèrent à une
fille est celui d’être l’objet de la déclaration d’amour, pas celui d’en être
l’instigatrice.
Une autre question qu’il avait lui-même
amenée et qui avait passionné ses amis, lors d’une excursion, concernait le
sentiment de pitié. Il avait lu auparavant La
pitié dangereuse de Stefan Sweig. Un camarade, dont il a oublié le nom
aujourd’hui, trouvait infect ce sentiment et le trouvait l’égal du mépris.
Pourtant, puisant dans leurs valeurs religieuses, deux autres étudiants
croyaient le trouver à l’origine de beaucoup d’actes de grandeur accomplis dans
l’histoire humaine. L’un d’eux prétendait même que le Sermon sur la Montagne
avait été déterminé par la pitié que le Christ avait éprouvée pour les
malheureux, de toute condition, qui aspiraient à des changements dans leur vie.
Sur quoi, le premier intervenant déclara sur un ton emphatique : là où il
y a la justice, la pitié est superflue aux trois quarts. L’ère de la pitié,
disait-il, correspond, plus ou moins, à celle de l’effondrement de la justice.
Il ajouta avec la même jactance: je rêve du jour où nous ne serons pas
obligés de discourir sur ce sentiment : ce sera alors le règne de la
justice. Les autres étudiants étaient moins étonnés de son argumentation que de
sa grandiloquence en pareille circonstance.
Parvenu à ce point de la discussion, Patrice
avait senti le besoin de recentrer le débat sur le sujet du roman de Sweig en
clarifiant autant le rôle du héros (Anton Hofmiller) que celui de l’héroïne (Édith).
Il attira l’attention sur le fait que le comportement du premier, qui a éprouvé
de la pitié, semblait avoir davantage suscité l’intérêt que celui de la
seconde, l’objet de cette pitié. Il en ressortait, tout de même, que pour l’un
comme pour l’autre, la relation amoureuse fondée sur ce sentiment était condamnée
à l’ambiguïté et ne pouvait que conduire à la catastrophe. Ainsi, la fin de la
relation, avec le suicide d’Édith, était la conséquence inéluctable de cette
profonde ambiguïté et, en tant que telle, presque prévisible.
À une autre occasion, une discussion entre
des confrères jécistes, au terme d’un ordre du jour plus formel, concernait le
rôle de l’argent dans la vie. La question était de savoir comment percevoir cet élément dans une perspective
humaniste, voire chrétienne. D’entrée de jeu, l’un d’eux y alla d’une remarque
sur son rôle essentiel dans l’organisation de la société et même sur sa
garantie d’efficacité dans la pratique de certaines fonctions. Il cita alors St
Thomas pour qui « un minimum d’aisance est nécessaire à la pratique de la
vertu ». C’était donc presqu’une vertu que d’avoir de l’argent.
C’est son côté positif résumait Christian
qui y voyait surtout des aspects négatifs. Selon ce dernier, l’argent ou ce qui
en tient lieu, serait à la source de toutes les convoitises qui ont empoisonné
les relations des hommes entre eux depuis le début des temps. Les guerres de
conquêtes de l’antiquité, les expéditions coloniales à l’époque moderne ainsi
que toutes les guerres contemporaines n’ont pas d’autres explications. Et si
l’on veut circonscrire le phénomène au cadre judéo-chrétien de l’époque du
Christ, on peut dire, dit-il, en paraphrasant l’aumônier, que l’arrogance des
Pharisiens et l’humilité des Publicains sont significatifs de sa possession
d’un côté et de son manque de l’autre. On trouve l’argent, continue-t-il, à la
base de toutes les faiblesses morales des hommes par lesquelles l’organisation
sociale sera toujours condamnée à être en état perpétuel d’imperfection.
À cette tirade, un troisième intervenant
répliqua qu’à son avis, Christian ratissait très large et lui semblait
particulièrement pessimiste sur les capacités de rédemption du genre humain. Il
disait même trouver dans les propos de son confrère, des accents de certains
théologiens puritains des siècles passés, qui ont apostasié la religion
catholique avant de fonder de nouvelles religions. Et tout le monde s’était mis
à taquiner Christian sur un hypothétique projet d’une nouvelle religion avant
d’y aller d’opinions particulières sur le rôle, la place et les conséquences de
l’argent dans le monde. Il n’en ressortait aucune opinion arrêtée, plutôt une
idée ambiguë de cet élément perçu comme un mal nécessaire.
C’était la deuxième fois à laquelle Patrice
prenait part à une discussion sur ce thème. Bien que les arguments des uns et
des autres ne se superposent pas, en conclusion, cependant, on était arrivé à
un même constat, à savoir, que cette notion impliquait, en quelque sorte, les
deux faces de Janus et qu’il n’était pas possible de choisir l’une sans
l’autre. C’était le mal nécessaire qui appelait des compromis dans l’action,
qu’elle soit laïque ou non.
Autant que Patrice s’en souvienne, c’est
ce même groupe qui avait eu à discuter du dogmatisme
religieux. Ce point avait été amené par Laurent à la suite d’un différend
avec le curé de la paroisse sur la question de l’assistance à la messe le
dimanche. Son camarade était d’avis que la pratique religieuse ressortait, pour
ce qui est de son appréciation, à l’ordre de jugements moraux qui prennent en
compte, bien entendu, les gestes, mais aussi les intentions et les contraintes
de la vie. Or, la sanction qu’avait eue un des amis, pour avoir manqué à la
messe un dimanche, se basait seulement sur l’aspect factuel du geste, comme si
d’autres dimensions ne devaient pas être considérées. On se doutait depuis
longtemps que ce jugement trahissait des connaissances limitées, mais c’était
la preuve manifeste de la méconnaissance de certaines orientations
philosophiques, dont celles de Kant en particulier, en ce qui concerne le principe du vouloir ou le rôle de
l’intention à la base de l’action. À l’invitation de l’un d’entre eux, il a été
amené à définir davantage ce principe kantien et à stupéfier en même temps
certains, car on ne lui connaissait aucun bagage philosophique particulier.
C’est, d’ailleurs, à compter de ce jour, qu’on lui a attribué le surnom de
philosophe.
Quelqu’un avait réagi en appuyant ce point
de vue sur les prêtres, tout en faisant valoir qu’il ne traduisait pas le comportement
majoritaire des membres du clergé. Il disait croire que cette attitude est
propre au bas clergé, pas toujours capable, pour toutes sortes de raisons, de
disposer de la hauteur nécessaire pour appréhender les choses et les mettre en
perspective.
Sur quoi, quelqu’un proposa d’inviter
l’aumônier la prochaine fois sur cette question, ce à quoi un autre se montra
sceptique quant au bien-fondé de la décision : il ne croyait pas qu’une
telle démarche permettrait de clarifier la question et, c’est ainsi, en queue
de poisson, que prit fin la discussion.
Un certain matin, en classe de troisième
ou de seconde, en attendant un professeur exceptionnellement en retard, un
étudiant avait exhibé un porte-clés attaché à ce qui semblait une tête de rat, ce qu’un autre prenait pour
un talisman délivré par des sorciers. Il n’en fallait pas plus pour qu’une
discussion s’engage sur le recours à la sorcellerie, comme solution à certains
problèmes.
Pour l’un d’entre eux, en effet, avec
l’appui de deux ou trois autres, tout recours à des sorciers en vue de résoudre
des problèmes, de quelque nature qu’ils soient, est considéré comme une
pratique à proscrire. Ce point de vue a été rejeté par plusieurs autres dont
certains avec une virulence contenue. Il y avait une forte émotion sous-jacente
à cette divergence. On sentait que certains étudiants, probablement par le
truchement de leurs proches, étaient personnellement concernés par cette
pratique.
Quoi qu’il en soit des causes de cette
divergence, ceux qui défendaient les sorciers
considéraient que la vision contraire n’avait pas d’autre but, que de
discréditer la culture nationale dans son folklore, dont ce médium fait partie
avec ses rituels, sa pharmacopée et ses procédés thérapeutiques. Et pour
illustrer les bienfaits de ce praticien de l’ombre, l’un d’eux donnait
l’exemple de Marjorie, une lycéenne connue de certains et qui avait été guérie
d’un mal occulte par l’un d’entre eux, alors que la médecine officielle en
était incapable.
Mais le débat le plus raté auquel Patrice ait
assisté s’était déroulé autour de la notion de démocratie. Cela faisait plus d’un an que Duvalier était au pouvoir
et un gars qui ne se signalait pas particulièrement pour sa participation à de
tels débats, avait proposé, sans préavis, de discuter de ce sujet. Il se
souvient des échanges de regards que cette initiative avait provoqués. Patrice
s’était exclamé: Ah! La Grèce de
Périclès! Mais personne ne lui avait emboité le pas. Finalement, les
étudiants s’étaient dispersés sans même proférer un seul mot.
On avait beaucoup discuté, par la suite,
pour savoir si ce gars était un provocateur à la solde du pouvoir. D’aucuns
pensaient, en effet, que c’était un affidé des Tontons Macoutes, à moins de
l’être lui-même tout en passant incognito.
D’autres étaient plus sceptiques, mais ne pensaient pas moins qu’il fallait
être prudents avec lui ou avec d’autres qui pourraient se présenter
ultérieurement. Finalement, après quelque temps, on ne l’avait plus revu sur le
campus.
Quoi qu’il en soit, on devait apprendre par
la suite qu’il était, en effet, un membre de la police politique et que
beaucoup d’entre eux procèdent de cette manière en provoquant eux-mêmes le
sujet du débat. C’était, parait-il, la méthode la plus économique et la plus
efficace pour discriminer les partisans des opposants potentiels du
gouvernement. Cela facilitait le contrôle social et l’exclusion souvent
nécessaire des individus réfractaires au régime.
XXVII
L’ÉTUDIANT DANS LE SIÈCLE
Dans les années cinquante, les étudiants
que Patrice côtoyait étaient très soucieux de ce qui se passait autour d’eux
dans le monde. Malheureusement, la déficience des moyens de communication les
tenait souvent à distance des médias. Ils étaient comme à la merci d’un filtre
magique qui ne retenait que quelques éléments de toutes les informations
disséminées à travers le monde.
Pourtant, ce n’est pas la motivation à
s’informer qui leur manquait. Comme insulaires et comme héritiers d’un passé
unique dans l’histoire humaine, c’est la tendance contraire qui paraissait le
mieux les caractériser. Comment, en effet, ne pas être soucieux du
fonctionnement de la planète et à l’affût du regard des autres, après avoir
offert au monde un spectacle tellement extraordinaire, que certains ont jugé
provocateur ? Comment ne pas développer des antennes pour savoir d’où va
venir le prochain choc d’envergure quand sa nation d’appartenance a été si
souvent outragée depuis sa fondation, il y a deux cents ans ?
Ce fut d’abord, la lutte épique pour
l’abolition de l’esclavage ; à cela, il faut ajouter une autre en vue de
l’indépendance, contre l’armée la plus puissante à l’époque ; puis, ce fut
le tribut immoral qu’il a fallu payer à la France, malgré la victoire, grevant
pour longtemps le budget d’une nation à son berceau, pendant que s’opérait sa
mise au ban commercial par les puissances occidentales. Et comme si cela
n’était pas suffisant, il fallait compter avec les vexations continuelles de
plusieurs puissances de l’époque, comme les Etats-Unis, l’Allemagne etc.
Appuyées par leurs bateaux de guerre croisant dans la baie de Port-au-Prince,
elles étaient toujours prêtes à faire intervenir la canonnière, dès l’instant
où un de leurs ressortissants se croyait lésé par l’état haïtien.
Bien entendu, il en fallait moins que ce
background socio-historique, pour rendre ses confrères étudiants,
particulièrement sensibles aux événements internationaux susceptibles de les
affecter et, avec eux, tous les peuples grevés des mêmes hypothèques ou à peu
près, que la nation haïtienne. Qu’il s’agisse des Africains qui commençaient à
remuer sous la chape de plomb du colonialisme, des soubresauts de plus en plus
fréquents qui marquent le système de l’apartheid et des Afro-américains qui, en
raison de la stratégie pacifiste de Martin Luther King, commençaient à secouer
les fondements de la ségrégation raciale…
Autant qu’il se souvienne, au-delà du
contentieux Est-Ouest ou ce qu’il est convenu d’appeler la guerre froide entre les tenants du capitalisme et du communisme qui
divisent la planète et sur laquelle on ne manquait pas de revenir pour
s’effrayer, en raison du danger d’une catastrophe thermonucléaire, l’une des premières
manifestations internationales qu’il leur faisait plaisir de commenter, du
moins un petit groupe d’entre eux, ce fut la conférence des non-alignés en 1955. D’abord, la
manchette ne leur disait rien, mais après renseignements, ils avaient compris
avec bonheur que c’était la première grande intervention du Tiers-monde sur la
scène internationale, pour dessiner un couloir idéologique qui ne serait ni
branché sur le modèle étatsunien, ni sur celui des soviétiques. C’est dans ce but,
en effet, que les représentants d’une trentaine de pays sous- développés
étaient réunis en Indonésie dont, Nehru de l’Inde, Tito de Yougoslavie, Nasser
de l’Égypte, Chou En Laï de Chine et, bien entendu, Sukarno de l’Indonésie,
entre autres, dans ce qui fut consacré comme la conférence des non-alignés de
Bandung.
Auparavant, ce fut à la défaite française
de Diên Biên Phu que certains d’entre eux avaient réagi, même s’ils n’avaient
pas suivi vraiment la guerre d’Indochine. Il n’en allait pas de même, un peu
plus tard, lors de l’intervention franco-britannique en Égypte sur le canal de
Suez et de son interruption sous la pression étatsunienne et soviétique. On
était alors en plein dans la guerre d’Algérie qui allait sonner le glas du
colonialisme français en Afrique du Nord. À cette époque, étant tributaires des
bribes d’informations qui leur arrivaient surtout par la radio, c’est souvent
après le fait que l’incident était saisi dans son ampleur et ses conséquences.
Des informations qui leur parvenaient au
compte-goutte des Etats-Unis au sujet du mccarthisme, ils n’en avaient cure,
n’ayant pas réussi vraiment à savoir de quoi il en retournait. En contrepartie,
les mouvements sur le front de la ségrégation raciale, et la réaction
gouvernementale concomitante leur échappaient peu. Ils savaient, néanmoins, que
cela se passait dans le pays le plus riche du monde qui était déjà, à l’époque,
le port dans lequel une bonne partie des habitants de la planète rêvaient de
jeter l’ancre un jour.
C’était aussi l’époque où Fidel Castro
commençait à faire parler de lui, avec son premier débarquement dans l’île en
1956 pour renverser Batista. Déçus de son échec, beaucoup de ses confrères
étudiants devront attendre la fin de la décennie, pour prendre leur revanche
avec le départ de Batista et son arrivée au pouvoir. Un peu plus tôt dans la
décennie, les manchettes concernaient l’interception de l’avion de Ben Bella.
C’est ainsi qu’ils prirent la mesure de la partie d’échec qui se jouait en
Afrique du Nord.
Au chapitre des variétés biographiques et
culturelles, ils ont retenu la mort d’Einstein et celle du père Teilhard de
Chardin. Ils prenaient vaguement conscience, par tout ce qu’on en disait, de l’étendue de leur contribution à la pensée
scientifique.
Sur
le plan littéraire, certains titres avaient captivé leur attention dont Bonjour tristesse de Françoise Sagan, Les racines du ciel de Romain Gary, Le Docteur Jivago de Boris Pasternak
etc. C’est aussi à peu près à cette époque, que leur est parvenue la nouvelle
du prix Nobel de littérature attribué à Albert Camus. Quant à la Nouvelle Vague qui se répandait sur les
écrans, ce sont les actualités cinématographiques qui se chargeaient de la leur
présenter. Au chapitre de la
filmographie de l’époque, ils étaient plus nombreux à s’en enticher, dont du
côté français : Le salaire de la
peur, Les quatre cents coups, Et
Dieu…créa la femme etc. et du côté étatsunien : La fureur de vivre, Le train sifflera trois fois, Le pont de la rivière Kwaï etc.
Il n’y a pas de doute que l’arrivée de
François Duvalier au pouvoir en 1957 et son cortège de Tontons macoutes, ont eu
une influence déterminante sur cette jeunesse. Au moment où elle s’attendait à
ce que les conditions de l’avenir se précisent pour ses membres, ces conditions
se faisaient plus contingentes et plus confuses. Tout à coup, la promotion d’un
individu arrêtait d’être liée à ses capacités personnelles et l’orientation
vers les voies de l’avenir devenait très aléatoire. C’était une tombola où très
peu de jeunes pouvaient sortir gagnants. Un vent glacé soufflait sur les idées,
forçant les gens au silence et précipitant le désir d’aller voir ailleurs.
Dès les premières années de la dictature,
le souhait de la plupart des finissants de l’université ou même des lycées et
collèges, c’était d’avoir la chance de quitter ce pays. Bon nombre d’entre eux,
en effet, ont pu s’en aller pour devenir coopérants au Congo ou ailleurs en
Afrique quand ils ne mettaient pas le cap sur les Etats-Unis et le Canada, en
particulier, où ils allaient remplir les
cadres des services publics comme enseignants, médecins et infirmières. On ne
s’étonnera pas d’apprendre qu’à la fin du siècle dernier, il y avait plus de
médecins haïtiens en exercice en Amérique du Nord que dans tout le pays. Ce fut
une saignée à ce point importante, qu’à la veille du séisme de janvier 2010, le
pays ne s’en était pas relevé encore. Car, c’est l’essentiel de la classe
moyenne, la classe la plus active, celle sur laquelle repose le fardeau du
développement qui s’était trouvée à l’extérieur du pays, faisant profiter aux
autres, les fruits d’une éducation qui aurait tant bénéficié au progrès des
siens.
Il n’empêche, les germes de l’éclatement
du mouvement de la jeunesse, caractéristique des années soixante, étaient à l’œuvre dès les années cinquante. Parce que les
adolescents qu’ils furent ont été diversement abreuvés par les alluvions du
passé, ils aspiraient à des changements dans leur avenir. Leur quête en était
une de changer le monde, sans trop savoir comment ils s’y prendraient, et s’ils
auront les moyens de le faire. Mais leur espoir a été décapité quand tomba la
chape de plomb de la dictature. Dans le marathon vers l’avenir, plusieurs
étaient tombés très tôt, parce qu’ils n’avaient pas les moyens
socio-économiques de leurs aspirations ; d’autres ont poursuivi plus longtemps,
jusqu'à ce qu’ils fussent contraints d’abandonner pour plusieurs raisons, y
compris d’abord la raison politique. Mis à part ceux qui ont pu partir,
certains seront récupérés par le régime, tandis que d’autres végéteront sur
place, quand ils n’ont pas connu la mort, parfois les armes à la main, parfois
dans l’ignorance de tous, à l’abri des chambres de torture[11].
A la fin de la décennie cinquante,
l’équation de l’avenir se posait en des termes chargés de contraintes
existentielles. En plus de devoir prendre la dictature à bras-le-corps, la
question plus globale de l’espace qui est imparti, aux uns et aux autres, sur
la planète n’était pas réglée. Qu’arrive-t-il à celui qui rejette les voies de
l’avenir, travaillées, d’un côté, par le capitalisme et de l’autre, par le
communisme au nom desquelles s’installait et se poursuivait la guerre froide? Existe-t-il vraiment un
couloir idéologique permettant d’entrevoir l’avenir, en dehors des contraintes
des impérialismes?
Une bonne partie des échanges que Patrice
a eus, à cette époque, tant à l’intérieur de la JEC qu’à l’extérieur dans les
groupes de réflexion auxquels il a participé, faisait référence à
l’inexorabilité apparente de cette contrainte, et tendait à essayer de répondre
à cette question, autant pour asseoir une philosophie personnelle de vie que
pour dégager le ciel de l’avenir.
Maintenant que la question de
l’environnement occupe toute la place de la réflexion, quand il est question du
futur de l’homme sur la planète, on peut ne pas comprendre l’obsession du
jeune, au tournant des années soixante, à se frayer une pensée dans le dédale
de ces questions idéologiques. L’œuvre de mémoire est, dès lors, cruciale si l’on
veut, par- delà les sillons dans le sable, établir le passé dans ses vraies
dimensions.
ÉPILOGUE
Au moment de clore ce récit, Patrice
s’aperçoit que, mis à part deux étudiants et un enseignant de qui il ne garde
pas les meilleurs souvenirs, il n’a jamais rencontré ceux avec qui il a partagé
le temps de sa prime jeunesse. Une chance qu’il ne pût le savoir à l’époque,
car il en aurait été malheureux. Il n’aurait pas pu croire que tous ceux qui l’ont
alors accompagné et avec qui il a discuté de tout et de rien, après avoir, cent
fois, refait le monde, étaient, d’une certaine façon, déjà morts pour lui. Car
Jacmel est, dans sa mémoire, mieux qu’une ville : c’est la ville de ses
amis d’adolescence.
De tous les lieux où il a planté sa tente,
cette ville est, en effet, l’une de celles où il a gardé les meilleurs
souvenirs. Pas toujours des souvenirs de plaisir ou de bonheur. Il s’en faut,
au contraire. Mais des souvenirs féconds d’une autre nature. C’est là qu’il a
appris à se projeter dans l’avenir, à esquisser l’épure ou la trame de ce que
doit être son existence. C’est là aussi qu’il a appris à s’ouvrir au monde, pas
parce que les lieux se prêtaient à cette ouverture, mais parce que le temps
qu’il y a vécu correspondait à l’éveil de sa personnalité, parce qu’il y a
rencontré des gens et vécu des situations qui lui ont permis d’avoir confiance
en lui, en dépit de certaines difficultés.
C’est finalement là qu’il a appris que l’expérience, quelles que soit
ses conditions, le lieu où elle est advenue, les
partenaires de l’action ainsi que sa substance intrinsèque, laisse toujours des
traces dans la psyché ou la conscience et qu’ils sont heureux ceux qui n’en ont
qu’à se louer.
[1]
Charles D est mort dans le naufrage du Champollion survenu le 22 décembre 1952
dans la rade de Beyrouth. Il y avait deux haïtiens à bord. L’autre a survécu en
nageant jusqu’à la côte. Il s’appelait Martial Célestin et devait devenir premier ministre d’Haïti sous le
gouvernement de Leslie Manigat en 1988. M. Célestin est mort en février 2011 à
98 ans.
[2]
Ce cours a été, indiscutablement, à l’origine de ma curiosité pour l’œuvre de Proust par la suite.
[3]
Dans l’un des seuls rêves où il l’a rencontré, Ralph ne se souvient pas de lui,
pas plus que de tout ce qu’il a dit à son sujet.
[5] Gilles de Rais (ou de Retz) est né à
Machecoul, en Bretagne en 1404. Il devait devenir compagnon de Jeanne d’Arc et
Maréchal de France avant de se retirer dans son château où il s’adonna à la
magie et aux crimes. Passé en jugement devant un tribunal ecclésiastique pour
le meurtre de trente enfants, entre autres, il fut exécuté sur un bûcher en
1440.
[6]
Depuis l’antiquité, le chemin parcouru par les mathématiciens de tout poil,
d’Anaxagore à l’époque moderne, en vue de la démonstration de la quadrature du cercle, n’était pavé
que d’échecs. Selon l’avis du mathématicien
allemand Ferdinand Von Lindemann (XIXème
siècle), la solution de ce problème serait impossible à cause de la nature de
Pi. Il n’est qu’une suite infinie de termes. Il ne peut donc intervenir dans
une équation algébrique à coefficients entiers. On ne peut donc pas le
représenter géométriquement.
[7] Pinchinat
était un homme de multiples talents qui avait dynamisé la classe des
mulâtres. Toutefois, à cause du rôle
qu'il avait joué dans l'extermination du groupe des anciens esclaves surnommés Les
suisses après s'en être servi
aux fins de son groupe
d'appartenance, ce n'est pas nécessairement quelqu'un de glorieuse mémoire.
[8] Mme charlot est la seule de qui j’ai appris que mon père avait bénéficié
d’une bourse d’études d’une institution française et qu’il se voyait obligé de
décliner en raison du refus de ses parents de le voir quitter le pays.
[9][9]
Le promoteur du microcrédit en question se nomme Muhammad Yunus; il est
économiste et bangladais d’origine. Il a fondé la « Gramen Bank » qui
dessert les pauvres auxquels les autres banques ne prêtent pas.
[10] Vers
les années 1950-1960, 1 dollar U.S équivalait à 5 gourdes.
[11]
La dictature de Duvalier a été jalonnée de plusieurs tentatives infructueuses
de la part d’opposants en vue de l’écarter du pouvoir. Cela a pris la forme
d’attentats divers fomentés à l’intérieur et d’autres conçus à l’extérieur et
prenant la forme d’invasions du territoire de la part de groupes armés. La
plupart de ces équipées concernaient des jeunes qui furent sommairement
exécutés quand, plus rarement, ils n’allaient pas se faire torturer dans la
sinistre prison de Fort-Dimanche avant de mourir.