MISCELLANÉES BLUES
PROLOGUE
Ce recueil réunit des poèmes qui sont,
pour la plupart, rédigés au cours des dernières années. Il constitue un
assemblage de facture quelque peu dissemblable. De fait, les poèmes présentent
des distinctions tant sur le plan thématique que sur le plan formel. D’où la
référence de quelques-uns à une certaine esthétique qui, il y a déjà beau temps, a perdu l’essentiel de ses
attraits. Ils ne craignent pas, en effet, de mettre en relief une défroque
passéiste et peu orthodoxe à une époque où tout un saint-frusquin caractérise
la livrée d’avant-garde. Par ce côté suranné, ils sont le produit d’une
structure de pensée qui résiste mal à la
fantaisie de glaner quelques fruits éparpillés d’arrière-saison même au prix
d’une certaine singularité.
L’organisation du recueil se
fait en référence à trois thématiques
générales. La première (Effusion)
rassemble les poèmes dédiés à l’expression des sentiments personnels et,
en particulier, à ceux en rapport avec des êtres chers. Quant à la deuxième
(Vision), elle condense, dans
l’ensemble, des préoccupations plus générales et sociales comme la situation,
la place ou la marque dans la société. Enfin, la troisième (Appréhension) réunit, d’une part, des poèmes
inspirés par des inquiétudes relatives à la condition humaine dans le monde ou
sur la planète et, d’autre part, ceux
reliés à la promotion d’une cause
patriotique chère.
Les trois premiers poèmes du
recueil, rescapés d’une époque lointaine, celle des vingt premières années de l'auteur,
sont comme les premiers cailloux blancs dans un itinéraire de vie.
Notes liminaires
La gerbe à la mer est lancée,
au gré des vents et des brisants.
Filet lassé et
intemporel,
accroché au vaisseau du destin,
elle se ressent d’éparses plates-bandes
et de ludiques caprices du fleuriste.
Hormis le blues en sourdine,
le seul élément de constance
est l’inconstance de ses éléments;
comme une vraie macédoine,
elle prétend, ô défi!
restituer au temps
l’harmonie des saveurs.
I
EFFUSION
DÉSILLUSION
Non…Je n’irai plus au bout
de mes nuits
Cueillir des bouquets de
silence au jardin de mes songes;
Je n’irai plus chanter ma
cantilène à l’espoir
Aux portiques de l’absurde.
Ce soir, par le canal de mon
cœur,
Cent saisons ont échoué sur
les rives de ma vie,
Aux confins du présent,
J’ai dévidé ce soir
l’écheveau du passé.
Je sens sur mon échine
Les rizières illusoires de
mes jours enfuis;
La chambre ardente de mon
cœur a mué ce soir
Où tant de rêves effilochés
dansaient la farandole;
Impitoyablement, la sève des
choses continue à gicler,
L’horizon de l’avenir s’est
reculé aux limites de l’infini,
Quand le rêve se retranche
aux bornes du souvenir;
Nulle voix nouvelle ne
renvoie au cœur des tintamarres
L’écho même apeuré et ouaté
d’une plainte;
Mais pardon…
Je n’irai plus moi-même au
jardin de mes songes
Cueillir au bout de mes
nuits des bouquets de silence,
J’ai délibérément violé ce
soir
Le sanctuaire calfeutré de
mes chimères,
J’ai enjambé le néant du
rêve
Et divorcé d’avec le songe,
Par trois fois, j’ai nié
avoir connu
La folie de l’Espoir.
Ah! Qu’on s’en défie, qu’on
en prenne garde!
Je me sens d’un sang si sain
ce soir,
Je me sens d’un sang si neuf
ce soir,
Un sang étourdissant à
éclater
Les canaux du cœur des
mondes,
A volatiliser l’ineptie de
toutes les chimères anesthésiantes,
A faire sauter les
barricades de toutes les peurs,
De toutes les lassitudes,
Je le sens couler à grands
flots dans mes veines,
Fuser aux quatre points
cardinaux de mon cœur;
Ce soir, je me sens grandi
jusqu’aux limites des étoiles;
L’univers n’a plus son goût
de mystère
A ma chair de chair des
hommes,
Ce soir, je me sens au cœur
une grande blessure
Par où s’écoule toute la
sève de la Solidarité.
Ce soir, je sens le rythme
de mon sang
A tous les échos du monde,
Je le devine à tous les
parias de la terre,
A tous ceux qui ont un
compte à régler avec la vie,
A qui on conteste le droit à
la vie,
Qui veulent étancher leur
soif d’être libre et de vivre,
Oh! Tous mes frères de la
chair des hommes…
……
Non, mille fois non,
Je n’irai plus chanter ma
cantilène à l’Espoir
Aux portiques de l’absurde
SPLEEN
Le ciel est silencieux
Sur la tristesse et la
douleur;
Le vent du soir vocalise sur
le silence;
Le zézaiement des arbres
Parle de musique à la peine.
J’ai cassé les cordes de ma
guitare
A l’arythmie de mon âme;
J’ai perdu ma mélodie
lointaine
En amont du souvenir,
J’ai remué vainement
Le champ de mon cœur,
Le vide s’installe en maître
Aux bornes de l’absence;
Pas un chant d’amour
sur les ruines de naguère,
Pas une résonance
Au timbre de mon âme,
La joie en s’en allant
A tiré les rideaux sur la
douleur,
Et je scrute le passé
De la margelle du souvenir.
SOUVENIR
À peine si le silence du sanctuaire,
De ce timbre fragile, ne
résonne encore
Qu’une page de ta vie,
Au fond de l’oubli s’est
envolée;
Et tu reviens ce soir,
pèlerin du souvenir,
Revoir ce lieu témoin de tant de rêves…
Et tu reviens en cet asile
d’abandon,
Redemander ton bonheur à la mouvance des choses;
Pourquoi devrais-tu oublier?
Pourquoi de cet épisode mémorable
Rêver à un oubli improbable?
Car, voici de la véranda, le
coin sombre
Où s’égrenaient
les refrains de ton enfance ;
Là, le piano d’où sortaient
de si purs accents
Et ces chants mystiques qui fusaient
Comme des grelots magiques
et enchantés;
Puis, ce fut la balade dans
le jardin,
Dans ce refuge où, par temps
de brumes,
Se coulait si rêveusement la
nonchalance,
Tandis que le soleil
agonisant,
Se couchait sur l’horizon.
Quel plaisir c’était, dans
le soir,
De sentir sous la brise,
S’exhaler le doux parfum des
fleurs d’oranger,
En regardant les derniers flocons de nuages,
Las de promener leurs
langueurs éternelles!
En ces instants d’extase,
doucement,
Tu accordais les cordes de ton
coeur
Aux vibrations exquises d’alentour.
À ces accents en mineur,
Plaintive et langoureuse
était la voix
Que l’angoisse ne pouvait
comprimer!
Mais de ce spleen mâtiné d’espoir,
Le trémolo n’était qu’un
songe!
Comme si rien ne s’était
passé,
Annihilant de la mémoire,
Jusqu’aux moindres échos du
souvenir…
….
Bien des choses ont changé,
depuis ce jour,
Hier encore et déjà si
lointain
De ce voyage
sans retour;
Comme la dune sur la grève
Que morcelle la vague
frémissante,
Un pan d’un monde dans les
remous du temps
S’est écroulé.
Les lieux chers ne vivront
plus de cette voix argentine,
Sa musique ne bercera plus
l’émoi des soirs mélancoliques,
Comment oublier et effacer jusqu’à
la trace du souvenir ?
SONGE
Dans la lagune du rêve,
Ma glanure est un navire,
Et j’entends incrédule,
Le râlement de la spirale du
pendule
Se perdre dans la brume de
la démence.
Par des points d’Alençon,
J’ai tari la source du verbe
Quand les matins blêmes
Charrient des pesanteurs
ontologiques.
Sur le parvis des temps,
J’ai cherché des mondes
nouveaux;
Seul trônait le néant
Au milieu de l’immensité du
vide;
Le catafalque n’attendait
impassible
Que la dépouille des
siècles,
Et le voilà sublime
transitaire
D’un monde d’apocalypse.
HALLUCINATION
Éperdu dans sa déraison,
Il songeait vaguement sur
son balcon,
Le jeune marin jacmélien,
Loin des stupéfiants à
l’envi,
Lâchés par des
contrebandiers vélivoles.
Il songeait à l’héroïque
Colombien
Qui jadis échoua sur son
rivage;
Il l’imaginait quittant le
golfe du Darien
Sous un ciel impossible de
sortilèges,
Comme sous la voûte striée
d’or
D’un grand lit à baldaquin;
L’horizon cramoisi tournait
de l’œil
Aux cris des éperviers
rentrant du large.
Dans son esprit suspensif en
haleine,
Un peuple hétéroclite de
fantasmagories
Dansaient convulsivement la Carmagnole,
Comme une troupe de flamenco
Un soir tragique de Vêpres
siciliennes.
En contemplant de ses yeux
de nyctalope,
Une lune paillarde et
vagabonde
Qui jouait sur les flots
glauques,
Il songeait, dans
l’extravagance de son délire,
A cette lune sans gêne de
Carthagène,
Flânant sur d’épiques
haciendas
Ou sur d’héroïques
forteresses,
Cachant le mystère et
l’enchantement
Et qu’éventrait la mitraille
insolente,
Au soir de cette bataille
coloniale.
A cet instant précis où des
gens équivoques
Prirent le contrôle de ses
côtes,
Il eut aimé être ce brave
caballero andalou,
Ce matador d’élégance et de raffinement,
A l’allure étrange de
romantique desperado,
Qui sauva la belle Doña
Magdalena,
Lors de l’attaque nocturne
des Français.
Dans l’air enfiévré du soir
tropical,
Il se sentait, malgré sa
présence lacunaire,
Des pulsions grandioses et
des effusions sublimes.
Autour de lui dans la
pénombre
Qu’atténue la lueur des
éclairs,
Il pleuvait des pics et des
lances,
Pendant qu’au loin sur la
colline,
La foudre tomba dans un
déluge éblouissant.
Hanté dans ce coin sombre
Par des exhalaisons
imprécises,
Il succomba à celles
languides des alentours.
Volontiers, il émergea du
fond de ses silences
Pour écouter le chant du
clapotis
Qui ne montait pas des
flancs d’un navire fantôme,
Mais du canal limoneux qui
verdoyait sous la lune.
L’astre du soir jouait
encore sur les flots
Tel un halo sur une nappe
lactée tumultueuse,
Puis l’odeur de jasmin fit
place
A une autre de varech ou
d’algues mortes
Qui s’incrusta si fort à ses
narines,
Qu’il se crut à une marina
de Trinidad,
Objet d’une grotesque
pantalonnade,
Loin de Carthagène ou des
forteresses enchantées
Et plus loin encore de ce
brave caballero
Qui sauva la vertu de Doña Magdalena.
TROUBLE
C’était au pied de la
cataracte,
Tu ne t’attendais pas à
cette tirade,
Et ton cœur battait la
chamade.
Avec ses meurtrières et ses
tranchées,
La forteresse était réputée
imprenable
Et on n’avait jamais songé
Qu’elle pourrait hisser le
drapeau blanc.
Le crachin et la brume des
alentours
N’avaient pas encore occulté
Les éclaboussures du soleil
de cristal;
Comme d’éparses mouchetures,
Elles s’étendaient en
rhapsodies coruscantes
Dans la brillance torride de
l’air.
En ces moments où ton visage
troublé
Remplissait totalement
l’espace,
Tu ne captais pas le
vrombissement
Des pales de l’hélicoptère,
Pas plus le piqué en spirale
des coléoptères
Que l’odeur sulfureuse du
volvox
Assiégeant assidûment les
narines.
Tu faisais la nique à la
mélopée incantatoire
Au galop sur les ailes du
vent.
L’étreinte du silence qui
tombait du ciel
Changeait du tumulte
angoissant de l’instant
Et douloureusement, je
t’imaginais
Pèlerine d’une pensée en
phagocytose
Que tes lèvres se refusaient
à exprimer
Dans la fulgurance des
émotions.
BÉANCE
Nos chemins se sont croisés,
Urne à jamais scellée du
destin;
J’ai vu une ombre se perdre
dans l’ombre
Comme un ruisseau dans la
rivière.
Dis, sais-tu de quoi mon
cœur est plein?
L’éther est rempli de
pensées qui s’envolent ;
A quelle hauteur céruléenne
Pendent les franges de nos
soupirs?
Saura-t-on jamais
Les mots qui meurent
d’anémie sur nos lèvres?
Que dire de ce jour
Où le cauchemar avait une
âme?
Où l’âpreté gisait entre le
nénuphar et l’étang?
Où l’orage s’était installé
dans les interstices des silences,
En face de cette béance que
nous n’avons pas su nommer?
RÊVERIE
C’était un matin d’équinoxe
Un matin de marée basse.
De quelle espèce était cet oiseau
Qui s’égosillait dans ton
cœur?
Tu ne voyais pas le chaos,
Ni n’entendais la stridence
des sirènes;
Tes jours coulaient limpides
Loin des amours équivoques
Et des gerçures de
l’amertume.
Le coq avait dû chanter
trois fois,
Mais partout, aux alentours,
Déjà, la vie battait de
l’aile.
Emmurée en toi-même,
Que t’importaient les
révolutions
Ou la chute des astéroïdes?
Comme l’anachorète du Rocher
des Météores
Tu monologuais à vide,
Dans le demi-jour tranquille
de ton sanctuaire.
Mais, à l’instar des
battements d’ailes du papillon,
Sais-tu à quel cataclysme
menaient tes pas,
Quelle tempête abominable,
Sous des crânes incertains,
tu déchaînes?
TROPISME
Dans la ronde infernale des
années,
Tu as souvent traversé les
frontières;
Une fois passées les nuits
en vadrouille,
Tu aimais revenir au
bercail,
T’ouvrir aux quatre vents de
la vie,
Surprendre le silence dans
ses quartiers,
Traquer le singulier et le
bizarre
Et prendre au filet les
idées vagabondes.
Dans l’incessant tourbillon
du monde,
Tu adorais t’enduire de la
lactescence des paradoxes
Et t’offrir en sacrifice à
la dégustation rituelle.
Loin de l’errance de ton
délire onirique
Et de la substance adorée de
tes névroses,
Tu aimais te complaire à
mourir
Dans des incantations
convulsives
Où d’étranges antiennes
oubliées
Rythment tes crises de
mysticisme.
C’est au plus fort de ton
panthéisme
Que, majestueuse, elle
descendit du ciel,
Traçant désormais l’orbite
de ton tropisme.
Tu as connu le temps où
cessant d’être toi-même,
Tu devenais son derviche à
l’encensoir,
Où ses chuchotements comme
des confetti
Avaient sur ton âme la
douceur exquise des concetti
Et où son sourire de lune en
croissance
Soulevait ton cœur comme une
marée.
C’était l’époque où son
absence
Était remplie de sa
présence,
Où un nuage en balade
parlait d’elle
Comme le vent dans les
branches
Ou les cris éperdus des
oiseaux du soir;
C’était le temps heureux des
sortilèges
Où la tourterelle et la
vanesse en elle
N’annonçaient pas l’effraie
et la phalène.
TRANSPORT
Par quel sombre effet de
voltige
Ou d’influx excessif et
mystérieux
Tu caracolais comme une
haquenée ensorcelée?
Groggy de liberté et de
volupté,
Tel un furet échappé de sa
cage,
Ou une ombre chinoise en
goguette,
Tu devenais obscurément
évanescente
À travers un chapelet
d’illusions éphémères…
Était-ce la vision de ton
spectre futur
Ou la rançon frivole de
l’imagination?
Mais tu semblais déjà autre
quand tu apparus
Avec des ailes de la
magnificence,
Au sommet du campanile de
mes désirs.
Je t’ai vue alors dans les
vallons de ma mémoire
Et les sentiers capricieux
de mes dithyrambes;
Je t’ai reconnue dans le
prisme de mes langueurs,
La tristesse des dernières
plaintes de la colombe
Et les hoquets lugubres des
silences incertains;
J’ai humé ta présence dans
l’haleine des soirs
Et flairé parfois dans la
pénombre en liesse
L’irradiation de l’ove
luminescent de ton visage.
Fantasmatique, je te voyais
bayadère à Bangalore
Et je t’ai fait un reposoir
à l’adoration d’un seul;
Amazone, tu me parus une
Penthésilée au cœur tendre,
La seule à connaître mon
refuge et mon talon d’Achille.
Vigie impénitente des ombres
aux portes de l’éden,
J’épiais dans le ciel les
signes de ton destin,
Déchiffrant sans répit le
dazibao de ta geste,
Comme on décrypte le papyrus
d’une antiquité perdue.
Ô muse lointaine et
enchantée
Qui navigues loin des
contrées de mes désirs,
Avec ton trésor
d’envoûtement comme une queue de comète
Que ne peux-tu résister à
l’étrange dérive de ton orbite
Et renoncer à conquérir la Toison d’or.
SOUVENANCE
La cité lunaire somnolait
hiératique,
Un soleil ivre mort de
solstice
S’étendait sous un ciel de
glycérine,
Près des îlots d’ilotes
dispersés;
Prestement, tu t’écartais en
zigzag.
Trop de billevesées auprès
des zigotos!
Tu fuyais comme des
marcassins
Qu’effraie la décharge du
chasseur.
Plus à ton aise, accoudée au
balcon,
Tu devins presque sibylline
Sous l’assaut des
exhalaisons marines,
Ouvrant les bras à
l’ivresse,
Comme à un essaim invisible,
Aux cris éperdus du goéland
Ou aux piaillements de
l’engoulevent.
Un refrain monotone,
t’emportant ailleurs,
Montait nostalgique des
bas-fonds.
Un vent tiède mâtiné de
simoun
Soufflait sur les tentures
de garance d’Uppsala
Telles des laves sporadiques
d’un volcan anémique.
Sur les mornes horizons
dentelés de tumescences,
Il te revint ce jour
endeuillé
Où tu le fis éconduire par
ta solitude.
IMPRESSION
Temps de brume,
Toile d’araignée, fugace,
évanescente;
Soleil qui joue à
cache-cache,
Clignant de l’œil en
catimini;
Automne en trompe-l’œil,
Cachant un hiver hésitant
Qui a mis la neige en
déroute.
Frileuse, elle regarde par
la fenêtre
Et voit l’Absence, tel un
épouvantail,
En imposer par sa présence
Et monter la garde aux
portes de sa détresse;
Fiction de l’instant
qu’habite le souvenir
Quand la réalité est en
allée
Et qu’aujourd’hui parle
surtout d’hier.
PRÉGNANCE
La route serpentait la
colline jusqu’à la crête.
Une vue merveilleuse sur la
mer des Antilles.
La baie inondée de lumière
ne faisait guère oublier cette
contrée nordique
où elle était pour toi comme
un soleil.
Dans le golfe, les oiseaux
de mer s’affairaient,
poussant des cris
frénétiques et désespérés,
anticipant une pêche
miraculeuse.
Et la voilà, fillette,
apparue tout à coup,
comme une sirène dans un
théâtre d’ombres,
glanant sur le rivage, le
délestage des filets de pêche…
À l’apéritif chez un ami,
un livre pris à la
bibliothèque, s’ouvre au hasard
sur les influences lunaires
de Salammbô,
ramenant à la conscience
son obsession de la pleine
lune
et une parenté mystérieuse
avec l’héroïne de Flaubert.
C’était un vendredi
et, confusément, revenait à
la mémoire,
ce Vendredi-Saint à la
chapelle d’Avignon
où Pétrarque rencontra Laure.
Du coup, ce fut une
nécessité de remonter le temps,
en quête de ce jour faste et
toujours présent
où tu la rencontras pour la
première fois,
FANTÔME
Dans la tiédeur moite du
matin,
J’ai erré tranquillement sur
la colline,
J’ai vu les gouttes de
rosée,
Dans les
toiles d’araignées,
Irradier une à une la
lumière.
J’ai vu les bougainvilliers
incandescents
Et les hibiscus et les
flamboyants
Trembloter doucement sous la
brise.
Dans les bosquets épars
alentours,
J’ai vu voleter les colibris
en duo.
J’ai vu monter le soleil à
l’horizon
Et chasser peu à peu les
miasmes de la nuit;
Par les chemins
tortueux, rocailleux,
J’ai vu les villageois
industrieux,
À leur labeur s’affairer
prestement.
Mais moi, promenant ma
bohème impénitente,
Je suis un fantôme de
moi-même.
A quoi bon, en ce lieu,
courir la prétantaine
Quand l’esprit, ailleurs
dans la béance du temps,
Fait sans répit la quête des
souvenirs?
Ô Bien-aimée des beaux jours
enfuis!
Muse folâtre au firmament de
mes langueurs!
De quelles mystérieuses
phagocytoses,
Dans l’incrédulité de notre
hébétement,
Nos liens sacrés sont-ils
les victimes expiatoires?
Étoile du soir à jamais
endormie!
Ectoplasme de mes rêves! Que
n’es-tu revenue?
Emplissant mon univers
désagrégé
De ta présence absente et
vaporeuse
Et de tes silences
sépulcraux ineffables?
C’était fête ce matin sur la
colline;
Dans la clairière des
bocages et les chemins de rocaille,
Bêtes et gens se répondaient
sur un air connu,
Mais moi, hanté par mes
souvenirs et le parfum des fleurs
Je m’en allais perdu,
étranger comme un fantôme.
NOSTALGIE
Image languide de douceur et
de calme
Dans l’air léger et suave du
matin,
Quand le soleil à peine
réveillé
Ouvre les yeux sur le sommet
des collines
Et transforme en doux
gazouillis
Le silence matutinal des
sous-bois.
Image de ravissement et
d’ivresse
À la saison sacrée des
vacances
Et des amours adolescentes,
Quand le temps s’effiloche
Au gré des rêveries
estivales
Et des kermesses sous les
arbres.
Image de vaillance et de
gloire
De nos aïeux magnifiques
Enfouie dans le tiroir de la
mémoire
Et qu’on ressort aux jours
sombres,
Quand on se désole du
présent prosaïque
Et désespère des illusions
de l’avenir.
Image de chaleur et de
passion
Quand la vie et ses
vicissitudes
Poussant au froid de l’exil
Se muent en regret et en
nostalgie
Et changent la couleur des
choses
En enjolivant les souvenirs.
Image de pauvreté et de
misère,
Sous les regards froids des
bailleurs de fonds
Et le scalpel analytique des
reporters
Et que démultiplient les
écrans du monde
Comme un legs d’un temps à
jamais révolu
Ou un argumentaire éloquent
de la barbarie.
Image d’une infirmité ou
d’une plaie incurable
Portée comme un bras en
écharpe
Et qui rallie intimement la
smala
Dans un besoin jaloux de
protection
Loin des yeux moqueurs de
l’étranger
Dans le silence du désarroi
et de l’horreur.
II
VISION
DÉTRESSE
Qu’elle était profonde ta détresse!
Par les affreuses nuits
d’insomnie,
Avant que l’aube toujours
fidèle
N’amène la fuite des miasmes
et des ombres,
Elle t’était devenue presque
familière!
Avec le temps et l’épaisseur
de ton délire,
Tu as connu la crainte des
nuits obscures
Et des heures d'amertume égrenées
En longues minutes désespérantes
Depuis ce jour d'automne fatidique
Où le soleil sur ta planète
a arrêté de briller,
La peur de rester seul avec
ta mémoire
Et de sentir ton savoir
horrible et glacé
Dériver impitoyablement à la
place de ton cœur,
A phagocyté toute une frange de ton esprit.
Tu rêvais,sans arrêt, d'oublis impossibles,
De lavage de cerveau et d'avatars fantastiques
Comme si tu pouvais renaître
à la paix.
Pendant que partout autour
de toi,
La multitude vaquait à ses
affaires,
Que la cité s’activait comme
une ruche,
Et que la vie continuait de
plus belle,
Par tous les bruits et rumeurs de la ville,
Au seuil de la démence, en
proie à la nausée,
Tu assistais, impuissant, au
déroulement infernal
Du spectacle de la duplicité
et de l’obscénité.
Oh! comme tu avais mal à ta
détresse!
Muette et secrète, elle n’en
était que plus cruelle;
Traqué comme un rat en
maraude
Tu aurais voulu lui trouver
une parade,
Mais à moins de croire à une
grave méprise,
Que ton destin capricieux ne
s’était pas fourvoyé
Dans les aléas de l’immonde
et de l’innommable,
Aucune autre alternative à
toi ne s’imposait.
C’est ainsi que désespéré de
ton mal incurable,
Toi pour qui la vengeance
est ignoble,
Tu as choisi la voie étroite
de la sagesse,
Celle de rentrer ta colère
en toi-même
Et de faire, une fois pour
toutes,
Le deuil de la beauté et du bonheur?
RÉACTION
La nuit était féconde
Et les formes fantomatiques.
Dans l’air dense et tiède
Dansaient plein d’idées
sombres;
Sur la foule subjuguée
S’étendait un voile
d’ombres;
Subvertie et aliénée,
Elle avait la vision
troublée.
La diffusion du nouvel
évangile
En avait préparé la voie.
À des milliers de milles à
la ronde,
Ce fut la rage du désespoir.
Mais comme une étoile dans
la nuit,
La raison veillait comme un
vigile.
Rassurez-vous, dit une voix
sereine,
À la foule agglutinée et
apeurée :
Gare au piège de la peur!
Les mercenaires investissent
les lieux
Au pas de charge et à
visières levées;
Comme pour un fort pris
d’assaut,
Ils sèment partout la
panique;
Leur avancée est à la mesure
de votre retraite;
L’arrogance de leur réussite
se dresse
À la fois sur le terrain de
votre échec
Et sur la faiblesse de votre
volonté.
Ainsi parlait la raison aux
foules éberluées.
À l’instar de la brise dans
les rizières imaginaires,
Un frisson de plaisir
galvanisant
Les fit onduler comme une
houle.
Les Cassandre à l’affût
comprirent assez vite
Que le sort en était jeté et
la cause entendue.
Il n’y avait pas de ténèbres
si denses
Pour cacher l’éclat de la
lumière,
Ni de volonté si puissante
Contre l’insurrection des
consciences.
C’est ainsi que la foule
enfanta le peuple
Et s’arracha la dignité et
la liberté
Comme son trésor de guerre.
FANTASME
Il est des temps archaïques
Enfouis dans les sables
mouvants de l’oubli.
Telles des évanescences
délestées de toute pesanteur;
Ils semblent accéder au
hasard
Des soubassements de la
conscience.
J’en connais d’aucuns qui
ont surgi d’une grisaille d’automne,
Battue en brèche par une
canicule d’outre-saison.
Le ciel paré pour un
spectacle d’envoûtement,
Voyait des arcs-en-ciel
s’abreuver au loin,
Comme dans le lac de ma
jeunesse évanouie.
Au tournant de cette époque
en perdition,
Le long des allées lasses et
grises,
J’ai cultivé des attentes
impossibles
Qui inondent encore le champ
de mes divagations.
Lâché vaguement dans le
gouffre du temps,
J’ai pris mon effroi au
lasso
Et tordu le cou à mon
hébétude,
Comme à l’assaut de
l’Aconcagua de mes rêves.
Le balayage de mes souvenirs
Remplaçait dans les alvéoles
de ma conscience,
Les lampires noctiluques par
d’étranges lucioles
Ou des colonies jacassantes
de paradisiers.
Dans la fulgurance de
l’éboulis de toute chose,
L’esprit avait cessé de
souffler sur mon chemin;
Et sur le désert glacé de
mon âme languide,
La flamme de mes désirs
avait vacillé.
Alors, mes quintes de joie,
comme des geysers,
Ne furent que des oasis
livrés aux éléments.
Seule la déliquescence de
tout faisait florès,
Avec la hantise de l’odeur
de pestilence
Montant des catastrophes des
siècles.
CAUCHEMAR
Le siècle longtemps à
l’agonie venait de s’éteindre
Dans les vapeurs de renouveau
offertes à l’envi;
Des gens désœuvrés moins par
le manque que par l’aisance
Arrivaient de partout,
avides de sensations et d’aventures,
Sur les collines lumineuses
surplombant la ville.
Ils arrivaient de l’Est et
de l’Ouest, du Sud et du Nord,
Des steppes sombres et
glacées comme des moiteurs suffocantes,
Des mégalopoles du centre et
des régions excentriques,
Ahuris et grégaires, munis
d’engins électroniques,
Ils venaient naïvement voir
accoucher la montagne.
Tétanisés par le feulement
tellurique du monstre en gésine,
Jour après jour, semaine
après semaine, ils se relayaient,
Essayant de comprendre par
quelle magie diabolique,
Le fruit attendu de cette
terre généreuse et nourricière
N’était qu’une infernale
vomissure de feu et de dévastation.
Puis, ce fut enfin le
cataclysme sur la cité dans la nuit noire;
Épouvantés par la
fulguration des geysers incandescents
Qui giclaient sans arrêt de
la profondeur de l’obscurité,
Les badauds passèrent,
stupéfaits, de la stupeur à la panique
Pendant que la coulée de
lave coupait tout moyen de fuite.
Dans le flot embrasé, la
moitié des témoins furent emportés
Pendant que quelques-uns,
dans des rictus terrifiants
Et des postures à la fois surréalistes et rocambolesques
Furent momifiés sous l’effet
calorifique du magma
Alors que d’autres
roussissaient, ça et là, dans l’air brûlant.
Telle était la tragédie
terrifiante dans mon esprit délirant.
Des ébats multiples et des
horreurs qui l’assiégeaient,
Me revenait l’usurpation des
hordes d’idées bizarres;
La raison n’a pas su les
décrypter dans leur opacité éclairante,
Pas plus que les fumerolles
et les signes cabalistiques du destin.
Comme un boxeur sonné, la
frustration m’envahissait;
Du fruit défendu, mon âme
avait l’attrait.
La multitude de ses
assaillants étranges n’étaient retenus
Ni par le mur
infranchissable de la raison,
Ni par les sombres
pronostics de la fin de l’aventure.
Et je n’avais plus le
courage, mon orgueil et péché mignon,
De repousser énergiquement
loin de mes rivages enchantés,
Des bandes glapissantes de
mécréants et d’usurpateurs,
Pas plus que la volonté de
fer, jadis mon trésor convoité,
De m’empêcher de glisser
avec eux dans l’ultime déchéance.
Dans le vertige du volcan de
mes profondeurs,
Et sous l’emprise d’un
collapsus intégral de mon être,
J’avais l’impression que ma
conscience se liquéfiait.
Étoile isolée dans l’espace
sidéral qu’absorbe le trou noir,
Je me sentais, comme eux,
aspiré dans le vide absolu.
LE PASSEUR
À quel instinct
obéissait-il?
Se savait-il secrètement au
seuil fatidique?
Appelant son fils bien-aimé,
il lui dit sans éclat :
À l’horloge de la vie, nos
heures à tous sont comptées,
Mais, pour moi, l’implacable
décompte est déjà commencé,
Ce rayon de septembre est le
dernier de ma vie;
Ne sois pas triste mon fils,
je t’en conjure,
Car c’est la loi inexorable
de la nature;
Nul ne peut jamais s’y
soustraire.
Aujourd’hui, au terme de mon
voyage,
Je désire que tu m’écoutes
une dernière fois.
Sache que devant toi se
profile la ligne droite,
C’est le chemin de la
volonté, de la sueur et du sang,
Garde-toi de toujours
préférer les raccourcis,
Près du ruisseau dans les
fougères et les chiendents;
L’ombre de l’orme centenaire
est parfois mortelle.
Le monde est devenu le
royaume des plaisirs;
Quant à l’effort, l’ennemi
devant lequel il faut fuir,
Que la bravoure et la
ténacité dans les combats
Soient tes compagnes fidèles
et vigilantes;
Abstiens-toi de toute
cruauté et de toute vengeance
Et tâche de gagner ton
premier combat sur toi-même,
Avant d’en livrer d’autres
dans l’arène du monde.
Puis, fermant les yeux comme
pour mieux voir,
Il dit sentencieusement en
lui tenant la main :
Il en est de mon peuple
comme, jadis, de Babylone,
Il a perdu le sens des
choses, même celui du tocsin;
Que de fois les signes du
ciel n’ont-ils pas annoncé
Les bouleversements qui se
préparent en son sein!
Mais les plaidoyers dans le
bruit de la cité
Se perdent toujours comme le
fleuve dans la mer.
Souviens-toi qu’on écoute
davantage la voix du désert
Que celle qui résonne dans
le bruit de la ville
Et dans la clameur
inlassable des multitudes.
Ne crains donc pas les
soliloques à l’orée des dunes,
Ni les périls de l’isolement
ou l’ascèse de la solitude.
Ce n’est pas le vieil arbre
abattu qui est pitoyable,
Pendant des lunes, au rythme
des saisons,
Il a étendu son ombre sur
les sources de la vie;
Ce sont les jeunes pousses
dépourvues de tuteurs
Que les changements et la
mollesse menacent.
Qui sait aujourd’hui où se
trouvent le sommet et la base,
Le levant et le ponant, le
midi et le septentrion?
Le bien paraît de la même
farine que le mal
Et la beauté a perdu ses
repères dans les convulsions.
Ce n’est hélas! Pas sur moi
qu’il faut pleurer,
Mais sur ce monde qui n’a plus
de boussole.
Bientôt l’occident se
couvrira d’un voile de crêpes,
Que ton âme n’en soit pas
troublée outre mesure;
Il en est ainsi pour que
l’aurore rosisse la nue
Et révèle l’énergie libérée
par le chaos.
Comme le papillon sortant de
sa chrysalide,
C’est l’espoir qui doit
émerger de la nuit
Pour tracer l’épure d’un
monde nouveau.
Tâche mon fils d’être du
côté de la lumière
Pour baliser les sentiers en
broussaille de l’avenir
Et consolider les fondations
de la cité.
KATIVA
Elle ne savait pas qui elle
était
Ni même si elle était;
Comment le non-être peut-il
se penser?
De ses yeux atones de zombi,
Elle regardait sans voir,
Scrutait sans découvrir;
Ne connaissait pas hier
Et n’anticipait pas demain;
Elle entendait le grondement
du tonnerre
Et le roucoulement des
colombes;
Elle vit la lumière du jour
Succéder à l’obscurité de la
nuit;
Mais alors, de quelles
chimies obscures
Son esprit ou ce qui en
tient lieu,
Entéléchie présumée de l’être,
Était-il la scène ou le
creuset?
De ses latitudes mentales,
Planait-il l’ombre d’un
rapport?
Larguée dans le néant
Ou le vide du non-sens,
Quelles idéations
singulières
Ont suivi la survenance des
phénomènes?
A défaut de penser son
existence
La pouvait-elle flairer ou
sentir?
…….
Quand elle eut froid,
Sur ses épaules, elle ramena
son foulard;
Quand revint la chaleur,
Elle s’en délesta;
Elle ne savait pas qui elle
était,
Ni même si elle était,
Mais elle était ses
sensations mêmes,
La seule fenêtre ouverte
Sur la sortie du néant
Et la conscience de l’être.
ZORA
Aux jours sombres de la folie dans la ville
Où la religion et la politique
s’affrontaient,
Tu avais dû fuir résolument
une meute en furie,
Dans la splendeur et la
témérité de tes seize ans,
Loin des activités
pastorales de la terre natale.
Acculée à l’union avec un
vieillard cacochyme
Loin des rêves nourris dans
ta juvénile fraîcheur
Tu avais décidé dans ta
sagesse précoce
Que tu ne seras pas la
victime propitiatoire
À une tradition qui tient de
l’assommoir
Déchirée de ton impassible résistance
C’est ailleurs que ton choix
a pris son sens.
Pour la première fois, tes
rêves avaient des ailes,
Prêts comme des oiseaux à
s’envoler vers le ciel,
Loin de ta destinée de
bergère de l’Ogaden
Tu as croisé le destin au
cœur de la cité,
En cette assemblée où des
consœurs délibéraient;
En regardant briller la
flamme de ta curiosité,
On t’a vue avec ardeur radiographier l’avenir
Sur le thème de la femme dans la modernité.
Comment ne pas saisir que tu étais sur ta voie?
Tu la construisais déjà sur
le socle du présent,
À distance des gestes
bucoliques de la pastourelle,
Bravant délibérément un
précepte millénaire,
En libérant les volutes
interdites de ta toison.
C’est ainsi que s’initia ton
nouveau périple.
À l’enseigne de l’aventure
en Amérique,
Tu as choisi d’assumer le
risque de la voie à tracer
En bazardant les dépouilles opimes
De vingt siècles de
traditions et d’obsolescence.
LA
GEISHA
De tendresse aux trois
quarts
et d’espièglerie pour le
reste,
tu es la Geisha pour tes potes
partout où leur voix se portait
dans cet isolat
concentrationnaire.
On songe à peine,
à entendre vibrer la colonie
bourdonnante,
que tu es de ce pays du
silence
qui vit poindre l’origine du
monde;
on imagine un impossible
théâtre
lieu d’élection d’étranges
salamalecs
avec, en point d’orgue,
le baiser matinal du soleil.
L’accomplissement du mystère
semble au cœur de ta nature;
Tu portes ton pays sur ton
dos
Comme la tortue sa carapace;
avec toi, dans l’univers,
les choses sont ce qu’elles
sont,
chaque caillou a sa place
et chaque brin d’herbe
son rôle prédestiné .
On ne saura jamais
Quel rapace imaginaire
t’a laissée choir un matin
nimbée de frimas sur nos
rives glacées,
mais dans le coinçage de tes
paupières,
on devine encore
le charme d’un sortilège
à l’origine de ton émoi de
toujours;
ainsi on t’a vue naguère,
ainsi tu apparais
aujourd’hui
malgré la douce quiétude
de longues lunes d’apprivoisement.
LE
POÈTE
À l’étroit aux limites de la
finitude,
Quand le verbe se perd dans
les tintamarres,
Loin des orbes de sa
nébuleuse intérieure,
Ainsi va le poète perdu dans
les bruits du siècle.
Comme au flux et reflux tumultueux
Des fureurs vespérales de
l’océan,
Il est attentif à l’appel
lancinant du néant
Et happé par la spirale du
désespoir.
Icare prométhéen aux ailes
brisées,
Au confins des déserts
glacés du songe
Il fait face dans la
précarité de sa prégnance
À l’impossible idéation des cosmogonies.
Dans le commerce des êtres
et des choses,
Il choisit son chemin en
bordure de la cité
Comme des lucioles égarées
et impénitentes
Que la lumière du soleil
éblouit.
Il cherche le repère des
silences et des ombres
Où abriter sa muse rebelle
et tourmentée,
Loin de la stridence et des
vacarmes
D’un monde sulfureux en
gésine.
Ainsi, sans faire de bruit,
hors des tourbillons,
Il rentre en lui-même,
reclus et oublié
Comme on disparaît dans une
caverne.
……
Mais que faire en soi sinon
d’en sortir?
Les lunes ont beau succéder
aux lunes,
Arrive un jour où le gîte
devient étouffant,
Où il faut porter la lampe
sur la montagne,
Comme un phare pour le
navire en perdition.
Rêve enchanté d’une lueur
dans la nuit
Qu’à l’instar du mage ou du prophète,
Il est toujours le seul à
percevoir.
COGITO
Jaillissement incessant
du souffle de l’esprit,
attribut mystérieux de
l’essence,
c’est un oiseau des cimes
qui s’élance insolite dans
l’espace,
planant avec majesté
sur les matérielles
contingences.
Il prend son vol,
ô paradoxe!
dans le silence des
profondeurs
et dans l’éclat de la
lumière,
intégrant dans son parcours
les pôles opposés de
l’unicité.
C’est un papillon
qui se souvient de sa
métamorphose,
alliant les limbes à la
réalité
et dont la seule parure
idoine
est une vieille défroque
d’avant la conscience.
EN MARGE
Traînant lourdement sa
pubescence
comme un galérien, ses
chaînes trentenaires,
inlassablement, les lares le
voient passer,
sans se douter de ses
chimères.
À l’heure où certains
rallient leur château,
il construit les siens en
Espagne,
loin des clameurs de la
multitude.
Des fumerolles inquiétantes
de sa cité
à ses fredaines multiples,
il n’a jamais décrypté la
syntaxe.
Où que ses pas incertains le
portent,
tout lui paraît saugrenu ou
chimérique
à commencer par son reflet
de lui-même
aux mille miroirs sur son
chemin.
Étrange oiseau tombé d’un
nid étrange
qui ne protège ni de la
chute périlleuse,
de l’exil de lui-même et de
la cité,
ni de son existentielle
anamorphose
loin de l’orbite totalitaire
de la majorité!
Tel qu’en lui-même, à l’orée
de ses vingt ans;
il est un fétu de paille
ballotté par le vent
et inconscient de son
inlassable dérive,
ou cette goutte d’eau
informe et sans repère
que la houle fait sans cesse
rouler sur le rivage.
LE
SACHEM
Vous aviez quatre fois vingt
ans;
Volontiers, vous défendîtes
votre cité
Et fîtes la nique aux
flèches empoisonnées,
Tandis que de jeunes pousses
tombaient à vos côtés,
Dans Yaguana où vous
connûtes le jour,
Sous la sublime protection
du Grand Esprit.
Puis, vous rêviez que les
vôtres
Enterrent désormais la hache
de guerre
Et fument le calumet de
paix,
Dans la clairière sacrée
avec vos ennemis.
En ce temps lointain
toujours présent
Où l’âge et la sagesse
n’avaient pas de prix,
Il n’y a pas de sentiers
menant à la forêt
Où vous ne portâtes vos pas
téméraires,
Pas de paysages dont vous
n’admirâtes la beauté
A l’heure tant aimée du
lever du soleil,
Pas d’enfants que vous ne
vîtes grandir
À l’ombre des manguiers et
des orangers.
Pourtant, après cette nuit
combien fatidique
Où la cruauté de l’Espagnol
fondit sur les vôtres.
Comme la férocité du fauve
affamé sur sa proie,
Vous ne reconnûtes pas
Yaguana, la belle,
Et n’entendîtes pas les cris
des enfants jouant à la balle.
Le soleil luisant sur les
décombres et la désolation
Montrait des ajoupas qui
fumaient de partout.
Sur des corps calcinés,
entassés pêle-mêle,
Vous cherchâtes du regard
l’ombre d’un vivant
Et ne vîtes, hébété, que la
silhouette de la vôtre.
À tue-tête, follement, vous
appelâtes vos enfants
Et ne perçûtes, au loin, que
les cris des corbeaux
Qu’appâtait la proximité d’un
banquet;
Comme en songe, l’âme de la Yaguana s’était envolée.
Assis sur des ruines à
interroger le ciel,
Le Grand-Esprit vous sembla
sourd;
Au silence sépulcral qui
s’étendait sur la cité
Répondait celui mystérieux
de la Divinité.
Rouge de colère, vous ne
comprîtes guère
Que ce macabre spectacle fût
possible;
Et succombant à un élan,
sans savoir pourquoi,
Vous allâtes en éclaireur au
sommet du coteau
Où vous jetâtes un regard
circulaire sur la contrée.
Dans un trémolo de fureur et
d’épouvante,
Vous lançâtes à la ronde vos
imprécations.
Elles vous laissèrent épuisé
et pantelant,
À quoi, au fur et à mesure,
répondait l’écho
Que démultipliait la
profondeur du silence.
Il vous parut alors que tout
était en délitescence
Et dans le souhait que vous
fîtes naguère,
Que vos enfants puissent
vous fermer les paupières,
Vous y vîtes, l’espace d’un
instant, frivolité et vanité,
Dans cette cité devenue
celle de tous les désespoirs.
III
APPRÉHENSION
STUPEUR
En ce temps souvent
inquiétant de la modernité,
Peu importe les tendances
profondes de cette courtisane…
Que nos connaissances soient
par elle glorifiées,
Que toutes les branches du
savoir soient, à l’avenant,
Explorées de fond en comble
par nos philosophes et nos savants,
À l’échelle de nos rêves et
de nos aspirations illimitées,
Nous sommes insensés.
Peu importe que nos fusées
aillent sur la lune
Malgré les nombreux risques
d’infortune,
Que le corpus sur les
mythiques cosmogonies
Doive céder le pas non sans
acrimonie
Aux théories en cosmologie
et en astronomie;
Que la maîtrise des
nano-éléments de l’espace et du temps,
À commencer par celle des
nutrinos,
Que la fuite des galaxies et
la formation des trous noirs
Ne soient plus, pour
beaucoup, des secrets bien notoires,
Nous sommes insensés.
Peu importe le prodigieux
décodage de l’ADN…
Que le clonage soit
désormais à la portée de la main,
Que nous apprenions à lire
dans le cerveau humain
Et que les fondements
biologiques de la conscience
Soient un saut qualitatif
important dans la connaissance,
Nous sommes insensés.
Nous sommes insensés,
Parce que nous ne comprenons
pas l’essentiel
Des signes multiples
inscrits dans le ciel,
Ni par quel hasard heureux
et extraordinaire,
Surgissant lentement des
profondeurs de la mer,
La vie sous le soleil est
apparue sur la terre;
Et s’il nous arrive de
saisir de manière irrécusable
Qu’elle était, à l’origine,
tout à fait improbable,
Nous ne concevons pas que la
moindre des choses,
C’est de la protéger comme
le jardinier ses roses,
Au risque de les voir se
faner pour toujours.
Nous sommes insensés,
Parce que nous perdons de
vue dans la nuit noire
Que la dispersion des
galaxies n’est pas un phénomène aléatoire;
Elle est la loi de tous les
systèmes cosmiques visibles et invisibles;
Elle impose à tous les
tenants de la biosphère, de manière infaillible,
Une communion indiscutable
d’identité, de situation et de destin.
Nous sommes insensés,
Parce que nous ne comprenons
pas, malgré l’appel du tocsin,
Que tout ce qui, sur la
planète, participe de la vie
Est coextensif à notre
condition précaire de survie;
Que sur le plan de
l’univers, cette entité transcendante…
Notre existence est factice,
fragile et contingente
Et qu’elle le devient chaque
jour davantage,
Au fur et à mesure que la
terre prend de l’âge.
Nous sommes insensés,
En dépit des preuves
formelles accumulées sur tout
Et qui crèvent les yeux de
partout.
Nous refusons de voir que la
course économique
Conduit sans cesse à une
consommation boulimique;
Que les pratiques
hégémoniques pour dominer la terre,
Qu’elles soient politiques,
technologiques ou militaires,
Sont vaines à l’échelle
stellaire ou macrocosmique,
Et mettent en question le
phénomène anthropologique.
Nous sommes insensés,
Parce que l’heuristique de
la peur ou de l’anxiété,
À défaut de celle beaucoup
plus positive de la curiosité,
A fait la preuve, dans la
praxis, de sa flagrante incapacité.
Plutôt que de cultiver
toujours la volonté de l’action,
Nous avons choisi
l’immobilité comme attitude d’élection.
À l’instar des animaux voués
à l’extermination,
Avec une prescience tragique
de leur destruction,
nous nous laissons dériver
vers le dernier port,
en humant déjà les
exhalaisons fétides de la mort;
nous perdons de vue que le
comportement idéal,
entre l’optimisme béat et le
pessimisme total,
est le scepticisme critique
plus sûrement scientifique;
le seul qui permet de fixer
les bases du jugement logique;
Nous sommes insensés.
Parce qu’aucune prophylaxie
n’opère vraiment;
Ni les discours réalistes et
parfois percutants des sauveurs,
Ni les diagnostics
accablants et toujours urgents des malheurs…
Entre les phénomènes, aucun
rapport ne paraît convaincant
Qui permettrait d’ouvrir la
voie sur l’avenir des temps,
À commencer par des
changements à nos propres attitudes;
Nous courons le risque dans
notre fondamentale inaptitude,
De n’avoir que le choix de
dresser notre propre sarcophage
Sur les débris en décomposition
de notre espèce en naufrage;
Nous sommes insensés.
BOOMERANG
Passé de son hypogée millénaire
Comme une momie de ses
bandelettes funéraires,
Au sommet de l’Olympe,
Prométhée éperdu,
L’Homme scrutait l’horizon
rougeoyant à perte de vue
Sans se soucier de ses
franges d’interférences,
Il lui revint alors la
conscience de la vie et de ses mystères.
Que de choses lui
apparaissaient inintelligibles!
Et de quelles séries de
concaténation elles étaient les effets!
Ainsi, la chimie primordiale
et l’exploration de ses secrets,
Les péripéties dans les
catacombes de l’être
Les descentes dans la psyché
des profondeurs
Les expériences pavant
l’avènement du logos
Les expéditions cavernicoles
et sidérales du cosmos,
La route étroite dans
l’Himalaya des connaissances
Accumulées dans la mémoire
et dans la conscience…
Perdu dans les arcanes des
objets de la pensée
Ainsi était-il devant le
défi de leur variété;
Dans la mystique de la
recherche scientifique,
Telle lui fut l’aventure du
micro ou du macroscopique,
Les territoires en culture
de la cybernétique
Les architectures de la
morale et du droit
La somme philosophique et
les trésors de la religion
Les théories rationalistes
de la connaissance
Et toute la kyrielle des
monuments du savoir
Depuis les Analytiques et la Métaphysique
Jusqu’à la physique des
particules et des galaxies
Dont on désespère déjà
d’entrevoir la fin eschatologique.
L’orientation s’ouvre à des perspectives troublantes,
Mais comment penser la Barbarie omniprésente
Qui, à l’instar d’un esprit
malin et corrupteur
Dénature et dilapide, saccage, pille et assassine
Empoisonne et asservit,
outrage, viole et extermine…
Comment ignorer, par delà
l’hypocrisie de l’esquive,
Que les maladies et les guerres
de partout actives
Que la planète promue
poubelle du cosmos
Rechigne à être hospitalière
et maternelle
Et que les démarches pour l’Homme et la Nature
Se retournent fatalement
contre lui et contre elle
Dans la folie vengeresse
d’un boomerang cruel.
GAÏA
Au cœur des profondeurs
originelles,
dans l’immensité obscure des
landes,
les nymphes et les naïades
dansaient la sarabande.
Dans la bouilloire
universelle, les folles océanides
valsaient sur la crête des
vagues.
Elles dansaient et
valsaient,
indifférentes aux légions
inconnues
émergeant de la soupe
limoneuse.
Depuis le Commencement,
aucune intelligence
n’avait affecté l’ordre des
choses
sous les regards tutélaires
de Gaïa.
Qu’importaient les hordes
fantastiques,
la multitude de titans et de
géants
à peine sortis de
l’incubateur des siècles ?
Qu’importaient la chute des
corps célestes,
les étranges convulsions
telluriques
ou les feux de Bengale
volcaniques?
Entre le Chaos infernal et
le proligère Eros
Gaïa la protectrice
veillait;
le Conscient gisait encore
dans le néant
et tout était pour le mieux;
mais à peine éclos dans
l’étuve du temps,
pris dans la spirale
évolutive,
il advint manifestement,
au milieu de la confusion
des éléments,
plantant l’étendard de la
science,
dénaturant le principe des
choses
dans la transformation de la
nature;
C’est ainsi
qu’inéluctablement
l’irruption de la sublime
créature
a signifié la mort de Gaïa.
AQUA VITAE
On la croyait gratuite comme
l’air
Et également à la vie
nécessaire;
Ils l’ont soumise aux règles
du marché
Et dans leur assemblée,
Décrété l’insignifiance des
multitudes,
En abolissant l’équation de
l’humaine aventure;
Ils ont imposé l’imposture
au plus grand nombre,
En enfreignant une loi
fondamentale de la nature.
On la croyait comme le vent,
insaisissable
Et à tout jamais
inaliénable,
On n’avait pas compté avec
leur cupidité
Et leur instinct pervers de
la propriété;
Ils l’ont captée et domestiquée
Et soustraite par la force à
la majorité.
Comme les vampires toujours
inassouvis,
Du sang des faibles ils se
repaissent,
Dans un forfait qui n’a
jamais de cesse.
Ils ont envahi des contrées
pacifiques,
L’ont accaparée avec les
sites névralgiques
Et se la sont répartie entre
eux, les puissants,
Après avoir chassé les
premiers habitants.
Ce sont des rapaces qui
respirent la convoitise
Et qui n’ont d’autre
hantise,
Que celle du fauve affamé à
l’affût du faon.
De partout, dans les
contrées les plus reculées,
Des jungles tropicales aux
steppes glacées,
Son destin est lié aux
rapports de domination;
Nulle part il n’échappe à
une loi infâme de l’action,
Celle des puissants par
rapport aux parias;
Du Tigre à l’Euphrate et à
l’Amou-Daria
Au fleuve Jaune ou au Nil africain,
En Palestine et sur les bords du Jourdain,
De partout, savoir qui a la
force dans les faits,
C’est savoir qui s’octroie
ses bienfaits
Et bafoue sans crainte le
droit à la justice,
Quand ce n’est pas
ultimement à la vie.
RÉGRESSION
Le temps avait fui,
De partout dans les agoras,
On ne se complaisait plus
dans les gloses;
Voilà longtemps que
l’écoumène avait cessé de résonner
Et d’entendre d’ennuyeux
discours
Sur des problèmes
axiologiques,
Ou sur la puissance
nécrophage
À l’origine de la vacuité
existentielle.
Foin donc de la pensée
irisée et scintillante!
L’irradiation du verbe
n’était plus une valeur
Quand les balourds bouffis
dans les allées de la réussite
Pavoisaient en buvant du
whisky
Ou que les ados lucifuges en
homothétie d’identité
Se pochardaient à la bière,
Au long des banquettes
cireuses de moleskine,
Dans les antres sinistres
des bars nocturnes.
Dans son discours
hermétique,
Le monde avait perdu de sa
jactance
comme un sigisbée
noctambule,
surpris dans une posture
humiliante.
Pour asseoir le penseur et
le poète,
On avait assez d’un
strapontin.
Plus de sièges sacralisés
quand règne l’impudence;
Désormais, place aux
bacchanales,
Aux écornifleurs et aux
thuriféraires
Qui théâtralisent leurs
flagorneries
Dans les embruns de pensées
truffées d’oximores.
C’est le temps de ceux,
nombreux,
Qui ont longtemps macéré
dans leur superbe
Ou qui se sont engoués dans
leur arrogance.
Le dernier sycophante et
toute la lyre
Dansent comme des sylphides
dans les allées du pouvoir
Et se comportent comme des
nymphes neurasthéniques
Qui se galvaudent dans la
foire des plaisirs;
Qu’importent les blasphèmes
et les éclaboussures morales?
Le temps est à la bacchante
Et non à la vestale ou à la
choéphore;
C’est le temps des blandices
de toutes sortes
Saisies comme des antiennes
invitatoires
Qui, à l’exclusion
d’elles-mêmes,
Frappent tout de forclusion,
À la manière d’une coda,
Péremptoirement.
CIVILISATION
Ils ont, forts de leur
gloire, embouché la trompette,
De châteaux en châteaux, de
cités en cités,
De royaumes d’hier en états
d’aujourd’hui,
D’expéditions de conquêtes
en lointaines croisades,
Des quatre points cardinaux
du monde chrétien.
De la Renommée, ils ont fait
résonner l’orphéon,
De guerres en guerres,
derrière leurs gonfalons,
Des vandales impénitents aux
ennemis héréditaires,
De siècles en siècles,
d’épidémies en famines,
Forts de leur orgueil et de
leur volonté de puissance.
Ils ont du possible traversé
les frontières,
Découvert la route des
Indes, de la soie et des épices;
Dans le ciel, sous la mer et
loin dans l’espace,
Ils ont de la science,
étendu les limites
Pour frayer des routes
incertaines et agrandir leur empire.
Ils ont fondé de savantes
écoles philosophiques
Et balisé les chemins
étroits de la métaphysique;
Ils ont christianisé de
nouveaux peuples,
Endigué à jamais les
invasions barbares
Et porté le fer et le feu
aux apostats et aux hérétiques.
Ils ont trouvé la pierre
philosophale
Et fusionné dans leur
creuset le temps et l’espace;
Du mystère de la vie, ils
ont volé le secret,
Bazardant de Prométhée le
mythique héritage
En le livrant au plus
offrant à l’appât mercantile.
Ils ont porté la guerre chez
les peuples pacifiques,
Les décimant par la force et
sous le joug séculaire;
Ils ont drainé les richesses
de leurs contrées,
Annihilant par la croix dans
la violence imposée,
Jusqu’à l’image qu’ils
avaient de leurs dieux.
Ils ont résolument pénétré
les secrets de l’atome,
À la menace de l’ordalie
soumettant le monde;
Ils ont appris à dompter les
forces de la nature,
Et pour l’asservissement du
plus grand nombre,
Inventé mille et un systèmes
et machines infernales.
Ils ont, de la vie, anéanti
subrepticement le mystère
Et au veau d’or retrouvé
réduit toute la divinité;
Ils ont prestement mis au
rancart la charité sublime,
Pour caser, une fois pour
toutes, leur eudémonisme
Et célébrer la course au
plaisir, à la fortune et à la cupidité.
Ils ont, à travers les
pratiques et les rites politiques,
Perverti l’essence et le
sens de l’homme
Et fait de l’avoir le
fondement de l’être;
Ils ont créé une humanité schizophrène
Où le fort ne côtoie le
faible qu’en l’ignorant.
Ils ont créé un monde
asymétrique
Où la plus grande partie de
la petite devient vassale,
Pour que le puissant le soit
encore davantage
Et le faible le devenir, à
tout jamais, absolument;
Ils ont radicalement altéré
la nature des choses.
Ils ont perdu la tête et le
sens de la vie;
Dans leur rang, aucun
tumulte de leurs actes;
Les consciences se sont
définitivement tues;
Ils n’entendent pas la
rumeur de l’agora,
Ni les cris éperdus qui
sourdent des catacombes.
Trop longtemps dans
l’illusion, ils sont devenus fous;
Aveuglés par leur propre
éclat dans leur miroir,
Ils ne voient pas des
accusateurs les longues théories,
Ni ne sentent la fureur et
la puanteur
Qui montent de l’abjection
et de la servitude.
Pendant que leurs fantassins
hypostasiés en marchands,
Du Nord au Sud, de l’Est à
l’Ouest,
Investissent sabres au vent
les places de négoce
De leur marché, retranché
derrière les murailles,
Ils colmatent les brèches en
jouant du violon.
De la théologie, de
l’éthique et du droit,
Ils se croient les seuls à
avoir les lumières;
Loin de leurs cités et de
leurs états civilisés,
C’est, bien entendu, le
règne des iniquités,
De l’oppression et de la
barbarie générales!
Mais qui répercutera à
travers le monde,
Les cris de désespoir qu’un
bâillon diabolique,
Dans leur état policé permet
d’assourdir?
De secouer des individus la
conscience étale,
Dans un monde transi en
pleine déréliction?
Des bas-fonds sordides que
leurs systèmes sécrètent,
Qui dira jamais à la face de
l’univers,
Les plaintes étouffées et
les pleurs vite asséchés
De tous les éclopés et
marginaux de la vie
Qu’au bord du chemin leurs
sociétés ont laissés?
Les hordes de démunis
hantant les rues sombres,
Pochards insondables et
drogués incurables,
Vomissures des ghettos dans
leurs enceintes opulentes,
Incluant l’image omniprésente de l’obscure Afrique
Dont les fils stigmatisés
végètent oubliés dans leurs prisons?
Dans ces lieux maudits, ces
derniers toujours trop nombreux
Paraissent inconscients dans
les couloirs de la mort,
Avant que vienne
implacablement la chaise électrique…
Témoignage d’anamorphose
d’une humanité oblitérée,
Par rapport à laquelle les
bourreaux se nient eux-mêmes.
Et que dire des légions de
métèques propagateurs de sens,
Tragiques ascètes nourris de
philosophies absconses,
Porteurs de mandragores et
autres talismans étranges,
À la dégaine de nonchaloir
de sectes exotiques
Qui paradent dans la foire
permanente de la cité?
Sans compter ceux non moins
curieux sur leur parvis
Que les sanctuaires dorés du
sacro-saint Capital,
À la seule vision de
l’esprit, donnent le vertige,
Et qui réprouvent du
consumérisme multiforme,
Le rituel tapageur et sacré
d’adoration du veau d’or!
Ceux pour qui la montée
humaine dans et hors de la cité
Doit être essentiellement
une aventure des multitudes,
La quête première et
transcendantale de l’Homme universel,
Et non celle frileuse d’une
singulière monade,
Fût-elle douée de conscience
et de raison!
Aberration de la pensée et
de la vie! Disent-ils…
Et pourquoi la religion du
Capital, la leur,
Ne serait-elle pas, entre
toutes, la meilleure?
Pourquoi l’idole d’or qu’ils
adorent dans leurs cités,
Ne serait-elle pas, ici-bas,
le seul vrai Dieu?
Et de partir en croisades,
au nom des Droits de l’homme
Désormais sésame et
oriflamme à la fois,
Pour faire prévaloir d’un
bout à l’autre du globe,
Derrière le bouclier des
phalanges aguerries,
Le dieu de la religion dont
ils sont les grands prêtres.
Pour imposer sur le trône,
virtuellement par la violence,
Une démocratie qui n’a rien
à voir avec son essence,
Pervertie qu’elle est par un
credo économique,
Plus stratégique pour le
projet et la volonté d’expansion
De la religion du Capital à
toute la planète.
Ainsi va le monstre à deux
têtes de la
Civilisation.
Dans l’histoire chaotique
des peuples, son efficacité
Semble avoir pour but de
leurrer sur sa propre finalité,
En apportant, sous le signe
du progrès de l’humanité,
L’absurdité d’une
contribution constante à la barbarie.
QUE
FAIRE?
Il faut se la fermer à
double tour :
Car dans ce voyage au long
cours,
Incriminante est la parole
et d’or le silence
Quand les mots se lancent
dans la danse
Et dessinent des arabesques
dans l’espace.
Il faut l’ouvrir largement à
deux battants :
Car dans ce parcours du
combattant,
Le verbe est aussi énergie
et action
Pour dénoncer haut et fort
la barbarie
Et les déguisements divers
de l’infamie.
Il faut s’abriter toujours
des vains discours
Loin des bruits et de la
fureur des jours
Quand le mot est fatalement
chosifié
S’il énonce les formes de la
tyrannie
Et découvre les empires et
les théocraties.
Il faut prendre la parole à
tout prix :
Car dans ce monde déroutant
pour l’esprit,
C’est moins par la pointe de
l’épée
Que par le tranchant du
verbe
Qu’il faut combattre
violence et superbe.
Telle est l’implacable
contradiction;
Dans l’étouffant vertige de
la confusion,
Sans cesse renvoyé de
l’action à la torpeur,
On s’accroche au doux rêve
de la sérénité,
Mais, n’est-ce pas au prix
du déni de la réalité?
Ne perd-on pas de vue,
déception amère
Qu’on est souvent le jouet
d’une chimère?
La balle qu’on se lance en
vain, sans le savoir
L’écho qui rebondit sans fin
à travers la forêt
Et qui se prend pour autre
chose qu’un reflet?
Des effets despotiques
contraignent au silence :
Il ne faut pas que les
iniquités et l’impudence,
Que l’oppression,
l’arrogance et le fanatisme
Sortent de l’ombre et
apparaissent à la lumière;
Il ne faut pas d’exécutions
à la lueur des lampadaires.
Il ne faut pas que
l’arbitraire du politique,
Les préjugés enrobés des
instances publiques,
Le harcèlement insidieux des
forces de répression,
L’absurdité des règlements
frappant le métèque,
Dans l’arène des tribuns
rassemblent le public.
Mais que faire des cris
étouffés dans l’obscurité
Si l’on ne fait l’effort de
témoigner avec clarté
Du sort inéluctable du
faible face au fort,
De débusquer les injustices
à la face du monde,
De braquer dans la cité les
oppresseurs immondes?
Que faire si la scène à
l’agora n’est libre à la parole,
Si la raison ne fraie le
chemin et ne joue son rôle,
Pour démontrer, réfuter,
protester et riposter,
Faire accéder les doléances
des minorités,
Malgré le rouleau
compresseur de la majorité?
Que faire dans ce bateau qui
tangue à l’envi,
Où les valeurs oblitérées
étalent leur infamie,
Où se transigent les
monopoles sur les gènes,
Où l’état doit souvent se
courber sans nulle gêne
Quand l’homme devient même
objet de négoce?
Que faire si de cette
humanité souvent fantoche
Ne se lève un chevalier sans
peur et sans reproche?
Si l’homme de réflexion ne
devienne un militant,
Et le pacifique impénitent,
un dilapidateur invétéré
Des trésors de sa sécurité
et de sa tranquillité?
À quand le jour où les peurs
ataviques obstinées
Céderont la place à la
sagesse de la témérité
Afin de conspuer les
marchands du temple,
Rétablir l’audience de
l’éthique et de l’équité,
Et faire advenir les rêves
endormis ou abandonnés.
LE
MARRON
Dans les langueurs
oppressives de la canicule,
Entre l’illumination du
solstice
Et le vertige de la liberté
retrouvée,
Hanté par un sombre
cauchemar,
Il songeait, le marron
libéré
Au bruit infernal des
chaînes
Et au sifflement du fouet du
commandeur.
Comme l’écho assourdi du
tonnerre,
Secrètement, inlassablement,
il lui revenait,
Les cris déchirants des
évasions manquées
Et les grognements rauques
des tortionnaires
Prenant le relais de la
maréchaussée.
Ah! Que d’humiliations au
long des jours
Et de souffrances endurées
en silence,
Dans l’enfer quotidien des
travaux forcés!
Que de fois n’a-t-il pas
songé à se mourir
Quand partout dans l’étuve
des plantations,
Se dressait l’affreuse
barrière de sa condition!
Jamais, à travers le temps,
on ne saura
Les interminables chasses à
courre,
Dans les jungles épaisses et
humides,
Où l’animal aux abois
n’était que lui-même.
De sa couche exposée aux
quatre vents,
Le voilà désemparé jusqu’au
désespoir,
Mais au risque de sa vie,
refusant à tout prix
D’abdiquer ce qui restait de
sa liberté.
On voulait tuer sa
conscience de lui-même,
Mur infranchissable à sa
déshumanisation,
On n’avait réussi qu’à la renforcer,
Révélant dans l’action un
stratège ou un logicien
Là où l’on ne voyait qu’un
animal sans raison.
C’est ainsi, en brisant ses
chaînes,
Que nouveau Spartacus, il
décrocha la liberté,
Sapant du système séculaire
d’oppression,
Les assises philosophiques
ou morales.
MON PEUPLE
De l’isolement des
profondeurs magdaléniennes
Au grégarisme des premières
marches du néolithique,
J’ai vu partir mon peuple,
poussé par son destin,
Comme des oisillons fatigués
de l’étroitesse du nid
Et pressés de prendre la
mesure de l’espace.
Des sombres cavernes à la
faune prognathe et callipyge,
Aux bleds perdus des forêts
humides et foisonnantes,
Je l’ai vu partir,
aiguillonné par une force occulte,
Soûl de cette mission
combien sublime et sacrée,
D’avoir de l’Humanité à
répandre la semence.
Semblable à une outre à ras
bord remplie,
Je l’ai vu, gonflé de
croyances, de légendes et de mythes,
Façonner à son image, dans
l’obscurité de ses silences intérieurs,
Les éléments symboliques et
immatériels de sa survie,
Malgré la pesanteur cosmique
des terreurs existentielles.
À travers les interminables
millénaires de transhumance,
Jalonnés de mutations et de
vicissitudes multiples,
Au sortir des limbes et au
seuil de la couveuse du temps,
Je l’ai vu, les yeux
hagards, la tête hirsute dans sa livrée d’ébène,
Indifférent à l’obsédante touffeur
tombant de l’orbe d’or.
Sujet des royaumes Achantis,
Mandingues, Koushites ou Yorubas
Des empires du Dahomey, de
l’Éthiopie, du Mali ou du Ghana
Je l’ai vu dans la traversée
des siècles, sous l’aile du pharaon
Insuffler ce qu’il faut de
flamme dans l’essor des tribus et des clans,
Avant de s’évanouir pour
longtemps dans le brouillard des âges.
Tel quel, avec des oripeaux
combien méconnaissables,
Dans un rôle pitoyable, en
sous-œuvre de l’histoire,
Il apparut comme un pauvre
diable ou un fragile jocrisse
Dont les maquignons blancs,
au mépris de toute morale,
Vérifièrent les dents au
marché de la Croix-des-Bossales.
Comme un coursier fringant
momentanément mis aux entraves
On le vit rongeant son frein
et tenant la bride haute à son verbe
Et forcer de mettre en
laisse l’énergie explosive de son esprit,
Obligeant la sagesse ou la
raison à l’emporter sur l’obsession,
Avant d’en forger les armes
de la révolte et de la libération.
Or, il advint l’éruption de
ce volcan qu’on croyait à jamais éteint;
Que de combats n’a-t-il pas
livrés contre les forces de la tyrannie!
Mille fois, il a échappé aux
puissances obscures à ses trousses
Et vingt mille, bravé les
peurs ataviques et les éléments en furie,
Avant d’avoir le dessus,
harassé et ravi, sur ses ennemis ahuris.
Mais les trésors de volonté
et de courage développés dans la peine
Ne rendent pas justice de
l’issue funeste de l’action.
A quoi sert d’avoir déjoué
tant de pièges diaboliques,
Défié sans cesse de
l’instinct de mort la pulsion obstinée,
Sans savoir quoi faire de la
victoire et de la paix retrouvée?
A quoi sert d’avoir laissé
en amont ses rêves désenchantés,
Quand les fruits si longtemps
attendus,
Se perdent dans le marécage
des haines fraternelles?
A quoi sert d’avoir tant
ramé sur des océans impossibles
Et d’arriver au port vidé de
ses projets et de son âme?
Ainsi va mon peuple sur la
route cahoteuse de l’histoire,
Avec la même nonchalance et
le même baluchon que jadis…
Comme des galets disséminés
par un Petit Poucet imaginaire,
S’égrènent les malheurs
abominables de son musée d’horreurs,
Risquant longtemps encore de
jalonner la route de son destin.
RÉVOLUTION
A l’implacable sablier,
ce siècle avait quatre ans
et le grand Hugo,
encore dans les langes,
n’en avait que deux,
pendant que dans les
colonies,
des cohortes entières,
acculées au degré zéro de
l’humaine dignité,
s’acharnaient à secouer le
poids de la tyrannie.
Aux forces telluriques,
depuis longtemps à l’œuvre,
dans les entrailles obscures
des mondes,
personne n’avait raison d’y
croire.
Mais déjà, à l’aube de l’ère
nouvelle,
comme des bourgeons au
printemps de l’espoir,
dans toute la vigueur de sa
renaissance,
Haïti perçait sous Saint-Domingue.
Dans la vieille Europe
pleine de suffisance
et du Nouveau Monde pétri
d’arrogance,
un levain immonde d’Afrique
importé
faisait, dans cette île
tourmentée,
lever la pâte de la
prospérité
et multiplier les
crimes contre l’humanité.
Mais par un séisme puissant,
doublé d’un impossible
volcan,
au grand dam des deux mondes
soi-disant civilisés,
un nouvel état du magma
surgissait violemment.
Un siècle plus tard, dans les sphères étatiques,
les ondes de choc, en
cercles concentriques,
n’avaient pas fini leur
course centrifuge.
Au sortir des terribles
convulsions,
cette nation devenue tout à
coup souveraine
se voyait de partout
vilipender;
elle avait osé lever la tête, briser son pesant joug
et basculer ses bourreaux
enragés.
Plus encore,
aux opprimés de partout
solidaires,
elle avait montré la lumière
et le chemin de la liberté.
Jaloux de leur richesse
et surtout de leur empire,
les tyrans d’hier,
découvrant subitement leur
fragilité
au concert des nations,
à l’arrivée de l’intruse
firent barrage.
Avec arrogance
et le verbe plein
d’outrage,
à l’unisson, ils niaient que
d’un peuple arriéré
cette supposée révolution
fût le signe tangible du
progrès de l’humanité.
Ils prétendaient, au contraire,
que toute nation civilisée
devait moralement se liguer,
pour l’écraser à tout
jamais.
Dans les pratiques de
négoce,
ils se crurent justifiés de
l’obliger
à une contrepartie prohibitive et vaine,
ou à des sanctions
d’exclusion ou de quarantaine,
essayant de neutraliser pour
toujours,
la propagation du virus
révolutionnaire.
Pire, même rudement
désarçonnés,
ils n’hésitaient pas à le
rançonner,
le contraignant à un tribut
exorbitant,
hypothéquant pour longtemps,
les étapes de son avenir
et rendant ainsi,
la voie de sa croissance et
de son devenir,
une épreuve impossible à
soutenir.
Et comme si de nier son droit à la liberté
ne frisait déjà l’infamie et
la témérité,
au moindre signe de
désaccord ou d’orage,
ils joignaient la menace à
l’outrage,
prenant plaisir à la face du
monde,
à étaler sa faiblesse et à
réduire à néant,
l’attrait de son charisme et
de son courage.
Mais le verbe a des ailes
et se joue bien de la
distance;
dans les régions asservies
de l’Amérique française,
des lointaines possessions
portugaises,
des colonies espagnoles et
anglaises,
de partout, en dépit
d’innombrables ennuis,
l’étoile de l’espoir
brillait dans la nuit.
Ainsi, tout au long du
siècle,
allaient résonner tel un
langage,
les cymbales retentissantes
de l’insurrection
et les appels lancinants à
la fierté des lendemains;
mais nulle part ailleurs
qu’à Saint-Domingue,
un événement si capital n’a
exigé
autant de volonté et de
pugnacité.
Il n’y eut jamais, dans
l’histoire universelle
qu’une seule colonie
d’esclaves rebelles
à avoir la volonté et le
courage nécessaires
de combattre ses bourreaux
et de briser ses chaînes,
qu’une seule colonie
d’esclaves,
à entrer résolument en
guerre
contre une puissance
européenne
et à gagner la guerre
de manière éclatante et
pérenne,
qu’une seule colonie
d’esclaves
à forger les ressorts
essentiels pour émerger de la fange
et franchir le passage du
degré zéro de l’humanité,
vers une condition glorieuse
de nation libre
et ce fut en Haïti.
Une réalisation grandiose et combien cathartique!
Telle fut pour les opprimés
la vision emblématique
de cette transformation
merveilleuse et sublime
qui rachète un peu des humiliations innombrables
et des souffrances infinies
endurées dans l’action.
Mais le refus de
l’asservissement
et l’irruption soudaine du
nouvel état
ne sont pas les seuls effets
de l’historique embrasement;
d’autres, secondaires et
imprévisibles
ciblent la géopolitique
mondiale des nations.
Ce n’était pas rien d’avoir
mis à genoux Napoléon
dont la témérité faisait
trembler l’Europe entière;
ce n’était pas rien de lui
avoir fait mordre la poussière
et, dans l’émoi et la
confusion, jeté tête première.
Vis-à-vis de lui-même,
et longtemps avant Waterloo,
c’est de l’expérience insupportable
de cet échec
que le doute infiltré a créé
des fêlures à sa cuirasse.
Prémuni jusque-là contre les ennuis de la disgrâce,
l’humiliation de ses pertes
à Saint-Domingue
contre les va-nu-pieds
d’ébène, ses derniers cibles
était une large plaie à son
orgueil de conquérant invincible.
Dégoûté, redoutant le
renouvellement des outrages outremer,
Il eut alors un dessein
décisif et amer,
celui de quitter les
territoires de l’Amérique du Nord,
abandonnant entièrement à
leur sort,
des peuples ahuris et
désenchantés,
faisant perdre de nouvelles
plumes à l’empire.
Pour cela et sans réelle contrepartie,
il se dessaisit en faveur du Yankee
de l’immense territoire à
l’Ouest du Mississipi,
doublant ainsi la superficie
des Etats-Unis
et troquant leur vision du monde atlantique
contre une autre occidentale
et peu pacifique.
Suivent alors les visées
expansionnistes
comme l’avancée mythique de
la ruée vers l’or,
les guerres de conquête
contre le Mexique,
les incursions renouvelées
contre les Indiens,
sans compter les agressions
hégémoniques à travers le monde.
Ainsi, dans le grand jeu
d’échec des alliances et des ruptures,
À la mesure même de
l’imposture,
la nation révolutionnaire, d’un pion stratégique
a rempli une double fonction
éminemment critique :
elle a dynamisé l’émancipation
des peuples à l’un des pôles
et servi à battre les cartes
politiques des états en second rôle.
LA CROISIÈRE
Ce devait être un long jour
heureux et faste,
Un jour d’avant l’aube et
d’après le crépuscule;
Mille appas merveilleux, sur
les quais ensoleillés
Du Navire attendu, devaient
souligner l’arrivée.
Métaphore vivante de
l’aventure des aïeux,
Que de batailles épiques et
d’actes de bravoure
Sur le front des mers et
même à son bord
Ne peut-il éloquemment
témoigner!
On revoit aisément dans le
silence des soirs.
Au-delà de son impénétrable
et froide grandeur,
Les conflits terribles et
les drames mystérieux
Qui, dans son ventre, se
sont noués et dénoués!
En guise d’hommage, portant
les palmes de la victoire,
Ainsi que les oriflammes
d’accueil bicolores,
Le peuple, la mine réjouie
et le cœur débordant,
À l’unisson, entonnerait des
chants de gloire.
Des jongleurs impénitents et
des sorciers étranges,
Des musiciens ambulants et
des sorciers retors,
Des ordres religieux et bien
d’autres encore,
Seraient, pour émouvoir, en
grande émulation.
Au débarcadère, après les
discours des politiques,
Les enfants en chœur
entonneraient des chants d’allégresse
Et portée par l’émotion,
l’assistance longtemps en attente,
Verrait voler en éclats les
volets de la retenue.
Comme une lame de fond qui
soulèverait la foule
Dans les cœurs, passerait un
souffle puissant
Pour célébrer dans la joie
et l’enthousiasme,
Deux siècles d’efforts,
d’espoir et de libération.
Revivifié au plus profond de
son être,
Le peuple s’en irait par
monts et par vaux,
Répandre la nouvelle de la
foi et de l’espérance,
Dans son destin glorieux de
sacrifice et de liberté.
Mais loin d’accoster comme
en imagination,
Le Navire attendu se sera
mis en quarantaine;
À peine voyait-on sur le pont
couvert de brumes,
Des formes floues simulant
des fantômes et des ombres;
De manière confuse, et
pourtant très crédible,
nombre de cicatrices et de
stigmates à son bord
Témoignaient de la gravité
des dangers parcourus
Et des ravages perpétrés par
le temps en déroute.
Quittant de loin la mer
houleuse de Bois-Caïman,
Il a vogué de tempêtes en
accalmies passagères,
Au gré des vents, du courage
et de la volonté,
Dans la conscience aiguë de
son accomplissement.
Ainsi, il a doublé le cap de
la Crête-à-Pierrôt
Et cent autres promontoires
névralgiques et périlleux;
Décuplant sa puissance, il a
pris d’assaut Vertières
Et hissé aux Gonaïves le
drapeau de l’Indépendance.
Poursuivant son voyage sur
la mer démontée,
Il a dû, maintes fois,
réparer des avaries
Et colmater dans ses flancs
des brèches nombreuses,
Avant de jeter l’ancre dans
quelque havre perdu.
Il lui advint alors, après
bien des péripéties
Dont les combats acharnés de
la soute au pont,
D’arriver enfin au
Centenaire de son départ
Usé, avec des dommages de
tribord à bâbord.
Mais le temps qui guérit
tout généralement,
Bien loin de faire son œuvre
d’apaisement,
N’avait fait qu’empirer les
problèmes,
En multipliant les conflits
et les embûches.
Et c’est encore plus éreinté
et affaibli
Qu’en une commémoration deux
fois centenaire,
Il crut devoir hisser
pavillon de quarantaine,
Plutôt que de s’offrir,
pitoyable, à la vue.
Telle est l’émouvante
destinée du noble Navire
Qui, au rivage du temps,
devait amener
D’un peuple héroïque les
espoirs sacrés,
Avant qu’un sort funeste
n’en décide autrement.
Sommaire
Remerciement
Prologue
Notes liminaires
EFFUSION
Désillusion
Spleen
Souvenir
Songe
Hallucination
Trouble
Béance
Rêverie
Tropisme
Transport
Souvenance
Impression
Présence
Fantôme
Nostalgie
VISION
Détresse
Réaction
Fantasme
Cauchemar
Le passeur
Kativa
Zora
La geisha
Le poète
En marge
Le sachem
APPRÉHENSION
Stupeur
Boomerang
Aqua vitae
Régression
Civilisation
Que faire?
Le marron
Mon peuple
Révolution
La croisière