samedi, juin 14, 2008

LE COMPLEXE DU COLONISÉ

À l’heure où les colonisateurs du vieux monde osent encore se glorifier des lumières qu’ils ont apportées aux peuples arriérés, il n’est pas saugrenu de repasser, même brièvement, sur les traces du colonisé. C’est vrai que ce dernier a hérité de quelque chose du colonisateur, mais il s’agit, en l’occurrence, d’un produit toxique à diffusion archilente qui s’appelle le complexe d’infériorité. On ne s’étonnera donc pas qu’après plus deux siècles de corps à corps avec ce travers ou ce trouble, on y revienne encore, faute de le maîtriser.

 Depuis Albert Memmi et surtout Frantz Fanon, on sait combien est étroite la voie d’ascension du colonisé. L’un des risques que court ce dernier, c’est sa propre dépersonnalisation à partir du clivage imposé dans le processus de la colonisation. Au long de son parcours, il aura introjecté bien des injonctions de sa propre négation. Comment, dans ce creuset d’oppression où le colonisateur est obligatoirement le seul référent avec tout l’attirail de sa supériorité culturelle, n’aurait-il pas développé un complexe d’infériorité?

Les lignes qui suivent se proposent d’attirer l’attention sur une problématique particulière de ce champ. Elle concerne ce qu’on pourrait appeler une fixation phénotypique accompagnée de la hantise de l’asservissement. Ces troubles sont, dans les faits, des pathologies qui naissent et se développent dans certaines structures sociales archaïques et, notamment, dans le processus de la colonisation. La fixation phénotypique se présente comme une pathologie de la perception de soi fondée sur des caractéristiques biologiques.

 Ces caractéristiques qui englobent le schéma corporel comprennent les attributs que sont la taille, la couleur de la peau, la chevelure, le nez, la bouche, les yeux etc. toute chose pouvant contribuer à donner une certaine image du sujet à ses propres yeux. L’évaluation spéculaire de ces caractéristiques a beau être subjective, elle n’est pas dépourvue de la sanction sociale. Il y a, au préalable, dans cette évaluation une intégration, voire une introjection de ce qui est valorisé ou rejeté dans la société. Cela se fait, bien entendu, en référence au système de valeurs du colonisateur ou de son équivalent social.

Qu’arrive-t-il à l’individu (ou à un groupe social) quand l’évaluation révèle une image de soi loin des normes de référence? Dans beaucoup de sociétés équilibrées, les différences ne tirent pas nécessairement à conséquence. Mais dans les contextes sociaux évoqués plus haut, en raison de la nature des enjeux et des forces en présence, les répercussions sont beaucoup plus graves sur le corps social et les individus.

 Quoi qu’il en soit, ces derniers ne commencent à intéresser le clinicien qu’à partir du moment où les préoccupations, par leur récurrence et leur systématisation, se condensent en une pathologie psychique. C’est à ce stade seulement qu’on peut parler de fixation phénotypique laquelle est fondée sur des supports plus ou moins objectifs Ce qui n'est pas le cas pour la hantise de l’asservissement qui est une donnée de la conscience, voire même de l’inconscient. Elle souligne une condition cruciale d’aliénation, de dévalorisation sociale ou de sujétion, vécue ou appréhendée, affectant des groupes sociaux ou des individus.

 Certains contextes historiques sont particulièrement fertiles en des situations de cette nature. C’est le cas, nous l’avons dit, du colonialisme et aussi des systèmes esclavagistes. Mais d’autres modèles de société produisent les mêmes effets comme l’Inde des castes, la Russie des serfs ou l’Afrique de l’apartheid etc. Dans ces sociétés, les groupes sociaux au sommet de la hiérarchie sociale s'attribuent les fonctions considérées comme nobles et les rôles sociaux très valorisés pendant que les activités serviles ou impures, avec ou sans contrainte, sont dévolues aux groupes dépenaillés à l’autre bout de l’échelle.

 Dans de telles conditions sociales, les fonctions et les comportements qui y sont attachés sont fortement connotés. Ils deviennent non seulement des marqueurs de la place occupée dans la société, mais des signes de la condition intrinsèque des individus. Que ces derniers ( ou des groupes sociaux) essaient de prendre leur distance des activités ou des conduites répulsives ou, a contrario, se réclament des modèles hautement valorisés, rien de plus normal, sauf quand le processus référentiel consiste à produire le même de l’autre à un degré impossible de mimétisme. Il s’agit d’une démarche qui, à terme, aboutit à l’échec, ce que consacre mentalement ou psychologiquement le trouble des sujets ou des groupes. Cela se traduit dans la pratique par un comportement systématique de hargne retenue et de méfiance dans les rapports sociaux considérés comme des traquenards.

À cet égard, les actions ou les abstentions du sujet ne visent pas autre chose que de montrer, consciemment ou inconsciemment, que ses comportements n’ont rien à voir avec des actes de sujétion, de soumission ou de servilité. Et pour être sûr que la preuve est faite, il prend d’emblée la place de son maître fictif ou présumé en exigeant des autres la dépendance et la servilité. La manière de procéder dépend, bien entendu, des idiosyncrasies et peut revêtir toutes les formes possibles. Pourvu, au demeurant, qu’il soit conforté dans l’idée que les autres sont à ses services et qu’il est en situation réelle ou virtuelle de domination…Ce trouble est déjà paralysant dans la vie sociale; mais, comme c’est souvent le cas, il est associé à la fixation phénotypique.

Cela donne des résultats désastreux dépendant de l’acuité de cette fixation. L’observation clinique révèle des cas d’obsession où l’individu, bien que pourvu de bons moyens intellectuels, s’avère dans l’incapacité de mener une vie sociale et familiale normale. Ses affects délétères, à force de coloniser tout son être, rendent problématiques les moindres interactions sociales. Immanquablement, l’interlocuteur est suspect de la volonté de le rabaisser. C’est la raison pour laquelle, à son avis, ce dernier fait appel à ses services, fussent-ils de l’ordre des banalités de la vie quotidienne. En raison de ses complexes et à défaut de pouvoir ressembler à l’être idéalisé, il peut en venir, selon un phénomène d’amour-haine bien connu en psychologie, à le haïr et à nier matériellement et symboliquement son existence, surtout si la dimension phénotypique est concernée.

Il va de soi que ce qui vaut pour l’individu vaut, d’une certaine manière, pour le groupe social tout entier. L’analyse clinique est riche de situations apparemment les plus saugrenues où l’individu est même incapable de dire merci le cas échéant, parce que cela le met dans une situation de dépendance qu’il abomine. Lui révéler le complexe d’infériorité à la base de son comportement le laisserait incrédule, car à force de s’entourer de gens à ses services, il finit par se voir et se savoir supérieur, certitude pour laquelle il n’est pas à court de justifications. Voilà donc pour les lumières de la colonisation dont les intellectuels du vieux monde se sont faits les hérauts au cours des dernières années. Pourtant, beaucoup de colonisés ( il s’en trouve de raisonnables!) et d’autres souffre-douleur du même acabit à travers le monde échangeraient volontiers un peu de ténèbres contre l’action délétère de leurs lumières.

 Marc L.Laroche
17.06.08