mardi, novembre 23, 2010

L'IMAGE D'HAÏTI À L'ÉTRANGER

On ne compte plus les malheurs qui ont frappé Haïti au cours des dernières années, depuis les cyclones (Lili, Jeanne, Noël, Hanna Gustav, Fay, Tomas etc.), les inondations (Mapou 1660 morts, Gonaïves près de 500 morts etc.), les séismes ( 300.000 morts) jusqu’au choléra qui est en cours et qui a déjà fait à peu près 1500 morts. Au-delà de ces catastrophes naturelles dans lesquelles les responsabilités humaines sont loin d’être évidentes, on est quelquefois ébahi de voir à quels traitements les réalités haïtiennes, de nature un peu différente, peuvent se prêter à l’étranger. Ce phénomène n’est pas toujours perceptible au cours des processus officiels de communication. C’est dans les commentaires des médias et au détour des conversations informelles que la fulgurance de cette réalité saute pleinement aux yeux.

On sait depuis longtemps que la connaissance qu’on a d’Haïti à l’extérieur du pays est contenue dans un nombre indéterminé de données stéréotypées (PIB, % du PIB à la santé, à l’éducation, espérance de vie des habitants etc.). À cela, il faut ajouter un certain nombre d’événements sociaux et politiques sui generis et de vieux préjugés jamais remis en question et venant d’aussi loin que de la situation de quarantaine dont était frappée Haïti par les nations occidentales esclavagistes, aux premières lueurs du 19ème siècle. La raison en était évidente : Haïti avait aboli l’esclavage et montré le chemin de la liberté à tous ceux qui végétaient dans l’asservissement. Ces préjugés balaient tous les pans de l’existence et constituent une sorte de vade-mecum d’attributs négatifs se rapportant autant au comportement de l’Haïtien qu’à son mode d’organisation politique et sociale. Cela culmine, en fin de compte, à une sorte de glossaire de tout ce qui est péjoratif ou indésirable dans l’existence au double aspect de l’être et de l’avoir.

Si l’image qui en résulte, au final, n’est pas absolument étrangère à la réalité, il importe de savoir dans quelle mesure elle peut être représentative de cette réalité. À cet égard, on ne peut manquer de passer à côté de la référence essentielle que constitue Cité-Soleil. Il n’y a pas de doute que la représentation qu’on a d’Haïti aujourd’hui découle en majeure partie des conditions existentielles dans ce bidonville de 400.000 milles personnes qui a défrayé la chronique presque quotidiennement au cours des dernières années. Non que cette image s’écarte des conditions prévalant dans les autres secteurs du pays, mais seuls ce secteur et d’autres de même acabit, en complète désagrégation, peuvent présenter le condensé de malheurs auquel le monde entier est coutumier. Cette image débilitante de la nation que la Télévision s’est chargée de disperser à travers le monde est telle que l’inverse apparaitrait à beaucoup de gens, quelque soit la séquence des faits concernée, tout à fait paradoxale, voire de l’ordre d’un oximore. C’est d’ailleurs pourquoi l’interlocuteur étranger ne cesse de s’étonner, en ce qui concerne Haïti, toutes les fois qu’il est en présence d’une image du pays qui s’écarte du modèle catastrophique connu.

Lors d’une réception à Montréal, il y a quelques années, mon voisin de table, directeur d’une troupe de ballet de son état, parlait des œuvres qu’il envisageait de mettre à son prochain programme. Il était question, entre autres, de Schéhérazade de Rimsky-Korsakoff et de La dame de pique de Tchaïkovski. Au fil de la conversation, il s’était montré curieux de savoir si j’étais familier avec les chorégraphies de ce dernier. De savoir qu’en plus de Casse-noisette, j’ai déjà vu un extrait de Le lac des cygnes en Haïti dans les années soixante, l’avait tout à fait étonné, d’autant qu’il ne s’agissait pas, à l’époque, d’une prestation télévisuelle. Ce fut le même étonnement de la part d’un jeune interlocuteur français rencontré à Montréal. Évoquant à cette occasion les chefs-d’œuvre du théâtre classique, il était bien surpris d’apprendre que j’avais vu Andromaque en Haïti dans les années soixante. Pendant un moment, il était évident, à son air, qu’il essayait de réconcilier les images d’Haïti qu’il avait dans la tête et les propos que je lui tenais.

Ces réactions en réponse à des situations, somme toute, banales, parlaient d’une certaine perception des habitants du pays. Jai compris que les années sombres des quatre dernières décennies nous avaient fait reculer autant dans la maîtrise de nos réalités que dans la représentation qu’on se fait de nous à l’extérieur.
Pourtant, il y a pire que les exemples précédemment évoqués. À la fin de la décennie 90, dans le cadre d’un projet d’érection à Montréal d’un centre communautaire au profit des jeunes de la communauté haïtienne, j’avais pris rendez-vous avec le maire de Montréal. Le hasard a voulu que la rencontre eût lieu juste après son retour de Port-au-Prince, tout de suite après avoir visité Cité-Soleil et observé les montagnes d’immondices qui jonchaient les rues. Le conseiller du maire qui était présent lors de la visite se disait renversé par la situation d’incurie qui prévalait dans le bidonville et ailleurs dans la ville. Cela lui paraissait au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. Inutile de dire que j’ai passé un mauvais quart d’heure. J’ai alors senti s’évaporer, probablement à tort, ce que j’avais de crédibilité pour le projet en cause.

Et comme si la réalité haïtienne n’était pas, en soi, assez éprouvante, le comportement des hommes politiques se charge, tous les jours, d’apporter un coefficient de complexité dans l’équation de la misère et de a désorganisation ambiantes. Non contents d’avoir à gérer la reconstruction ou la refondation du pays après le séisme du 12 janvier dernier, d’avoir à concevoir et opérationnaliser l’orientation des centaines de milliers d’hommes et de femmes sous les tentes dans et à la périphérie de la capitale en plus de faire face à des inondations et à une épidémie de choléra dont la progression semble inexorable, les voilà qui consacrent l’essentiel de leurs capacités à s’arranger pour que le pouvoir puisse se succéder à lui-même aux élections du 28 novembre prochain, Pour cela, ils sont prêts à faire flèche de tout bois en recourant à des manœuvres politiciennes, y compris à la violence pour intimider les votants. Depuis quelques semaines, en effet, il n’est question que d’une troupe de choc prête à intervenir dans la perspective d’un second tour, pour maximiser les chances du candidat du pouvoir.

Ce sont de telles menées qui contribuent sans cesse à détériorer l’image d’Haïti à l’extérieur. Cela fait longtemps que l’observateur étranger sympathique à la cause d’Haïti appelle de ses vœux la venue d’un gouvernement respectable. Depuis la saga des Duvalier de honteuse mémoire, plutôt qu’à un gouvernement de rachat dont les Haïtiens rêvaient, c’est davantage à une descente dans l’horreur qu’il assiste avec le régime d’Aristide et celui, de même calibre, de Préval. On sait que ce dernier veut rééditer l’exploit de son devancier en se succédant à lui-même par le biais de Jude Célestin, un candidat qu’il a lui-même suscité. L’observateur étranger qui pensait depuis longtemps qu’Haïti avait touché le fond, est toujours surpris de voir que ce pays peut encore descendre plus bas dans la gabegie et la fange.

Le 23 novembre 2010
Marc-Léo Laroche
Sociologue
Cramoel.blogspot.com

mardi, novembre 09, 2010

DISCOURS IDÉOLOGIQUE OU RACISME


On sait depuis longtemps que la ligne du progrès de l’humanité n’est pas continue. L’histoire de cet itinéraire est souvent faite de tâtonnements, voire de retours en arrière, à l’occasion, afin de réajuster les orientations et les perspectives sinon de les conforter.

Cette réflexion s’inspire de deux ouvrages parus au début de ce siècle. Il s’agit, d’une part, de Aristote au Mont Saint-Michel, les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, 2008 de Sylvain Gouguenheim et, d’autre part, de Afrocentrismes, l’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Khartala, 2000 de François-Xavier Fauvelle-Aymar et consorts. Deux brûlots dans l’histoire récente des idées. Dans un cas comme dans l’autre, sous le recours d’une analyse qui se veut objective, le propos semble consister à miner les relations existant entre certains phénomènes au soubassement des cultures européennes et à enlever leur crédit aux peuples périphériques qui en sont concernés et dont les cultures sont jugées répulsives ou inférieures.

Dans le premier cas, l’objectif vise à montrer que la culture arabe, contrairement au savoir grec, n’a eu aucune influence sur l’édification de la pensée occidentale. Selon l’auteur, même si, au demeurant, son analyse fait état de plusieurs sources de diffusion de ce savoir, celles qui comptaient vraiment, à son point de vue, étaient de source européenne et émanaient de chrétiens initiés à la culture grecque ou qui en traduisaient les œuvres, en particulier, les moines du Mont Saint-Michel.

Il faut savoir qu’avec l’effondrement de l’Empire romain d’Occident au Vème siècle, les institutions culturelles s’étaient affaissées amenant la disparition complète de la culture grecque qui occupait, préalablement, une place importante auprès des lettrés et des cadres de l’empire. Il a fallu attendre deux siècles avant que cette culture soit ravivée par de nouveaux apports. Selon les historiens et les exégètes , l’essentiel de ces apports venait de la culture arabe qui était, à l’époque, en grande effervescence. Or, bien loin de reconnaître la contribution des Arabes dans la transmission du savoir grec à l’occident chrétien, l’auteur s’inscrit en faux contre la réalité même de cette transmission.

Dans son livre pourtant bien documenté, l’auteur le fait avec des arguments pas toujours convaincants. Selon lui, jamais les érudits arabes n’ont servi de courroie de transmission en occident au rationalisme grec. En effet, à l’encontre, parfois, de ses propres avis, il prétend que ce sont des chrétiens d’occident qui ont répandu l’esprit de la modernité au long de la Renaissance. « Les Européens, selon lui, se sont mis progressivement à la recherche sans que personne ne leur apporte ce savoir qu’ils se sont procuré eux-mêmes ». Ce en quoi, il est en porte-à-faux par rapport à plusieurs thèses dont celle de l’égyptologue Christiane Desroches Noblecourt( Le fabuleux héritage de l'Égypte, 2004) qui soutient plutôt la thèse de l’origine égypto-chrétienne de la civilisation occidentale.

L’approche de l’auteur sous-estime la contribution des arabes lettrés de la dynastie des Abassides comme d’ailleurs des chrétiens de Syrie et d’autres foyers orientaux tels Bagdad, Alexandrie, Bysance etc. dans la diffusion en occident des œuvres grecques. Il reconnait pourtant que« La quasi-intégralité de ces œuvres fut traduite du grec en syriaque, puis du syriaque en arabe par les chrétiens orientaux » bien avant leur traduction en latin. Ces traductions ont commencé au IVème siècle et se sont poursuivis jusqu’au XIIème siècle. Quand on sait que beaucoup de ces chrétiens orientaux ont dû émigrer dans différentes régions de l’empire romain, notamment en Italie du Sud, en Sicile, à Rome et à Venise, du Vème au VIIème siècle, pour fuir les persécutions musulmanes, on peut imaginer l’influence qu’ils pouvaient avoir dans la diffusion du savoir grec en Occident.

Par conséquent, prétendre que la filière arabe n’a eu aucune influence dans l’expansion en Europe de la culture grecque et reconnaître aux seuls chrétiens occidentaux le crédit de cette expansion par les traductions qu’ils ont effectuées à compter du XIIème siècle revient à cautionner une aberration historique. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’agit d’une approche idéologique qui n’a vraisemblablement de sens que dans le besoin de laisser dans l’ombre certaines contributions orientales à la source de la civilisation occidentale.
Dans l’autre cas, il s’agit d’un chœur à plusieurs voix sur l’afrocentrisme, un des phénomènes idéologiques les plus importants au tournant de ce nouveau siècle. Ce phénomène n’est pas né de rien. Il découle d’une prise de conscience, à la fin du siècle dernier, de ce qu'il est convenu d'appeler, la confiscation de l’Afrique comme objet de connaissance par les Européens, et son traitement idéologique, conformément à une vision eurocentriste de l’objet. Cela apparaissait particulièrement manifeste sur le plan de l’historiographie des peuples noirs d’Afrique en regard, notamment, du traitement de l’égyptologie. À tort ou à raison, aux Européens est imputé le projet de discréditer l’irruption des intellectuels africains qui promeuvent l’influence de la culture africaine sur l’ancienne société égyptienne, un domaine qui, jusque-là, leur était réservé.

De fait, jusqu’au milieu du vingtième siècle, l’Égypte des pharaons était pour les Européens, non seulement objet de connaissance, mais également, source d’alluvions culturels. Mme Desroches Noblecourt, entre autres, a montré comment tous les aspects de la vie européenne y compris l’organisation sociale, étaient inspirés de la vie de l’Égypte ancienne. C’est donc sous ce double mouvement parfois inconscient que l’égyptologie a pris son essor, devenant, par le fait même, une discipline et une chasse-gardée européennes.
Comment s’étonner, dès lors, qu’une pierre africaine lancée dans les plates-bandes de l’égyptologie fasse scandale? Ce fut le cas, en effet, avec la parution en 1954 de Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop qui a d’abord été une thèse jugée irrecevable en Europe. En révélant les rapports des peuples africains avec l’Égypte ancienne au cours des millénaires— pas au créneau habituel de la traite négrière —mais à d’autres dimensions de la société, civile et politique, les sociétés d’égyptologie européenne ont accusé le coup comme une transgression, un crime de lèse-société.

 C’était la première charge contre la forteresse. En réponse, ce fut le signal de mobilisation générale contre l’idée de l’interpénétration africaine. De contester l’hégémonie européenne sur l’Égypte ancienne et de postuler en même temps la perméabilité des aires culturelles limitrophes telle que le pays des pharaons en aurait été affecté, dans sa culture et ses institutions —une hypothèse d’ethnographie culturelle, somme toute, logique et conservatrice —ont mis le feu aux poudres. Du jour au lendemain, l’auteur devenait un pestiféré qu’il ne fallait pas fréquenter. Et, aujourd’hui encore, tous ceux qui passent dans son sillage autrement que pour le discréditer ou le pourfendre, comme le très britannique professeur Martin Bernal[1], doivent faire face, soit à un dépeçage en règle, soit à des baillons académiques ou médiatiques.

Il a fallu attendre le colloque international de l’UNESCO en 1974 sur le peuplement de l’Égypte ancienne, entre autres, pour que la chape de plomb qui pèse sur le sujet soit soulevée. Et encore avec beaucoup de suspicion européenne sur tous les points de vue qui s’éloignent de la doxa classique en matière d’égyptologie. Sans vouloir analyser ici les thèses de Diop[2] et de ses disciples, il n’est pas malaisé de reconnaître, en contrepartie, que ces derniers, en plus de paraître avoir l’épiderme sensible à l’occasion, se sont trouvés, parfois, dans leur argumentation, à forcer un peu la note, malgré la solidité du terrain. Comme s’il fallait crier fort pour se faire entendre dans le vacarme ambiant. C’était inévitable, en raison des conditions des échanges ou de ce qui en tenait lieu. D’ailleurs, quel scientifique ou chercheur n’a pas, un jour, succombé à une dérive théorique ou à des biais méthodologiques? On n’en fait pas un galeux pour autant. Dans le cas de Diop et de ses disciples, les traits ont été grossis et le rejet sans appel, déterminant par le fait même, la nature (idéologique) et le lieu (extra-muros) du combat intellectuel auquel ils sont contraints. Comme si les dérives des accusateurs n’étaient pas autrement plus profondes sur le plan philosophique et moral.

Si l’on ne peut pas faire ce procès aux dix-neuf protagonistes de ce livre, on peut quand même se demander pourquoi aucun scientifique autre que de souche européenne ne se retrouve membre de cet aréopage. L’appartenance africaine, par exemple, rendrait-elle impropre à débattre de l’afrocentrisme? Quoi de surprenant alors que les Européens soient accusés de confisquer la civilisation égyptienne à leur profit.

S’il en était besoin, ces deux exemples témoigneraient de la difficulté d’en arriver à une épuration du discours dans les sciences humaines. Trop d’intérêts font écran à une appréhension objective de la réalité. Dans les cas qui nous occupent, il y a lieu de se demander si les motivations à l’origine des positions, des tendances ou des orientations sont simplement idéologiques ou davantage racistes. L’humiliation des Européens de constater que des peuples qui ne se recommandent pas, à leur avis, par leur supériorité culturelle ou même qui ont longtemps été appréhendés comme inférieurs et de les voir être convoqués quand vient le moment de battre le rappel des constituants fondamentaux de leur culture, ne peut justifier de telles dérives.
 
Marc-Léo Laroche
Sociologue
juin 09.11.10






[1] Martin Bernal, 1987, vol I, Black Athena. The Afroasiatic roots of classical civilization: The fabrication of Ancient Greece, 1991, vol II, The Archaeological and documentary Evidence, 2006 vol III, The Linguistic Evidence.
[2] Selon François-Xavier Fauvelle-Aymar au sujet des ouvrages de Diop, « Il suffit d’en modifier l’ordre de parution pour les voir s’enchaîner et s’articuler comme les parties d’un discours parfaitement cohérent ». En voici l’ordre chronologique :
1955- Nations nègres et culture.
1959- L’unité culturelle de l’Afrique noire.
1960- L’Afrique noire pré-coloniale.
1960- Les fondements économiques et culturels d’un état fédéral d’Afrique noire.
1967- Antériorité des civilisations nègres.
1977- Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines.
1981- Civilisation ou barbarie.

dimanche, octobre 03, 2010

UN CAS D'INEPTIE ADMINISTRATIVE: LA PRODUCTION DU CAFÉ EN HAÏTI

Récemment, dans un article paru dans Le Nouvelliste[i], j’ai eu à faire mention de la condition difficile de la paysannerie haïtienne à travers l’histoire, en raison de son continuel abandon par les pouvoirs publics. Les répercussions désastreuses de ce retrait politique sur la condition paysanne peuvent être attestées par tous les marqueurs sociaux de la précarité caractérisant le mode de vie rural.

En raison du rôle important qu’a joué le café dans l’évolution du pays en général et dans celle de la paysannerie en particulier, il n’est pas inopportun d’observer le comportement singulier des pouvoirs publics en regard du processus laborieux de cette production.

Comme indiqué antérieurement dans le texte déjà signalé, c’est, d’une certaine manière, la production caféière qui a sonné le glas de la production sucrière, dans la mesure où cette denrée, cultivée partout dans l’arrière-pays depuis le XVIIIème siècle, a monopolisé les bras que requéraient, au début du XIXème siècle, les installations sucrières héritées de la période coloniale. On connait la cause de cette situation : au lendemain de la libération des esclaves, les nouveaux libres n’avaient rien de plus urgent que de fuir les plantations agro-industrielles des plaines où sévissait la rigueur du caporalisme agraire qui leur rappelait le régime esclavagiste. De sorte que, dès cette époque, le café qui commande, comme production, moins d’investissement de temps de travail que les autres types de production, a été leur culture de prédilection dans les mornes, avant de ravir la première place comme ressource d’exportation. Par la suite, malgré la volonté de rentabiliser certaines industries antérieurement prépondérantes comme le sucre, l’indigo, le coton etc. les tentatives de l’État, à cet égard, n’ont pas été couronnées de succès.

C’est ainsi que le café allait devenir, pendant une période de 150 ans environ, la colonne vertébrale économique du pays. De la fin du XIXème siècle au premier quart du XXème siècle, Haïti a exporté une moyenne annuelle approximative de 32millions de kg de café. À compter du premier quart du XXème siècle jusqu’au milieu des années soixante, la moyenne annuelle a connu une baisse de 6 millions de kg environ passant à 26millions 5; cette chute s’est accélérée, tombant à 16 millions de kg, à compter du dernier tiers du XXème siècle. Pourtant, cette donnée moyenne ne rend pas justice de la réelle situation au cours des dernières années, car elle cache une baisse tendancielle qui s’est affirmée de plus en plus, puisque la production moyenne par année, de 1990 à l’an 2000 concernant les onze années impliquées, s’est affaissée à 984mille kg.

L’explication de cette situation dépend de plusieurs facteurs dont les principaux sont, d’une part, le désabusement des paysans-producteurs en raison de la chute des prix de la ressource sur le marché international. Moyennant quoi, les plantations de caféiers se voyaient, peu à peu remplacer, dans certaines régions, par des productions plus rentables. D’autre part, le recul de la ressource sur le marché de l’exportation en raison du délabrement des plantations dû à leur vieillissement et à l’érosion quand ce n’est pas certaines maladies propres aux arbres fruitiers. Enfin une troisième explication de la situation réside dans les nouvelles dispositions prises eu égard à la commercialisation du produit. En effet, il semble qu’une partie du café destiné à l’exportation ait pris, depuis quelques années, les chemins de la République Dominicaine sans que la transaction ait été préalablement enregistrée et donc, sans aucun bénéfice fiscal pour le pays. On se rend compte à quel point la situation actuelle laisse place à l’organisation et à la réglementation et combien l’inertie étatique s’avère éloquente!

Devant une telle situation et à cause de la place occupée par la ressource dans la balance des paiements du pays, depuis très longtemps, le tintement d’une sonnette d’alarme aurait dû se faire entendre aux oreilles du pouvoir. En effet, en dépit de la faiblesse de la production haïtienne de cette ressource, on peut imaginer que tout État se trouvant dans les mêmes situations se serait doté d’un centre de recherches sur le café permettant de maîtriser les facteurs susceptibles d’influencer sa production et d’augmenter son attrait sur le marché international.

Un tel centre se serait préoccupé de connaître le climat qui convient le mieux au développement de la ressource, la qualité des sols qui se prêtent davantage à cette culture, les causes de la destruction de certaines caféières (ancienneté, appauvrissement du sol, ravages d’insectes etc.) les espèces les plus appropriées aux latitudes, aux niches écologiques et aux conditionnement des sols et, bien entendu, les moyens agronomiques ( physiques, chimiques, biologiques y compris les travaux agricoles) que requiert le dynamisme des exploitations caféières en vue d’une performance optimale.

En conséquence, des solutions appropriées auraient pu être prises comme la chasse aux insectes ravageurs, la régénération des plantations, la fertilisation des sols etc. Mais, les pouvoirs publics n’ont jamais cherché à savoir les causes de la détérioration de la production pas plus qu’ils n’ont contribué, d’une quelconque façon, à des solutions circonstancielles. Ils sont heureux d’avoir les devises que procure le commerce du café sans jamais apporter d’aide aux paysans, qu’elle soit technique, scientifique, fiscale ou autre.

Il en est de même de l’aspect marketing du produit. Cela suppose, pour commencer, une réglementation relative au traitement de la production vouée au marché international et, bien entendu, un contrôle de la qualité qui se doit d’être contraignant pour l’intégrité du produit. Or, il semble que beaucoup de livraisons sur le marché international laissaient à désirer en regard de plusieurs dimensions de la qualité, même si les Haïtiens se targuent, depuis toujours, de produire le meilleur café du monde. Le mythe a la vie dure même après le déclassement du café haïtien, auprès de plusieurs officines d’importation. Il serait intéressant de savoir si l’Institut national du café haïtien (INCAH) est perméable à ces préoccupations et a déjà pris les mesures de redressement nécessaires.

Bien que le prix du café sur le marché international soit une donnée importante. En regard, toutefois, de notre réflexion sur le sujet, cette préoccupation est plutôt mineure. De toute manière, étant donné la faiblesse de la production haïtienne, c’est un secteur sur lequel les pouvoirs publics n’ont aucun contrôle. D’ailleurs, même le processus de la production et du traitement du produit sur lequel ils devraient avoir prise, leur a toujours échappé, soit en raison de leur indifférence à l’égard des paysans-producteurs, soit plus probablement, par ineptie administrative. De sorte que, de tout temps, la production caféière, principal facteur de l’entrée des devises au pays, a été régie par la force d’inertie.

Qu’aujourd’hui, certains secteurs paysans veuillent prendre la situation en main en s’organisant en coopérative de production ou de toute autre manière, pour remonter le courant, voilà qui devrait susciter l’encouragement, voire l’aide des pouvoirs publics. Pourtant, en dépit d’une orientation que salue le bon sens, il n’est pas sûr qu’elle soit toujours partagée au niveau où se prennent les décisions de manière à susciter l’aiguillon administratif nécessaire. L’indifférence à l’égard de la paysannerie est tellement forte qu’on oublie aisément qu’elle est un des principaux moteurs de l’évolution du pays, ne serait-ce que par son rôle d’approvisionnement alimentaire des villes. De sorte que toute politique dont elle pourrait être la cible spécifique est considérée a priori comme une perte de temps.

Marc-Léo Laroche

Sociologue

2 octobre2010

www.cramoel.blogspot.com



[i] Marc-Léo Laroche : La paysannerie haïtienne: produit imprévisible d’un militarisme agraire, Le Nouvelliste, 18.08.10

jeudi, septembre 09, 2010

LA MONDIALISATION DE L'OCCIDENT

Dans une de ses chroniques, Jacques Attali évoquait l’occidentalisation du monde[i]. Selon sa thèse «… la plupart des gens dans le monde pensent…que l’Occident représente le paradis qu’ils recherchent et ne rêvent que de l’imiter… Les valeurs de l’Occident sont, pour le meilleur ou pour le pire, en train de devenir universelles : l’individualisme et tout ce qui en résulte (la démocratie formelle, les droits de l’homme, l’économie de marché, la propriété privée) est partout triomphant ou recherché. Chacun en Inde, en Chine, au Nigeria, veut avoir aussi accès aux bienfaits matériels qui en découlent et dont l’Occident se repaît. »

L’auteur n’a pas tort dans le cadre de son niveau de réflexion. Si cette analyse n’est pas dépassée, je crains, néanmoins, qu’elle ne s’achemine allègrement vers sa date de péremption avec l’accélération de l’histoire. En attendant, la mondialisation de l’Occident qui n'est pas, tout à fait, la perspective inverse mais qui a le bénéfice de ne traîner aucun soupçon d’occidentalocentrisme, semble présenter, sur le plan de la connaissance, des garantis supplémentaires.

Il est assez curieux qu’on parle généralement de la mondialisation comme d’un événement nouveau. C’est, au contraire, un phénomène qui plonge ses racines assez loin dans le temps quand le capitalisme marchand, recourant à un appel d’air, ouvrait la voie à l’exploration des mondes lointains. C’était déjà la mondialisation sans le mot. Pour que le mot en arrive à désigner le phénomène, il en a fallu une condensation à une période particulièrement propice à un mode d’expansion du capitalisme à la fin du dernier siècle. On n’a pas fini d’en étudier les mécanismes et encore moins d’en rendre compte.

Quoi qu’il en soit, on ne peut pas nier que la tendance à l’attrait des modes de vie exotiques ait été dans l’air depuis assez longtemps, même avant Montesquieu, mais c’est surtout à compter du XIXème siècle que les littératures européennes ont commencé à s’imprégner vraiment des cultures orientales, africaines, asiatiques etc. L’engouement est venu plus tard avec les arts de représentation avant de connaitre une explosion avec la musique, l’art culinaire, les formes de spiritualité et les voies ésotériques de la sagesse. Il n’est que de passer en revue les thèmes généraux des manières de vivre à l’époque contemporaine pour s’en convaincre.

Il n’y a pas de doute, la culture occidentale a été longtemps un mur contre lequel les cultures exotiques, sous prétexte de barbarie, venaient se briser ; avec les temps modernes, on a vu s’effriter ce mur avec l’entrée en force du relativisme culturel. Jusqu’alors les codes moraux et esthétiques étaient des châteaux-forts réputés inexpugnables. L’ère du doute est arrivée avec la percée du relativisme moral ou culturel qui s’accompagnait d’une pédagogie des sens. On a appris à voir, à sentir, à écouter, à goûter d’une autre façon et à se méfier de nos idiosyncrasies particulières. C’était la révolution copernicienne dans le domaine de la perception et de la culture. On n’était plus sûr ni de l’interprétation des phénomènes qu’on avait sous les yeux, ni de la valeur éthique ou morale d’un comportement, pas plus que les critères de beauté d’une œuvre d’art. Cette tendance allait, d’ailleurs, s’affirmer davantage dans les sociétés occidentales, à l’ère de la postmodernité, par l’éclatement de ce qui restait des formes et des valeurs dans le domaine des arts et des systèmes axiologiques. « Le postmoderne, dit De Castro, a une volonté de non-sens : tout ce qui est « vrai » « bon » ou « esthétique » devient absolument relatif »; chez lui, continue-t-il ailleurs : « …l’inversion de la rationalité se transforme en nouvelle métaphysique [ii]». Avec le temps, on ne sait plus quelles lunettes ont servi à faire le point sur les productions culturelles, les manifestations comportementales ou les valorisations idéologiques tirées du bouillon collectif occidental, fussent-elles d’origine purement autochtone. Cette transformation dans les schèmes de référence s’accompagne, bien entendu, de la mutation de l’individu en un autre, postmoderne, chez qui se crée un effet de déséquilibre s’accompagnant souvent d’un sentiment bien contemporain de perdition dans le temps et l’espace.

  1. Il s’ensuit que le recentrage du monde n’est plus nécessairement spatial ou géographique, il est polycentrique quand il ne s’achemine pas, de plus en plus, vers un modèle cosmique et symbolique. Le temps n’est plus où il fallait s’expatrier pour visiter une mosquée ou manger du canard laqué, du sushie ou du pemmican, rencontrer un gourou vous ouvrant les voies de la sagesse ou même un chaman à l’œuvre avec ses sortilèges. Il y a des effluves sur le bord du Rhin ou de la Seine qui rappellent autant ceux sur les rives du Zambèze, du Brahmapoutre, de l’Okavango ou de la Magdalena. Il n’est pas rare, par ailleurs, de rencontrer des Allemands et des Belges, des Français et des Tchèques qui délaissent leur cuisine au beurre pour la cuisine thaïlandaise, malaise ou vietnamienne moins riche en gras animal quand ils ne jettent pas leur dévolu sur des produits biologiques arrivant de bleds perdus de l’Afrique, des Antilles ou de la Polynésie. D’ailleurs, ils n’ont pas besoin de faire un périple pour trouver les milliers d’espèces de fruits et de légumes dont regorge la planète, ils n’ont qu’à passer souvent au marché du coin à un jet de pierre de leur résidence. À défaut de la colonisation par les hommes comme l’Occident en a montré l’exemple, c’est la colonisation par les choses, à laquelle l’Occident peut difficilement résister. Le mot d’Alain Finkielkraut « …il ne s’agit pas d’ouvrir les autres à la raison, il faut s’ouvrir à la raison des autres [iii]» devient une nécessité économique dictée par la logique de l’expansion capitaliste.

Il est vrai que le temps n’est plus à la prise de conscience ; il est davantage de l’ordre du compromis avec la réalité. Nous sommes devant un processus qui se joue des volontés particulières et qui, comme une avalanche, s’apprête à tout bousculer sur son passage à moins de consentir à aller dans le sens du courant. Telle est la situation de l’Occident dans le processus de la mondialisation.

À l’ère où Paul Virilio entrevoit déjà l’ombre projetée de l’ « Outre-ville » ou de l’ « Omnipolis », ce n’est pas le domicile à Paris, à Melbourne, à Tegucigalpa ou à Tokyo qui est significatif. Ce qui l’est, c’est la gestion de l’information permettant le contrôle de l’« ici et maintenant » partout où l’on se trouve sur la planète. Il y a un tel déclassement des faits de l’Histoire que tout le monde est interpellé au même titre à répondre aux enjeux de l’avenir qui s’annoncent déjà dans le présent. Il est vrai, selon Virilio, « que n’importe quel scandale, n’importe quelle révolte (il aurait pu dire n’importe quelle catastrophe naturelle ou accidentelle) tend aujourd’hui à se disperser dans le réseau d’instantanéité et la logique de disparaître [iv]»« .

Les faits de civilisations synchroniques ont tendance à prévaloir sur les faits diachroniques. Il en est ainsi en raison du nouveau paradigme que constituent le processus et le vaste champ de la communication. Sur la ligne du départ du marathon vers le futur, l’Occident présente des garantis auxquels la plupart des États-Nations ne peuvent pas prétendre, ils ne sont pas moins sur la ligne de départ en même temps, en raison d’un impératif qui n’arrive pas souvent dans l’histoire. Il s’agit, en l’occurrence, de l’enjeu universel de l’échange ou de la communication. L’occidentalisation du monde comme phénomène sera, peut-être, longtemps encore une vue plaisante de l’esprit, mais l’expression risque de trahir un combat d’arrière-garde au plan idéologique contre la mondialisation de l’Occident inscrite profondément déjà dans les gênes des structures sociales orientées dans le sens de l’histoire.

Marc-Léo Laroche

Sociologue

2010-09-08

www. cramoel.blogspot.com



[i] Jacques Attali: L’Occidentalisation du monde, L’Express, semaine du 26 juillet au 3 Août 2010

[ii] Fabio Caprio Leite de Castro: Le postmoderne ou l’hémorragie du discours, Revue Internationale, 25 oct 2007.

[iii] Alain Finkielkraut: La défaite de la pensée, Gallimard, 1987

[iv] Paul Virilio in de Castro: Le postmoderne ou l’hémorragie du discours

lundi, août 16, 2010

LA PAYSANNERIE HAÏTIENNE: PRODUIT IMPRÉVISIBLE D'UN MILITARISME AGRAIRE





Bientôt ce sera la période des élections. Il n’y a pas grand-chose à en attendre. Les Haïtiens ont trop vécu pour savoir que le salut du pays ne viendra pas de cette opération. Pour beaucoup d’entre eux, leurs préoccupations se trouvent ailleurs. Pas seulement sur le problème de la reconstruction du pays. À la vérité, la question primordiale aujourd’hui n’est pas celle à laquelle tout le monde pense, mais, au contraire, celle qui est bien peu à la tête des gens, même si cela concerne 60% de la nation haïtienne. Quand le propos est, paraît-il, à la Refondation du pays, comment, en effet, laisser dans l’ombre, ce qui est advenu de sa Paysannerie laissée pour compte depuis l’Indépendance?
Le renchérissement des denrées alimentaires a mis en lumière autant l’agriculture haïtienne que la paysannerie elle-même. Lors de l’éclatement de cette crise en 2008, plusieurs pays, et pas seulement les plus démunis, en ont tiré des leçons. Ils avaient compris que pour ne pas dépendre davantage des denrées importées et déséquilibrer encore plus leur balance des paiements, ils devaient donner une véritable impulsion à leur production agricole. De nombreux états, en Afrique ou ailleurs tels que le Sénégal, le Ghana, le Cameroun, l’Égypte, l’Indonésie, les Philippines etc. sont en train de remettre en question leurs choix antérieurs au chapitre de l’agriculture.
Or, s’il y a un pays au monde duquel on attendrait un changement de perspective au sujet de cet enjeu capital, c’est bien Haïti. Alors que les émeutes de la faim lui ont coûté, au moins symboliquement un premier ministre, rien n’a bougé sur le front des politiques visant éventuellement l’augmentation de la production alimentaire. Pourtant, ce ne sont pas les raisons qui manquent pour opérer un changement. Au chapitre des aliments de base, les Haïtiens sont dans une totale dépendance de l’importation (riz, blé transformé et non transformé, haricots etc.) Même des produits indigènes pour lesquels le pays a toujours été auto-suffisant sont aujourd’hui importés de la République Dominicaine. C’est un étrange paradoxe que cette situation. Lorsqu’on sait que la majorité des habitants du pays vivent de l’agriculture, on est acculé nécessairement à questionner la logique des politiques administratives à la base du résultat. Toutefois, on se trompe grandement si on essaie d’appréhender ce résultat seulement à travers la lorgnette économique. Au contraire, par ses déterminations sur le plan humain, social, politique etc. et sur lesquelles on n’interviendra pas ici, il souligne la polysémie de l’expérience paysanne dont la consistance sémantique connote le « fait social total ».[i]
Il faut descendre aux premières marches de la nation pour comprendre les fondements de la paysannerie haïtienne, car elle se situe dans le sillage d’une activité— le marronnage— qui a été coûteux pour le système esclavagiste en plus d’avoir eu des répercussions profondes sur les rapports sociaux entre les acteurs du monde colonial. Contrairement à certaines croyances, l’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin au marronnage. Même après cette décision historique, beaucoup d’esclaves ou d’anciens esclaves avaient des raisons d’être circonspects de la situation qui prévalait dans la colonie. Ils interprétaient très bien les contraintes de la réalité qu’ils avaient sous les yeux. Par exemple, il n’y avait pas que les colons français à avoir des raisons de vouer aux gémonies la libération des esclaves; d’autres groupes, noirs ou mulâtres, partageaient, dans une certaine mesure, les mêmes sentiments; c’étaient des généraux et des affranchis, eux aussi planteurs, qui se rencontraient dans les mêmes préoccupations quant à la gestion de leurs plantations. Et si les nouveaux libres avaient des doutes, les divers arrêtés de Toussaint-Louverture suivis de la Constitution de 1801 sur l’exploitation des plantations renfermaient suffisamment d’informations sur la place qu’on leur réservait dans la colonie pour que les irrédentistes de la liberté qu’ils étaient ne tirent pas les conclusions qui s’imposaient, soit de continuer le marronnage sous une nouvelle forme. Cela consistait à fuir dans l’arrière-pays, très loin des plaines où sévissait le régime des grandes plantations et où leurs bras étaient indispensables.
On sait que ces plantations, à part celles annexées au Domaine national, revenaient soit aux anciens libres comme biens successoraux, soit aux cadres et aux dignitaires de l’armée de l’indépendance comme dons pour services rendus, ont été sous- exploitées pendant tout le 19ème siècle pour plusieurs raisons dont, entre autres, l’absence de la main-d’œuvre d’autrefois et l’éviction, de plus en plus, du régime de la canne à sucre des plaines par celui du café des mornes. De fait, on le répète, c’est sous la forme du marronnage que les anciens esclaves ont gagné l’arrière-pays après la guerre de l’indépendance pour se soustraire à l’emprise du militarisme agraire auquel on voulait les soumettre, institutionnalisant ipso facto une forme anarchique d’occupation du territoire (une case et un jardin potager alentour) devenant l’habitation, l’unité minimale de l’appropriation de la terre et le fondement de la paysannerie haïtienne.
Avec l’accroissement démographique dans les campagnes, les « lacous » articulés autour de la famille étendue, et qui ont été, fort probablement, une transposition des regroupements d’esclaves rattachés à une plantation, allaient être subdivisés en de multiples parcelles, du fait des contraintes successorales, repoussant, par le fait même, beaucoup de paysans hors de la filière agricole, sinon comme métayers. C’est la précarité de cette condition de vie qui a été, en grande partie, à l’origine de l’émigration en République Dominicaine au 20ème siècle pour travailler dans le secteur agricole et, plus tôt encore dans le siècle, à Cuba où déjà en 1920 on comptait 75000 Haïtiens.
L’un des premiers hauts faits suscités par la résistance paysanne a été, comme on le sait, l’insurrection avortée du général Moïse au début du 19ème siècle; et jusqu’à nos jours, la paysannerie haïtienne a été jalonnée de jacqueries incessantes dont les plus connues sont les épisodes successifs des Cacos dans le Nord et les Piquets dans le Sud. Par ces réactions violentes, les paysans réagissaient aux abus de la soldatesque et du pouvoir civil en rapport avec leur volonté d’être libres et d’adopter un mode de tenure de la terre pas toujours en accord avec les visées du pouvoir. La thèse selon laquelle l’abandon de la paysannerie par les pouvoirs publics pendant tout le 19ème siècle a été dicté par le besoin de la châtier n’est pas dénuée de vraisemblance. Néanmoins, on comprend moins la continuité du comportement par les autorités politiques au 20ème siècle, compte tenu de l’éloignement des événements déclencheurs. On notera que ce militarisme ou ce caporalisme qui ne voulait pas mourir se retrouvait dans le code rural de 1864 et faisait obligation au paysan de se prêter à la corvée. C’est d’ailleurs cet article du Code qui sera remis en service, plus tard, sous la férule des Marines, pendant l’Occupation américaine.
Au cours des 200 ans de la fondation du pays, la paysannerie haïtienne n’a donc été sur le radar des pouvoirs publics que comme une partie de la population à mater ou même à exploiter. Elle a accompli son évolution, plutôt mal que bien, sans le secours des gouvernements qui se sont succédé. Quand la présence politique se manifestait, c’était toujours sur le mode coercitif, rendant le processus d’évolution encore plus difficile par des mesures fiscales parfois prohibitives.
Ce n’est donc pas par hasard qu’on a assisté au développement d’une perception plutôt négative du paysan dans la société civile urbaine. C’est cette perception qui fonde la dichotomie « pays en dehors et pays en dedans» au coeur de la réflexion de Gérard Barthélemy[ii] entre autres et qui traduit l’indifférence générale du citadin pour la réalité paysanne. Il a fallu attendre la seconde moitié du 20ème siècle pour que le milieu paysan arrive à percer le mur de cette indifférence. Ce milieu « n’apparaît dans le milieu politico-social des années 1940-1950, dit Paul Moral, que comme « argument ». On assiste à une sorte de « promotion littéraire » de « l’habitant ». La masse rurale inspire désormais sur des thèmes ethno-sociologiques, des œuvres d’un réel intérêt parfois, mais qui ne parviennent pas à suggérer aux pouvoirs publics les moyens pratiques d’une réhabilitation de l’homme des campagnes[iii] ».
À travers l’histoire de ce pays, aucune disposition n’a été prise par les gouvernements en faveur de l’unité nationale ou en vue de la promotion des aspects particuliers de la vie paysanne. Comme si le pays n’était pas dépendant de sa paysannerie pour son alimentation ou comme si les cultures de subsistance ne méritaient pas d’être soutenues même après l’échec souventes fois répétées de l’agriculture intensive industrielle soit par des initiatives autochtones ou par des compagnies étrangères. Or, le problème foncier qui est à la base de tous les projets sur le plan agraire et qui demeure grandement problématique en raison surtout du caractère souvent fictif des titres de propriété et des situations de fait qui ont traversé le temps, ne peut pas être résolu sans une intervention planifiée des pouvoirs publics. Toute volonté de refonder le pays sans avoir intégré cette dimension de la réalité est vouée à l’échec. Par conséquent, il serait de la plus haute urgence qu’une commission formée de compétences venant d’horizons différents, puisse commencer à défricher ce champ trop longtemps en jachère. Ce serait l’amorce des grandes manœuvres en vue de la Refondation annoncée de ce pauvre pays.
L’expérience de la réforme agraire au début de la décennie 90, dans la région de l’Artibonite[iv], demeure un cas particulier d’un projet gouvernemental dans ce secteur. Bien que ce ne soit pas le but, ici, d’examiner les interventions ponctuelles des pouvoirs politiques dans l’un ou l’autre des secteurs de la paysannerie, il méritait de servir de balises comme expérience à éviter, à répéter ou à approfondir en vue de l’instauration d’une nouvelle dynamique dans la paysannerie. On se plaît à penser, en laissant voguer l’imagination, que dans le cadre de la remise en chantier des fondations de ce pays, la conception des routes, par exemple, ne sera pas seulement dictée par le besoin de relier une région à une autre, une ville à une autre, mais aussi par la nécessité d’ouvrir des voies de pénétration au paysan de l’arrière-pays incapable d’écouler les produits de son terroir, et de lui permettre d’avoir accès, de façon minimale tout au moins, à certains services sociaux et de santé pour lui et sa famille, l’intégrant par ainsi dans la dynamique de la vie nationale.

Marc_L. Laroche
Sociologue
12 Août 08
www.cramoel.blogspot.com

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[i] C’est un concept développé par Marcel Mauss dans l’ Essai sur le don,l’Année sociologique 1923- 1924
[ii] Gérard Barthélemy: Haïti, l’ordre sous le chaos apparent, Le Monde 03.09.05
L’univers rural haïtien : le pays en dehors, L’harmatan, 1991
[iii] Paul Moral: Le paysan haïtien. Les éditions Fardin ,1978
[iv] Il est impératif que le bilan de cette expérience, s’il n’est déjà fait, soit élaboré le plus vite possible de façon à servir de projet-pilote éventuellement.

mercredi, août 04, 2010

HAÏTI: L'INTROUVABLE CLASSE MOYENNE



Au coeur de cet été 2010 en Haïti, il y a lieu d’être foncièrement déprimé tant en raison de ce qui se passe sur le front des prochaines élections que de ce qui ne se passe pas en vue de l’amélioration des conditions de vie des sinistrés du séisme. Pendant ce temps, les hommes du pouvoir, quand ils ne spéculent pas sur les avantages à tirer de la reconstruction, batifolent en jouant aux manœuvres les plus machiavéliques leur permettant éventuellement de se succéder à eux-mêmes. Bien entendu, ils ne manqueront pas d’évoquer et de prendre à leur compte, les machinations qui ont fait leur preuve dans les années 90 quand la source du vrai pouvoir s’était déplacée à Tabarre! En attendant, que leur importe les cris éplorés de la canaille? De toute façon, ils en ont l’habitude. Cela fait très longtemps qu’ils ont appris à se mettre des œillères et à se boucher les oreilles. D’ailleurs, Néron, ne s’était-il pas amusé à chanter et à jouer de la lyre pendant que Rome brûlait?
Le drame de ce pays est sans borne. C’est une tragédie grecque en permanence sous les tropiques. S’il est vrai qu’on a les hommes politiques qu’on mérite, à cette aune, les Haïtiens doivent être très peu méritoires. Pourtant, il ne leur suffit pas de supporter continuellement la domination des margoulins et des politicards et de subir inlassablement les affres de tous les cataclysmes de la nature, il leur faut encore s’accommoder des avatars d’un événement singulier dont les répercussions ne sont pas toujours manifestes du premier coup. Ce phénomène qui n’est autre que la fracture sociale par laquelle le pays s’est trouvé vidé d’une partie de sa population par l’émigration est unique dans son genre et n’a pas fait l’objet de toute l’attention qu’il aurait méritée.
Ce qui est significatif dans cette fracture, c’est l’importance de la ponction qui a été faite dans le tissu social de la nation. Le temps de quelques décennies, le pays s’est vidé de ses professionnels et de ses cadres potentiels, une partie considérable du membership de sa classe moyenne. Dans les commentaires des analystes, ce phénomène est étudié en soi ou en regard de l’apport de la diaspora à la société-mère. Il n’y a, à ma connaissance, aucune étude sur les effets de cette saignée sur l’évolution d’Haïti, particulièrement, en rapport avec la constitution de la classe moyenne.
Or, les effets sont considérables. Ils sont tels que l’équivalent dans l’ordre géophysique ou géographique aurait été perçu comme un accident géologique avec des conséquences néfastes sur cette portion de la biosphère. Mais L’événement sociologique n’avait pas amené les analyses qu’il justifiait pas plus qu’il n’avait permis de tirer les conclusions qui s’imposent pour la gouverne du pays.
Car la perte par une société de la plus grande partie de sa classe moyenne est loin d’être anodine. Dans tous les pays sous-développés, cette classe est la colonne vertébrale du développement Elle est le moteur de l’économie par son éducation, son dynamisme et son ingéniosité. En plus de générer les industries dont le pays a besoin pour se développer, elle occupe la première place dans la consommation des produits de transformation. De sorte que, du jour au lendemain, le pays s’est trouvé privé de ce qui aurait pu être le fer de lance de son économie. La ponction faite à cette classe n’a pas rendu possible l’élaboration d’une dynamique favorable à l’éclosion des conditions du développement.
À la veille de l’an 2000, la structure de classes en Haïti était semblable à ce qu’elle était du temps de la colonie avec un poids relatif de 10 à 13% pour la classe moyenne ou celle des affranchis. Dans les deux cas, une structure pyramidale à très large base populaire qui s’effile du milieu au sommet. Avec l’extraction des éléments les plus significatifs de la population en termes éducatifs, soit les professionnels, les cadres et les entrepreneurs potentiels, c’est une situation de stagnation voire de régression qui est générée, comme si en 200 ans, aucune mobilité sociale n’a été possible. Il y a, en effet, un lien majeur entre l’importance statistique de la classe moyenne dans la structure démographique d’une société et son démarrage vers son développement. Il en est de même lorsque cette société franchit la ligne imaginaire qui l’autorise à porter le nom de société émergente. Cela vaut pour les géants comme la Chine et l’Inde comme cela vaudrait pour un lilliputien comme Haïti.
L’état de situation d’Haïti commandait donc une réaction de la part du gouvernement. À défaut de trouver des solutions réellement adéquates, il aurait été possible d’y remédier un tant soit peu par des mesures circonstancielles compensatoires. La première de ces mesures aurait été la non-interdiction de la double nationalité. À cet égard, les constituants de 1987 ont raté une bonne opportunité d’être utiles au pays. Ils auraient été, en effet, bien avisés de tenir compte de la problématique sociologique du pays avant de maintenir le statu quo dans la nouvelle constitution. En regard des conditions sociales d’alors, ce n’était pas seulement une erreur, c’était une faute.
Bien entendu, une telle mesure n’aurait pas déclenché le retour des émigrés, mais en leur permettant de recouvrer leurs droits politiques de citoyens, un premier pas aurait été fait en vue de leur intégration dans l’organisation sociale du pays, générant potentiellement par le fait même, des apports plus substantiels, à beaucoup d’égards, que les centaines de millions qu’ils libèrent annuellement dans l’économie du pays.[ii] Mieux encore, cela aurait permis d’impulser les différents secteurs de la société afin, ultimement, de favoriser le démarrage vers le développement.
On peut mettre en perspective les étapes de la croissance économique ainsi que les moyens techniques pour y parvenir. Mais, on doit savoir que cette croissance est supportée par une classe sociale dont les attributs en font la plus dynamique et la plus industrieuse. D’ailleurs, même dans les sociétés bénéficiant d’une structure économique qui les classe d’emblée parmi les sociétés riches, la classe moyenne continue à jouer un rôle important. C’est sur elle que repose en grande partie l’assiette fiscale à la base des budgets gouvernementaux. Autant dire que pour l’équilibre et le développement du pays, il est de la plus haute nécessité que la fracture sociale soit comblée ou, à défaut, que des mesures gouvernementales soient prises en conséquence. La première d’entre elles aurait pu être, en effet, l’abolition des articles 13 et 15 de la constitution.
Corrélativement, il importe aussi que des alternatives à l’aide internationale soient envisagées. À cet égard, parallèlement aux mesures permettant aux émigrés de recouvrer leurs droits politiques de citoyens, on peut être porté à souscrire à quelques-unes de celles préconisées par l’économiste Jean-Eric Paul[iii]. Selon ce dernier, la création, entre autres, d’une banque nationale de développement suivie du lancement d’un grand emprunt national auprès des membres de la diaspora serait une alternative valable à la dépendance de l’aide internationale pour amorcer le développement du pays. Dans son point de vue, la réussite d’un tel projet suppose que les normes de gestion les plus rigoureuses soient éventuellement respectées.
À condition, en effet, que cette banque soit munie de tous les garde-fous de gestion nécessaires pour empêcher la corruption ou les prévarications, sans oublier bien entendu, la compétence des administrateurs au premier chef, cette idée vaut la peine d’être étudiée. Il va sans dire que les chances de mener à bonne fin un tel projet sont d’autant plus grandes que le contentieux concernant la prohibition de la double nationalité ait été réglé dans le sens des revendications populaires.
Marc L.Laroche
Sociologue
3 juillet 2010
www.cramoel.blogspot.com






[i] Il n’est pas question de soulever la controverse entourant la notion de classe moyenne. Le but ici c’est, non pas d’y aller d’une analyse sémantique ou conceptuelle, mais de faire une observation pragmatique.
[ii] On évalue à près de deux milliards les sommes libérées par la diaspora dans l’économie haïtienne annuellement sans compter les sommes dérivant des activités informelles.
[iii] Jean-Eric Paul: Existe-t-il une alternative à l’aide internationale? Le Matin nov 2008