mercredi, septembre 27, 2017

HAÎTI : LES GÉNÉRATIONS PERDUES

Récemment, Nanni Moretti, le réalisateur italien de « Le Caïman » et d' « Habemus papam », n'a pas hésité à reconnaître qu'il a mal à l'Italie . Pour les Haïtiens, ce sentiment du Romain est tout à fait compréhensible quand le Premier ministre italien était encore Berlusconi. Ce ne sont pas les compatriotes des Anténor Firmin, Price Mars et Jacques Roumain qui lui demanderaient de s'en expliquer, eux qui ont porté Haïti en écharpe pendant les soixante dernières années. Pourtant, entre lui et ces derniers, quel abîme sur le plan de l'intensité des sentiments d'indignation! Avoir survécu à tous les régimes qui se sont succédé depuis l'accession de Duvalier à la présidence de la République et avoir avalé tant de couleuvres au cours de ces années noires d'une dictature obscurantiste, n'était-ce pas là un châtiment herculéen? À défaut de parler des deux cents ans de perdus depuis l'Indépendance, on parlera de ces générations perdues pour le pays. Mais, à l'époque, personne ne le savait. On revoit encore la cohorte des jeunes qu'ils furent au cours de la décennie soixante; que ce soit seuls dans la foule ou éparpillés dans les associations de jeunesse , sans compter les partis politiques , les syndicats et d'autres groupements politiques , les jeunes de l'époque, du moins sa fraction d'avant-garde, pouvaient avoir une perception très différente de la situation haïtienne et des moyens à mettre en place en vue du développement du pays, mais ils se rencontraient sur une base commune. En dépit de la naïveté de certaines analyses ou de certaines interventions, ils étaient tous des patriotes et conscients des déficiences dans les structures économiques et sociales. Par conséquent, ils en appelaient, avec les moyens dont ils disposaient, à une transformation sociopolitique radicale en vue du développement du pays. Beaucoup d'entre eux, devant le rouleau compresseur de la répression, ont dû devenir temporairement silencieux ou prendre le maquis; d'autres devaient connaître la mort soit dans les geôles infectes de Fort-Dimanche, soit les armes à la main sous l'assaut des sbires des Duvalier. Une grande partie des opposants et des survivants, après moult tentatives risquées de quitter le pays, se retrouvaient, qui en Europe, qui en Amérique du Nord ou, temporairement, en Afrique comme coopérants. Pour nombre d'entre eux, il s'agissait d'un départ stratégique : le temps que le régime se délite et s'effondre et qu'ils puissent rentrer au pays afin de se mettre à son service et travailler à son développement. En attendant, ils étaient colletés au besoin d'accélérer leur formation en vue d'une plus grande efficacité sur le terrain. On les retrouvait dans les universités d'Amérique et d'Europe dans toutes les disciplines de la santé, des sciences humaines, de la technique, etc. pour parfaire des études déjà entreprises au pays ou simplement pour changer d'orientation afin d'être mieux armés aux exigences du pays. Mais parallèlement à leur formation, ils tenaient mordicus à maintenir la flamme patriotique en faisant revivre les structures de solidarité qui avaient prévalu au pays. Ce fut ainsi à Paris, à Bruxelles, à Louvain, à Fribourg, à Montréal, à Québec, à New-York, à Miami, etc. Avec la mise à jour de leurs connaissances, les premières analyses élaborées sur le terrain se sont souvent raffinées et, subséquemment, il s'ensuivait une variation de la perception des conditions éventuelles de la pratique politique. Ce processus n'était pas toujours harmonieux et pouvait même rendre caduque la ligne idéologique des débuts. La conséquence des débats résultant des déviations idéologiques fut parfois un fractionnement des groupes, avec l'élaboration de nouvelles philosophies politiques ainsi que de nouveaux moyens d'action. Car, bien que l'émigration ait été un indice de la démobilisation des jeunes, elle a, au contraire, souvent été à l'origine d'un regain d'énergie. Comme si d'avoir pu prendre du recul permettait de mieux voir les contours de la bête et les moyens efficaces de la combattre. La petite histoire de l'immigration des premiers contingents de ces jeunes patriotes ne manque pas de retenir certaines différences dans les processus d'intégration. Si la plupart, après les premières années à l'étranger, ont compris que le siège du régime duvaliériste allait durer plus longtemps que prévu et qu'il leur revenait d'articuler leur mode de vie à cet état de fait, un certain nombre d'entre eux, dont l'estimation serait difficile à établir, s'est toujours considéré en transit, refusant par conséquent de prendre toute décision pouvant aliéner, si peu que ce soit, leur liberté de mouvement; ils avaient les yeux toujours rivés sur la Caraïbe, à l'affût des moindres événements survenus dans le pays et des indices susceptibles de leur donner leur pleine signification . Cela a pris la forme du refus systématique de transaction de longue durée comme de s'acheter une maison, au moment où cette décision aurait semblé logique. À cette époque, plusieurs ne durent leur naturalisation étrangère qu'à l'arrêt de mort que leur valait l'estampille sur leur passeport d'un pays du bloc de l'Est. Et quand la nécessité les portait à devenir citoyen d'un autre pays, c'est souvent en catimini que cela se passait, comme si, d'une certaine façon, ils se sentaient couverts d'opprobre. Cela ne signifie pas que ces scrupules étaient généralisés. Beaucoup ne s'en faisaient pas. Mais aux premières années de cette émigration haïtienne, ce sentiment était plus généralement partagé, jusqu'à ce que le temps se soit chargé de l'émousser. J'ai déjà dit ailleurs ce que cela a représenté pour le pays ces générations perdues. Elles ont laissé un vide social qui n'a jamais été comblé et qui est en grande partie explicatif de la gravité de notre sous-développement. Voilà pour les conséquences sur le plan de la société haïtienne. Mais sur le plan plus spécifique de ces générations elles-mêmes, les conséquences ne sont pas moins graves. Il y a dans ces générations beaucoup d'individus qui ont fait éclater les limites de leur discipline de recherches par leur apport scientifique. Souvent, l'excellence de ces performances est soulignée autant par des rétributions matérielles que par une reconnaissance publique. Pourtant, il serait faux de penser qu'ils n'ont rien à envier à la vie. Pour un qui se satisfait des conditions qui lui sont faites, il y a un autre qui pense que cette situation est absurde. Même l'exigence très moderne de l'accomplissement personnel, qui se vérifie dans la réussite de la carrière, n'arrive pas à neutraliser chez certains les obsessions patriotiques qui les transcendent. Comment avoir grandi dans le dessein de servir son pays- un pays pauvre qui a tant besoin du secours des siens- et accepter que sa matière grise soit mise au service de pays riches qui auraient pu facilement s'en passer? Comment accepter, par exemple, que les grandes villes d'Amérique du Nord concentrent la majorité des médecins formés à Port-au-Prince? Tel est le problème de la fraction des émigrés haïtiens dont le patriotisme ne s'est pas émoussé avec le temps. Même le narcissisme né de la réussite n'arrive pas toujours à oblitérer les récriminations morales de certains, et il s'ensuit que le succès subit parfois une perte de sens. On comprend par conséquent le sens du bilan de l'émigration haïtienne à compter des années soixante. Pour la fraction concernée à l'étranger comme pour une fraction consciente à l'intérieur du pays, les émigrés des régimes duvaliéristes constituent des générations perdues. Ce ne sont pas les deux milliards de contribution annuelle traduisant leur existence au monde qui affecteront la valeur de ce jugement.sciter la réflexion sur des problèmes cruciaux d'Haïti et du monde.

Aucun commentaire: