REMERCIEMENT
Ce texte a
fait l’objet de plus d’une lecture de Fanny, ma compagne. Elle s’est
fait un devoir de débusquer, entre autres, les scories ou les effets de langage
dûs, par inclination, à ma profession d’origine. Je l’en remercie profondément.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I
Tout a commencé au
début des années soixante, par une sombre matinée de novembre, dans une Haïti
en pleine débandade, sous la férule implacable d'un dictateur
sanguinaire.Obnubilé par l'ivresse du pouvoir personnel, il avait, depuis
longtemps, rendu caduques les règles du droit et de la morale et décliné la
violence sous toutes ses formes, d'un bout à l'autre du pays
Ce matin-là, en
débouchant du Chemin des Dunes, Serge Valcour tomba sur une longue théorie de
voitures officielles qui passaient en grande vitesse, toutes sirènes hurlantes,
entraînant dans leur sillage plusieurs camions de troupes remplis de Tontons
macoutes. S’il n’avait appris, depuis longtemps, que ce genre de manifestations
traduisait la façon dont le pouvoir se donne en spectacle, il eût compris qu’il
se passait quelque chose de grave au bas de la ville. Peut-être une
déflagration où les morts se comptaient par dizaine, voire un incendie qui
aurait détruit le quartier des affaires, sans parler d’une attaque de
terroristes qui auraient pris le contrôle des arsenaux de la ville. Mais,
accoutumé à ces manifestations sporadiques, il avait compris que rien de grave
n’était survenu, sinon, que le pouvoir se donnait à voir au peuple, comme il le
faisait à certaines occasions, de façon à frapper l’imagination de tous les
opposants tapis dans l’ombre et qui voudraient lever la tête. Rien de grave,
sauf de quoi insuffler un supplément de zèle et d’énergie dans la défense du
régime à ses partisans, dont quelques-uns commençaient à afficher des signes
inquiétants d’embonpoint.
Pendant que douze
de ces sbires se déployaient au carrefour, le pas militaire, la mitraillette à
la main, Serge Valcour franchissait timidement le périmètre opérationnel.
Engoncés dans leur affreux uniforme bleu qui ajoutait un coefficient d’horreur
au paysage dans le clair matin, il se surprenait à penser qu’il devait se
garder d’avoir maille à partir avec un de ces effroyables personnages. Il était
porteur, sous sa chemise, d’un document hautement compromettant qui établissait
l’oppression du pouvoir sur le peuple. De plus, ce document faisait état de
l’illégitimité de ce pouvoir et d’un plan pour le renverser par un soulèvement
populaire, soutenu par des actions de guérillas dans des zones stratégiques du
territoire. S’il était arrêté, on eût, sans l’ombre d’un doute, découvert les
feuillets incriminants. Il eût été
certainement exécuté, après avoir été soumis à la torture pour lui faire
révéler les noms de ses complices.
Sur le coup, il
cessa de respirer en ayant l’impression, par ce moyen, de réduire les
situations possibles de friction avec les agents du pouvoir, comme si,
d’aspirer sa portion d’oxygène eût pu lui être reproché. Mais en même temps, il
ne pouvait reculer parce que ces derniers avaient déjà pris position dans
l’espace qu’il venait de quitter. Il était donc obligé d’avancer avec la
certitude que certains de ceux-là lisaient dans son visage le secret enfoui
sous sa chemise, malgré et, peut-être, parce qu’il maintenait la tête baissée
pour éviter leurs regards.
En dépit de la
tiédeur de ce matin d’automne, de grosses gouttes perlaient sur son front et le
long de sa colonne vertébrale, rayant, il le supposait, sa chemise légère de
coton. Il avait hâte de franchir ce périmètre de tous les dangers. Il craignait
que sa chemise en passe d’être imbibée, d’un bout à l’autre, ne révèle le
document dans sa cachette, achevant d’expliquer son comportement bizarre.
Quand finalement
il se retrouva de l’autre côté de la rue, tournant le dos aux affreux
miliciens, il eut l’impression qu’ils avaient tous les yeux braqués sur lui,
n’osant pas se retourner pour éviter leurs regards et s’attendant, à chaque
instant, à être interpellé ou à les voir surgir pour l’arrêter. Mais au fur et
à mesure qu’il s’éloignait, il accélérait son rythme en vue d’atteindre son
objectif, soit de tourner le coin de la rue pour ne plus être visible de
l’effrayant carrefour.
S’il s’écoutait,
il serait allé s’asseoir sur un muret près du trottoir, histoire de
reposer ses jambes flageolantes. Mais, voulant mettre entre lui
et les flics davantage de distance, il continuait à marcher rapidement,
franchissant d’affilée plusieurs coins de rue sans même s’en apercevoir. Quand
finalement il estimait suffisante sa marge de sécurité, quel ne fut pas son
désappointement de se rendre compte qu’il était en face d’un poste de quartier
des Tontons macoutes et que trois de ces derniers, armés de mitraillettes,
semblaient déjà l’avoir dans leur mire.
Son premier
mouvement était de prendre ses jambes à son cou. S’il s’était abstenu de le
faire, ce n’est guère parce que la démarche était considérée comme dangereuse.
Pris de panique, ses gestes n’obéissaient alors à aucune logique. Au moment de
rebrousser chemin, seule la paralysie l’avait empêché de céder à la pulsion de
courir. Il avait la conviction qu’une rafale de mitraillette n’allait pas
tarder à crépiter à ses oreilles, ayant la certitude qu’avant de mourir, il
aurait pleinement le temps de bien entendre l’infernale pétarade.
Néanmoins, il
se consolait, pour ainsi dire, en pensant que plus la rafale serait sauvage et
meurtrière, plus vite il en succomberait, s’épargnant par ainsi, l’expérience
d’une trop longue souffrance. A chacun de ses pas, il croyait que c’était le
dernier, mais après avoir parcouru quelques mètres, l’objet de ses craintes ne
se manifestait pas. Il en trouvait
l’explication dans l’idée que ses bourreaux attendaient qu’il se retourne pour
l’abattre. Il les voyait rageurs d’avoir été obligés de le mettre en joue si
longtemps. Encore généreux à leur endroit, il leur imputait une sorte de morale
dans l’exercice de la violence à l’endroit des gens désarmés qui les empêchait
de tirer dans le dos, bien qu’il ne comprît
pas que ces chiens enragés pussent avoir à obéir à une morale, de
quelque nature qu’elle fût. Peut-être n’était-ce que le besoin de suggérer une
situation de légitime défense de leur part. Auquel cas, croyait-il, ils ne
manqueraient pas, après sa mort, de lui mettre un fusil à la main.
Quoi qu’il en
soit, pour la deuxième fois, malgré l’envie de se retourner, son désir de
survivre l’emportait sur sa curiosité. Néanmoins, il n’était pas au bout de ses
peines, car le coin de la rue qui lui permettrait d’échapper au champ de vision
des miliciens était encore très éloigné. S’il se trouvait dans un quartier
commercial, il serait entré sous un prétexte quelconque dans la première
échoppe en vue. Mais il était à la limite d’une banlieue résidentielle qui
n’offrait aucune escapade possible à l’intérieur des maisons, protégées
qu’elles étaient par des portails métalliques grillagés, dont certains
entrouverts, laissaient voir des molosses en mal de victimes, au bout de leur
chaîne. Au moment où il prenait conscience que le document en déliquescence par
la sueur attirait dangereusement l’attention, il eut la chance de s’engouffrer
dans un taxi qui venait juste de déposer un client à deux pas de lui. Un coup
d’œil furtif, permettant de saisir que
les flics venaient de sauter dans leur voiture, avait agi sur lui comme un
aiguillon. Cela l’avait déterminé à presser le chauffeur de déguerpir au plus
vite, avant de l’orienter, par des détours impossibles, vers une destination
centrifuge, histoire de semer ses poursuivants. Quand finalement il s’estimait
avoir suffisamment progressé dans un labyrinthe inextricable de ruelles mal
famées, il demanda au chauffeur de s’arrêter, se délestant de tout ce qu’il
avait d’argent pour la course. Jamais auparavant il ne s’était aventuré dans ce
coin de la ville. Les taudis qu’il voyait, faits de morceaux de tôles et de
résidus de toutes sortes de boîtes de carton, lui donnaient l’impression d’être
à mille lieues de son point de départ. Il connaissait l’existence des
bidonvilles qui ceinturent la ville. A part quelques aperçus d’une voiture ou,
à l’occasion, des images à la télévision, sa connaissance de cette réalité
était toute cérébrale et théorique. Jamais auparavant il n’avait pu la mesurer
d’aussi près. En dépit du fait qu’il était colleté avec la question
existentielle urgente de sa propre survie, ce qu’il voyait, confirmait
confusément l’orientation idéologique à l’origine de sa lutte à cet instant. A
défaut d’avoir accumulé des réalisations dans la ligne de cette orientation, il
se désolait de penser que s’il mourait à ce moment-là, ce ne serait que pour
ses idées généreuses à l’endroit du peuple. Ayant été nourri dans la pensée qui
a animé beaucoup d’intellectuels de gauche des années soixante, son existence n’avait
de sens que si elle pouvait compter à son crédit une contribution, quelque
minime fût-elle, en vue de l’ascension sociale et morale de ses congénères.
Pour lors, le sens de son existence se réduisait à une tension, une aspiration
qu’il rêvait de pousser à son terme. A cette période de sa vie, ce rêve
occupait tout le champ de sa conscience, renvoyant dans l’ombre ses autres
sphères d’intérêt.
Largué comme un
extra-terrestre dans cette ruelle humide et sale qui sentait le sordide et le
stupre, il était désemparé de voir partir le taxi. Pourtant il ne se décidait
pas à s’en retourner avec lui et à courir le risque de se rapprocher de l’objet
de sa frayeur. Dans ce no man’s land, s’il n’était pas sûr d’être en sécurité,
il avait au moins la certitude, probablement avec un brin de naïveté, que les
bras des Tontons macoutes n’arriveraient, tout de même, pas si loin. Malgré des
fringues devenues peu avenantes et un visage fripé par l’émotion, à vue d’œil,
il trahissait une impression d’étrangeté dans ce quartier misérable, comme si
son aspect sinistre ne faisait pas le poids devant la tristesse et le dénuement
du milieu. Certaines des prostituées qui s’affichaient des deux côtés de la
ruelle faisaient les cents pas, alors que d’autres se contentaient de s’asseoir
ou de s’accroupir devant l’entrée de leur cagibi. Elles avaient beau jouer du
violon à son attention, mais perdu qu’il était dans ses pensées lugubres, il
n’entendait ou ne comprenait pas le sens de leur invite. Devant son apathie,
d’aucunes n’hésitaient pas à le passer en dérision, le traitant dans leur
langage, de mauviette et de tapette, prenant leur revanche sur son attitude de
mépris, en se payant sa tête durant quelques minutes.
Néanmoins, comme
s’il devait faire quelque chose, il se mit à marcher, reprenant le labyrinthe à
l’envers, esquivant de justesse les flaques de boue qui jonchaient la ruelle et
contournant les chiens efflanqués et hargneux qui sortaient, de-ci, de-là, des
corridors étroits et purulents. Bien qu’il ne cessât de penser à ses
poursuivants, il ne se sentait plus acculé au pied du mur comme auparavant.
Cela lui laissait un espace de liberté pour penser aux conditions de vie dans
ces bouges immondes. Que d’écueils, pensait-il, doivent surmonter des enfants,
pour arriver à grandir physiquement et moralement dans ce lieu! Pour un de
récupéré par les forces positives de la vie, combien doit-il y en avoir de
perdus dans les bas-fonds de la misère, du crime et du désespoir! Pourtant,
reconnaissait-il, cela risquait de durer longtemps encore, à moins que, d’ici
là, des changements ne surviennent dans ce pays… Prenant tout à coup conscience
du document sous sa chemise, avisant une encoignure pestilentielle au tournant
de la ruelle, il osa sortir ce qui en restait et, après avoir jeté un regard
circulaire, il le réduisit en mille
miettes qu’il jeta dans un bac à ordures, après s’être arrangé pour que les
moindres parcelles soient dispersées dans le contenu en décomposition.
Délesté du
document, il se sentit tout à coup devenir léger, retrouvant son équilibre
psychologique. Il continuait à marcher, mais il savait dorénavant à quelle fin
: il voulait absolument quitter ces venelles crasseuses et déboucher sur des
perspectives moins sinistres. Après une demi-heure environ, il émergea sur une
rue qu’il connaissait bien, pour y être venu souvent par le passé, chez un ami.
Il avait beaucoup de peine à croire que la maison qui l’avait vu tant de fois,
fût seulement à une vingtaine de minutes, de ce quartier sordide qu’il venait
de traverser. A défaut de se faire conduire à domicile, il espérait obtenir de
son ami de quoi prendre un taxi, mais il avait beau sonner, personne n’y
apparaissait. Il n’était pas pour autant abattu, s’estimant heureux d’être
sorti vivant de ce cauchemar et d’arriver à semer les Tontons macoutes. Quand,
en définitive, après avoir marché sous un soleil de feu et senti ses vêtements
lui coller à la peau, il parvint chez lui, il opposa le plus grand silence aux
questions insistantes de sa mère intriguée par sa mine déconfite et la
désinvolture de son accoutrement. En ceci, il appliquait strictement la
consigne de la cellule du mouvement auquel il faisait partie. Son silence
garantissait autant la pérennité de l’action idéologique et politique, que la
sécurité de ses camarades de cellule, sans compter celle de ses proches, dont
la sollicitude à son égard pouvait, à certaines occasions, être son talon
d’Achille.
En dépit de ses
aventures, il n’avait pas encore rempli sa mission. Il lui restait à récupérer
le document, à en faire un certain nombre de copies qu’il aurait à distribuer
clandestinement, en des endroits stratégiques, dans la zone sous sa
responsabilité. Le tout devait être fait avant la date prévue, dans trois
jours, pour une commémoration politique par le parti au pouvoir. Ce retour à la
réalité de son action subversive le rendait nerveux. Plus, en tout cas, qu’il
ne l’avait jamais été dans le passé. Quand il se mit à anticiper la réaction
des milieux gouvernementaux à la découverte de cet appel à la révolution, sa
nervosité monta encore de quelques degrés. Il
imaginait leurs agents comme des chiens enragés, prêts à mordre tous
ceux qu’ils rencontreraient sur leur chemin. Comme par le passé, il prévoyait
une rafle où beaucoup d’innocents risqueraient de perdre leur liberté, sinon
leur vie. Pour un peu, il se sentirait condamnable, mais il s’était ressaisi à
temps pour considérer que le gouvernement, par le biais des forces de
répression, serait le seul coupable.
La perspective de
la réaction du pouvoir avait suffi, néanmoins, à galvaniser son ardeur et sa
détermination et le forcer à se lever. Deux heures plus tard, après avoir pris
une douche et dîné, il avait déjà repris le collier, tellement que dans la nuit
même, sa mission avait été exécutée sans anicroche, mais non sans lui avoir
procuré des moments de terreur.
Quand il retrouva
ses camarades de cellule, deux jours plus tard avant les festivités, il y avait
une telle atmosphère d’enthousiasme que cela fit oublier aux uns et aux autres,
les moments éprouvants dans l’exécution de leur tâche. Il aimait beaucoup ces
rencontres qui donnaient une envergure transcendantale au travail difficile que
ses amis et lui faisaient dans le danger et la solitude. Et s’ils étaient
portés, parfois, à oublier le sens de leur action, c’est là que celle-ci
retrouvait sa vraie perspective, en voyant son prolongement dans une vision
eschatologique de son univers social et politique.
Depuis trois ans,
sa vie s’écoulait ainsi entre ses activités d’étudiant et celles de militant,
accordant, par la force des choses, la primauté à celles-ci sur celles-là.
Jusqu’à ce qu’il changeât d’idées par la suite, il estimait, au début, que ses
études de droit et d’ethnologie qu’il poursuivait, d’abord concurremment,
étaient une activité de privilégiés. A son avis, elles ne valaient pas les combats
livrés au jour le jour, dans la rue et partout, où l’on pouvait le mieux
déboulonner ce régime qui maintenait le peuple dans l’asphyxie. Et s’il avait
laissé tomber de telles idées, c’est parce qu’il considérait, entre-temps, que
ces études le rendaient mieux armé dans l’exercice de son travail de sape.
C’était son objectif, un objectif qu’il travaillait d’arrache-pied à réaliser
avec ses camarades et qui écartait, d’emblée, tous les autres qui se
disputaient son attention, y compris ses études. C’est pour cette raison qu’il
avait pris le parti de ne pas s’attacher à Claudine, en dépit des efforts de
volonté que cela lui avait coûtés. Il vivait sa vie sous le signe du
provisoire, de la précarité et de l’insécurité. Cette situation lui paraissait
contradictoire par rapport aux exigences qui lui seraient faites, dès l’instant
où il lâcherait la bride à son cœur.
D’autant que, dans la perspective de son échec, s’il ne laissait pas sa
peau, il se verrait probablement dans la nécessité de prendre le maquis ou le
chemin de l’exil.
C’est à tout cela
qu’il pensait en revenant de sa réunion de cellule. Ayant pris du sang neuf par
la seule magie de sa rencontre avec les autres, il se confirmait, encore une
fois, dans la ligne politique qui était la sienne depuis quatre ans. Au bout de
sa traversée du désert, il espérait que les lendemains qui chantent ne seraient
pas un mirage. Il était enthousiaste et inquiet à la fois. Enthousiaste d’avoir
mené à bien sa mission sans aucune bavure. Dans les rapports oraux de ses
camarades, chacun était formel là-dessus : tout s’était bien passé. Les
quartiers de la ville placés sous leur responsabilité avaient été entièrement
investis par des tracts, révélant l’état de la situation du pays et appelant le
peuple à se soulever.
D’un autre côté, il savait que la réaction
des forces de répression serait brutale, en tout cas, à la mesure du succès de
leur travail de subversion et il en était inquiet.
En arrivant chez
lui, il s’étendit sur son lit, les yeux au plafond à réfléchir sur les
différents scénarios possibles des forces de répression. Allait-on encore
remplir les prisons d’innocents comme par le passé? Y aurait-il des exécutions
en masse comme l’année dernière? Ou préférerait-on faire le mort pour mieux
débusquer les velléités de résistance et détruire les foyers de révolte?
Longtemps, il
pataugeait dans les affres de ces sinistres pensées, quand la sonnerie
insistante du téléphone l’obligea à se lever. Ce qu’il entendit en décrochant
le récepteur lui arracha un juron de surprise; en même temps, il devint livide.
M Saint-Pierre, le père de Claudine, venait d’être arrêté.
CHAPITRE II
La
famille Saint-Pierre habitait une maison gingerbread, dans un quartier qui
était chic au début du siècle dernier et qui témoignait encore fièrement du
style d’une époque révolue. Il restait une vingtaine de ces maisons dans le
quartier et elles étaient toutes occupées par d’anciennes familles de la ville.
Petit à petit, les occupants devaient faire face à une colonisation plus
récente, qui amenait avec elle un modèle nouveau d’habitation à base de béton.
Le clivage des appartenances de classe passait, peu ou prou, entre les styles
d’habitation dont le nouveau était dominé, en général, par les représentants du
pouvoir qui affichaient d’autant plus d’arrogance et d’ostentation, que
certains d’entre eux étaient souvent incultes et frustrés. En général, les
anciens résidants fuyaient les interactions avec les nouveaux, non seulement
parce qu’ils n’avaient pas de valeurs communes, mais aussi, par crainte d’être
piégés par ces derniers qui avaient mauvaise réputation. Ils les percevaient
comme des gens qui n’hésiteraient pas à utiliser tous les moyens pour les
compromettre et leur enlever toutes les positions qu’ils occupaient dans la
société
Quand on repéra le tract d’un réquisitoire en règle
contre le gouvernement dans le jardin des Saint-Pierre, l’incident aurait pu
être banal sans la présence d’un voisin, suppôt du régime. Mais dans un laps de
temps très court, il était devenu une importante affaire politique. M
Saint-Pierre, accusé d’avoir mis au point et diffusé des informations
subversives à l’encontre du gouvernement, était arrêté et conduit au bureau de
la police politique pour être interrogé.
Serge avait
conscience de la gravité de l’incident, plus encore que Claudine qui ne
connaissait pas le contenu du tract et les mœurs des officines policières. Car
dès le début, il avait compris qu’il s’agissait de l’une de ces feuilles que
les membres de son organisation avaient disséminées à travers la ville et qui
appelaient le peuple à se défaire du gouvernement. Pendant qu’elle lui faisait
part de ses inquiétudes au sujet de son père, il maudissait en son for
intérieur le sort qui a fait de lui, en quelque sorte, un des artisans des
malheurs de ce dernier.
En raccrochant le
récepteur, Serge avait regagné son lit, mais il n’était pas plutôt couché qu’il
sentit le besoin de se lever. La stimulation de son cerveau était telle qu’il
ne pouvait tenir en place. Il tournait en rond en faisant les cents pas dans le
couloir qui séparait la section des chambres de celle de la salle à manger et
du salon. Sa situation était inconfortable. Il poursuivait de sa logique
trente-six lièvres à la fois. Aussitôt qu’il pensait à Claudine, sa bien-aimée,
sans vouloir se l’avouer franchement et, encore moins le lui dire, il était
obsédé par l’angoisse qu’elle devait connaître inévitablement et la manière de
l’atténuer, sinon de la neutraliser complètement. En s’orientant dans cette
voie, il tomba nécessairement sur la source de sa peine, c’est-à-dire, son père
alors sous le joug de la police. Comment le sortir de ce guêpier où des
centaines de citoyens avaient déjà laissé leur vie? Pourtant, il était
conscient que sa situation psychologique était de celles, par rapport
auxquelles, il avait, comme ses camarades militants, reçu la mise en garde la
plus formelle lors de sa période de formation. Si la direction de
l’organisation connaissait les éléments à l’intérieur desquels il se débattait,
elle se serait évertuée à le mettre sur la touche, loin du théâtre des
opérations, en raison de son éventuelle vulnérabilité. Voilà pourquoi, il
devrait faire silence sur son dilemme à la prochaine réunion de cellule, s’il
voulait continuer à trouver une solution au problème de Claudine. En attendant,
il savait que la faction au pouvoir n’était pas dupe. Même si elle était
heureuse de tomber sur l’occasion favorable d’incriminer M Saint-Pierre et, par
lui, toute la classe à laquelle il appartient, elle savait pertinemment qu’il
n’avait pas fait le coup. L’avantage de la situation présente pour les
détenteurs du pouvoir, c’était de leur permettre de gagner sur deux tableaux à
la fois. D’une part, de terroriser les partisans de classe de M. Saint-Pierre
qu’elle appelait « les forces réactionnaires », avec des accents qui donnaient
à voir, soit des traîtres à la nation, soit des hordes démoniaques prêtes à
livrer le territoire national au plus offrant. D’autre part, de focaliser
l’attention générale sur le cas de M. Saint-Pierre, l’apatride, en permettant
d’endormir la vigilance des vrais responsables et de les surprendre au moment
où ils s’y attendraient le moins.
Par conséquent,
plus la propagande du gouvernement s’intensifiait, plus Serge croyait
nécessaire d’être sur ses gardes. Il eût été normal devant un événement si
douloureux pour son amie Claudine, dont la mère est morte à sa prime enfance,
qu’il cherche à la voir pour la réconforter; pourtant, malgré le désir à peine
voilé de la jeune fille, ce n’est pas cette décision qui avait prévalu.
Maintenant le contact avec elle et se montrant parfois d’une empathie
surprenante, ses propos n’allaient pas toujours jusqu’à leur terme logique
quand il n’y avait pas, tout bonnement, un hiatus entre eux et ses gestes.
Cette observation
n’était pas nouvelle de la part de Claudine. Que de fois n’avait-elle pas rêvé
d’être au bras de son ami Serge! Pourtant, à part les rencontres fortuites lors
d’activités estudiantines, ils ne se rencontraient pas souvent, sinon chez Mme
Vancol, une pianiste amie des deux familles. C’est d’ailleurs chez elle
qu’avait eu lieu leur première rencontre, dont chacun gardait en silence un
souvenir indélébile.
Claudine
comprenait d’autant moins le comportement de Serge qu’il bénéficiait d’un
avantage qu’aucun autre jeune ne disposait. Il était bien vu de son père qui se
méfiait, a priori, de tous les jeunes de l’autre sexe qui voulaient établir des
relations avec elle. Un jour, en visite chez Mme Vancol, il rencontra Serge et
sa mère. Quand la conversation vint à se dérouler sur la situation générale du
pays, il était subjugué par la profondeur des analyses de Serge et
l’originalité des éléments de solution qu’il considérait en rapport avec la situation. A une époque où la question de
l’alphabétisation des masses n’était pas encore à la mode et, encore moins,
celle de l’utilisation de la langue vernaculaire, par souci d’efficacité, il
avait déjà intégré cet élément dans son système. Il avait des vues très
intéressantes sur la réforme agraire à instituer, au triple point de vue de
l’équité sociale des citoyens, de l’augmentation de la production agricole
nationale et de la sédentarisation des ruraux à leur coin de campagne,
désengorgeant, par le fait même, les quartiers pauvres des villes. Mais, c’est,
entre autres, la question des finances publiques qui touchent à beaucoup
d’instances à vocation économique ou beaucoup de mécanismes du même type, qui
lui avait inspiré les changements les plus révolutionnaires. Longtemps après,
en se rendant chez lui, M. Saint-Pierre ressassait dans son esprit les idées
qui lui paraissaient les plus incongrues. Il œuvrait lui-même dans le domaine
du commerce international. Pourtant, il n’avait jamais imaginé la question
cruciale de la balance des paiements et son impact sur la santé des finances
publiques. Il revenait sans cesse au système fiscal qu’il comparaissait à un
filet magique qui permettait de retenir les petits poissons et de laisser
s’échapper les plus gros. Pourtant, à y réfléchir davantage, ce qui lui
paraissait incongru commençait à prendre du sens.
Mais, par delà
les vues originales et souvent révolutionnaires de Serge, ce qui frappait M.
Saint-Pierre, c’est l’agencement de ses éléments de réflexion en un tout
cohérent et systématique, qui ne laissait rien dans la marge. Jamais
auparavant, il ne s’était trouvé devant quelqu’un qui fût capable de présenter
la diversité des défis que confronte le pays, dans une telle logique
d’ensemble. Il n’était pas d’accord avec toutes ses idées. Il trouvait
prohibitives les taxes qui devaient frapper certains biens à l’importation et
n’accepterait pas d’avoir à payer des impôts. Il reconnaissait, néanmoins, que
ces éléments étaient conformes à son schéma et, comme tels, pourraient sans
retouche, constituer la plate-forme d’un gouvernement. De cette rencontre, il
avait gardé un sentiment d’admiration à l’endroit du jeune homme à qui il
prédisait un brillant avenir, si les circonstances politiques devaient lui être
favorables.
Par la suite,
lors d’une rencontre fortuite chez des amis communs, ses sentiments avaient été
confirmés lorsqu’il l’avait entendu faire la critique du système d’éducation en
vigueur au pays et ébaucher l’orientation d’une réforme appropriée. Le jour
même, au dîner, il n’avait pas cessé de faire son éloge, sans savoir que sa
fille nourrissait, en silence, des sentiments d’intense affection à son égard.
De fait, depuis
déjà quelque temps, Claudine était bouleversée par l’état de ses rapports avec
Serge. Elle savait que ce dernier n’avait aucune liaison. C’est du moins ce
qu’il lui avait dit. Elle savait également qu’elle ne lui était pas du tout
indifférente. Elle croyait même avoir perçu dans ses yeux, une flamme à la
mesure de ses amabilités et de son empathie et
qui ne pouvait pas tromper.
De son côté, elle
pensait avoir émis autant de signaux de ses sentiments à son égard que le
permettait son éducation et sa pudeur. Pourtant, comme un fruit mûr qui
n’arrivait pas à tomber, leurs rapports
restaient englués dans l’immobilisme, comme sous l’emprise de la force
d’inertie. Elle ne pouvait donc pas comprendre l’abstention de Serge. Il y
avait un empêchement dont elle ignorait la nature. Si elle ne le connaissait
pas, la question de son orientation sexuelle se serait posée à son esprit, mais
elle avait suffisamment de renseignements sur lui, pour savoir avec certitude,
que le fond de la question n’avait rien à voir avec cette problématique.
C’est ainsi
qu’elle aussi tournait en rond à essayer de comprendre la situation de son
père, ainsi que le comportement de Serge. Il lui semblait même que ce dernier
était moins pressé de la rencontrer depuis l’arrestation de son père. Aurait-il
peur d’être associé à l’apatride que dénonçait la radio gouvernementale depuis
quelque temps? Pourtant, dans le même temps, il ne manquait pas d’intensifier
les marques d’affection par téléphone. Au point qu’une fois, elle croyait
fermement qu’il allait finir par lui avouer son amour. Mais il s’était ressaisi
à la dernière seconde, en faisant une de ces pirouettes verbales dont il avait
le secret. Parallèlement, par tous les moyens à sa disposition, en recourant à
des amis et, au premier chef, à ses parents, Serge intervenait à plusieurs
instances, à la fois, pour obtenir la libération de M. Saint-Pierre. A défaut
d’avoir gain de cause, les démarches, peut-être un peu les siennes, eurent pour
conséquence son orientation au Pénitencier national plutôt qu’aux cachots de
Fort Dimanche de sinistre réputation, où l’on meurt, inévitablement, des
privations de toutes sortes quand ce n’est pas souvent sous le supplice de la
torture.
Bien entendu,
Claudine était aux désespoirs de ce que son père n’ait pas été relâché. Son
seul réconfort venait de le savoir ailleurs qu’à Fort Dimanche. Les efforts de
Serge dans ce sens étaient parvenus à ses oreilles et elle lui était
reconnaissante, malgré ses difficultés à comprendre ses louvoiements à son
égard. Au cours des deux jours suivants, ses préoccupations se rétrécissaient
aux limites de sa piété filiale et de ses élans d’amour. Elle passait de l’une
à l’autre avec la plus grande facilité, car l’une appelait l’autre, sans
discontinuité. Elle prenait conscience, en même temps, que les deux hommes qui
comptaient dans sa vie lui étaient séparés : son père par la prison et son ami,
par un mur invisible qu’elle n’était pas arrivée à abattre, en dépit des
efforts surhumains sur sa pudeur et les exigences du code familial.
Étendue sur une
chaise longue au bout de la véranda, elle avait l’air d’observer les allées et
venues du jardinier qui ne finissait pas de soigner les bougainvillées ayant
pris position à un coin de la maison, lançant des branches comme des
tentacules. A la vérité, c’est à peine si elle le voyait. Son regard, perdu
dans le vide, scrutait l’émergence de sa propre pensée sur elle-même. Il lui
parut dans le clair-obscur du soir, qu’il lui faudrait peut-être forcer le
destin, en faisant sauter ses blocages psychologiques. Au début, cette
perspective lui semblait indéfendable à ses propres yeux, par rapport aux
principes de base de son éducation. Mais elle avait suffisamment considéré, en
vain il est vrai, les possibilités d’autres alternatives, qu’à la longue, le
projet d’initier une clarification avec Serge lui apparaissait comme la seule
susceptible de la sortir de ce marais fangeux dans lequel elle s’engluait.
Jadis, longtemps
après la mort de sa mère, elle avait forcé la main de son père, en lui faisant
consentir à son inscription dans une école laïque, plutôt que dans une école
confessionnelle à laquelle elle était destinée. Elle avait toujours considéré
ce geste comme sa première victoire dans la vie et elle en était fière. Malgré
que cette fois, le principe d’autorité ne soit
pas en cause, il lui parut qu’elle était, néanmoins, plus démunie et
plus vulnérable. Prenant quand même son courage à deux mains, elle se leva d’un
bond, s’attira le téléphone et composa le numéro de Serge avec une grande
détermination, malgré un profond sentiment d’enfreindre un tabou.
Mais il ne
suffisait pas d’avoir pris la décision. Encore fallait-il s’être conciliée le
destin. Or, comme on le verra, il n’était pas au rendez-vous auquel elle
l’avait convié.
CHAPITRE III
La cellule Alpha
à laquelle Serge faisait partie était constituée de cinq personnes dont l’une,
Paul Garceau, jouait le rôle de coordonnateur en raison de son emprise
intellectuelle sur les autres. Il avait une
grande culture politique alimentée par les travaux de beaucoup de
penseurs du siècle dernier. Il était marxiste, mais sans le dogmatisme de
beaucoup de militants de l’époque. Cette facette de sa personnalité avait
beaucoup plu à Serge qui appréciait de trouver chez lui, les attributs d’une
nature qui n’abdiquait jamais ses capacités de réflexion devant la
Doctrine, fût-ce celle de Marx, de Lénine ou de Mao. Cette
flexibilité au plan de la pensée en faisait quelqu’un de pragmatique dans
l’action politique et confinait, somme toute, à une grande efficacité. Bien
qu’il fût difficile d’apprécier la performance des différentes cellules, tant
en ce qui a trait à la formation, qu’à la mise en œuvre des activités
politiques, la croyance commune voulait que la cellule Alpha porte bien son
nom, étant souvent à l’origine des orientations de l’organisation.
Ce matin-là,
Serge était en train de déjeuner quand un lecteur de nouvelles de la radio
gouvernementale, connu pour son ton emphatique et sa grandiloquence, amorça la
lecture du bulletin. Ce que Serge entendit, d’entrée de jeu, lui fit avaler de
travers. On venait d’arrêter Paul Garceau. Il serait fortement compromis dans
l’appel au soulèvement sur le territoire national contre le gouvernement. D’ici
quelques heures, d’autres arrestations étaient à prévoir parmi ses complices
éparpillés dans toutes les régions du pays. Et faisant du zèle, il invitait la
population à dénoncer ces traîtres et ces terroristes qui travaillent à
déstabiliser le gouvernement pour instaurer un régime communiste.
Cette nouvelle
fit sensation, pas seulement dans les rangs des forces d’opposition renommées
pour leurs activités militantes, mais aussi dans les milieux gouvernementaux.
Car Paul Garceau n’était nul autre que le frère du colonel Garceau des forces
de sécurité du palais national. Dans les heures qui suivirent, différentes
interprétations de l’événement circulaient dans la population. On y voyait la
preuve que le militaire jouait sur deux tableaux et on se servait de
l’incident, pour expliquer rétrospectivement certains de ses comportements qui
paraissaient ambigus, ou qui ressortaient peu à sa fonction première d’assurer
la sécurité du président. D’aucuns avançaient même, qu’il était communiste et
qu’il n’attendait que le moment propice pour se manifester. Ces interprétations
émanaient généralement des milieux gouvernementaux.
D’autres interprétations préféraient voir Paul Garceau comme
un espion à la solde du gouvernement et qui noyautait les forces d’opposition.
Dans cette approche, tous les militants étaient déjà fichés, et il n’était que
d’attendre le couperet de la répression qui allait tomber à l’occasion de la
grande fête commémorative. Dans toutes les villes du pays, un vent glacial
agita les forces d’opposition dont les rangs, par endroits, commençaient à être
clairsemés en faveur du maquis de l’arrière-pays.
À l’instar de
beaucoup de ses amis militants, Serge était frappé de stupeur devant la tempête
qui venait de s’abattre sur son organisation. Comme tout le monde, il avait
entendu les différentes interprétations de l’événement, et il avait peine à
croire que Paul, son ami qu’il admirait, fût un espion. Néanmoins, en vue de
faire face aux circonstances politiques, il avait compris qu’il convenait
d’affronter la réalité et envisager l’invraisemblable ou l’irrémédiable.
En homme efficace,
il ne perdait pas son temps à épiloguer sur les interprétations
gouvernementales, sauf pour tirer des conclusions sur leurs points de vue. Il
s’attachait plutôt à disséquer les éléments de la conjoncture politique, à
partir de ce qui lui paraissait comme une affreuse alternative. Dans le premier
cas, soit Paul Garceau un espion du gouvernement, il lui semblait alors que les
jours d’une bonne partie des militants de son organisation étaient comptés.
S’ils n’allaient pas finir leurs jours en prison, ils risquaient, tout
bonnement, de prendre rendez-vous, avant longtemps, devant un peloton
d’exécution.
Dans le deuxième cas, soit Paul Garceau un militant des
forces d’opposition ayant fait l’objet d’une dénonciation. A moins de
circonstances improbables, il serait, dans ce cas, torturé pour lui faire
révéler les complices et tout ce qu’il savait de l’organisation. Il était
persuadé qu’en pareilles situations, même les plus courageux n’arrivent pas à
résister, longtemps, avant de craquer. Par conséquent, même avec Paul, c’était
inéluctable : il en viendrait, lui aussi, à livrer les informations qu’il
possédait et, d’abord, les noms de ses amis de cellule. Les choses lui
paraissaient claires de ce côté. Il lui restait à tirer les conclusions qui
s’imposaient, s’il espérait sauver sa peau.
A compter de cette
nouvelle, il décida de quitter le foyer parental et de disparaître dans la
nature. Auparavant, il écrivit un billet à l’adresse de Claudine qu’il formula
ainsi :
« Excuse-moi
d’utiliser ce moyen pour t’informer de mon absence de la ville pendant quelque
temps. Je n’ai pas pu faire autrement. Dès mon retour que j’espère le plus tôt
possible, je tâcherai de rentrer en contact avec toi.
D’ici là, essaie
de bien te porter. Les événements devraient te permettre d’être optimiste pour
ton père. Je suis certain que tu auras de bonnes nouvelles à m’apprendre à mon
retour. »
Affectueusement
S.V
Après avoir sonné un homme de service pour livrer le billet,
il se ravisa par mesure de sécurité et crut préférable de le faire lui-même, à
la faveur du black-out qui tombait sur la ville. Quand, le lendemain, Claudine
trouva le parchemin, il était déjà dans un faubourg de la périphérie de la
ville, chez un ami-étudiant, dont le père exploitait, à l’orée de la campagne,
une petite entreprise agricole, pour le compte d’une société financière. Il
était éloigné de son domicile d’à peine quelques dizaines de kilomètres, pourtant, il se sentait tellement dépaysé,
qu’il acquit très vite la certitude que jamais personne ne viendrait l’y
trouver et, encore moins, sous ses déguisements. Dorénavant, il laissait
pousser sa moustache, portait des verres et se croyait obligé de s’affubler
d’un chapeau quand il franchissait, vers la sortie, le seuil de la demeure de
son hôte. Ces précautions semblaient néanmoins superflues, car les interactions
avec les gens étaient plutôt rares, à part les ouvriers agricoles qui venaient,
le soir, réclamer leur salaire. Quelquefois, il se hasardait même à aller en
ville dans la fourgonnette de livraison des légumes. En pareille circonstance,
le militant en lui prenait un réel plaisir à passer incognito, à la barbe des
tortionnaires du régime. Le soir, en entendant caqueter les poules et les
pintades et en voyant les vaches ruminer philosophiquement à travers la haie de
cactées qui séparait la maison de l’exploitation maraîchère, il se fût laissé
facilement envahir par le mythe du paradis terrestre, s’il n’attendait à chaque
instant que la radio livrât les noms des compagnons de cellule de Paul et que
la chasse aux rebelles et aux traîtres pût commencer sur toute l’étendue du
territoire. Voilà pourquoi, parallèlement à ce refuge provisoire, il
s’évertuera à quitter le pays au plus vite.
C’est un matin que la bombe attendue éclata. Le
propagandiste officiel du gouvernement se rendait, très tôt, maître de
l’antenne pour annoncer au pays, l’anathème dans la bouche, que les complices
de Paul Garceau venaient d’être arrêtés, tout en citant des noms dans lesquels
Serge reconnaissait ses compagnons de cellule. L’espace de quelques secondes,
il sentit l’haleine froide de la mort. Pourtant, il n’entendit pas son nom. Il
eut alors l’impression d’être suspendu sur un gouffre par un fil. Était-ce une
erreur de lecture? Allait-on s’en rendre compte et revenir à l’antenne la
corriger? Pendant l’heure qui suivit,
toutes sortes d’idées farfelues lui passaient à l’esprit, avant de s’arrêter à
l’erreur comme la plus plausible. Mais le bulletin suivant, en plus de se
complaire dans une enflure verbale remplie d’imprécations, s’abstenait de
mentionner son nom. L’idée d’un silence voulu, stratégique, lui traversa
l’esprit, avant de s’imposer toute la journée comme une obsession. S’étant
aperçu de son absence à son domicile, se dit-il, les flics avaient-ils voulu
endormir sa vigilance et obtenir qu’il sorte de la clandestinité? Aussi, dès le
soir, prit-il la décision de renforcer ses précautions, en attendant l’occasion
de quitter le pays.
Mais avant de pouvoir mettre son projet à exécution, il
devait assister, de son refuge, à un tapage médiatique, sans précédent, sur les
crimes de ses amis. Cela devait se poursuivre même après leur exécution
publique. Le jour venu, on les avait amenés sur les lieux désignés. Un héraut
avait lu l’acte d’accusation, soulignant avec emphase, la gravité des crimes et
leur condamnation à la peine capitale. Puis, il leur avait intimé l’ordre de
crier : vive le président de la république! Devant leur refus d’obtempérer,
après avoir bandé leurs yeux, un officier avait commandé : feu! Sur quoi, deux
salves successives, par une demi-douzaine de soldats conscrits pour la
circonstance, avaient rapidement coupé le fil de leur vie.
Tombés l’un sur l’autre dans ce coin de la place publique,
ils ont été emportés une quinzaine de minutes plus tard. On apprendra par la
suite que ce le fut par erreur, car il était prévu qu’ils fussent exposés, en
ces lieux, pendant toute la journée, afin de servir d’exemples aux autres
opposants qui voudraient lever la tête.
Serge était littéralement terrassé par le sort tragique de
ses amis de cellule. Il avait toujours envisagé le pire dans son système
théorique. Mais quand le pire survenait, il n’était pas moins surprenant et
inacceptable. Ces moments lui étaient d’autant plus éprouvants, qu’à part son
hôte très peu au fait de ses différentes appartenances et avec qui il se devait
d’être prudent, il ne pouvait discuter de la situation avec personne.
Il se souvenait des
rares moments où il lui était arrivé de discuter d’autre chose que de stratégie
politique et de militantisme avec ses amis. C’était un peu avant Noël de
l’année précédente. Il avait alors appris que le père de Martin, car c’était le
nom de l’un d’eux, était mort dans des circonstances étranges, probablement
victime de la répression des Tontons macoutes et qu’il vivait avec sa mère et
sa petite sœur. Il lui avait alors montré leur photo et, sans le lui dire,
Serge avait reconnu la femme que ses parents aidaient depuis la mort de son
mari et qui mettait beaucoup d’espoir dans la réussite de son fils. Après son
diplôme de Normale Sup, il venait juste de commencer la carrière d’enseignant
dans un collège.
Il se souvenait
également de Carl qu’on surnommait Josélito à cause de sa belle voix. Il était
toujours en train de fredonner quelque chose. Cela lui donnait un petit air
frivole malgré qu’il fût, d’une certaine façon, le plus sérieux des trois. Et
aussi le plus efficace, dans un certain sens, parce que moins susceptible d’être soupçonné de
militantisme anti-gouvernemental, à cause de son air candide et bon enfant. Lui
aussi était l’espoir de ses parents parce qu’ils n’en avaient pas d’autres. Ses
deux aînés étaient morts, l’un en bas âge, l’autre d’un accident de
circulation, il y a quelques années.
Quant à
Jean-Pierre que les amis appelaient Maître pour le taquiner, parce que devenu
récemment un membre du barreau, il n’avait de rapports que sporadiquement avec
ses parents qui vivaient en province, dans le Nord du pays. Sous des dehors
rébarbatifs et, un tantinet, hargneux, il cachait la sensibilité la plus
affinée. Cela se traduisait dans des poèmes de belle facture, que Serge se
plaisait à lire à l’occasion, et dont il encourageait la publication. Au moment
de son exécution, Jean-Pierre en était venu à cette décision et avait chargé
Serge de prendre contact avec une maison d’édition.
Voilà plus d’un
an que cette rencontre avait eu lieu. Pourtant, l’image rémanente de cette
journée, comme si elle était prédestinée à faire date dans leur vie ainsi que
dans la sienne, s’était incrustée dans sa mémoire jusqu’aux moindres détails.
C’était la première fois qu’on voyait rire Jean-Pierre aux éclats, et on ne se
serait jamais douté que c’était la dernière.
Pendant tout le
temps que défilaient ces souvenirs, Serge se laissait envahir par une
impression étrange, jusqu’au moment où il se rendit compte, qu’elle était liée
à l’image de Paul Garceau. Comment se fait-il qu’il ne soit pas exécuté avec
les autres? Étant donné qu’il est le premier à avoir été arrêté, a-t-il été
passé par les armes avant les autres? Pendant toute la soirée, il demeurait
dans l’obsession de ce sujet, guettant les nouvelles à la radio pour avoir un
peu plus d’informations.
En attendant, ne
sachant quelle explication donner de la situation, il regrettait de n’avoir pu
se rendre à la dernière rencontre prévue avec lui. N’était-ce ce contretemps,
peut-être aurait-il eu, aujourd’hui, les clés pour comprendre ce qui lui
paraissait comme une énigme. Peut-être aussi, en serait-il sorti requinqué,
comme naguère, à chacune de leurs rencontres.
Dans
l’incertitude, et puisqu’il fallait se faire une raison, il se laissait aller,
comme d’habitude, à des arguments logiques; il se disait que la situation,
quelle qu’elle fût, ne pouvait ressortir qu’à deux possibilités. Ou bien Paul
est en vie ; mais dans ce cas, comment cela pouvait-il être possible après
avoir été arrêté et reconnu, il en était certain, comme le moteur des actions
subversives? Ou bien il a été exécuté, probablement avant les autres; alors
pourquoi n’en parlait-on pas, s’acharnant sur le « trio de vipères »que tout le
monde identifiait comme étant Martin, Carl et Jean-Pierre? Et encore une fois,
que faut-il penser du silence sur sa personne, comme s’il n’avait pas toujours
fait les coups avec ses camarades ou même n’avait jamais existé?
En se couchant
cette nuit-là dans des appréhensions que dramatisait l’obscurité totale tombant
sur la campagne, Serge se promettait plus de vigilance pour les jours à venir,
en attendant de pouvoir débrouiller l’écheveau politique. Pour commencer,
pendant quelques jours, il s’abstiendra de sortir des limites de la ferme, pour
éviter de s’exposer inutilement pendant la période de nervosité populaire. Au
cas où il serait recherché, il ne voudrait pas que sa présence inaccoutumée sur
les lieux, suscite des interrogations de la part des passants. Il avait beau
être grimé et offrir à la vue, des attributs qui ne lui étaient pas naturels,
il n’était pas moins un personnage nouveau dans ce décor champêtre.
Quand il se
réveilla le lendemain matin au chant d’un coq, il eut du mal à se rendormir
malgré des efforts en ce sens. De guerre lasse, il essaya de reprendre la
lecture d’un texte d’économie politique commencé la veille. Ne pouvant avoir la
concentration nécessaire, il déposa le texte et alla prendre position sur un
petit promontoire du jardin, d’où il pourrait assister au lever du soleil. Cela
ne devait pas tarder, car l’horizon était déjà
rougeoyant, comme si l’Orient tout entier était en flammes, dont la
lueur fulgurante faisait resplendir les arbres encore chargés de rosée. Et sans
qu’il sût par quelles associations de son cerveau son esprit se porta sur Claudine, il essaya, à l’instant
même, de s’imaginer sa situation
psychologique et ses activités. Avait-elle bien reçu son billet et quelles
réactions cela avait-il suscité? Son père avait-il été libéré comme il l’avait
laissé entendre à mots couverts? Y a-t-il des interprétations de sa disparition
et de quelle nature? Devant ces questions qui lui trottaient dans la tête, il
se promettait, dès que la période d’effervescence politique commencerait à se
calmer, de prendre les moyens pour communiquer avec Claudine. Mais les
événements devaient le forcer à attendre plus longtemps qu’il ne l’aurait
voulu.
CHAPITRE IV
Depuis quelque
temps, la fièvre des milieux gouvernementaux et de leurs bras répressifs avait
encore grimpé. Comme toujours, cela se traduisait par des diatribes enflammées
à la radio gouvernementale contre les apatrides qui, de l’étranger, fomentaient
des troubles à l’intérieur du territoire national. Les nouvelles de
débarquement des groupes d’opposants armés, prêts à livrer une guerre de
guérilla afin de renverser le gouvernement en avaient, en grande partie,
précipité les symptômes. Depuis que l’aventure désespérée de Fidel Castro et de
ses comparses, de la campagne mexicaine à la Sierra Maestra avait abouti à la
chute de la dictature de Batista, plus personne en Amérique latine et dans les
Antilles ne prenait à la légère des équipées militaires que, dans un autre
temps, on percevrait comme des rodomontades de jeunes en mal d’activités,
qu’une simple opération de police suffirait à enrayer. Au contraire, dans la
plupart des capitales des pays concernés, on assistait à l’époque, à une vraie
paranoïa dans les officines du pouvoir. C’était le cas en Haïti que la
grandiloquence des discours n’arrivait pas à masquer. Sur toutes les routes
défoncées du pays, en des endroits stratégiques, la fouille des individus et
des bagages était devenue la règle. L’époque était heureuse pour les Tontons
macoutes qui faisaient du zèle afin d’afficher leur pouvoir, en croyant prendre
leur revanche sur le destin. Dans cette conjoncture, l’individu hésitait
longuement avant de s’éloigner de sa résidence et de son théâtre d’opération.
Car tout étranger rencontré dans l’arrière-pays, fût-il un ressortissant du
pays même, était nécessairement suspect. Et quand cette situation se présentait
dans des zones de débarquement plus sensibles, comme le Nord-Est ou le
Sud-Ouest du territoire national, ces suspects devenaient objectivement des coupables qui payaient de
leur liberté ou de leur vie, de s’être trouvés en ces lieux en de mauvais
moments. En ces périodes d’agitation générale, il ne faisait pas bon de
rencontrer un Tonton Macoute en exhibant une barbe de plusieurs jours, à la
manière des barbudos, ou d’avoir en main un livre sur le cubisme, sous peine
d’être accusé de parti pris en faveur de
Cuba ou de l’idéologie castriste.
C’est pourtant en
ces moments troublés, que Serge s’était trouvé dans l’obligation de quitter son
refuge. La décision avait été prise rapidement, car depuis une semaine, un
poste de police avait été ouvert, non loin de la ferme. Il ne croyait pas que
la présence des flics avait un lien avec
son séjour en ce lieu, mais il ne pouvait pas les supporter dans son dos, comme
il disait. Rien qu’à cette pensée, il avait de l’urticaire. Il avait cru
récemment que sa prochaine mission consisterait à essayer de reprendre contact
avec Claudine, connaître les nouvelles de sa famille et l’informer des siennes,
mais voilà, il devra écarter cette préoccupation pour donner la priorité à
quelque chose de plus urgent où il était question de sa propre sécurité.
Muni de vêtements
féminins et d’un nécessaire de toilette approprié, il s’était éclipsé, non sans
avoir laissé un billet à son hôte, lui apprenant son départ.
Ainsi attifé, il
se dirigea à la gare, d’où il s’embarqua à destination d’un village du
Sud-Ouest où il avait des parents. Le soleil était au zénith quand la
camionnette s’ébranla. Comme d’habitude, on avait accepté deux fois plus de
passagers que le véhicule n’en pouvait contenir. Ce n’était pas la première
fois qu’il faisait l’expérience d’une telle promiscuité en voyageant, mais en
raison de la fausseté de son personnage, l’impression d’inconfort s’était
maximisée. En même temps, il devenait obsédé par une préoccupation :
qu’adviendrait-il si des Tontons Macoutes
zélés ou libidineux se mettaient à rechercher de la dynamite dans les
soutiens-gorge?
Quand la camionnette s’arrêta, quinze
minutes plus tard, au premier des cinq postes établis sur la route, tout le
monde dut descendre pour la fouille. C’est à ce moment qu’il aperçut la
présence parmi les passagers de Jules Castel, un ami du lycée perdu de vue
depuis longtemps. En dépit de ses appréhensions, il passa sans encombre le
barrage policier pour se retrouver, néanmoins, avec un problème qu’il était
loin d’avoir envisagé. L’ami aperçu le poursuivait de ses prévenances, allant
jusqu’à proposer à sa voisine de siège de changer de place avec lui.
Qu’aurait-il fait si elle avait accepté?
Pendant tout le
reste du voyage, il était colleté à ces deux préoccupations : passer incognito
auprès des policiers et maintenir l’ami à distance qui semblait vouloir se
rapprocher de lui. Après avoir fait l’expérience du premier barrage routier, il
avait tendance à conclure que les empressements de Jules l’effrayaient
davantage, jusqu’à ce qu’il parvînt au deuxième poste installé à une trentaine
de kilomètres de la capitale. Il était très affecté quand il vit la façon dont
on s’y prenait pour le contrôle policier. Les voyageurs étaient répartis selon
le sexe et une policière, couramment appelée Fillette Lalo, avait la
responsabilité des femmes. A-t-elle senti le besoin de compenser sa fragilité
naturelle par une dose d’agressivité particulière? Y a-t-il plutôt un
déterminisme d’un autre ordre qui pousse les femmes, aux commandes des forces de répression, à
être plus féroces dans leur application? Toujours est-il qu’elle mettait un
zèle beaucoup plus inquisiteur dans son travail, et se montrait plus
rébarbative et plus hargneuse qu’aucun de ses deux collègues masculins. Non
contente de fouiller les bagages, elle faisait des attouchements sous les bras
et autour des reins pour vérifier, si par hasard, les voyageuses n’étaient
porteuses d’armes à feu. Serge eut la peur de sa vie de la voir farfouiller
partout. D’autant qu’il venait d’apprendre par la rumeur dans la cour du poste,
qu’à l’aube ce matin-là, une femme avait été surprise subtilisant dans son
soutien-gorge, une arme de poing qu’elle portait préalablement dans son sac à
main.
Quand la
camionnette put quitter les lieux, une trentaine de minutes plus tard, il
savait qu’il n’était pas au bout de ses appréhensions. De fait, le reste du
trajet devait se dérouler dans le même climat d’incertitude qu’auparavant. Cela
oscillait entre la crainte des Tontons macoutes
toujours à l’affût des occasions de manifester leur pouvoir et celle
générée par la proximité de Jules, très entiché de Serge, dans son déguisement
de jeune fille.
C’est finalement
l’arrivée à destination qui mit fin au cauchemar de Serge. Parvenu chez son
oncle, beaucoup de gens heureux de le revoir, ne marquaient pas moins leur
étonnement de l’y retrouver à cette époque de l’année. Habitués à le rencontrer
lors des vacances d’été, sa présence jurait, en quelque sorte, avec le paysage
et justifiait toutes sortes de questions sur ses activités, ce qui ne lui
laissait pas le choix de falsifier la vérité. Pourtant, il n’était pas au bout
de son inconfort moral. Cela avait commencé quand la nouvelle de sa présence
dans la région était parvenue aux oreilles de quelques amis du lycée, parmi lesquels, curieusement, Jules Castel.
Ces derniers s’étaient mis en tête de lui faire une belle surprise en venant le
voir, loin de deviner l’émoi que l’initiative allait susciter, tant chez Serge
et son hôte, qu’auprès de la gent policière du village. Croyant avoir été mis
sur la piste de militants communistes en cavale, pour échapper aux actions
gouvernementales, pendant les deux ou trois jours que le groupe passait avec
Serge, les Tontons macoutes, une fois la nuit tombée, assiégeaient la maison
afin de recueillir des preuves de leurs méfaits. Rivalisant d’audace jusqu’à
grimper sur des arbres qui surplombaient la maison pour être mieux à l’affût,
on ne tarda pas à les démasquer tout en veillant à ce qu’ils ne s’aperçussent
de rien. Ce qui permit à Serge et à ses amis de les fourvoyer, par un discours
qui prenait le contre-pied de ce qu’ils voulaient entendre. Malgré tout, ils
croyaient plus prudent de déguerpir et, la nuit même, ils s’en retournèrent
clandestinement.
Malgré la
précarité psychologique des moments qu’il vivait, Serge s’était beaucoup amusé
de la présence de Jules. Il eût aimé lui dire que cette jeune fille qui
l’attirait n’était autre que lui-même, mais ses besoins de sécurité étaient de
beaucoup plus importants que le plaisir de se payer une pinte de bon sang aux
dépens de son ami. Et à chaque fois que l’envie de se démasquer le démangeait,
il trouvait toujours ce qu’il fallait pour se contrôler jusqu’au départ du
groupe.
Mais les Tontons
macoutes n’allaient pas faire face à la situation sans réagir. S’estimant avoir
été bernés et lésés du départ des visiteurs, à leur insu, ils en imputaient la
responsabilité à Serge, qu’ils s’étaient mis à surveiller très étroitement, lui
envoyant des espions pour lui faire la conversation sur les situations
d’actualité, histoire de le porter à se compromettre. Serge, flairant la
manœuvre, s’était donné le plaisir de jouer avec leurs émissaires, comme le
chat avec la souris, feignant parfois d’avoir des choses compromettantes à
raconter et ne s’arrêtant, de justesse, qu’à la dernière minute, au grand dam
de ses interlocuteurs suspendus à ses lèvres.
Un après-midi où
il était prévu que le président ferait un discours à la nation, à l’occasion
d’un événement de nature civile, les deux émissaires s’étaient arrangés pour
en écouter la radiodiffusion en sa compagnie,
appâtant Serge de commentaires peu bienveillants à l’endroit de la politique
gouvernementale tout au long du
discours. Serge se délectait de leur manque de subtilité. Il prenait alors
plaisir à les embrouiller par des commentaires philosophiques et hermétiques
auxquels ils ne comprenaient rien. Et quand il en avait assez de les
désarçonner, il se mettait à chanter sur tous les tons les louanges à la gloire
du gouvernement devant leurs yeux ébahis, ne percevant pas la part d’ironie
mordante qu’il y avait dans les attitudes et le discours.
Pourtant,
curieusement, cette parade aux yeux des commanditaires de l’opération, n’avait
pas atténué leur soupçon. Au contraire, elle n’avait fait que les affermir dans
l’idée qu’il était communiste et donc coupable. Aussi n’attendraient-ils que le
feu vert des autorités du district pour
l’arrêter. Dans leur esprit, seul un communiste pouvait avoir un esprit aussi
retors et tortueux. A travers la phraséologie politique de l’époque, ils se
faisaient une conception diabolique de ces militants qu’ils voyaient toujours
une arme au poing ou en bandoulière, quand ce n’était pas un couteau entre les
dents, prêts à égorger le plus de monde possible, pour étendre leur emprise sur
la population.
Conscient du
contexte qui mettait sa présence en relief, Serge crut encore plus sage de se
fondre dans la foule à la capitale, plutôt que d’en être éloigné dans ces
conditions. C’est sur la base d’une telle prémisse qu’il prit la décision de
quitter la région, à la satisfaction de son oncle qui commençait à sentir la
soupe chaude.
Il se fit le même
déguisement au retour qu’à l’aller, à quelques détails près. Ainsi attifé, il
choisit un matin, à l’aube, pour déguerpir par un camion de marchandises qui
s’en allait à la capitale. Tout au long de la route, il n’arrêtait pas de
penser à la tête que feraient les Tontons macoutes lorsqu’ils s’apercevraient
que l’oiseau s’était envolé. Si son oncle était plus jeune, ils eussent tenté
de s’en prendre à lui de leur échec, mais il doutait qu’ils le fissent, en
raison de son grand âge et de sa réputation d’intégrité dans toute la région.
Serge
s’attendait à ce que les fouilles fussent plus expéditives durant le voyage de
retour, mais il n’avait pas tenu compte que, du point de vue de la sécurité du
gouvernement, rentrer à la capitale comportait plus de risques que d’en sortir.
Aussi les flics des avant-postes lui parurent-ils tout à fait au diapason de
cette situation. Non contents de le fouiller, ils le dévisageaient comme s’ils se
doutaient de quelque chose à son sujet. A deux occasions, le policier de garde
se croyait obligé d’aller vérifier dans un fichier à l’intérieur. Y aurait-il
quelqu’un de recherché qui lui ressemblait? Et après avoir passé cette étape de
l’examen, il lui fallait décliner son âge, le but de son voyage et son adresse.
Il ne s’attendait pas à cette dernière question et s’était contenté
d’intervertir l’ordre des chiffres de l’adresse de ses parents.
Tout cela le
rappelait à la précarité de sa situation. Où allait-il demeurer à la capitale?
Estimant que la poussière commençait à tomber depuis son départ, il eut envie
de retourner chez ses parents, mais après avoir considéré cette éventualité
pendant de longues minutes, il convint qu’une telle décision serait imprudente.
S’il est vrai qu’on avait essayé d’endormir sa vigilance afin qu’il pût
reparaître, ne s’apprêtait-il pas à se jeter dans la gueule du loup, en
annihilant d’un seul coup, les sacrifices de toutes sortes qu’il s’était imposé
depuis plusieurs semaines? Serge pouvait être téméraire mais il n’était pas
stupide. Il comprit que le meilleur gage à la sagesse consistait à analyser,
d’abord, la situation politique, avant de changer quoi que ce soit à sa
cuirasse de sécurité. Si la conjoncture le permettait, il serait toujours temps
de réintégrer la demeure familiale. Par conséquent, il importait, pendant un
certain temps, de trouver un autre
refuge. La seule concession qu’il se permit, c’était de s’arranger pour apporter
lui-même un billet à Claudine, aussitôt que la nuit serait descendue sur la
ville. En attendant, assis sur un banc dans un petit parc attenant à une
église, il écrivit :
Chère Claudine
Mon absence
devant se prolonger plus que prévu, j’ai pris la liberté de t’écrire ce petit
mot. Ironiquement, c’est le désir d’avoir de tes nouvelles qui l’a justifié,
pourtant, je ne réussirai qu’à t’informer des miennes. Je suppose que ton père
a été relâché et que tu as cessé de vivre dans l’angoisse. Je suis heureux
autant pour lui que pour toi.
En ce qui me
concerne, tout va bien. J’ai seulement hâte d’être parmi les miens afin de
reprendre une vie normale. A défaut d’être en chair et en os avec les parents
et les amis, je suis constamment avec eux par la pensée. Ce n’est pas peu
d’avoir redécouvert, à cette occasion, combien la pensée confère à l’homme une
place unique dans la création.
Le jour où l’on
pourra se voir, on aura tant de choses à se dire… Plaise au ciel que cela ne se
fasse pas trop attendre! D’ici là, ne manque pas de me rappeler au souvenir de
ton père que j’ai hâte de revoir et de l’entendre évoquer ses aventures, pour
dire le moins.
Je te souhaite d’être toujours la même et de penser à moi
quelquefois. Je n’ai pas besoin de te dire que j’applique depuis longtemps la
maxime : fais à autrui ce que tu veux qu’il te fasse.
Affectueusement
S.V
CHAPITRE V
Quand Claudine
reçut le premier billet qui l’informait de l’absence de Serge en ville, sans
être particulièrement superstitieuse, elle y voyait un signe du destin : elle
s’apprêtait justement à prendre les moyens pour clarifier l’état de ses
rapports avec lui. Y avait-il une force occulte qui empêchait leur rencontre?
Fallait-il y voir un objectif qui devait être gagné de haute lutte par la
persévérance et la détermination? Parce que cette alternative plaisait mieux à
son cœur, elle s’y était accrochée, en se fortifiant à la pensée que c’était le
sort de certains êtres, d’être constamment mis à l’épreuve, en vue de destins
exemplaires. Il est vrai qu’elle pensait surtout à Serge qui lui avait toujours
inspiré des idées de grandeur et de courage devant servir, elle en était
certaine, à des fins dont la raison lui échappait.
Pas une minute,
elle ne se doutait que l’absence de Serge pouvait provenir de raisons
politiques. En écartant d’emblée cet ordre de causes parce qu’elle n’y pensait
tout simplement pas, elle se trouvait devant le vide complet. Pour quelles
raisons Serge a-t-il dû quitter si précipitamment la ville? Cette question,
elle ne sait combien de fois elle se l’était posée. Elle avait cessé de tourner
en rond en se la posant, seulement après la libération de son père. Ce dernier,
en ébauchant l’hypothèse d’une raison politique, l’avait fortement incrustée
dans la tête de sa fille. Mais ce qui la déroutait singulièrement, si
l’hypothèse était plausible, c’est qu’il semblait lier, ainsi que l’atteste son
billet, le retour de son père à sa descente dans la clandestinité, comme s’il y
avait une relation étroite entre celle-ci et celui-là. L’idée lui paraissait si
grosse de conséquence, qu’elle avait peur de la serrer de trop près, d’avance
effrayée de ce qui pourrait en sortir. C’est d’ailleurs pourquoi, elle réprima
le désir de montrer le billet à son père, préférant en parler à Serge lui-même.
A défaut de pouvoir le faire tout de suite, elle espérait que l’occasion lui
serait donnée avant longtemps. Voilà pourquoi, chaque soir, elle ne manquait
jamais d’inspecter ce coin de la véranda où il avait déposé le billet.
Quelquefois même, il lui arrivait de patienter dans la pénombre, comme si d’un
moment à d’autre, quelque chose allait survenir. Vu que la chaleur était
souvent suffocante à l’intérieur, M. Saint-Pierre croyait qu’elle préférait
passer toute la soirée à prendre de l’air sur la véranda. Il déplorait qu’elle
se fût tant plue à rester si longtemps dans cette relative obscurité.
Un soir pourtant,
alors qu’elle commençait à s’assoupir, elle entendit un petit bruit sec, juste
au moment où elle crut voir une silhouette imprécise, dans le champ de sa
vision. Automatiquement, elle cria : Serge! A quoi la silhouette répondit :
Claudine! Par un élan impétueux monté des profondeurs de leur être, chacun
s’était lancé à la rencontre de l’autre, comme si le geste allait de soi, entre
deux personnes qui s’aimaient et qui étaient séparés depuis longtemps. Après
une étreinte chaleureuse pendant un long moment, ils étaient sortis sidérés de
ce que leur corps et leur cœur avaient parlé de ce sur quoi chacun gardait
silence encore. C’est seulement à ce moment-là, que Claudine commençait à
comprendre que Serge était déguisé. L’instant d’après, il entreprit d’expliquer
les raisons de ce déguisement, la mort qu’il avait touché de près, puisque ses
camarades-militants avaient été exécutés, le silence qui avait été fait sur sa
participation aux activités politiques, pour le porter à sortir de la
clandestinité, et le risque d’exécution qu’il courait à réapparaître en public.
-Mais, dit
Claudine, dois-je comprendre que tu fais partie de ceux qui étaient à l’origine
de l’accusation de mon père et de son exécution certaine, si les circonstances
n’avaient permis de le disculper?
-Permets que je te
corrige, répartit Serge. Nous sommes des militants. Nous avions agi pour
soulever la population et renverser le gouvernement pour le bien du peuple. Ce
n’est pas de notre faute si certaines de nos activités ont été imputées à ton
père. J’en étais très conscient et c’est pour cette raison que j’ai essayé de
contribuer à sa libération.
-xcuse-moi de mes
propos dont la formulation laisse effectivement à désirer. Ce que j’y ai mis,
c’est l’étonnement de te retrouver, toi Serge, dans une équipée qui s’est
soldée par l’arrestation de mon père, et qui aurait risqué de se concrétiser
par son exécution.
-C’est en quoi le
destin se montre parfois ironique et cruel et sur lequel, malheureusement, nous
ne pouvons rien.
-Il y a aussi
quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer, dit Claudine. Tu laisses
entendre qu’on a fait silence sur ta participation aux activités subversives
pour te porter à sortir de la clandestinité. Cela ne colle pas avec ce que nous
avons appris de l’événement intervenu
avant l’exécution des militants.
-Qu’en sais-tu? En as-tu des renseignements? Vite,
dis-le-moi.
-Nous savons de source très sûre comment les événements se
sont enchaînés. Paul Garceau a été dénoncé au palais, en rapport avec le
mouvement de subversion qui était mené, depuis quelque temps, contre le
gouvernement. En principe, comme les autres, il aurait dû passer par les armes.
Mais à cause de son frère qui est l’artisan de la sécurité du palais et en qui
le président a entièrement confiance, ce dernier a voulu lui donner une chance,
à condition qu’il livre les autres membres de sa cellule. Il ne s’était pas
fait prier pour mentionner les militants qui ont été exécutés. Le major
Perceval qui était présent lors de l’entrevue avec le président, n’avait
entendu que les noms de ceux qui sont passés devant le peloton d’exécution. Si
tu faisais partie de cette cellule, d’évidence, Garceau avait voulu te
protéger.
Serge n’avait pas
eu de mal à croire à cette interprétation. Elle permettait de comprendre
certaines attitudes et lacunes qui lui apparaissaient énigmatiques. Avec cette
interprétation, tout rentrait dans l’ordre. Néanmoins, il ne comprenait
toujours pas pourquoi Paul a eu cette attitude qui l’a sauvé.
Bien entendu, il
était, de tous les camarades, celui qui admirait le plus Paul pour son
intelligence et ses profondes connaissances. Il aimait voir à l’œuvre ses
capacités d’analyse et de raisonnement ou le spectacle de son esprit caustique,
quand il voulait bien se donner libre cours, dans la critique de l’actualité
politique si riche, à l’époque, de toutes les vicissitudes de la vie nationale.
L’ambiance alors était au vitriol et au gaz carbonique. Y avait-il alors dans
ses yeux une flamme d’admiration qui flattait l’amour-propre de son ami? Ce
dernier aimait-il se mirer dans le miroir qu’inconsciemment il lui renvoyait de
lui-même? Probablement à cause de cela, il crut avoir été, rétrospectivement,
celui dont il recherchait le plus la compagnie. Il se souvient même de lui
avoir entendu dire qu’ils étaient de la même famille d’esprit. Était-ce pour
cette raison? Il lui arrivait quelquefois de lui soumettre, avant les autres,
certaines de ses hypothèses de travail. Mais cela suffisait-il pour expliquer
qu’il n’ait pas voulu l’envoyer à l’abattoir?
Si
l’interprétation de Claudine s’avérait vraie, Serge était sensible à la
situation difficile qu’avait dû confronter Paul devant l’ultimatum du
président, mais il n’arrivait quand même pas à digérer, qu’il n’ait pas trouvé
d’autre alternative que de livrer ses
camarades militants à la vindicte gouvernementale, sachant, sans l’ombre d’un
doute, qu’il les condamnait à mort. Il y avait là un geste qui était aux
antipodes des idéaux humanistes et de l’esprit de solidarité qu’ils avaient développé dans le
cadre de la cellule Alpha. Passe encore s’il avait été soumis à la torture!
Mais si les renseignements de Claudine sont exacts, ce n’était évidemment pas
le cas. Par conséquent, il y avait dans le
comportement de son ami quelque chose qui ressemblait à une trahison et
qui le marquait profondément. Il faisait face à une sorte d’oximore, tout à
fait à l’écart de l’idée qu’il avait de lui. A la limite, il croyait qu’il
aurait dû risquer la mort lui-même, plutôt que d’être celui par qui la peine de
mort avait été servie aux autres. Et il se jurait de ne pas manquer de le lui
faire savoir, lorsqu’il aura l’occasion de le rencontrer sur son chemin.
Perdu dans ses
pensées sombres et engoncé dans son accoutrement surréaliste, que l’habitude de
l’obscurité finit par bien faire ressortir, c’est finalement Claudine qui le
rappelait à lui-même, en lui faisant prendre conscience que, désormais, son
déguisement n’avait plus de raison d’être. Et alliant le geste à la parole,
elle monta, dare-dare, dans la chambre de son père lui chercher des vêtements
plus appropriés.
En dépit de ce
qu’il venait d’entendre, c’est avec beaucoup de réticence qu’il se dépouilla de
ses vêtements féminins. Il lui sembla qu’en les quittant pour se rendre, tout à
l’heure, chez ses parents, il allait se rendre vulnérable. Mais parce qu’il était ambivalent, il se
laissa influencer par Claudine et enfila les vêtements de son père, lesquels,
curieusement, lui allaient à merveille. La tête pleine d’idées qui s’entrechoquaient,
il s’apprêta à partir quand Claudine l’arrêta d’une main ferme par la manche.
-Tu ne partiras
pas d’ici, avant que tu ne m’aies juré, de renoncer à tes activités dans
l’organisation, ou à toute activité susceptible de mettre ta vie en danger.
Jusqu’à ce
moment, Serge n’avait pas réfléchi à sa situation de militant et à
l’orientation qu’elle pourrait prendre dans l’avenir. Il savait depuis
longtemps qu’il s’adonnait à une activité dangereuse, au bout de laquelle, il
risquait de trouver la mort. C’est la raison pour laquelle, il avait réduit au
minimum, les conséquences qui s’ensuivraient, au cas où il tomberait en cours
de route. Son refus, d’avoir des liens sentimentaux trop étroits, faisait
partie des conditions de sa vie de militant. Le prix à payer était élevé, mais
il l’estimait à la mesure des changements auxquels il avait rêvé, pour son
pays. Pour lui, c’était la valeur suprême qui justifiait tous les sacrifices et
toutes les abnégations. C’est en référence à cette valeur que toute sa
formation avait été orientée. Depuis cinq ans, en dehors des lectures
commandées par ses cours à l’université, c’est dans les ouvrages de
philosophie, d’économie ou de sciences politiques, qu’il consacrait l’essentiel
de ses lectures, toujours dans le même souci de trouver des outils, permettant
de mettre son pays sur les rails de la modernité.
Plus souvent
qu’autrement, il lui arrivait de rêver aux lendemains qui chantent, quand les
forces de la raison et du progrès finiront par l’emporter sur celles de
l’apathie et du défaitisme et qu’au banquet de la vie, le plus grand nombre
sera appelé. Il était conscient également qu’il risquait de ne pas voir ce
grand jour, mais il se voyait tomber dans l’honneur, les armes à la main, pour
ainsi dire. Jamais cependant, il n’avait imaginé se buter à un obstacle comme
la trahison. Il était agité par un vif sentiment de dépit, perdant de vue que
la trahison ne le concernait pas personnellement et que les circonstances de sa
commission, si elles ne la justifiaient pas, n’en atténuaient pas moins la
gravité. Aussi sorti de son pesant silence, il répondit à Claudine :
-Je te le jure.
Là-dessus, le
prenant par la main, Claudine l’étreignit et l’accompagna vers la sortie de la
véranda, agitée, elle aussi, par des sentiments confus.
Qui eût cru,
après la détermination qu’elle avait prise de parler à Serge, après s’être
rongée les freins à attendre ce moment, qu’elle le verrait et s’abstiendrait de
se livrer comme prévu! Dans le silence
des soirs d’attente, elle avait même monté un scénario sans rien manquer de la
mise en scène appropriée. Elle se voyait dans toute la pusillanimité de sa
situation, aborder Serge sur ses sentiments à son égard. Après avoir longtemps
hésité sur ce que devrait être sa répartie, elle avait fini par imaginer un
modèle de réaction qui allierait une galanterie de gentilhomme qui ne voudrait,
certainement, pas être en reste par rapport à ses propres effusions. Quoi qu’il
en soit de son scénario, sa rencontre avec Serge, à ce niveau, avait été menée
à bien et elle craignait que ce ne fût autrement plus difficile dans la
réalité.
Néanmoins, quand
elle regardait par l’autre bout de la lorgnette, sans même avoir dit un mot de
tout le discours enflammé qui montait de son cœur, elle avait tenu un langage
qu’elle n’avait pas cru possible, au plus fort de son ardeur sentimentale. Elle
s’était laissée porter par son élan enthousiaste jusqu’à étreindre Serge. Et de
sentir un élan équivalent, sinon supérieur de sa part, l’avait, en quelque sorte,
réconciliée avec elle-même de ses effusions audacieuses.
Mieux encore,
elle avait obtenu qu’il lui jure de renoncer à son militantisme dans
l’organisation et à toute activité pouvant mettre sa vie en danger. A quel
titre pouvait-elle lui faire cette demande et au nom de quoi avait-il consenti
à lui donner sa parole? Se pouvait-il qu’il ait juré sans prendre la mesure de
ses engagements? S’en était-il bien pénétré de la symbolique pour l’avenir de
leur relation?
Malgré ces
questions obsédantes, en gagnant cette nuit-là sa chambre, elle se sentait
plongée dans une joie intense. Elle n’avait pas sommeil. En dépit de l’heure
tardive, elle devait se contraindre pour imposer silence à une mélodie qui
montait des profondeurs de sa mémoire. Elle l’avait apprise très jeune et voilà
qu’elle affluait, apparemment, sans raison sur ses lèvres, dans la ville
endormie.
Elle ne savait
pas qu’à cet instant, Serge reprenait à peine ses sens dans la maison
paternelle. Ayant égaré ses clés, il
était entré sans avoir eu à réveiller ses parents, par un truc qu’il était le
seul à connaître. Étendu sur son lit comme aux plus beaux jours, il avait du
mal à se dégager des émotions de la soirée. En rangeant plutôt dans son
vestiaire les vêtements de M. Saint-Pierre, par la force des choses, il s’était
trouvé à passer en revue l’enchaînement des faits. Au-delà des renseignements
appris sur la situation politique et qui le concernaient, il considérait que
quelque chose de très significatif était survenu entre Claudine et lui. Dans un
certain sens, c’était l’un des moments les plus intenses de sa vie. Jusqu’à
présent, il avait toujours pu résister aux pulsions qui le poussaient vers
elle, mais ce soir, il s’était passé quelque chose qui allait au-delà de sa
volonté, une vague qu’il n’avait pas été capable d’endiguer et qui l’avait
submergé totalement. Il se rendait compte également qu’il avait fait une
expérience non anticipée. Généralement, il avait un bon contrôle sur lui-même,
mais ce soir, son système de défense avait témoigné de sa faiblesse. Il s’était
montré dans toute sa vulnérabilité émotionnelle quand il avait vu Claudine et
succombé à un élan qui partait du tréfonds de son être à la rencontre du sien,
avant de sentir leur cœur battre au diapason.
Mais plus encore,
il s’était engagé vis-à-vis d’elle, à prendre une certaine distance avec ses
activités antérieures, c’est-à-dire, avec toutes choses qui pourraient mettre
un fossé entre elle et lui. Quel était le sens de cet engagement? Était-ce le
dépit des mortifications pour rien? La forme que prend l’instinct de survie,
après avoir aperçu le visage livide de la mort? Ou une réponse à l’appel
lancinant de l’amour et du désir? Longtemps après s’être couché, il se
promenait de l’une à l’autre de ces considérations, voyant sa part de vérité à
chacune d’elles et trouvant réconfortant, néanmoins, que l’alternative à ses
activités politiques, fût la liberté de laisser parler son cœur. A cet instant,
c’est la seule chose à laquelle il tenait. Non que ses autres préoccupations se
fussent volatilisées comme par magie, mais avec la déconfiture de son
organisation, ses activités basculaient dorénavant dans l’utopie.
Sa relation avec
Claudine était d’un autre type. Il sentait qu’il avait du pouvoir pour la
construire, s’il voulait bien se libérer des interférences de sa vie de
militant. Auparavant, l’image de Claudine s’était imposée à lui comme un
adversaire de son idéal politique. Il lui en avait presque voulu pour cela.
Pourtant, elle avait raison. A quoi bon d’être un militant exemplaire, porter
le malheur de son pays dans sa tête et dans son cœur, si l’on devait mourir
exécuté à l’âge où les autres pensent à bâtir leur vie? Ne convenait-il pas
mieux de jouer de prudence, en prenant le temps nécessaire pour réfléchir à la
situation?
C’est sur ces
pensées qu’il s’assoupissait, pendant que l’horloge de la maison faisait
retentir les deux coups de ce matin précoce.
CHAPITRE VI
Paul Garceau
était de ces hommes dont le vrai contour était dessiné par les événements. S’il
avait, le moindrement, un sens moral, il aurait pu se contenter d’être un
opportuniste. Néanmoins, ce n’était pas le cas. Il s’apparentait davantage aux
héros de Machiavel, du moins pour les mécanismes psychologiques à la base de
ses actions. Intelligent, il avait une stratégie de caméléon qui illusionnait
sur ses véritables idées, dépendant des interlocuteurs. Chez lui brûlait du
Julien Sorel, ou plus encore du Rastignac, qui aurait grandi dans une société
définie, bien sûr, par l’étanchéité de ses classes sociales, mais caractérisée,
par ailleurs, par la dominante anarchique et répressive des institutions, de
même que par la violence et le cynisme des rapports sociaux.
A compter de sa
rencontre avec le président, il ne lui suffisait pas de livrer à la mort ses
camarades de cellule, il devenait aussi le conseiller de ce dernier dans sa
lutte pour démanteler les forces d’opposition.
De fait, pendant
les mois qui suivirent, le gouvernement marqua des points sur plusieurs fronts
de lutte, détruisant une bonne partie des maquis urbains et même de
l’arrière-pays, en augmentant, comme jamais auparavant, la population des
prisons. Lorsqu’on sait que l’espérance de vie de ces détenus, par tous les
sévices qu’ils enduraient, était seulement de quelques mois, quand ils
n’étaient pas exécutés sur-le-champ, on peut seulement avoir une idée du
carnage qui s’opérait dans leur rang.
Pourtant, cette
performance macabre s’accompagnait d’une ascension très rapide de Garceau sur
les marches du pouvoir, en même temps qu’un changement de même nature de son
standing. Du jour au lendemain, le personnage devint une éminence grise, tout
en faisant ostentation d’un luxe spontané et insolent, aux yeux des rares qui
restaient de ses anciens camarades. Serge se rappelle, à cette époque, avoir eu
beaucoup de mal à retrouver dans son ami de naguère, celui qui aimait faire état
d’une remarque de Silone, l’ancien fondateur du parti communiste italien : « Le
gouvernement, disait-il, a un bras long et l’autre court : le long sert à
prendre et il arrive partout; le bras court sert à donner et il n’atteint que
les plus proches »
Non content d’afficher de tels comportements,
il se montrait arrogant et parfois cruel à l’endroit des opposants qui lui
tombaient sous la main. Dans une maison qu’il avait fait construire sur les
hauteurs de la ville, il avait aménagé au sous-sol, une demi-douzaine de
cellules devant recevoir, en détention, certains d’entre eux. Le gouvernement
fermait les yeux sur ce comportement chaotique de franc-tireur, peut-être parce
qu’il contribuait à l’efficacité dans la répression, mais aussi parce qu’il
n’était pas le premier à l’avoir adopté. Dans l’arrière-pays, des barons du
régime, très en vue, avaient, depuis longtemps, pris l’habitude de garder des
opposants politiques dans des prisons privées, sous prétexte que leur démarche
s’inscrivait dans le sens de la politique gouvernementale. A l’un de ces
opposants détenus qui osait réclamer, en ce qui le concerne, l’application de
la Charte des Droits de l’Homme, Paul Garceau avait répondu par un ricanement
inextinguible et invité des hôtes, alors de passage, à se régaler avec lui de
la belle blague que son sous-sol pouvait inspirer. Sur quoi, il avait promis à
son détenu une prime de temps pour lui avoir gratifié du plaisir de son humour
distingué.
Quand les
frasques de Garceau arrivèrent aux oreilles de Serge, il comprit que la
décision qu’il avait prise, dans un premier temps, de lui reprocher sa
trahison, n’avait plus aucune raison d’être. Le bonhomme avait, depuis
longtemps, franchi le seuil moral où il pouvait faire son profit d’un reproche,
à supposer qu’il voulût l’entendre. Plus sûrement, Serge le percevait comme
hors d’atteinte, autrement que par les chemins de ses intérêts politiques ou
autres. Du coup, sa rencontre avec lui n’avait plus aucune signification. Au
contraire, quel que fût le sentiment à
l’origine de l’oubli qui lui avait sauvé la vie, il percevait Paul Garceau,
dorénavant, comme quelqu’un qui pourrait recouvrer la mémoire, pour l’envoyer à
la mort. Aussi, non seulement ne comptait-il plus lui reprocher sa trahison,
mais se promettait-il, au contraire, d’éviter les interactions avec lui.
Pendant
longtemps, Serge se sentait coupable d’être passé à côté d’un monstre, sans
l’avoir vu comme il fallait. Il vivait cette expérience comme un échec qui
mettait en question, à ses yeux, ses propres capacités personnelles. Comment
avait-il pu porter en si haute estime un homme capable de tant de bassesses et
de vilenies? Un homme chez qui la voix de la conscience a été oblitérée, à ce
point, par celle du pouvoir et de la vanité?
C’est ce qu’il
expliquait, ce soir-là à Claudine. Cette dernière croyait pourtant avoir réussi
à changer les idées de Serge. Depuis quelques semaines, ils se rencontraient
loin de ces préoccupations. Ils s’étaient fait mutuellement des déclarations
d’amour. Ils avaient béni les jours merveilleux qui les avaient réunis dans les
mêmes sentiments et le même élan l’un vers l’autre. Pour la première fois, le
ciel de leurs relations semblait s’être éclairci pour les projets d’avenir.
Mais le retour de Serge à Garceau, comme à un leitmotiv, avait été une douche
froide pour Claudine. Et comme M Seguin à sa chèvre, elle lui avait demandé :
-Comment, tu n’es pas heureux avec moi?
-Je suis heureux et tu le sais Claudine, avait-il dit. Mais la question n’était pas de savoir si je suis
heureux, mais si nous pouvons le rester, quand l’air que nous respirons est
toxique ; quand nous risquons, à tout moment, de perdre le contrôle sur nos
vies. J’aime beaucoup mon pays, mais je dois reconnaître que la conjoncture
n’est pas du tout favorable à des gens comme moi.
Le jour même, il
lui fit part de son projet d’aller aux États-Unis, le temps de laisser passer
l’orage qui s’était abattu sur son pays. Avant longtemps, il la ferait venir et
ils se marieraient. Cela ne devrait pas poser de problème, car il avait déjà la
nationalité étatsunienne. Il est né à New-York où sa mère était allée se faire
soigner pendant sa grossesse.
Claudine avait le
cœur brisé devant cette perspective. Sitôt que l’espoir commençait à naître,
déjà le ciel s’assombrissait. Plus que jamais, elle avait le sentiment d’être
un frêle esquif sur une mer démontée. Les rivages fleuris ne se montraient à
elle à l’horizon que pour en être, à
chaque fois, éloignés comme si une puissance maléfique et cruelle faisait d’elle
et de Serge le jouet maudit du destin. Cette nuit-là, après le départ de son
ami, elle pleura à chaudes larmes. Elle avait essayé de le dissuader de mettre
son projet à exécution, mais elle manquait de conviction. Avec ce qu’elle avait
appris au sujet de Paul Garceau, elle craignait que la vie de Serge ne vînt à
se trouver en danger. Et même si elle déplorait amèrement leur séparation
éventuelle, elle ne voyait pas d’autre alternative que son départ du pays.
On était en
septembre de cette année-là. Le départ
de Serge était prévu, aussi tôt, que pour la fin de novembre. Néanmoins, le projet était
maintenu confidentiel, pour éviter les obstacles potentiels qui pourraient
surgir des instances du pouvoir. A compter de cette date, ce fut la course
contre la montre entre les deux amoureux désireux de passer le plus de temps
ensemble. M. Saint-Pierre, informé du départ imminent de Serge, était dépité.
Ayant toujours estimé l’ami de sa fille, il avait envisagé pour lui une
trajectoire qui s’écartait de celle qu’il s’apprêtait à prendre. Une fois
marié, il le voyait assurer son remplacement dans la gestion de La Maison
Saint-Pierre, dans laquelle, du sang neuf serait le bienvenu. Mais son départ
pour l’étranger sonnait le glas de ses espoirs. Il comprenait que dans les
circonstances pouvant être néfastes pour
son avenir, sinon pour sa vie, sa décision était amplement justifiée. Cela ne
l’empêchait pas d’être déçu de l’évolution de la situation. Néanmoins, il avait
insisté, ce en quoi il rencontrait les vœux de sa fille, pour que les
fiançailles eussent lieu avant son départ.
Le jour convenu,
il y avait plus d’une centaine d’invités recrutés, surtout, dans le réseau des
Saint-Pierre. Les invités du côté des Valcour étaient, pour l’essentiel, des parents par la volonté de
Serge. N’ayant pas le contrôle sur la cérémonie, il avait essayé, au moins,
d’intervenir sur les éléments qu’il pouvait influencer, soit, en partie, le
nombre de participants. Il ne songeait pas à l’expliquer convenablement à M
.Saint-Pierre, ni même à Claudine, mais il sentait, confusément, que le moment
ne se prêtait pas à des manifestations trop éclatantes, qui risqueraient de le
mettre en relief dans la société. Mais la tendance avait été donnée. Ce fut une
fête grandiose qu’avivait, avec bonheur, l’orchestre retenu pour la
circonstance. Jamais Serge n’avait vu Claudine avec un sourire plus radieux.
Bien qu’elle affichât, par instant, un je ne sais quoi de mélancolique qu’il
était, probablement, le seul à percevoir. Et que chassait aussi vite, son
tourbillonnement à l’air d’une valse ou d’une meringue. Quand le moment était
arrivé de lui passer l’anneau des fiançailles, Serge était heureux de voir avec
quelle joie, elle l’arborait devant ses amies. Celles-ci n’en finissaient de
l’admirer et d’interpréter la signification ésotérique de chacune des pierres
qui l’ornaient. Puis, la musique et la danse reprirent leur droit, jusqu’à une
heure avancée de la nuit. Ce fut, bien entendu, à la grande joie des
participants, dont la gaieté bruyante sous l’action du vin, mettait néanmoins,
trop en évidence à son goût, l’objet de la fête. Aussi ne fut-il guère
satisfait, ni surpris, quand un entrefilet du journal du dimanche, signala la
grandiose cérémonie des fiançailles de M.Serge Valcour, le fils du grand avocat
Guy Valcour avec Mlle Claudine Saint-Pierre, la fille de Paul Saint-Pierre,
l’homme d’affaires bien connu.
Quand survint le
jour du départ qui, normalement, arriva trop vite au gré des fiancés, ces
derniers le vécurent comme un arrachement. Cependant, ils se consolaient en
pensant qu’ils allaient pouvoir se réunir avant la fin de l’année. C’était le
vœu de Claudine et la prouesse que se promettait Serge. Une prouesse qui se
voulait quand même réaliste, puisque Serge n’avait pas à régulariser son statut
aux États-Unis. Une fois qu’il serait installé, aurait un appartement et,
peut-être, un emploi, Claudine viendrait comme visiteuse et ils profiteraient
pour se marier. Ce procédé accélérerait de beaucoup le processus de sa
condition statutaire à l’immigration et leur faciliterait le séjour aux
États-Unis, en attendant que le beau temps revînt au pays et qu’ils pussent y
retourner. En ce jour de son départ, pendant qu’il s’occupait des formalités de
douane, c’est ainsi que se dessinait à Claudine et à Serge la perspective de
leur séparation.
Claudine ne
pouvait pas prévoir ce qui allait advenir, une fois que son fiancé aurait
quitté le sol du pays. Comme si cela avait été orchestré pour qu’il en fût
ainsi, malgré que le hasard semble seul concerné, la radio gouvernementale
avait déclenché une levée de boucliers contre Serge Valcour, le dénonçant comme
un traître à la patrie, qui pendant des années, avait travaillé dans la
clandestinité pour saper les fondements de la souveraineté du pays. On alla
jusqu’à regretter qu’il se fût envolé, avant de payer, en prison, le prix de sa
trahison et on laissa entendre qu’il ne
perdait rien pour attendre : dès qu’il remettra le pied sur le sol
national, il devrait être arrêté et jeté au cachot sans autre forme de procès.
Plus que jamais,
Claudine et son père se félicitaient de la décision que Serge avait prise de
quitter le pays. S’ils ne pouvaient pas avoir le bonheur de sa présence, au
moins, n’avaient-ils pas l’inquiétude de savoir, qu’à tout moment, il était
susceptible d’être arrêté et abandonné dans une geôle infecte, à coup sûr,
jusqu’à sa mort. Dès ce moment, l’avenir de Serge auprès des siens, leur parut
fonction de changements à souhaiter fortement au gouvernement, mais dont ils ne
voyaient pas encore les prémisses.
Claudine ne
manquait pas, évidemment, de mettre son fiancé au courant de la situation
politique au pays où il ne serait, à court terme, plus le bienvenu. Consciente
que son courrier serait passé au crible de la police politique, elle procédait,
dépendant des faits concernés ou des idées émises, selon le code qu’ils
s’étaient donnés préalablement. Dans ses lettres, elle se désolait de devoir
attendre longtemps avant de se retrouver et lui contait, de long en large,
comment elle meublait son temps après le travail, pour s’empêcher de le voir
s’étirer en longueur. Elle avait commencé à s’imprégner de l’existentialisme de
Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, mais elle n’avait pas la
concentration nécessaire à des lectures sérieuses, en dépit de la satisfaction
ressentie en lisant Le Deuxième Sexe. Ainsi avait-elle décidé de les renvoyer,
à plus tard, quand elle sera près de lui pour en discuter. En attendant, elle
continuait d’avoir la même impression d’être en marge du monde. On avait
annoncé que les Beattles, en tournée aux États-Unis, avaient inscrit
Port-au-Prince dans leur destination. Elle disait croire que cette nouvelle
était une invention des hôteliers, fatigués de voir en rêve, les files
d’araignées coloniser le hall de leur hôtel, depuis la désertion du pays par
les touristes. Faute d’avoir pu entendre les groupes rock qui faisaient courir
les jeunes de par le monde, la jeunesse de ce pays essayait de vivre par
procuration, au rythme des nouvelles têtes d’affiche de la chanson française
qu’étaient Françoise Hardy, Johnny Halliday, Sylvie Vartan etc. Elle
l’informait, par ailleurs, combien elle a été émue de la mort de Che Guevara :
« Les soldats de Barrientos aidés de la CIA l’ont assassiné… » « Prends garde à
toi, continua-t-elle, car tu es de la même trempe que le Che. C’est un type qui n’aurait jamais été
heureux sans que les autres, autour de lui, le soient également. Astreint comme
il le fut à la lutte titanesque d’améliorer les rapports des individus et des
peuples entre eux, au point de verser le tribut de sa vie aux luttes de
libération nationale, en Afrique comme en Amérique latine, c’est à l’ascension
sociale pour tous que ce projet était voué. Or bien que les échelles concernées
soient différentes, j’ai toujours retrouvé tes aspirations dans les siennes.
Ils sont rares, en ce siècle d’individualisme, ceux qui peuvent vibrer à de
telles valeurs de transcendance et sont capables d’y subordonner leur bien-être
physique et matériel. »
Les nouvelles du
pays affectaient beaucoup Serge. C’était la première fois qu’il le quittait
pour une longue absence. Il eut l’impression d’en être malade, d’un mal
indéfinissable. Or, plutôt que de guérir avec les semaines, sa situation
s’empirait, surtout quand il apprit qu’il ne pourrait pas aller voir Claudine,
s’il en avait la possibilité. Des amis attentionnés pensaient qu’en le
promenant à travers New-York et le confrontant à des réalisations merveilleuses
de la ville, ils lui procureraient une dérivation à sa nostalgie, mais c’est à
peine s’il n’était pas resté de glace devant les gratte-ciel du centre
financier et toutes les curiosités de cette capitale mondiale.
Pourtant, il
était loin de se douter, que l’avenir allait lui réserver d’autres surprises
qui auront une influence considérable
sur le cours de sa vie et, par voie de conséquence, sur celle de Claudine.
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE VII
Selon Mark Lane[i] c’est
l’attaque par la marine nord-vietnanienne du destroyer étatsunien Maddox
dans le golfe du Tonkin, au début de l’année 1964 qui a constitué le prélude à
la guerre du Vietnam. Immédiatement, les faucons du Pentagone se frottaient les
mains de satisfaction. Ils y trouvaient le climat psychologique nécessaire,
pour avancer leur pion en faveur de l’entrée en guerre de leur pays. Bien sûr,
les États-Unis étaient en Asie du Sud-Est depuis longtemps déjà. Ils y étaient,
selon Lane, pour conseiller et soutenir le président Ngô Dinh Diem contre les
visées annexionnistes du Vietnam du Nord socialiste, allié de la Chine et de la
Russie Soviétique et mieux pourvu idéologiquement, comme sur le plan des
capacités militaires que son voisin. Après l’assassinat du président Diem et
l’émergence de Nguyen Van Thiêu à la tête du pays, l’intervention étatsunienne
en vue, entre autres, de la réorganisation de l’armée sud-vietnamienne, n’avait
fait que croître, atteignant 23000 soldats, sans franchir le seuil
psychologique de l’entrée en guerre, jusqu’à l’attaque du Maddox. Donc à partir
de ce moment, les faucons ont eu la partie belle et, c’est à n’en pas douter,
continue l’auteur, en rapport avec le déclenchement de cet incident que
survinrent les premiers bombardements du Vietnam du Nord au début de l’année
suivante. Ce fut le signal de l’intensification de la présence étatsunienne
dans cette partie du monde qui devait culminer en 1968, à une force militaire
imposante de plus d’un demi-million
d’hommes munis d’armes les plus sophistiquées pour l’époque.
A l’arrivée de
Serge à New-York, la logique de la guerre du Vietnam était déjà profondément à
l’œuvre dans les esprits, comme, bien entendu, dans l’administration militaire.
Si l’effort de guerre des Étatsuniens pour faire du Vietnam « un rempart contre
le communisme » était perçu comme financier, il était d’abord humain. Car,
c’est dans les rangs de la jeunesse, que l’armée était allée puiser les
contingents appelés à renforcer les soldats de métier.
Deux mois à peine
après son arrivée à New-York, Serge reçut une convocation à se présenter à un
bureau gouvernemental. Sans trop savoir de quoi il en retournait, il était
persuadé qu’elle émanait du service d’immigration : un fonctionnaire n’aurait
pas remarqué qu’il est citoyen étatsunien et l’aurait pris pour un candidat à
l’immigration. Le jour venu, il se présenta à l’adresse indiquée, pour
s’apercevoir qu’il s’agissait d’un bureau de l’armée. A écouter ce qui se
disait dans la salle d’attente, il comprit assez vite, qu’il se trouvait à un
service de recrutement de l’armée étatsunienne.
Quant vint son tour, il s’attendait à
pouvoir faire état de sa situation particulière. Il est né, bien entendu, aux
États-Unis, mais il venait juste d’y arriver, ayant vécu jusqu’à présent en dehors de ce pays. Mais, à la mine que lui
faisait son vis-à-vis, il se rendait compte que l’information n’était pas
pertinente. Ce qui l’était, il allait pouvoir en faire état dans un formulaire
qui lui était soumis et qu’il devait remplir. Cela concernait son curriculum
vitae, notamment les informations relatives à sa scolarité, son service
militaire, son état civil et son état de santé. Par rapport à ce dernier point,
il était requis de noter sa situation actuelle de santé et les maladies dont il
avait déjà souffert dans le passé. Finalement, on lui signifia un rendez-vous
en vue de subir un examen médical. Il était interloqué, sans toutefois, avoir
pris la mesure des gestes qui lui étaient imposés. Même s’il se débrouillait
assez bien en anglais, il lui restait encore à surmonter certains éléments de
la barrière linguistique et sociologique et, particulièrement, à acquérir une
certaine connaissance concernant le fonctionnement des institutions. De sorte
que son expérience de la société étatsunienne se présentait surtout dans une
relative opacité. Lorsque requis de poser des gestes, il s’exécutait à la
manière de fantômes, sans toujours en connaître les tenants et les
aboutissants. C’est ce qui lui était arrivé quand il se présenta à la clinique
médicale pour une évaluation de son état de santé. Ce jour-là, il fut examiné
sous toutes ses coutures. Et pour ce qu’on ne pouvait pas déceler de manière
auditive ou visuelle, on procéda par rayons-X ou par des analyses d’urine et de
sang. Finalement, après plus d’une heure de tests variés, on lui signifia la
liberté de s’en retourner chez lui. Quelques jours plus tard, il reçut avec
joie une note de la clinique l’informant qu’il était en parfaite santé. Ce
jour-là, comme il était en train d’écrire à Claudine, il ne manquait pas de
l’en informer et de lui dire combien il serait heureux, de bénéficier d’un état
psychologique et moral à la hauteur de son état physique.
Quelques jours
plus tard, il fut requis de se présenter à une base de l’armée dans la banlieue
de la ville. Perplexe de cette convocation, il en fit part à Benoit, un
compatriote doublé d’un ami. La réaction de ce dernier lui enleva tous ses
doutes : il comprit qu’il avait été embrigadé d’office et que l’objet de cette
convocation n’avait d’autre fin, que son entraînement militaire.
Ce jour-là, il
était tellement dépité que son premier réflexe était de retourner en Haïti. Il
ne résista évidemment pas longtemps à l’analyse de la situation, car ce qui
était en cause, à la limite, c’était, d’une part, son incorporation à l’armée
étatsunienne et, bien entendu, aux forces expéditionnaires en Asie du Sud-Est,
avec les risques que cela comportait.
D’autre part, la certitude d’être jeté en prison, une fois de retour en
Haïti et celle de mourir sous la torture, quelques mois, voire, quelques
semaines plus tard. Devant ce terrible dilemme, l’instinct de survie avait
prévalu et c’est en choisissant le moindre des deux maux, qu’en ce beau matin
d’octobre, dans la voiture de Benoit, il prenait à contre-courant, la
circulation sur l’autoroute, avant de se perdre dans les dédales d’une banlieue
mi-industrielle.
Depuis son
arrivée à New-York, jamais il n’avait fait un si long trajet. Pourtant, il
n’avait pas dépassé les limites de l’agglomération urbaine. C’est ce jour-là
qu’il commença à prendre conscience, vraiment, de l’étendue de cette ville qui
jetait ses tentacules dans toutes les directions.
Bien que la base
militaire se déployât sur plusieurs centaines de mètres de façade, il ne leur
était pas facile de la trouver. Ironiquement, après plusieurs vains détours,
ils étaient presque contents d’apercevoir finalement l’enseigne de l’armée,
qu’au fond, ils abhorraient en raison de l’arrogance qu’elle symbolisait dans
leur esprit.
Abandonné en
quelque sorte par son ami qui s’en retournait achever sa journée de travail,
Serge eut, tout à coup, l’impression qu’il était livré, pieds et poings liés, à
des forces infernales. Timidement, il franchissait l’imposant portail de fer
qui isolait la base du voisinage industriel. Il s’était fait une image des
lieux avant de venir, mais il avait manqué d’imagination pour composer les
différents éléments de la réalité qu’il avait sous les yeux. Il est vrai que
l’univers de la vie militaire lui était totalement inconnu, mais en plus, cela
n’avait jamais été pour lui un champ d’intérêt. En somme, il ignorait tout de
cet univers et de son mode
d’organisation.
En accédant à
l’intérieur de l’enceinte, il découvrit une cité miniature avec un bâtiment
central entouré de multiples autres de
différentes dimensions. De loin, il aperçut ce qui lui semblait un magasin
général, de même qu’un petit parc où jouaient des enfants sous la surveillance
de deux femmes qui poussaient des landaus. En dépit d’un sentiment d’anxiété,
ce décor aperçu à la volée lui parut tout à fait incongru, là où il s’attendait
à voir, rien de moins, que des chars d’assaut. En même temps, il le
réconciliait, en quelque sorte, avec l’inhumanité projetée sur ces lieux. Quoi
qu’il en soit, il n’avait pas le temps d’approfondir son observation, car
l’heure de son rendez-vous venait de sonner. En fait, il était parmi les
derniers à arriver, juste pour entendre un caporal les inviter à passer à une
salle à côté. Il se doutait qu’il n’était pas le seul concerné, mais il ne
s’attendait pas à être dans un groupe d’une cinquantaine de personnes, des
jeunes en majorité.
Au cours des
trois heures qui suivirent, deux sergents et un caporal défilèrent devant eux,
pour leur parler de l’entraînement militaire à différents aspects et leur dire
ce qu’on attendait d’eux. Puis, il y eut une visite guidée des lieux et un
arrêt particulier au magasin, pour le choix des bottes et des uniformes, ainsi
que leur affectation transitoire à un pavillon jouxtant le bâtiment principal,
pendant le temps de leur entraînement. Là, chacun se voyait attribuer une case
pour entreposer ses effets. Ces activités mettaient fin à la journée et
amorçaient le début d’une période dont il avait lieu d’être inquiet, par les
propos des uns et des autres, y compris les soldats dédiés à leur entraînement.
En tout cas, pendant le long trajet de retour, Serge eut tout le temps pour
ruminer le déplaisir de sa situation et de se rendre compte, à nouveau, qu’il
n’y a pas de porte de sortie. S’il avait des doutes sur les fins poursuivies
par l’armée, maintenant, c’était clair. Les militaires rencontrés ne se
gênaient pas pour faire allusion à leur déploiement au Vietnam. La seule chose
qui restait imprécise, concernait la date à laquelle on ferait appel à eux, une
fois l’entraînement terminé. Depuis le moment où il était entré en possession
de cette information, son angoisse de l’entraînement s’était trouvée reléguée
bien loin dans ses préoccupations. Le bilan anticipé qu’il faisait de cette
période ne dépassait pas des épreuves d’endurance, lesquelles, si elles étaient
loin d’être des jeux d’enfants, comme le prétendait l’instructeur, ne
comportaient pas de risques graves. Donc rien qui dût mettre en cause son
intégrité physique et le caractère limité dans le temps de l’expérience.
C’était, en tout cas, très loin de la perspective d’aller en découdre avec les
Vietcongs sur leur terrain. N’eussent été les fins pour lesquelles cette
expérience s’imposait, elle fût apparue avec beaucoup moins d’appréhensions, un
peu comme une épreuve sportive, certes, jalonnée d’obstacles, mais d’abord, une
épreuve contre soi-même.
La première idée
à laquelle souscrivait Serge était de n’en rien dire à Claudine, tant que le
danger ne sera pas manifeste. Mais comment s’abstenir de l’entretenir d’une
situation qui colonisait ses moindres pensées? Comment ne pas lui dire qu’il
était devenu le siège d’un problème obsédant qui neutralisait ses facultés
intellectuelles et l’empêchait de se projeter le moindrement dans l’avenir? Et
comment lui dire que la réunification envisagée, avant son départ de
Port-au-Prince, devra être renvoyée dans un avenir indéterminé à cause de la
situation?
Pas plus tard que
cette semaine, il devait lui écrire pour lui parler de son installation à
New-York et envisager, éventuellement, la date de leur mariage. En principe, il
aimerait pouvoir lui apprendre qu’il a un emploi. Au lieu de cela, il se voyait
dans la nécessité de l’informer, qu’en raison de ses rendez-vous aux bureaux de
l’armée, il avait dû laisser filer les deux opportunités qui s’étaient offertes
à lui. De toute façon, pourrait-il ajouter, cela revenait au même, puisque, dès
le début de l’entraînement militaire, ceux qui travaillaient, seraient obligés
de laisser tomber leur emploi. Les soldes dues aux recrues à partir de leur
enrôlement suppléeraient, sans doute, à ses besoins, mais pourraient
difficilement lui permettre de bâtir pour l’avenir. De toute façon, à quoi
servirait-il d’avoir tous les moyens possibles à sa disposition, s’il risquait,
à bref délai, de laisser sa peau dans les marais de l’Asie du Sud-Est.
Pire encore que
la mauvaise nouvelle à annoncer à Claudine, ce qui le désespérait davantage,
c’était le fait de son incapacité à garder espoir devant les événements :
espoir d’éviter la guerre, d’y survivre et de se retrouver, à court terme. A
plusieurs reprises, il essayait d’écrire à Claudine et à chaque fois, pas un
mot ne pouvait sortir de son stylo. Non qu’il fût à court d’idées. Au
contraire, les idées qui lui venaient, étaient tellement chargées de contenu,
qu’il redoutait de les soumettre à l’attention de sa fiancée. A force de se
demander comment elle allait réagir à la situation exposée, il finissait par
s’abstenir de lui écrire, tout en étant convaincu qu’il ne pourra se passer de
le faire. C’est au terme de ce processus psychologique qu’il finit par écrire
la lettre suivante :
New-York,
15 octobre 196*
Très
chère Claudine
Tu me pardonneras
d’avoir attendu plus longtemps que prévu avant de t’écrire. La raison à cela
vient de ce que la réalité à laquelle j’ai dû faire face, depuis quelques
jours, est très loin de celle que j’avais envisagée de Port-au-Prince.
Je savais que les
jours à passer loin de toi seraient longs et mélancoliques, mais je me
réconfortais en pensant que cette situation n’allait pas durer trop longtemps.
Je m’étais donné un laps de temps de trois mois, au cours desquels, mon
installation serait complétée et que je commencerais à espérer ton arrivée ici.
Mais j’avais compté sans une conjoncture tout à fait imprévisible. A peine
avais-je mis le pied sur le sol des États-Unis, que j’étais devenu, en quelque
sorte, le jouet du destin et sommé de choisir, soit de retourner sur le champ à
Port-au-Prince, soit d’assumer jusqu’au bout ma condition d’Étatsunien. Tu
penses bien que la première option m’était, tout à fait, inacceptable, dans la
mesure où elle conduirait directement aux geôles infectes de Fort Dimanche,
sinon, tout simplement, dans la tombe! Il ne me restait qu’à entrer dans la
peau d’un Yankee, expérience vers laquelle j’étais inexorablement poussé, par
l’obligation d’avoir à accomplir mon service dans les Forces, comme ils disent
ici.
Je viens à peine
d’arriver de la base militaire où doit se dérouler ma formation et je ne suis
pas encore revenu de l’austérité des lieux, une fois franchi le mur des
apparences. Pendant mon trajet de retour, je me désolais à comparer ma
situation à celle des dizaines de jeunes recrues qui ont le même sort que moi.
S’ils ont aujourd’hui les inconvénients de leur condition d’Étatsunien, me
suis-je dit, ils en ont, pour la plupart, déjà eu quelques avantages. Tandis
que moi, je n’ai en partage que les inconvénients. En effet, je n’avais pas
plutôt pris quelques bouffées de l’air new-yorkais, que me voilà requis d’aller
défendre la patrie menacée! Mais que dis-je? Passe encore s’il s’agissait de
faire face à une menace appréhendée sur le pays, mais je me vois plutôt obligé
de devenir agresseur d’un pays du Tiers-Monde, pour consolider l’hégémonie
mondiale des États-Unis!
Car Claudine,
c’est bien de cela qu’il s’agit à terme, c’est-à-dire, mon incorporation aux
contingents militaires étatsuniens devant envahir le Vietnam, sous le prétexte
que leur idéologie politique est incompatible avec celle des Étatsuniens,
défiant, par ainsi, l’ambition de ces derniers de dominer le monde.
J’ai beaucoup
hésité à te parler comme je le fais maintenant; mais j’ai compris aussi que je
n’avais pas le choix. Sous peine de te chagriner amèrement, je me devais de te
dire les choses telles qu’elles sont, du moins telles que je les perçois, en me
disant, plus vite tu les sauras, plus tôt nous serons deux pour envisager
l’avenir et ses problèmes.
En attendant, je
donnerais, volontiers, une partie de ma vie pour être à tes côtés quand les
nuages s’amoncellent à l’horizon. Il me manque énormément de savoir la vision
que tu peux avoir de la situation que je t’ai décrite. Je sais, a priori, que
cette vision n’est pas du tout indifférente de la nature des sentiments qu’elle
t’inspire. Par conséquent, je serais heureux si, dans ta prochaine lettre, tu
peux éclairer un peu ma lanterne. Tu n’oublieras pas de m’apprendre, en même
temps, quand on pourra recommencer à se servir du téléphone.
J’ai beau avoir
gardé dans mon cœur et dans mon esprit tout ce qui fait que tu es toi-même, il
me manque d’entendre ta voix chaude quand le moment est à la sérénité, ta voix
langoureuse et lointaine par les soirs mélancoliques et tes soupirs haletants
quand l’inquiétude, à mon sujet, te barrait le front. Dans la situation qui est
la mienne, je devrais pouvoir souhaiter ta venue prochaine. Et pourtant, tant
que l’avenir demeure si confus, je suis obligé de reconnaître qu’il ne serait
pas dans ton intérêt de quitter Port-au-Prince.
Je t’embrasse
tendrement et attends impatiemment ta lettre et ton téléphone. Je compte sur
toi pour présenter mes hommages à ton père. Ne manque pas de lui exposer ma
situation et de me faire part de sa réaction prochainement.
Je t’embrasse amoureusement
Serge
Après avoir écrit
cette lettre, Serge était passé à un cheveu de la détruire. Il trouvait qu’il
avait, à la fois, trop dit et pas assez à Claudine. Pourtant, en se remettant
en esprit à lui écrire à nouveau, il ne fit pas autre chose que rééditer son
ambivalence dans une lettre imaginaire où il disait, encore une fois, trop et
trop peu.
Trop, parce qu’il
avait la conviction que sa lettre jetterait Claudine dans une profonde
tristesse qu’il aimerait pouvoir lui épargner. Trop peu, pour être passé trop
rapidement sur les multiples implications de son enrôlement.
Pourtant, il
était le premier à n’avoir pas appréhendé l’étendue de telles implications,
obnubilé qu’il était par le caractère extraordinaire de son enrôlement et, en
tout cas, aux antipodes de ses tendances profondes, nourries aux idéaux de
justice et de liberté. Mais ses yeux se dessilleront assez vite pour qu’ils
puissent saisir des aspects insoupçonnés de son aventure.
CHAPITRE VIII
A l’arrivée de
Serge à New-York, les nouvelles dans les médias, ne laissaient pas supposer
l’effervescence qui régnait dans l’armée. Une activité intensive s’y déroulait,
dont l’entraînement militaire constituait l’élément le plus apparent. Dans toutes
les bases étatsuniennes disséminées sur le territoire, les recrues se
relayaient, sans relâche, dans les centres d’entraînement, qui se subdivisaient
en deux catégories, selon qu’il s’agissait de l’entraînement préliminaire ou
spécialisé, le premier étant une étape obligée du second.
Le but de la
phase préliminaire était de dispenser les premiers rudiments de l’art et de la
discipline militaires aux recrues et aussi, de s’évertuer à obtenir qu’ils
répondent adéquatement aux fins de la guerre. Dans le cas particulier de la
guerre du Vietnam, le point de départ se trouvait dans la justification de
cette guerre, soi-disant, au nom des valeurs de civilisation qui y étaient
concernées. On expliquait aux recrues qu’il fallait préserver la liberté et la démocratie
du Vietnam du Sud, devant l’invasion des communistes du Vietnam du Nord. Pour
diaboliser ces derniers et susciter les instincts de haine et de destruction à
leur sujet, on les décrivait comme des barbares criminels à la limite de
l’animalité. Personne parmi les conscrits n’avait le droit, en les évoquant, de
les appeler par leur nom, mais plutôt par les surnoms très péjoratifs de «
vermines gluantes» qualifiant des êtres d’une bassesse et d’une traîtrise
visqueuse et répugnante par lesquelles, plus sûrement, pouvait se justifier la
guerre et la décision de les tuer, sans
exception, y compris les femmes, les enfants et les vieillards. L’obligation de
voir des ennemis, même parmi les catégories de personnes vulnérables, se
justifiait par l’armée étatsunienne, sous le fallacieux prétexte, que même
ces personnes seraient exploitées par
les communistes pour faire du sabotage. C’est d’ailleurs pourquoi, pendant
toutes les années de guerre, l’objectif opérationnel du général Westmoreland,
focalisera l’essentiel de son énergie dans la destruction des villages et de
leurs habitants.
Donc, cette
première étape servait, bien entendu, à une opération de sélection des futurs
soldats. Si elle permettait de discriminer et de mater, parfois avec beaucoup
de violence, les récalcitrants aux efforts et à l’endurance physique que
commande l’entraînement militaire, un seul groupe de recrues arrivait à faire
échec à cette opération. Il s’agissait des durs à cuire capables de traverser
indemnes, les entreprises d’endoctrinement ou de lavage de cerveaux de la
hiérarchie. De tout temps, l’armée avait horreur des fortes têtes, celles qui
pensent et, surtout, celles qui peuvent le faire par eux-mêmes. Aussi ne
manquait-on pas de s’occuper de façon particulière de cette catégorie de
candidats.
C’est finalement
au terme de cette première étape, qu’on pouvait se diriger vers l’un ou l’autre
des services de l’armée, comme l’infanterie, la marine, l’aviation etc.
Généralement, on reconnaît le privilège aux engagés volontaires, de pouvoir
choisir leur corps de service. Quant aux conscrits de force, ils étaient privés
de cette possibilité de choix et se voyaient, dans l’ensemble, orienter vers
l’infanterie, la moins prestigieuse des corps de service.
Compte tenu des
particularités de son engagement, Serge était donc appelé à partager le sort
des ces derniers. S’il connaissait le fonctionnement de l’armée étatsunienne,
les valeurs des différents corps de services, il serait fondé à être inquiet
des difficultés multiples qui l’attendaient. Heureusement pour lui, qu’il
ignorait à l’époque, jusqu’aux différences les plus grandes, existant entre les
affectations. Cela lui permit d’investir toute son énergie sur les épreuves de
l’entraînement.
Pour plusieurs
raisons dont, surtout, celle qu’il fût dans sa phase de sa première démarche
d’intégration à la société étatsunienne, il avait intuitivement décidé qu’il ne
serait, apparemment, pas dans le groupe des fortes têtes, se contentant
d’acquiescer le plus souvent, même quand il était, fondamentalement, aux
antipodes des exigences d’une telle attitude. La socialisation passe parfois
par des stratégies qu’une morale désincarnée peut réprouver. S’il arrivait à
donner le change par rapport au processus d’endoctrinement dont il était
l’objet avec les autres, il ne pouvait, néanmoins, pas s’échapper des
contraintes relatives aux épreuves d’entraînement, dont certaines lui
apparaissaient, tout bonnement, insurmontables. Ce fut le cas, par exemple, de
l’épreuve de la course qui consistait à parcourir une certaine distance en 90
secondes, avec des bottes trop grandes et lestées d’un poids de 20 kilos. Il en était de même de celle de la
corde qui l’obligeait à grimper le long de la dite corde jusqu’à une certaine
hauteur, dans un intervalle de 15 secondes. Même après s’être repris une
demi-douzaine de fois, il ne descendait jamais à moins de 18 secondes. Cette
incapacité était sanctionnée par cinquante pompes qu’il devait exécuter
instantanément, avant de recommencer à nouveau. En fait, il n’avait jamais pu
parvenir aux quinze secondes réglementaires et se considérait quand même
chanceux, de n’avoir pas encouru des sanctions plus graves, à l’instar de
certains de ses compagnons qui avaient été rudoyés pour des manquements de même
nature.
L’entraînement se poursuivit pendant huit
semaines, au cours desquels, il connut des moments frisant l’abattement, à
cause des multiples sentiments qui l’agitaient, en découvrant, au fur et à
mesure, l’envers de la médaille étatsunienne. Si l’arrogance et la morgue des
ressortissants de ce pays, lui étaient bien connues depuis longtemps, il se
surprenait, à travers le processus de lavage de cerveaux, à découvrir ces travers à une ampleur qu’il
n’aurait jamais imaginée. Jusqu’alors, l’ethnocentrisme était pour lui quelque
chose de vague et d’abstrait. Avec les différentes illustrations de la guerre
dont témoignaient à profusion les instructeurs, pour la première fois, il
comprit que ce concept n’avait rien à voir avec l’image inoffensive qu’il avait
à l’esprit. Cela était à la source de crimes innombrables que la morale des
Étatsuniens ou ce qui en tient lieu, n’avait pas de peine à justifier.
L’insistance avec laquelle l’amalgame de la mort d’un
Vietcong et d’une vermine était fait, lui donnait le vertige. Il se rendit compte que ce n’était pas le
moindre des mécanismes psychologiques mis en branle dans le processus de
l’entraînement, que de tuer d’abord l’adversaire en le déshumanisant, afin de
pouvoir le faire avec facilité techniquement après. Il passait des nuits
entières à se demander quoi, dans le phénomène de la différence, pouvait
provoquer tant de haine : était-ce la culture ou les caractéristiques physiques
ou les deux à la fois? Pendant que lui revenaient, de manière obsessionnelle, à
la faveur de la nuit, les cris gutturaux par lesquels les recrues devaient
ponctuer leur détermination, au cours des exercices, de tuer les « vermines»,
il sentait monter en lui, l’angoisse face à l’avenir. Serait-il obligé d’aller
au Vietnam, comme d’autres auparavant? Chaque jour, il sentait l’étau de
l’armée se resserrer autour de lui par toutes les nouvelles qui arrivaient du
front, mais surtout, par la décision du Pentagone d’augmenter les effectifs
militaires, pour faire face aux activités du F.L.N et du Nord-Vietnam. Et ce
qui n’était pas pour le rassurer, il sentait un fossé infranchissable, entre
ses valeurs et celles de ses compagnons. La plupart d’entre eux étaient des
noirs. Cela l’avait surpris que ces derniers soient si nombreux aux États-Unis.
Jusqu’au moment où il comprit qu’ils
sont nombreux dans des lieux ou à des positions bien déterminées, en chômage,
en prison, comme soldats etc. Bien qu’il soupçonnât quelques-uns d’avoir
résisté à l’entreprise d’endoctrinement des instructeurs, une minorité d’entre
eux et leurs camarades blancs montraient une bonne adhésion au lavage de
cerveau. Cela se traduisait par leur enthousiasme dans les vociférations qui
clôturaient les séances d’entraînement et leur profession de foi de tuer les «
vermines gluantes ».
Une fois, après les exercices, il fut requis
de rencontrer le sergent-chef, à qui il dut expliquer pourquoi il n’était pas
plus expressif dans ses attitudes, en ce qui concerne la défense des
États-Unis. Avait-il oublié où il était? Ou s’avisant que le sergent était un
noir comme lui, se sentait-il plus en confiance? En tout cas, il répondit avec
beaucoup d’assurance que la raison résidait dans le fait, qu’à son avis, les
États-Unis n’étaient nullement menacés. Si les feux du regard de son
interlocuteur pouvaient avoir une action physique sur lui, il serait
instantanément réduit en cendres. De quelle planète était-il? Depuis quand les
soldats et, encore moins, les recrues, avaient-ils des avis? L’intervalle de
quelques secondes, il songea à sanctionner vertement son attitude et son
langage qu’il considérait virtuellement comme un acte d’insubordination. Après
s’être lancé dans un discours tonitruant sur le métier de soldat et sur
l’obligation pour Serge de se défaire de ses idées, s’il lui en reste, sous peine
de se les faire arracher de force par l’armée des États-Unis, il se calma un
peu pour lui dire la chance qu’il avait d’être tombé sur lui. Il acceptait de
passer l’éponge aujourd’hui, mais il n’y aurait pas de seconde chance.
L’algarade du
sergent- bien que relativement modérée, compte tenu de la mentalité du milieu-eut la vertu de rendre encore plus
problématique son orientation future. La perspective qu’il puisse se retrouver
dans la peau d’un soldat au Vietnam, dans n’importe quel corps, le rendait
malade et l’interaction venait dramatiser encore davantage cette possibilité,
en lui rappelant le mot combien percutant de Florence Nightingale sur le métier
de soldat : « Une certaine dose de stupidité, disait-elle, est nécessaire pour
faire un bon soldat » Et il songeait, malheureusement pour le sergent, que sa
dose n’était pas suffisante!
Il tournait déjà
les talons quand ce dernier, répondant sur les entrefaites à un appel
téléphonique, lui demanda d’attendre un peu. Il comprit de ses propos, quelques
secondes plus tard, qu’il lui fallait, sur-le-champ, se rendre au bureau du
capitaine Jack Burger, l’officier d’ordonnance du colonel O’Donnell. En
entendant ce message, c’est tout juste si Serge ne sentit pas l’étau de la répression militaire autour de son
crâne. Qu’avait-il à voir avec la hiérarchie militaire, sinon pour écoper des
sanctions, que sa performance à l’entraînement lui avait values? Bien entendu,
cette réflexion était l’indice même de sa méconnaissance du fonctionnement de
l’armée. Par ailleurs, s’il avait pris la peine de s’analyser, il saurait que
les pensées qui l’angoissaient, en ce qui a trait à son avenir dans l’armée,
n’étaient connues que de lui. A force d’y patauger à longueur de ses nuits
d’insomnie, il avait fini par avoir l’impression, que le premier venu pouvait
s’en douter. Dans cette disposition psychologique, il liait naturellement le
message reçu à ses craintes par rapport à son incorporation. Ainsi, prenant son
courage à deux mains, il se dirigea, cahin-caha, vers le pavillon où se
trouvait le bureau de l’officier. Parvenu en ce lieu qui s’est révélé plus
modeste que ce à quoi il s’attendait, sa tension artérielle, il le devinait, ne
pouvait manquer de monter à un niveau anormal. Adoptant une attitude de
garde-à-vous, il se tenait dans le vestibule, jusqu’à ce qu’un soldat qui
jouait le rôle de secrétaire, après lui avoir demandé son nom, se mît en devoir
de l’interroger sur la période d’entraînement qui arrivait à sa fin, les études
qu’il avait faites antérieurement, les langues qu’il parlait etc.
Sur ce, il
s’éclipsa à l’intérieur du bureau, pour réapparaître au bout de quelques
minutes, en lui offrant à boire. Comme il avait soif, il opta pour une bière
qu’il trouva incroyablement rafraîchissante. Au même moment, dans une attitude
de civilité à laquelle il n’était pas habitué, depuis son séjour au camp
d’entraînement, le secrétaire lui demanda de bien vouloir patienter quelques
minutes, le capitaine Burger le recevra bientôt.
Serge était
dérouté par les événements qui lui apparaissaient de plus en plus surréalistes.
Il s’attendait à être sanctionné et voilà qu’on se comportait avec lui avec des
égards. Il était certain qu’à ce moment-là, on s’était trompé sur son compte.
Pendant les quelques minutes de son attente, chaque fois que la porte s’ouvrant
au bureau du secrétaire, tourna sur ses gonds, il s’attendait à le voir sortir
et faire état de son erreur. Quand, finalement, il vint le voir, ce fut pour
l’inviter à passer au bureau du capitaine, lequel le pria, en guise de réponse
à son salut militaire, de s’asseoir, pendant qu’il se lançait dans un discours
sur la guerre.
Les États-Unis,
disait-il, ne peuvent pas se permettre de voir se prolonger la guerre du
Vietnam. Pour gagner sur les communistes, ils doivent prendre tous les moyens à
leur disposition. Ce n’est pas un devoir, c’est une obligation. C’est une
exigence morale qui est inscrite dans la civilisation occidentale dont les
États-Unis constituent la figure de proue. L’un de ces moyens est celui des
communications, c’est-à-dire, savoir aussi décrypter tous les langages dont les
Vietcongs se servent pour communiquer entre eux. Étant donné que la
colonisation française venait à peine d’échouer dans cette région de Sud-Est
asiatique, la probabilité que le français soit utilisé dans certaines
communications n’est pas négligeable. C’est dans cette perspective que l’armée
se dote, bien entendu, de spécialistes en langue vietnamienne, mais aussi en
français. Compte tenu de votre connaissance de cette langue, nous avons pensé
que vous pourrez jouer le rôle qui convient au bureau du colonel O’Donnell de
la Sécurité de l’armée. Je ne sais quel corps de service vous auriez aimé
choisir, dit-il, si vous en aviez la possibilité, mais vous devez vous sentir
honoré d’être affecté à ce corps prestigieux que la plupart des recrues
indiquent, d’ailleurs, comme premier choix.
En principe, au
terme de votre entraînement préliminaire, vous devriez être orienté à Fort X
pour l’entraînement spécialisé, mais il a été décidé que vous en serez
dispensé. Vous serez dirigé, de préférence, à l’École des Renseignements de
l’armée, notamment, pour des cours d’analyse et de décryptage des
messages-radio. Vos tests d’aptitude indiquent un Q.I de 135, ce qui paraît
tout à fait adéquat, et même plus, pour les Renseignements, où vous recevrez
une formation accélérée de huit semaines.
Et quand, à la
veille de mettre fin à la rencontre, le capitaine lui demanda s’il avait des
questions, c’est tout naturellement qu’il répondit par la négative, en
protestant de la clarté de la situation. Pourtant, même si l’entretien ne fut
pas long, il n’avait pas moins suscité beaucoup d’interrogations qu’il n’osa
formuler.
D’abord, il n’en
revenait pas de sa rencontre avec un gradé de l’armée. Dans un milieu si féru
de hiérarchie et où de telles interactions ne sont pas courantes, comment
interpréter celle dont il était l’objet? Tant qu’il s’attendait à être blâmé,
cela ne le surprenait pas outre mesure. A un certain moment, il pensait même que
la rencontre était à la hauteur du blâme qu’on voulait lui infliger. Mais
maintenant qu’il s’apercevait de son erreur, le but de la rencontre ne devenait
que plus nébuleux. Y a-t-il des raisons qui l’effraieraient éventuellement et
qu’il ne soupçonnait pas pour justifier le procédé?
Par ailleurs,
même s’il ne savait pas toute l’importance du Service de Renseignements auquel
il était destiné, il se sentait un peu comme un malade en rémission, voire
même, en convalescence. Que ce soit dans l’infanterie, dans l’aviation ou dans
la marine, ce qui le terrifierait, c’était d’être sur le terrain, d’avoir à
sauver sa peau, à tout bout de champ et pour cela, à devoir tuer des gens dans
une guerre qui ne le concernait pas et qu’il jugeait injuste et criminelle.
Mais, affecté aux Renseignements, il avait vaguement l’impression qu’il serait
hors des opérations et que, dans les circonstances, c’était mieux que ce qu’il
pouvait désirer.
Il était surtout
heureux d’avoir pu s’épargner l’entraînement spécialisé, car après avoir eu la
première partie, il était saturé de la haine et du racisme qui suintaient par
tous les pores des instructeurs et, par ricochet, de la masse des recrues. Il
se souvient comme d’une continuelle obsession, des comportements et des propos de
ses instructeurs qui essayaient de leur entrer dans le crâne, combien il était
de leur devoir, au Vietnam, de tuer le plus de
Vietcongs possibles. Mettez-vous
dans la tête, disait l’un d’entre eux, qu’une
fois au Vietnam, votre obsession doit être de tuer le plus de ces sales vermines. Vous
devrez ça à votre mère et à vos sœurs de
les empêcher de venir en Amérique les violer.
Il lui revenait
aussi cette rencontre qu’il avait faite, un peu plus tôt, avec ce soldat
dépité, de retour du Vietnam. Ayant participé au programme d’éradication des
Vietcongs promu avec beaucoup de volonté et de moyens par le général
Westmoreland lui-même, il avait de quoi témoigner de cette haine des
Étatsuniens à leur égard et de la façon dont cela se traduisait dans l’horreur
des actes de guerre. Longtemps avant My Lai qui a dévoilé au monde la barbarie
étatsunienne au Vietnam, il relata des centaines de cas du même ordre dans
toute l’étendue des zones de guerre. Sous prétexte de rendre impraticable les
bases de retraite des Vietcongs, ainsi que le rappelle Lane, on détruisait à
l’artillerie, au lance-flammes, au napalm et finalement au bulldozer, des
centaines de villages habités essentiellement
par des femmes, des vieillards et des enfants, en l’absence des hommes
partis au front, sans même songer à l’évacuation préalable des habitants. Passe
encore si ces atrocités étaient les basses œuvres de la soldatesque, en rupture
de contrôle de la hiérarchie militaire! Au contraire, ces hécatombes comblaient
d’aise beaucoup de hauts gradés qui ne se gênaient pas pour y aller joyeusement
d’une description macabre de l’éparpillement des membres d’un peloton de
’’bêtes puantes’’ ou de ‘’sales vermines’’ à la suite des ravages d’un obus.
Cette brutalité déborde de l’action sur les champs de bataille pour contaminer
jusqu’à la représentation de l’adversaire, à commencer par le langage à son
sujet.
En cette soirée
de la fin de son entraînement, Serge était littéralement sous le coup de ses
états d’âme. D’une part, sentiment de satisfaction d’avoir évité de justesse
les grands corps de l’armée et l’enfer qui accompagne les opérations sur le
terrain; d’autre part, l’angoisse de l’inconnu, avec son affectation au service
des Renseignements. En se laissant dériver sur cette idée, il revoyait en
imagination certains films de guerre ou d’espionnage qu’il avait vus. Les rôles
d’agents de renseignements ou d’espions n’étaient pas sans danger dans cet
univers où foisonnaient des engins de mort sophistiqués qui ne laissaient pas
souvent des traces. Dans l’autocar qui le ramenait au Centre-ville, il avait
plein le temps de passer en revue, nombre de situations qu’il croyait, à tout
jamais, enfouies dans sa mémoire. Et pourtant, par une sorte de magie qui
tenait à l’intensité émotive des moments qu’il vivait, des épisodes oubliés
venaient s’échouer sur le bord de sa mémoire. Cela contribuait encore davantage
aux représentations disparates qui le hantaient et l’angoissaient. Perdu dans
ses pensées, il serait resté longtemps dans un état d’hébétude caractérisé, à
regarder le plafond de l’autocar, sans le chauffeur venu lui signaler son
arrivée au terminus. Là, plutôt que de s’engouffrer dans le « subway » comme il
eût été logique, il se mit à déambuler le long de la rue adjacente au poste
d’attente des passagers, jusqu’à ce qu’il s’aperçût de sa déviation, dans la
direction opposée à celle qu’il lui conviendrait de prendre. Une ambulance qui
s’en venait à une vitesse folle et à laquelle il dut précipitamment livrer passage, le ramena à lui-même. En la voyant
tourner le coin de la rue, il se demanda combien d’appels d’ambulances on
pouvait enregistrer dans une ville comme New-York. Et comme si, de vivre dans
cette ville dont les habitants ont la manie des statistiques, il était, lui
aussi, contaminé par ce virus, il se mit à réfléchir dans les mêmes termes, à
beaucoup de réalités concernant la vie dans cette cité, l’évaluation du nombre
de conscrits qui, comme lui, devaient être effrayés d’avoir, inéluctablement, à
servir au Vietnam, le nombre de ceux qui ont trouvé la mort sur le terrain, qui
ont laissé femme et enfants etc. Du coup, cette préoccupation finit par le
sortir, tout à fait, de son état de léthargie, en le mettant en prise directe
sur lui-même et ses contraintes existentielles et le porter à faire diligence
pour aller écrire à Claudine.
CHAPITRE IX
Quand Serge
arriva chez lui, ce vendredi soir, en cet appartement qui sentait le renfermé
et le beurre rance, avant qu’il ne songeât à ouvrir la fenêtre, il se rabattit
sur deux lettres de Claudine aperçues dans son courrier.
Dans l’une
d’elles, elle exhalait une déception, tout de même retenue, devant les malheurs
qui s’abattaient sur eux, tout en formulant l’espoir de voir s’estomper, avant
longtemps, les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon de leur bonheur. Une
petite éclaircie dans la grisaille : le téléphone attendu depuis des mois
venait d’être installé. Elle avait voulu célébrer l’événement en lui faisant la
surprise de son appel, mais en dépit de multiples tentatives, elle n’avait pas
réussi à le joindre. Pourrait-il la rappeler au plus vite? Elle avait tellement
envie d’entendre sa voix, qu’à court terme, c’était la seule préoccupation de
ses journées, quand le travail lui en laissait la possibilité.
Dans l’autre,
elle lui fit le reproche de n’avoir pas téléphoné comme elle le lui avait
suggéré. Elle avait passé toute une semaine en vain à attendre son appel.
Finalement, elle s’était rangée à l’idée qu’il n’avait peut-être pas reçu sa
lettre. Était-ce le cas? Elle préférerait le croire, sinon elle ne comprendrait
pas. Son père faisait beaucoup de soucis de la situation. Il craignait que
Serge ne dût aller au Vietnam, avec toutes les conséquences que cela impliquait
pour elle-même comme pour lui. En attendant
qu’elle lui explique un peu mieux tous les ressorts de la situation en
cause, elle était portée à croire qu’il exagérait.
Sans prendre le
temps de dépouiller tout son courrier, Serge succomba à l’urgence de la
deuxième lettre de Claudine et composa tout de suite son numéro de téléphone.
Quand Claudine entendit la voix de Serge, elle fut transportée de joie. Et
comme pour s’empresser de calmer les appréhensions de son père, elle cria : «
Papa, c’est Serge » avant même de commencer à parler à son fiancé. Pendant tout
le temps de son attente, elle avait composé mentalement une liste de choses à
lui dire et à lui demander, mais envahie par les émotions de l’instant, tout
s’était évanoui dans son esprit. Ce qu’elle exprimait, c’est le trop-plein de
son cœur, dans un langage qui s’apparente à celui du Cantique des Cantiques.
Elle avait des accents jusqu’alors inconnus et qui étaient aussi doux à Serge
qu’une musique. Jamais auparavant il ne lui avait entendu évoquer avec une
telle intensité les souffrances de la séparation. Et Serge en eut presque le
vertige de considérer le vide qu’il lui offrait en échange. Oui, les craintes
de son père étaient valables. Comme elle, il aimerait que quelque chose
survienne pour empêcher l’inéluctable. Quelque chose d’aussi fort qu’un miracle
que seul l’amour pourrait envisager. Mais, comme son père, il ne voyait pas
d’alternative à la situation. Sa seule planche de salut, c’était de se trouver
sur une voie qui lui épargnerait, peut-être, le terrain des opérations au
Vietnam. Mais, de cela, il n’était pas encore sûr : il avait besoin de passer
au travers de l’École des Renseignements pour se faire une idée plus juste de
la réalité.
Si Serge pouvait
la voir pendant qu’il parlait, il observerait une scène surréaliste. Au moment
où il lui faisait part de ses appréhensions concernant le théâtre de la guerre,
des larmes ruisselaient sur son visage pendant qu’elle essayait, par une
certaine intonation, de neutraliser l’expression de son chagrin. Elle venait
d’avoir conscience qu’une petite manifestation de sa douleur avait, un peu plus
tôt, apporté à son fiancé un niveau d’accablement qu’elle aimerait lui
épargner, au moment où sa vie était en danger. Mais Serge n’était pas dupe. Il
comprit très bien le drame qui se jouait dans le cœur de Claudine et il sentit
sa flamme se raviver comme la braise dans l’âtre, sous l’action du soufflet.
Après avoir, pendant plus d’une demi-heure, étanché leur soif de l’un et de
l’autre, ils se décidèrent à raccrocher, la mort dans l’âme, certain, chacun de
son côté, que le couple s’approchait de la zone des tempêtes, que les récifs
pointant à l’horizon ne rendaient que plus dangereuse.
En dépit de
toutes les raisons qu’il avait d’être mélancolique, c’est une petite phrase,
tout à fait anodine, de Claudine qui avait apporté le coup de grâce à Serge.
Elle laissait entendre que son père, par ailleurs, très pessimiste sur la
possibilité qu’il pût être épargné du Vietnam, verrait mal qu’elle passe son
temps à se morfondre, sans essayer de trouver une alternative à sa douleur. Si
Claudine avait pris conscience des effets que cette remarque pouvait produire
dans l’esprit de Serge, elle se serait, à coup sûr, abstenue de la faire. Mais
ce n’était pas le cas. Bien loin de le rassurer comme elle en eut le réflexe,
elle avait, à son insu, distillé dans sa conscience un venin dont le temps de
maturation, pour être lent, n’en était que plus toxique. Mais, pour le
comprendre, faisons un pas en arrière.
Depuis que M
Saint-Pierre avait perdu sa femme, à part une idylle sans lendemain, à quelques
années de son veuvage, avec une amie de sa femme, on ne lui connaissait aucune
relation tendant à donner une mère à Claudine. En fait, dès le lendemain du
décès, il était devenu, à la fois, le père et la mère de la fillette. A partir
de l’adolescence, là où le père, en général, laissait la place à la mère pour
anticiper les besoins des filles et même créer les occasions pouvant en
permettre la satisfaction, c’est lui qui assurait cette fonction avec un
dévouement tout maternel.
Il aimait
beaucoup Serge en qui il voyait, potentiellement, un gendre sérieux et
intelligent qui pourrait assurer le bonheur de sa fille et le développement du
patrimoine familial. Mais la direction que prenait son destin l’inquiétait au
plus haut point, certes, pour l’intégrité de sa vie, mais surtout pour le sort
de Claudine qui lui serait étroitement attaché. Non seulement Serge ne
pouvait-il pas revenir au pays, du moins avant le changement du régime
politique, mais le départ de sa fille pour le rejoindre à New-York lui semblait
une entreprise cauchemardesque. Au moment où ce dernier risquait de se voir
affecter aux contingents appelés à grossir les forces étatsuniennes au
Viet-nam, la situation ne lui parut receler aucune perspective heureuse pour
elle. Il n’était donc pas question qu’elle songe à se marier au cours de son
séjour à New-York. Au contraire, par la force des choses et en raison de son
amour pour sa fille, il en était venu à se demander, s’il ne convenait pas de
mettre en question, la validité de ses fiançailles. Cela avait pris la forme
d’un nouvel intérêt pour Yves Bernal, le fils d’un ami du Club Altitude. Ce
jeune homme, grand sportif et brillant causeur, était bien perçu dans un
certain monde pour sa maîtrise des codes de la bonne société, alors
qu’ailleurs, on lui faisait grief de n’avoir pas vraiment de statut personnel.
Il se contentait d’exister à l’ombre du prestige tutélaire de sa famille. Sa
trajectoire académique eût été brillante s’il avait accepté de se soumettre à
la discipline du travail et de l’effort. Mais il avait sans doute estimé que ces
contraintes n’étaient pas nécessaires à la réussite de sa vie, car, à chaque
fois, il préférait s’arrêter en chemin, plutôt que de prendre les moyens pour
parvenir à ses fins. Ses études en droit et en administration participaient de
la même démarche. A chaque fois, faute de mettre tous les moyens de son côté,
il avait dû les abandonner.
Au moment où nous
le découvrons en relation avec M Saint-Pierre, il occupait une fonction dans la
gestion des affaires de son père et fréquentait, comme ce dernier, le Club
Altitude. Quand il répondit à l’invitation à dîner de M Saint-Pierre, Claudine était un peu surprise,
mais ne voyait rien d’anormal. De fait, ce fut une agréable soirée, où l’art de
la conversation s’était manifesté de manière splendide. Très informé de tout ce
qui se passait dans le monde et maniant la langue avec bonheur, M. Bernal fut,
par moments, brillant au grand plaisir de M Saint-Pierre, qui trouvait quand
même le moyen de jouer les faire-valoir, ne manquant pas de souligner ses
boutades époustouflantes et ses bons mots percutants. D’ailleurs, la
conversation se poursuivit longtemps après son départ, car tous les détails de
la soirée faisaient l’objet de commentaires. M. Saint-Pierre voulait savoir
comment Claudine avait trouvé M. Bernal, si elle avait passé une bonne soirée,
si elle pensait qu’il en était de même pour lui et, si à son avis, il n’a pas
mal interprété telle ou telle remarque qu’il a faite au cours du dîner.
Claudine était un peu étonnée de l’insistance de son père à passer au crible de
son jugement, les moindres petits faits qui jalonnaient le cours du dîner, mais
elle ne s’en formalisait pas davantage.
Son étonnement
était monté d’un cran, cependant, une semaine plus tard, quand son père
revenait sur l’assurance que dégageait la personnalité de M. Bernal et
l’annonçait, tout de go, comme commensal à son prochain dîner d’anniversaire. A
partir de cet instant, elle commença à voir son père sous un autre jour. Sans
avoir la certitude de ce dont il s’agissait, elle flaira quelque chose de tout
à fait contradictoire avec l’image qu’elle avait de lui jusqu’alors. Se
pouvait-il qu’il vît en lui le gendre qu’il voudrait avoir? Si c’était le cas,
elle avait bien des choses à apprendre sur son père, dont le poids relatif de
certaines valeurs dans l’évaluation globale de sa personnalité.
Néanmoins, elle
avait maintenu son opinion en suspens, attendant la soirée d’anniversaire pour
réorganiser sa perception à son sujet. Pourtant, loin que ses craintes en
fussent ruinées de la dynamique des situations, elles en sortaient renforcées,
quand ce dernier insistait pour qu’elle se plaçât, à table, en face de M.
Bernal.
Elle croyait
avoir été une hôtesse parfaite, montrant de l’intérêt à tous les convives et à
la rescousse de ceux qui risquaient de briller par leur silence. Mais,
ostensiblement, son père attendait davantage d’elle en ce qui concerne
particulièrement M.Bernal. Son but, lors de ces rencontres sociales, était de
lui fournir l’occasion d’un intérêt, pouvant la détourner de la seule chose qui
la préoccupait, soit l’avenir de sa relation avec Serge. Or, il avait bien vu
qu’il n’en était rien. C’est d’ailleurs à cette époque que date sa remarque de
la voir se trouver une alternative à sa douleur plutôt que de passer son temps
à se morfondre.
Mais si Claudine
faisait silence sur plusieurs aspects de sa situation familiale, Serge avait
tôt fait de flairer, à travers ses sous-entendus, le drame qu’elle vivait, de
se trouver au centre de manœuvres, parfois assez subtiles, pour la porter à une
remise en question de ses fiançailles. Bien sûr, il avait confiance en sa
fidélité à son égard, mais il savait aussi que la faiblesse est humaine et que
les comportements héroïques ne le sont, qu’à la mesure des enjeux qui sont en
cause. A défaut d’être présent dans ces
circonstances et de pouvoir aider Claudine à faire face à la situation, il eût
aimé la réconforter en lui faisant entrevoir un avenir radieux de la floraison
de leur amour. Mais l’horizon lui apparaissait plutôt bouché. Seule la vision
infernale du Vietnam avec son cortège d’horreurs, se présentait à son esprit.
C’est dans une telle disposition qu’il se trouvait, au moment de clore
l’entretien avec Claudine, à son retour à l’appartement, cet après-midi-là.
Fatigué et
déprimé, il se jeta sur son lit, les yeux fixés au plafond à essayer de trouver
une solution, tantôt à la situation que vivait Claudine à Port-au-Prince,
tantôt à son départ inéluctable pour le Vietnam et, enfin, à une situation
globale qui semblait, apparemment, sans issue.
Deux heures plus
tard, sa situation n’avait pas évolué d’un iota, sauf qu’il avait, cent fois,
fait le tour du cercle vicieux, comme un rat pris dans une ratière. Une teinte
violette se laissait percevoir en face de lui, à travers la fenêtre. Celle-ci
s’ouvrait sur le jardin. Prenant conscience que le soir tombait, il se leva
prestement et alla se placer dans l’embrasure, comme si, poursuivant sa quête,
il cherchait dans les ombres qui s’engouffraient déjà sous le feuillage de la
pommeraie, on ne sait quelle alternative à sa douleur. Un hélicoptère se
maintint dans son champ de vision, quelque moment, dans un vacarme
assourdissant que striaient, ça et là, les sirènes des ambulances et les
klaxons des automobiles. Dans le désarroi de cette soirée mélancolique qui ne
lui ouvrait aucune voie sur l’avenir, ne pouvant rester en tête-à-tête avec sa
solitude et compte tenu de l’engourdissement torpide qui le gagnait petit à
petit, il referma la porte derrière lui et se jeta, à tout hasard, sur le trottoir. Les voitures
passaient à toute vitesse au coin du boulevard. L’heure de pointe se
prolongeait très avant dans la soirée pour des raisons inconnues. A cet
instant, il se surprit à penser que si un accident lui arrivait, il serait
obligé, par la force des choses, de quitter le circuit infernal dans lequel il
était emprisonné. En même temps, il se rendait compte que personne ne saurait
ce qui lui serait arrivé, de façon à prévenir sa famille et Claudine. La vue de
sa mère et de sa fiancée en pleurs s’imposa à lui. Il en était tellement
bouleversé que devant traverser la rue, il prit mille précautions pour éviter
le moindre accident.
Une voiture qui
s’arrêta à côté de lui, après avoir dû appliquer frénétiquement les freins,
l’obligea à chercher des yeux le conducteur et à s’interroger sur son intention.
Quelle ne fut pas sa surprise de voir la silhouette de son ami Benoit, se
dessiner à travers la vitre légèrement teintée de la portière. L’instant
d’après, il filait à côté de lui dans une direction inconnue, remarquant à
peine le flot des clients que déversaient les magasins à leur fermeture.
Dans sa situation
psychologique, ce fut une rencontre providentielle. Elle lui apportait un
dérivatif à sa douleur, laquelle était en train de prendre possession de tout
son être. La dernière chose qui lui serait venue à l’esprit, ce serait de
savoir si la destination de son ami convenait à ses attentes. Car, à part les
problèmes qui lui taraudaient l’esprit et qui attendaient d’impossibles
solutions, il n’avait aucune attente…
Quand Benoit,
après avoir quitté l’autoroute sur laquelle il s’était engagé une demi-heure
plus tôt, parvint au faubourg de South Village, sans savoir pourquoi, Serge eut
l’impression de pénétrer dans un autre monde. Cela ne lui prit pas longtemps,
néanmoins, avant de comprendre qu’il était entré dans un secteur de la ville,
essentiellement habité par des immigrés originaires de l’Amérique centrale et
des Caraïbes. D’ailleurs, s’il pouvait encore avoir des doutes, les sonorités
musicales qui lui parvenaient, dès que la voiture s’engagea sur Highland
Street, avaient tôt fait de lui apprendre, qu’il était dans un contexte presque
familier. Bien sûr, ce n’étaient pas les rythmes Compas et les meringues de
tous genres qui avaient agrémenté ses loisirs de collégien, mais il se reconnaissait
autant dans les salsas et les sambas entendues et qui étaient, en quelque
sorte, naturalisées depuis des lunes dans le pays de sa jeunesse. Il y avait
loin de cette musique à celle qu’il entendait souvent le soir de sa fenêtre et
qui montait tout droit des profondeurs de l’âme noire. Avec sa prescience de
danseur, il lui arrivait d’en anticiper le swing diabolique auquel pouvaient se
prêter les accents syncopés des modulations jazzistiques.
Parvenu à la
hauteur d’une maison d’où partaient les trilles d’une trompette, les deux amis
descendirent de voiture comme s’il était clair pour Serge, depuis longtemps,
que telle était leur destination. La salle de danse était déjà bondée. Deux
jeunes filles, à défaut de partenaires masculins, semblait-il, dansaient entre
elles. Bien avant que les arrivants leur
fussent présentés, ces derniers furent happés dans une sorte de sarabande, où
ils se retrouvaient, successivement, avec l’une ou l’autre des filles. Et comme
les pièces musicales se succédaient en enfilade, sans aucune transition, ils
étaient, d’une certaine façon, à la merci de ces filles pour qui le besoin de
danser jusqu’à en perdre haleine, semblait transcender tout le reste. Ce n’est
pas avant demi-heure environ après leur arrivée, qu’ils s’arrêtèrent pour
prendre un verre, permettant à Serge d’apprendre que la danseuse essoufflée qui
lui avait valu de faire état de tout son savoir-faire, était une congénère
d’immigration récente, qui répondait au nom de Paola. A la fin de sa semaine de
travail, c’était sa manière de s’aérer l’esprit, que de venir se retremper dans
cette ambiance musicale, qui lui rappelait ses week-ends à Port-au-Prince.
Quand trois
heures plus tard, Serge, de même que son compagnon, décida de tirer sa
révérence après s’être bien amusé, il dut promettre à Paola qu’il
l’appellerait, ainsi que cette dernière semblait le souhaiter.
De fait, dès le
lendemain, une nouvelle rencontre devait avoir lieu. Serge espérait qu’elle se
ferait chez elle, mais prétextant son insatiable besoin de danser, elle avait
préféré retenir un bar attenant à une piste de danse. Elle portait un fourreau
noir qui la faisait onduler comme une sirène et que rehaussait un sautoir de
perles, soulignant une poitrine stratégiquement pigeonnante. Avec un maquillage
à l’avenant, elle était extrêmement aguichante et, en la voyant descendre du
taxi comme une reine, Serge se demandait si c’était vraiment pour lui qu’elle
était en campagne. D’un côté, il était fier d’avoir été, selon toute
probabilité, l’objet de l’étalage de tant de beauté, d’un autre, il avait peur
d’avoir libéré une force qui pourrait s’avérer incontrôlable. Alors qu’hier, il
pensait avoir perçu quelle jeune femme elle était, aujourd’hui, elle lui parut
rien de moins que mystérieuse, n’ayant rien à dire sur elle-même, comme si sa
vie n’avait pas d’histoire et était sans importance. En contrepartie, les
moindres petits gestes ou les moindres propos de Serge étaient significatifs de
quelque chose et avaient, par conséquent, un grand intérêt pour elle. Si elle
en était venue à indiquer ses goûts en musique, c’était parce que son
interlocuteur avait été sollicité à faire état des siens. Il en était de même
pour ses lectures préférées qui, comme par hasard, étaient, à quelques auteurs
près, les mêmes que pour ce dernier.
Cette conversation, cent fois interrompue, pourrait-on dire malgré elle, était
rythmée par le va-et-vient sur la piste de danse que la lumière tamisée
emplissait d’un halo de mystère. En s’abandonnant lascivement dans une musique
de bolero, la main caressant ostensiblement la nuque de Serge, Paola s’exhibait
dans une attitude des plus explicites. Paradoxalement, cela suscita, bien qu’à
son corps défendant, la crainte de Serge. Il se rendait compte qu’il gravissait
les premières marches d’une aventure sentimentale qui risquait de ne pas être
tranquille. D’autant qu’il ne s’était pas fixé un tel but. En fait, il n’avait
pas de but du tout. Il avait simplement sauté sur une opportunité, sans se
poser la question de savoir, jusqu’où il voulait aller. Par la force des choses
et, surtout, en raison de l’insistance de Paola, ils avaient convenu de se
rencontrer, comme cela lui arrivait dans le passé avec d’autres filles, sans
que cela eût des suites nécessairement. Il pensa à Marjorie et à Vanessa qui
étaient restées ses meilleures amies et avec qui, il était sorti, à quelques
reprises, à l’époque de sa vie de collégien.
La musique venait
de finir et en lui cédant le pas, Serge la regardait regagner sa place, à
l’autre bout de la salle, dans une cadence chaloupée de danseuse. En
imagination, il vit alors s’élargir son halo de mystère, pendant qu’elle
obtenait que Serge la rencontre à nouveau dans ce bar, la semaine prochaine. En
l’entendant se congratuler de sa rencontre avec lui, Serge se demandait comment
expliquer qu’il fût devenu, tout à coup, le messie affectif de cette beauté,
aux pieds de laquelle, il verrait, à coup sûr, beaucoup d’hommes avant lui. A
plusieurs reprises, il voulut l’informer de ses interrogations à son sujet,
mais il estimait que le moment de telles libertés n’était pas encore arrivé. La
prochaine fois, sa perception aura eu le temps de s’enrichir davantage et ses
propos pourraient être plus pertinents. D’ici là, il tâchera de patienter.
C’est sur de telles dispositions qu’ils se séparèrent, à une heure avancée de
la nuit, Serge lui offrant de la raccompagner à son domicile, alors qu’elle
déclina l’offre, au moment de monter dans un taxi.
CHAPITRE X
En achevant de
lire la lettre, Serge, de mauvaise grâce, éructa : « Le sort en est jeté.» Il
n’y avait plus maintenant d’alternative. Dans un mois, il devra se présenter à
l’École des Renseignements de l’armée… Tant qu’il n’avait pas reçu cette
maudite lettre, il lui restait encore un petit peu d’illusion. Maintenant, les
choses étaient claires. Et avant que ne commençât son embrigadement, il
réfléchissait à la façon d’utiliser le temps qui lui restait. Vaguement, l’idée
de Paola s’imprégna à son esprit et il songea à prendre les moyens de la
revoir, quand il dut décrocher le téléphone qui sonnait : il paraît, lui dit
Benoit, que des espions à la solde du tyran étaient à l’œuvre à New-York, avec
la mission d’éliminer les opposants les plus virulents du gouvernement. Vu
qu’on ignorait les personnes visées, il convenait d’être très prudent dans les
contacts et les lieux fréquentés. Bien entendu, Serge ne manqua pas de
remercier son ami, mais perdu qu’il était dans la grande ville de New-York, il
ne se sentit nullement dans l’insécurité et, sans le lui dire, se promit de
n’envisager aucune précaution particulière dans ses déplacements. Le soir même,
après avoir répondu à une lettre de Claudine, il prit l’autocar en direction d’un
club fréquenté par des congénères haïtiens.
Sans s’annoncer,
la pluie commençait à tomber, d’abord faiblement, puis avec plus de force, au
fur et à mesure qu’on avançait. Parvenu au Centre-ville, à proximité d’un
amphithéâtre jouxtant une station de subway, le chauffeur et ses passagers
pouvaient observer le spectacle d’une trombe d’eau qui dévalait la pente, à
l’intersection de la rue Church et Charleston. Elle charriait sur son passage
des sacs d’immondices éventrés et des résidus de la tonte d’une pelouse, ayant
dû être, par leur abondance, ceux d’une grande cour. Par-ci, par-là, des
détritus laissés par le courant, jonchaient le trottoir. Au fur et à mesure que
l’autocar quittait le quartier commercial, plus personne ne se voyait dans la
rue, laissant la place à une kyrielle de voitures qui semblaient s’être données
le mot d’aller à tombeau ouvert et d’éclabousser tout ce qu’il y avait des deux
côtés de la rue. Une vague inquiétude commençait à se manifester à l’esprit de
Serge : allait-il y avoir des activités au club par un temps pareil? N’eut-il
pas mieux valu qu’il fût resté chez lui? Il regrettait presque qu’il se fût
laissé convaincre par Benoit d’aller y faire un tour, sous prétexte de trouver
un dérivatif à ses préoccupations. Quand, une heure plus tard, il mit pied à
terre, rien en effet dans l’aspect des lieux, ne le porta à penser au club,
dont la réputation dépassait bien les limites de la ville. Ce qu’il y voyait,
c’était un édifice assez terne, qui ne différait en rien des maisons qui jalonnaient
cette section de la rue. Mais quand il pénétra à l’intérieur, il découvrit une
salle d’une étendue que rien ne permettait d’anticiper de l’extérieur. Sauf
qu’elle était relativement vide, à part un groupe de gens qui discutaient, à sa
grande surprise, de la répression politique; on décida de faire silence, en
attendant de le situer sur une échelle idéologique. Mais quand quinze minutes
plus tard, on sut qu’il était un ami de Benoit, les langues se délièrent et la
conversation reprit son cours comme auparavant.
--Quelqu’un d’entre vous les connaît-il, fit le gérant du
club?
--Moi, j’en connais trois. Il paraît qu’ils sont cinq dont
deux avec des missions spéciales qui peuvent aller jusqu’à l’exécution… Ils
investissent les lieux où nos congénères sont susceptibles de se trouver. C’est
pourquoi, je ne serais pas surpris de les rencontrer ici.
--Luc, peux-tu nous donner quelques renseignements sur ceux
que tu connais, répartit le gérant?
J’aimerais rendre le filtrage plus efficace à l’entrée.
--Je pourrais te fournir ces renseignements demain, au plus
tard. En attendant, je peux déjà te dire
que le trio compte une très belle jeune femme qui n’a aucunement
l’apparence de son rôle.
Tous les yeux
étaient rivés sur Luc. A l’époque, New-York était, certes, une des villes les
plus violentes du monde. A y circuler la nuit, on pouvait risquer, à tout
moment, de se faire dévaliser ou même d’y laisser sa peau. En dépit d’une telle
situation, la ville ne restait pas moins un havre de paix pour les opposants au
régime en place en Haïti. Bien entendu, ils n’étaient pas sans avoir des
préoccupations multiples, mais ils avaient
perdu l’habitude de regarder à droite et à gauche, chaque fois qu’il
faisait un pas. Ce sentiment de sécurité était, pour beaucoup d’entre eux, la
dimension la plus intéressante de leur immigration, au point d’arriver souvent,
à neutraliser la nostalgie qui revenait sporadiquement les hanter.
--C’est curieux, enchaîna un autre, le fait que tous les
régimes répressifs ne se développent jamais sans leur Mata-Hari. Il y a là un
filon qui dépasse les services de renseignements et qui devrait intéresser les
théoriciens de la philosophie politique ou de la sociologie. On se serait
attendu à ce que le Marcuse d’Eros et civilisation apporte sa contribution à
cette question, mais ce n’était pas le cas.
--Peut-être qu’il te laisse le champ libre
Jean-Claude…Pourquoi le penseur que tu es ne nous mitonnerait pas un petit
essai sur cette question brûlante. Cela nous avancerait tellement dans la lutte
que nous menons contre les criminels au pouvoir au pays!
Un rire comprimé
se voyait ostensiblement sur les visages auxquels l’ironie du propos n’avait
pas échappé. Luc se contentait de rire jaune parce que Jean-Claude était son
ami.
Serge qui était encore un inconnu, malgré sa référence à
Benoit, ne pouvait, par ailleurs, pas manquer de provoquer encore de la
suspicion. C’était le sens de la question du gérant.
--Connaissez-vous le Valcour qui a été dénoncé, il y a
quelques mois, dans La Vérité, le journal gouvernemental?
--C’était moi. Je m’appelle Serge Valcour. Je venais à peine
de quitter le pays. Et il se mit à raconter, pour la première fois depuis qu’il
est à New-York, ses aventures en Haïti, la trahison de son groupe politique par
Paul Garceau, l’exécution de ses amis, les péripéties de son séjour à New-York,
ainsi que la perspective de son départ pour le Vietnam.
En racontant son
histoire, Serge crut voir la tension qui se manifestait dans l’assistance
réagir comme un soufflé, à la baisse de l’intensité du feu. L’un d’entre eux ne
manqua pas, néanmoins, de marquer un brin de scepticisme, en lui demandant
d’expliquer pourquoi il n’a pas été trahi par Garceau comme ses amis. Un autre
était plutôt intrigué du fait qu’à peine arrivé au pays, il se voyait recruter
d’office pour le Vietnam, alors que ce n’était pas le cas pour ses congénères
vivant dans cette ville depuis longtemps. Mais, il faut croire que ses
explications convainquirent ses interlocuteurs, car ni l’un, ni l’autre ne
réclamait de renseignements supplémentaires. Au cours de la discussion,
néanmoins, Serge sentait sourdre ses propres interrogations.
--A défaut de nous donner le nom de cette jeune fille,
poursuivit-il, pourriez-vous nous indiquer à quels traits il serait, éventuellement, possible de
l’identifier?
--Je ne l’ai vue qu’une fois. Par conséquent, ce que je peux
en dire risque d’être très approximatif. Je me souviens tout de même qu’elle
est grande, sûrement au-dessus de la moyenne des femmes. Elle est belle avec
des sourcils bien dessinés. Quand je l’ai vue, sa chevelure tirant vers le
brun, lui tombait en torsades sur les épaules. Était-ce dû à la coiffure à ce
moment-là? Je ne saurais le dire. Elle avait une mise élégante et raffinée,
et des bijoux à l’avenant, qui la situaient
dans une certaine aisance.
--Dans un pays comme le nôtre, il y a une variété
innombrable de nuances épidermiques entre le noir et le blanc. A laquelle la
rattachez-vous?
-- Elle est ce
qu’on appelle une brune en Haïti. Mais
ce qui retient l’attention surtout en la voyant, c’est son port altier et
dominateur, de l’air d’une personne qui ignore le regard des autres.
La pluie qui s’était
arrêtée, recommençait de plus belle, accompagnée, cette fois, de rafales de
vent. Par la fenêtre, on voyait les branches se livrer à des contorsions
abracadabrantes, pendant que les feuilles étaient emportées dans un tourbillon
vertigineux. Sous la porte, le sifflement du vent, par l’éventail de ses
nuances, exprimait toute la gamme d’intensité des rafales. Rien qu’à l’entendre
et à en voir les assauts dans les branches, le gérant savait que la soirée
était sur une pente dangereuse. Déjà deux appels venant de musiciens,
s’enquéraient de la décision des responsables : allait-on renvoyer, à une autre
fois, les activités de la soirée ou les maintenir en dépit de la tempête? Après
une demi-heure d’incertitude et, devinant que les gens n’oseraient pas
s’aventurer sous le mauvais temps, il
décida de tout laisser tomber.
Serge n’était pas
grandement déçu de la situation. A défaut de pouvoir se divertir, il avait
rencontré des gens avec qui il pouvait échanger des idées et se sentir à
l’aise. N’était-ce pas, d’ailleurs, son loisir de prédilection en Haïti, avant
l’époque de son militantisme? Que de fois n’avait-il pas refait le monde,
lorsqu’il s’amusait avec ses amis, à décortiquer la politique mondiale dans le
contexte de la guerre froide! Autant dire qu’une heure d’autocar, par ce temps
de chien, n’était pas pour lui un pensum. Depuis son arrivée à New-York, c’est la première fois qu’il
s’était trouvé en compagnie d’un groupe si important d’Haïtiens, à causer de
tout et de rien. Mais surtout, cette rencontre le laissa sur une hypothèse qui
agissait dans son esprit comme un brûlot. Tellement, que le temps d’arriver à
son appartement, il était presque gagné à l’idée que celle dont on parlait au
club, n’était autre que l’objet, depuis peu, de ses émois.
Déjà, il
envisageait de quelle façon il devait faire face à la situation : il ne
conviendrait pas de la démasquer, comme il en avait d’abord l’idée. Cette
stratégie avait ses inconvénients au point de vue politique et il préférait ne
pas s’y exposer. Il lui parut plus approprié de jouer les naïfs, du moins
provisoirement, en lui laissant suffisamment de corde pour pouvoir se pendre
avec.
Au fond, malgré
sa déception, il était plutôt content de ce qu’il venait d’apprendre sur le
compte de Paola. Avant, la rencontre en esprit de l’image de cette dernière, à
côté de celle de Claudine, lui causait bien des scrupules. Cette impression, en
s’évanouissant comme par magie, lui permettait l’économie d’une indécision. Il
est vrai que l’enjeu n’avait jamais été Claudine ou Paola, mais plutôt Claudine
et, confusément, Paola en appendice, du moins, provisoirement. Mais tel quel,
c’était trop compliqué pour lui. Comme si ce n’était pas assez de devoir
composer avec la situation que ses conditions de vie à New-York imposent à sa
fiancée!
Dès le lendemain,
il reçut un appel de Luc : la jeune femme du groupe d’espions haïtiens serait
prénommée Andrée-Lise. Serge ne marqua
aucune surprise. Les indices accumulés jusqu’à présent étaient suffisamment
révélateurs pour que cette information devînt superflue. Pourtant, à la
réflexion, elle n’était pas inutile, elle lui apportait, a priori, l’objection
à une parade qui pourrait s’avérer nécessaire de la part de cette femme.
En attendant,
Serge anticipait déjà ce que pouvait être leur rencontre prévue pour le
surlendemain, dans ce bar qui commençait à leur devenir familier.
Il la voyait
arriver dans son fourreau noir comme la dernière fois, la tête altière dans sa
démarche ondulatoire caractéristique. Les clients s’arrêteraient de boire pour
la voir se rendre à sa table, dans cette attitude hautaine et mystérieuse qui
la suit comme son ombre. Malgré tout, il serait fier d’elle. Tout de suite
après son installation, il lui offrirait à boire et elle réclamerait un brandy
Alexander, à moins de jeter son dévolu sur un café calypso pour commencer,
avant de passer à un cocktail. En attendant d’être servie, elle voudrait savoir
comment il se portait, connaître ses activités dans les détails, les rythmes
auxquels il s’y adonnait, en groupe ou seul etc. Ces questions ne se
donneraient pas pour un interrogatoire en règle. Elle est trop habile pour
cela. Elle s’arrangerait pour ne pas laisser voir les bouts de ficelle qui
pendraient. Pour le dérouter, elle risquerait de montrer de l’intérêt pour des
questions insignifiantes, cachant ses véritables préoccupations pour des
renseignements stratégiques sous une épaisse couche d’indifférence.
Elle se
montrerait avenante et toute aménité au cours de l’entretien, se réservant,
cependant, d’offrir une dimension impénétrable de sa personne, toutes les fois
que le hasard de l’échange la mettrait sur la sellette. Si bien, qu’au terme de
la soirée, Serge ne saurait rien qu’il ne sût déjà. Entre autres, qu’elle est
conseillère en tourisme au consulat, que son emploi lui laisse beaucoup de
latitudes au plan des horaires de travail, en raison des multiples déplacements
qu’elle était appelée à faire et, tout compte fait, que sa vie ne présentait
pas beaucoup d’intérêt.
Bien entendu,
Serge essaierait d’aller au-delà de cette carapace, se promettant d’utiliser
des subterfuges logiques pour la pousser à ses derniers retranchements et
obtenir, par la force des choses, sa reddition, au moins sur quelques éléments
problématiques de sa vie. Ce serait sa version optimiste de la joute entre eux;
mais il craindrait que sa version pessimiste ne soit plus réaliste, compte tenu
des attributs intellectuels supposés à sa partenaire. Dans cette perspective,
il lui prêtait déjà des stratagèmes de haut calibre pour faire diversion sur
ses activités obscures, tout en le laissant enlisé dans le marais des
insignifiances et des invraisemblances.
Ainsi, Serge
serait bien pourvu pour faire face à cette rencontre qui, il le sentait,
risquerait d’avoir des suites fâcheuses et, peut-être même, des conséquences
politiques pour toute la communauté haïtienne de New-York.
Assis au même coin que naguère, dans cet angle
qui lui permettrait de contrôler la porte d’entrée, il commanderait un double
scotch à être servi pur. Il lui semblerait que la chaleur et les effluves de
l’alcool seraient un élément non négligeable, dans l’épreuve qu’il
s’apprêterait à livrer contre les charmes de Paola. Il avait beau savoir que
c’était un prénom d’emprunt, il y aurait quelque chose en elle qui l’attachait
davantage au faux et qui le porterait à vouloir le garder, du moins,
provisoirement.
Quand finalement sa silhouette se découpa
dans le clair-obscur de l’entrée, il douta que ce fût elle, avant de
l’identifier quelques secondes plus tard, dans sa démarche cadencée. Néanmoins,
il crut percevoir quelque chose de différent dans cette démarche éloignée de
l’entrain affiché auparavant. Mais, ce qui le surprenait davantage, c’était sa
mise en général. Bien entendu, elle était encore élégante, mais pas de cette
élégance lumineuse et un tantinet ostentatoire de leur dernière rencontre.
Quelque chose en elle avait changé, qui affectait autant sa mise que sa façon
d’être. Elle apparaissait moins hautaine et moins altière que dans l’image
qu’il en gardait. L’expertise de son maquillage ne se retrouvait pas dans les
procédés minimaux qu’elle affectait, cette fois-ci. Elle attirait néanmoins
toujours les regards dès deux côtés de l’allée centrale, ce qui témoignait,
s’il était besoin, que son attrait n’était pas essentiellement dû à sa parure.
Mais elle n’avait cure des yeux rivés sur elle. Elle semblait poursuivre le fil
d’une idée, ce qui lui conférait une apparence de concentration, dans laquelle
Serge ne l’avait jamais vue auparavant. Tout ceci lui donnait aux yeux de ce
dernier, un air tout à fait singulier et, s’il ne croyait opportun de renvoyer à
plus tard ses commentaires, il l’aurait accueillie avec de grandes
interrogations sur son comportement.
A la vérité,
Paola ne lui laissa pas le temps de s’interroger bien longtemps, car, à peine
assise, elle lui révéla qu’elle avait un grand secret à lui confier. Pendant
quelques minutes, elle lui parla de ses fonctions dans les services secrets du
gouvernement et de son rôle dans sa relation avec lui. Et comme si Serge ne le
savait déjà, elle lui avoua qu’il courait un grand danger. Pas seulement s’il
s’avisait de retourner en Haïti : ici à New-York, le danger n’était pas moins
grand. Des agents avaient pour mission de supprimer des militants d’opposition
beaucoup moins compromis que lui. Ce n’est pas tous les jours qu’on avait pour
objectif d’opération, un adversaire politique qui avait fomenté le plan de
renverser le régime dans le cadre d’une révolution et d’instaurer à sa place un
système socialiste. Généralement, le service se contentait de poissons moins
gros. Par conséquent, s’il voulait échapper à son destin qui, dans le contexte
des luttes politiques, semblait tout tracé, il avait besoin de se tenir loin
des clubs fréquentés par les exilés ou les émigrés haïtiens, lieux stratégiques
privilégiés d’épuration du service.
Et comme si elle
prenait, tout à coup, conscience du rôle qui avait été le sien auprès de Serge,
changeant de ton, elle lui dit, mortifiée, qu’elle n’était pas celle qu’il
pensait. Elle est, dit-elle, un vil personnage qui n’est pas digne de son
attention et encore moins de sa confiance et dont la fonction n’était pas autre
chose, que de rabattre des gens comme lui et, le plus souvent, moins important
que lui, dans les filets de la répression gouvernementale.
Si elle ne
s’était jamais enorgueillie de cette fonction, elle n’éprouvait pas, pour
autant, des sentiments de culpabilité à exécuter les exigences de sa charge.
C’était, en tout cas, la situation jusqu’à très récemment. Tant qu’il n’était
qu’un nom sur une feuille de papier, elle n’avait aucune répugnance à jouer les
rôles qui lui étaient demandés. Cette attitude n’avait pas pu, néanmoins,
résister à l’expérience de la rencontre avec lui. Elle en avait pris la mesure
une fois parvenue à son appartement. Au
début, elle ne comprenait pas ce qui lui était arrivé; elle se sentait confuse.
Un sentiment duquel, des activités domestiques avaient eu, provisoirement
raison, avant qu’il ne rebondisse au moment de se coucher. C’est ainsi qu’après
avoir passé sa nuit à réfléchir à son rôle au service des renseignements et les
conséquences désastreuses qu’il pouvait avoir sur le destin des gens comme lui,
elle en était venue, au matin, à mettre en question la poursuite de sa
collaboration à ce service. Au moment où je vous parle, continua-t-elle, j’en
fais encore partie officiellement; mais c’est une question de temps.
Moralement, je l’ai déjà quitté depuis
plus de vingt-quatre heures, tout en sachant que moi aussi, je devrai apprendre
à raser les murs et à regarder à droite et à gauche, avant de m’aventurer dans
certains lieux de rassemblements populaires. Déjà, ai-je dû envisager mon
déménagement à bref délai : ce sera fait, d’ici demain, avant que ma lettre de
démission ne parvienne à l’ambassade, histoire de leur rendre la tâche de me
retrouver, si elle ne s’avère pas déjà des plus difficiles, un peu plus ardue
que ce n’est le cas d’habitude.
Depuis le jour où
j’ai accepté de m’enrôler, j’ai appris à connaître une des règles d’or du
service . « Quand c’est nécessaire, le
service congédie, mais personne ne démissionne. » De fait, à ma connaissance,
personne avant moi n’avait jamais démissionné depuis l’instauration du service.
J’ai pris le risque, sans le considérer ainsi, car l’enjeu est tellement plus
important…Il y est question de votre vie, M. Valcour, et dois-je le dire, je
crois que je vous aime!
Serge était
sidéré. L’était-il davantage de la déclaration d’amour de Paola ou de sa
participation comme espionne au service des renseignements? Il ne saurait le
dire, pas plus qu’il ne pourrait dire, de quoi était rempli le silence qui
suivit la tirade de son interlocutrice. Quand finalement il revint de son
mutisme, c’était pour y aller d’une réflexion qui trahissait tout son drame
intérieur.« dois-je vous remercier de risquer votre vie pour sauver la mienne,
répondre à l’expression vibrante de votre amour pour moi ou seulement vitupérer
l’espionne en vous, qui aurait pu me conduire tout droit, sous les balles d’un
agent de votre service? »
A vous de juger,
répondit Paola, les yeux baissés, les regards perdus dans les arabesques qui
festonnaient le tapis de l’allée centrale, comme si, là, résidait la clé de son
drame psychologique.
L’instant
d’après, Serge entreprit, sans grande conviction, de lui expliquer pourquoi les
relations évoquées entre elle et lui n’étaient pas possibles, que ses
sentiments à son endroit étaient un leurre pour elle, s’ils ne l’étaient pas
pour lui et que, de toute façon, ils ne pourraient pas avoir d’effet puisqu’il
était déjà attaché ailleurs. En conséquence, continua-t-il, il lui était encore
possible de revenir sur la décision de quitter le service de renseignements et
qu’il lui sait gré des informations, qu’au demeurant, il possédait déjà. Sur
quoi, elle rétorqua à Serge qu’il n’avait rien compris, ouvrant la vanne d’un
dialogue, qui devait se prolonger à une heure avancée de la matinée. Au terme
de l’entretien, la décision de Paola de
quitter le service de renseignements s’était trouvée renforcée, pendant que Serge, de son côté, se
débattait affreusement dans un état de déséquilibre psychologique.
C’est dans cette
disposition d’esprit qu’il regagna son appartement. Un vent frais chassa devant
lui les amas de neige disséminés le long des talus. Ils se répandaient dans
l’air en fines gouttelettes adamantines qui venaient mourir sur son visage,
dans une impression fugace de chatouillis. Serge savourait cette sensation qui,
pendant quelques instants, le distrayait des deux images chères et, pourtant,
oppressives, qui prenaient le contrôle de son esprit. Ce fut, d’une part, celle
de Claudine, aux prises avec les ardeurs de M. Bernal et la complaisance, à cet
égard, de M Saint-Pierre; de l’autre, l’image de Paola qui a trouvé son chemin
de Damas, à cause de sa rencontre avec lui et qui lui avait peut-être sauvé la
vie en risquant la sienne.
Pourtant, il
était écrit qu’avant d’entrer à l’École des Renseignements de l’armée, il
connaîtrait toute la gamme des sentiments, car à peine avait-il franchi le
seuil de sa demeure, qu’il tomba sur une lettre de Claudine lui annonçant son
arrivée pour le lendemain, chez sa cousine Alexandra. Il n’avait pas sitôt fini
de la lire que le téléphone sonna. C’était Claudine qui voulait s’assurer qu’il
avait bien reçu sa lettre et a été prévenu de son arrivée. Après quelques
échanges lapidaires, il fut convenu que Serge serait à l’aéroport à l’attendre.
En déposant le
récepteur, Serge était agité par des sentiments tellement contradictoires, que
pendant un long moment, il eut comme la sensation d’être dans les montagnes
russes. Les enjeux de sa situation étaient si cruciaux qu’ils le projetaient
dans un état constant de déséquilibre : chaque plan idyllique que son imagination
lui permettait d’entrevoir, semblait être le prélude à des perspectives
négatives qu’il ne pouvait prévoir.
Malgré que
l’arrivée inopinée de Claudine lui fît un immense plaisir, en répondant à un
vœu qu’il avait ardemment caressé, sans avoir jamais osé le lui formuler, elle
n’ajoutait pas moins à la somme de préoccupations qui bouillonnaient dans son
cerveau, depuis quelque temps. D’abord, pour combien de temps allait-elle être
à New-York? Il n’avait pas pensé à lui poser la question…Était-ce possible
qu’il dût gagner l’École de Renseignements avant son retour en Haïti?
Allait-elle vouloir qu’il fût plus précis dans son plan d’avenir qu’il ne
l’avait été, jusque-là, au téléphone? Par ailleurs, comment devra-t-il réagir à
la démarche de Paola? Si elle lui était indifférente, il n’y aurait pas de
problème. Mais la confession qu’elle avait faite sur son appartenance politique
et les rôles qu’elle avait joués, n’avaient pas effacé l’émoi qu’elle avait
fait naître en son cœur, lors des rencontres antérieures. Maintenant qu’il
était persuadé que sa déclaration d’amour n’avait rien des manœuvres perfides
d’une espionne, comment y faire face? Devra-t-il affronter la situation,
plutôt que d’y répondre par des moyens
élusifs? Et si d’aventure il prenait le désir à Paola de le relancer, pendant
que Claudine serait dans le paysage? Ainsi donc, Serge avait le sentiment de
vivre un moment de grande intensité émotionnelle qui commandait des mesures
d’urgence sur plusieurs plans en même temps. Ce n’était pas la première fois
qu’il repassait dans les chemins ardus de ces sentiments contradictoires et, de
façon régulière, il faisait face toujours aux mêmes données, soit, entre
autres, son profond amour pour Claudine et son grand désir de lui aplanir la
route de l’avenir. Il se rendait compte, qu’à cet égard, sa volonté n’était pas
à la mesure de ses désirs et il en éprouva une profonde frustration, tout en se
demandant, chaque jour, ce qu’il pourrait faire, sinon pour compenser ses
manques et ses incapacités, du moins, pour l’empêcher de désespérer tout à
fait. C’est dans un tel contexte que le personnage de Paola dans le paysage
commençait sérieusement à l’inquiéter.
Pourtant, le
problème qu’il avait, ne se réduisait pas au modèle de l’homme écartelé entre
deux objets d’amour. Il vivait quelque chose de plus profond, dont il ne
prenait pas conscience du premier coup. La réalité ne lui apparaissait que très
tard, quand l’obscurité de la nuit avait mis en déroute ses inhibitions de la
journée.
Bien sûr, ses rencontres
précédentes avec Paola, n’avaient pas manqué de le mettre en émoi. Sa
déclaration d’amour avait fait le reste, en le jetant dans un trouble sans
pareil. Mais de savoir, en même temps, qu’elle était une espionne et qu’il s’en
fallait de peu, qu’elle ne le livrât pieds et poings liés aux exécuteurs de la
police secrète, aurait dû être assez fort pour le guérir de sa sensibilité à
son égard.
Pourtant, son
inclination vis-à-vis d’elle, loin de décroître, se renforçait paradoxalement.
Sans qu’il s’en rendît compte, la mystique judéo-chrétienne du rachat de la
faute par le repentir avait fait son œuvre. Acculé au pardon comme à la seule
voie possible, il se sentait dépositaire d’une responsabilité vis-à-vis de
Paola : sa confession l’avait, en quelque sorte, rédimée à ses yeux et lui
avait ouvert la porte de son cœur, comme à l’enfant prodigue, la porte de la
maison du père. Et dans la joie de la conversion dont il était le principe, il
crut reconnaître les éléments de l’allégresse générale qui avait accueilli
le retour du fils dilapidateur, malgré la hantise d’une pensée de Mme du
Deffand. «Les femmes, disait-elle, ne sont jamais plus fortes que lorsqu’elles
s’arment de faiblesse.» Mais il ne s’y arrêta pas, se refusant à considérer
qu’il aurait pu être le jouet d’une comédienne. A compter de cet instant, toute
la question était de savoir, comment assumer cette responsabilité vis-à-vis de
Paola, sans qu’elle fasse ombrage à sa relation avec Claudine.
Il avait déjà
pris de grands risques dans sa vie et livré des combats contre la peur et les
forces d’inertie liguées, pour maintenir Haïti dans un état permanent de
décomposition. A plusieurs reprises, il était passé très près de laisser sa
peau. Néanmoins, il avait l’impression que la lutte qu’il se livrait à
lui-même, dévoilait une douleur dont la nature lui était tout à fait inconnue.
Auparavant, ses combats mettaient en question son courage et sa volonté, mais
il les sentait comme prédéterminés pour accomplir quelque chose d’extérieur à
lui. Il se souvenait bien du mot de Georg Lukàcs : « Le destin est ce qui vient
à l’homme de l’extérieur. » Mais, cette fois, les choses se passaient entre
lui-même et lui-même, loin des forces extérieures, sur la scène de son esprit
et de son cœur. Mais, après avoir pataugé un bon moment dans ces idées sombres,
changeant de perspective, il crut, malgré tout, avoir été le jouet du destin,
le jour où Paola s’était trouvée sur sa route. Il n’avait rien fait pour la
rencontrer; il passait par hasard dans ce club, à l’invitation de Benoit, sans
prévoir la cascade d’événements qui allait débouler de cette rencontre.
Autant à certains
moments il se glorifiait de sa liberté et de sa capacité de choisir son chemin
dans la vie, autant il aimait à penser que sa liberté n’était pour rien dans
son drame. Subitement, les lumières de l’appartement s’éteignirent. Ouvrant la
fenêtre, il remarqua qu’une nuit d’encre avait enseveli le jardin et les
espaces alentour. Une coupure d’électricité, se dit-il. Et, sous le coup de
l’émotion de la soirée, il pensait que ce n’était pas le moindre des paradoxes
que ce phénomène qui bouleversait des dizaines de milliers de gens fût, à son
avis, moins important que le « black-out » qu’il sentait au fond de lui.
CHAPITRE XI
Dans la voiture
qui les conduisait cet après-midi-là à travers les rues de New-York, Serge et
Claudine n’en finissaient de rappeler les événements, petits et grands, qui ont
jalonné leur vie respective, depuis les quelques mois de séparation. Cela ne faisait pas un an, mais
chacun, de son côté, avait l’impression qu’un laps de temps beaucoup plus long
s’était écoulé depuis ce jour fatidique. C’est ainsi que poussée par Serge,
Claudine en était venue à évoquer les rapports difficiles avec son père, dès le
moment où il avait commencé à multiplier les invitations à M. Bernal.
Au début, elle ne
savait pas où il voulait en venir; mais, très vite cependant, quand les
rapports avec ce dernier étaient mis en perspective, avec la distance qu’il
semblait prendre par rapport à ses fiançailles, les choses étaient devenues
claires pour elle. Pour toutes sortes de raisons, il ne croyait plus en Serge.
A défaut de voir sa fille adopter la même attitude que lui, il avait essayé de
forcer les choses, en la mettant dans la situation d’accepter la cour assidue
de M. Bernal. Et sur l’insistance de Serge, elle raconta de long en large, les
multiples situations dans lesquelles elle avait dû monter aux barricades pour
sauver leurs relations.
Ces propos
soulevèrent une grande émotion chez Serge. Il se désespérait de penser que sa
bien-aimée était pourtant appelée à revivre, peut-être, pendant longtemps
encore, cette situation difficile dans l’incompréhension, voire l’animosité de
son père. Une fois de plus, il revivait cette séquence d’être acculée au pied
du mur, quand il a la conviction de perdre, au moins temporairement,
l’autonomie de ses mouvements.
Pourtant, quel
ne fut pas son étonnement d’entendre Claudine le rassurer! La probabilité
qu’elle retourne au pays était faible, à moins qu’il ne dût effectivement
partir pour le Vietnam. Cela impliquait qu’elle allait s’arranger pour rester à
New-York jusqu’à son départ pour le front, si tel devait être le cas.
Le conducteur
gara la voiture au bord du trottoir, près de Central Park, pour permettre à un
passager de se désaltérer. Une grande agitation régnait sur les lieux. On était
en train de tourner un film et, non loin de l’endroit où ils se trouvaient, des
camions remplis d’équipements cinématographiques étaient stationnés à l’entrée
du parc. A quelques mètres de là, des éphèbes bronzés en tenue de sport, dont
on ne savait s’ils étaient des badauds ou des acteurs requis pour la
circonstance, déambulaient dans une des allées du parc. Tandis que Claudine
s’amusait de cette rencontre inopinée, en croyant reconnaître l’actrice d’un
film qu’elle avait vu en Haïti, Serge était autrement préoccupé. Devant la
perspective d’un séjour prolongé de sa fiancée à New-York, il essayait de voir
de quelle façon conduire sa barque, pour que cela fasse le moins de vagues
possibles. Car c’est un fait, Claudine est arrivée à un moment où il était
passablement déséquilibré psychologiquement. Il se sentait comme un boxeur qui
venait de se faire asséner un double crochet de gauche à la mâchoire, sans
avoir pu encore recouvrer ses moyens. Les autres promeneurs s’émerveillaient de
ce qu’ils avaient sous leurs yeux, alors que lui réfléchissait aux possibles
raisons, pour que Paola eût tant insisté à lui parler. Il avait d’abord tenté
de renvoyer la rencontre souhaitée à une date ultérieure, mais il avait vite
fait de comprendre que, ce faisant, il risquait de passer à côté d’une réalité
qui impliquait son intégrité physique ou morale. Cela avait donc été suffisant
pour le porter à prendre rendez-vous avec elle au début de la soirée, dès qu’il
aura raccompagné Claudine chez Alexandra.
La rencontre eut
lieu, ce soir-là, dans un petit restaurant, non loin de la cinquième avenue. Il
avait été choisi par Paola parce qu’elle
s’y sentait plus à son aise qu’ailleurs. C’était encore le printemps, mais
l’été était dans l’air depuis longtemps, même au restaurant, créant les conditions
d’un exhibitionnisme assez précoce pour la saison. De partout, de longues
jambes s’offraient aux regards, prenant leur revanche de l’enfermement hivernal
qui avait trop duré.
Paola était
arrivée avant Serge. Elle était habillée simplement, mais il y avait quelque
chose en elle qui transformait tout et l’empêcherait toujours de passer
inaperçue. Quand Serge arrivera dix minutes plus tard sans être en retard, il
s’empressera de connaître l’objet des inquiétudes de Paola, entraînant cette
dernière dans un exposé qui ravivait aux yeux de Serge, la précarité de la
situation de l’un et de l’autre.
Naguère, quand
Paola travaillait au service de renseignements, elle avait accès à un fichier
sur tous les exilés haïtiens vivant aux États-Unis. L’information colligée ne
concernait pas seulement l’individu,
mais aussi les principaux membres de sa famille. En prenant sa décision de
quitter le service, elle avait détruit non seulement les données le concernant,
lui Serge, mais également celles relatives à une dizaine d’autres jeunes dont
la vie était en danger.
De sorte qu’il ne
lui avait pas suffi de faire ce que personne avant elle n’avait pensé à faire,
soit déserter le bateau, mais elle avait, de plus, saboté, au moins en partie,
la machine de la répression dans des dossiers jugés essentiels. Cet acte et
toutes les informations qu’elle possède, faisaient d’elle un élément tellement
dangereux pour l’organisation, qu’on chercherait par tous les moyens à
l’éliminer. Ce n’était pas une hypothèse, c’était une certitude basée sur une
connaissance intime des procédés en usage. Aussi se doutait-elle de la forte
réaction qui allait s’ensuivre, quoique sans la promptitude qu’on serait porté
à penser. S’il le faut, le service saurait prendre du recul pour pouvoir
frapper avec précision, à la mesure des dommages estimés.
Par conséquent,
sa vie était devenue grandement en danger. Et parce que Serge lui était
associé, dans l’esprit des gens du service, elle faisait nécessairement l’objet
d’une attention particulière qui l’obligerait, lui aussi, à déménager sans
tarder. Dorénavant, il lui faudra en
plus, être très vigilante dans ses déplacements.
Pendant qu’elle
parlait avec flamme, Serge la regardait avec une telle intensité, qu’on eût dit
qu’il lisait dans son âme. Alors que sa vie était en danger, c’est davantage la
vie de Serge qui semblait l’inquiéter.
Promets-moi,
disait-elle, que tu vas déménager d’ici deux ou trois jours, sinon…Et elle
s’était arrêtée comme on s’arrête brusquement devant un précipice.
Depuis le jour où
elle avait fait sa déclaration d’amour, elle s’était abstenue de telle
manifestation. Certes, la réaction de Serge avait été pour beaucoup dans cette
attitude. Elle aurait pu, alors, réfuter les allégations selon lesquelles, les
relations entre elle et Serge n’étaient pas possibles, comme si cette émotion
était d’ordre instrumental ou technique, mais elle avait préféré passer outre,
sentant que Serge n’avait pas ses coudées franches sur ce plan. Cela n’avait
nullement entravé l’évolution de ses sentiments et l’émotion que ceux-ci
généraient chez elle. Sauf qu’elle avait pris la mesure des choses et avait
appris à garder ses sentiments dans le
fond de son cœur, tout en étant incapable de neutraliser toutes ses voies
d’expression. Elle s’informait des lieux que les activités de Serge le
porteraient à fréquenter et lui donnait des conseils sur la façon de déjouer
les stratégies des agents qui seraient à sa recherche. Mais surtout, elle lui
indiquait des personnes et des lieux à ne pas fréquenter, des habitudes à ne
pas avoir et des précautions à prendre au téléphone.
Pendant qu’elle
parlait, Serge était ébloui par une lumière qui irradiait de son âme comme un
soleil et dont seuls ses yeux, il était sûr, avaient la capacité de capter. Il
se demandait au fond de lui-même, comment est-il possible qu’une telle lumière
ait été maintenue sous le boisseau d’un service policier? Et comme si elle se
doutait des questions qui s’agitaient dans l’esprit de Serge, elle enchaîna
sans transition, sur le mode de la confidence.
Lors d’une rafle
mémorable à Port-au-Prince qui a valu à plusieurs dizaines d’opposants d’être
arrêtés, j’avais 19 ans et j’étais en 2ème année à Normale Sup. Mon père était
parmi les opposants arrêtés ce jour-là. Cela avait créé une détresse incroyable
dans la famille, d’autant qu’on connaissait bien le scénario. On savait qu’on
ne risquait plus de le voir vivant, une fois qu’il serait envoyé à Fort
Dimanche. Sur ces entrefaites, j’ai été approché par une femme qui agissait
pour le compte d’un membre influent du régime, lequel voulait me rencontrer. Le
jour du rendez-vous, j’ai compris que ce membre influent était une autre femme
bien connue qui, à l’époque, en effet, avait non seulement beaucoup
d’ascendants sur les activités du parti, mais aussi beaucoup de cruautés à son
actif à l’égard des opposants. Ce
qu’elle me proposait, c’était de travailler pour le régime à New-York, si je
voulais que mon père soit relâché. A l’époque, avec la méconnaissance que
j’avais des dimensions souterraines de la pratique politique, j’avais pris
cette proposition comme une bénédiction .Pourvu que mon père soit préservé de
Fort Dimanche et puisse rester en vie! Étant donné qu’alors, je faisais déjà
des démarches pour aller étudier à l’étranger, je n’avais jamais dévoilé à mes
proches, encore moins à mon père, les conditions de mon départ. On croyait
généralement que j’avais bénéficié d’une bourse d’études. Il est vrai que
j’avais poursuivi les études commencées
en Haïti, mais en plus de cela, j’avais dû acquérir une formation plus adaptée
aux exigences de mon travail. De sorte que si je ne prétends pas tout connaître
sur les services de renseignements, j’ai, au moins, les rudiments nécessaires
pour savoir ce qui vous attend à l’école de Renseignements de l’armée
étatsunienne.
Serge commençait
à comprendre. Il avait encore d’autres interrogations, mais il commençait à
comprendre que Paola n’avait pas vraiment choisi son chemin dans la vie, du
moins, jusqu’à ce qu’elle le rencontre. Ce jour-là, elle avait envoyé tout
promener pardessus bord, à ses risques et périls. Il se trouvait donc dans ce
restaurant, devant une personne qui a « choisi », peut-être pour la première
fois de sa vie et qui, par le fait même, l’interpellait sur le choix qu’il
devrait faire à son tour. Devrait-il l’envoyer promener par-dessus bord, une
fois pour toutes? Telle était la question douloureuse et cruelle qui lui
traversait l’esprit. Mais il n’eut pas l’occasion d’y réfléchir davantage, à
cause de l’invitation de son interlocutrice à lui parler un peu de lui-même.
--Pouvez-vous, en passant, laisser tomber M. Valcour? A mon
tour, si vous le permettez, je vous tutoierais.
--Je ne voulais pas initier le changement, mais cela fait
longtemps que je l’attends de ta part. Je sais quel opposant tu as été en
Haïti, mais à quoi as-tu carburé? Quel a été le fer de lance de tes prises de
position, de tes actions?
--C’est une grande question que tu me poses, car moi-même,
je n’ai pas de certitude là-dessus. Je suppose que mes lectures m’ont orienté,
à peu près, dans cette direction. Mais, des fois, je me demande si seulement le
fait de naître dans ma famille, avec un parti pris en faveur de tous ceux qui
sont marqués au coin d’un déficit quelconque, n’a pas été le déterminant
fondamental de mes convictions.
Avant de prendre
sa retraite, mon père était un ardent défenseur de la justice. Comme avocat, il
lui arrivait de défendre gratuitement des clients pauvres, au grand dam,
parfois, de la partie adverse, surtout quand elle était le parti au pouvoir. En
ce qui concerne mes croyances religieuses, j’ai été trop abreuvé de principes
évangéliques, d’abord, par ma mère, ensuite, pendant une partie de ma trajectoire scolaire au collège des
religieux, pour que cela ne vous marque pas et qu’il ne vous reste rien.
--Je le soupçonnais, mais je voulais en avoir la
confirmation. Aussi surprenant que cela puisse te paraître, vu ma propre
trajectoire, nos milieux familiaux se ressemblent. Comment se fait-il que nous
soyons si différents?
--Nos différences sont illusoires, Paola. Les principes qui
t’ont porté à mettre en question ton rôle au service de renseignements sont de
la même famille que ceux qui me faisaient agir.
Le serveur leur
apportait l’addition. Ils se rendaient compte que, bientôt, ils devaient se
quitter. Serge aurait aimé dire à Paola combien il était transporté de sa
présence, combien les moments passés avec elle lui étaient doux et combien il
avait hâte de la revoir, mais s’il pouvait courir le risque de voir ses sentiments
être découverts, il en était tout autre que d’en apporter verbalement la
confirmation, surtout s’il devait lui expliquer qu’il était fiancé et qu’il
comptait bientôt se marier. Mais plus grave encore, il ne pouvait pas lui dire
que la rencontre avec elle l’avait, d’une certaine façon, fait vaciller sur ces
certitudes au sujet de Claudine. Il ne pouvait pas lui dire, car il venait pour
la première fois d’en avoir conscience.
Mais le cœur de
Paola avait deviné bien des choses ce soir-là. Quand elle quitta ce restaurant
dans le taxi qui la ramenait chez elle, sa joie était grande. Pour la première
fois, elle était certaine que Serge ne lui était pas indifférent. À défaut
d’être certaine qu’il l’aimait, cela lui donnait des ailes pour faire face aux
inconvénients de sa nouvelle vie.
Comme il était
prévisible, Serge rentra chez lui plus bouleversé qu’il n’avait jamais été dans
le passé. En franchissant le couloir attenant à son appartement, il aperçût un
homme à mine patibulaire qu’il n’avait jamais remarqué auparavant. Cette
constatation le ramenait aux conseils qui lui avaient été précédemment
prodigués par Paola. Il se demandait s’il n’était pas en présence d’un agent du
service des renseignements sous un déguisement. Pendant un certain moment, cela
lui avait suffi comme diversion à son trouble. C’est ainsi qu’il ouvrit la
porte de son logis en pensant, moins à sa situation d’écartèlement entre
Claudine et Paola, mais plutôt à la nécessité de prendre tous les moyens pour
assurer sa sécurité.
Cependant, il était écrit qu’il n’aurait pas
la tranquillité d’esprit ce jour-là, car à peine arrivé, il trouva une lettre
qui eut la vertu de reléguer au second plan, l’essentiel de ses préoccupations
de la journée. En effet, il était requis de se présenter, une semaine plus tôt,
à l’École des Renseignements de l’armée. L’heure à laquelle il était attendu
était déjà connue, de même que le numéro de la salle où l’on devait procéder à
son admission. Il n’avait donc pas de temps à perdre pour être prêt au moment
voulu. D’autant que la base où se trouvait l’école était approximativement à
quatre cents kilomètres de New-York. Il eut le réflexe d’appeler Claudine et de
l’en informer. Il se ravisa et composa plutôt le numéro de téléphone de Benoit,
très heureux d’entendre sa voix et, surtout, revenu de son inquiétude due à son
absence prolongée. A plusieurs reprises, il avait essayé sans succès de le
joindre. Où était-il passé? Avait-il quitté New-York? Une femme qu’il avait
hâte de connaître, était certainement là-dessous, disait-il. Quand voudra-t-il
la lui présenter? Dans sa hâte de formuler des questions qui lui brûlaient les
lèvres, il n’avait pas entendu la molle protestation de Serge : c’est un cas de
coïncidence malheureuse, car il n’avait pas quitté New-York. Cependant, il
comptait vraiment lui dire adieu bientôt, du moins pour quelque temps. Et il
fit part à son ami de l’obligation qui lui était faite, d’avoir à se présenter
à l’École des Renseignements de l’armée, aussi vite que la semaine prochaine. Sur
quoi, après quelques secondes d’ahurissement, Benoit s’offrit à le conduire,
prétextant que cela lui permettra de visiter une région qui lui était à peu
près inconnue.
Rassuré d’une
certaine façon, Serge appela Claudine dont la déception se manifesta très
fortement, en apprenant qu’il devait la quitter dès la semaine prochaine. Elle
avait cru pouvoir jouir davantage de sa présence avant ce jour fatidique. Mais
puisqu’il ne pouvait rien faire pour échapper à ce rendez-vous inéluctable,
elle espérait, au moins, pouvoir l’accompagner, jusqu’à cette école qu’elle
haïssait déjà. Serge n’avait pas eu de difficulté à la rassurer de ce côté, lui
disant de quelle façon il comptait s’y rendre.
Ce changement
inopiné, dans les derniers jours de Serge à New-York, eut pour conséquence de
le porter, à la suite de son entretien avec Paola, à mettre en question le
scénario de son déménagement sur lequel il avait commencé à réfléchir. Il
savait que ce faisant, il prenait un risque, mais il était prêt à l’assumer.
Comme il voulait en discuter avec Paola,
pour ne pas utiliser son téléphone, il descendit dans une cabine téléphonique
publique au coin de la rue. A l’instar de Claudine, Paola était amèrement déçue
de la précipitation d’un événement qu’elle attendait sans, bien sûr, le
souhaiter. D’autant qu’il arrivait au moment le plus inopportun de la dynamique
des relations entre elle et Serge. Elle se félicitait que ce dernier lui eût
promis de lui écrire, car cela lui enlevait la nécessité d’une telle initiative.
Elle n’aurait donc pas à souhaiter d’avoir de ses nouvelles, se contentant
d’espérer qu’il pût avoir le temps pour cela, dès les premiers moments de son
installation.
Au cours de la
conversation, Serge s’avisa de l’immobilisation d’une voiture à quelques mètres
du poste téléphonique. Cette constatation, qui était d’abord anodine, commença
à changer, quand ses regards tombèrent sur le conducteur, un grand dégingandé,
d’origine africaine avec des rouflaquettes trop régulières pour n’être pas
postiches et qui lui donnaient l’air de certains personnages d’agents secrets,
dans certaines émissions d’après-midi pour enfants. L’idée lui vint alors de
jeter un coup d’œil sur les deux passagers. A leur col monté, leurs lunettes
fumées et leur mine rébarbative, il se laissa envahir par une crainte qui lui
rappelait les conseils de Paola un peu auparavant. Et sans essayer de vérifier
si l’objet de ses craintes était réel, sitôt l’échange téléphonique terminé, il
décampa avec l’envie réprimée de prendre ses jambes à son cou, pour laisser,
néanmoins, prévaloir une dégaine nonchalante et insouciante, comme s’il n’avait
même pas remarqué la présence de ces louches individus. En se disant tout bas :
« n’importe où, sauf à l’appartement », il se lança dans le premier taxi qui
passait, en observant convulsivement s’il était suivi. Après deux ou trois
kilomètres et s’être rassuré qu’il n’y avait pas âme qui vive jusqu’au bout de
la rue, il mit pied à terre et reprit la direction du retour, en prenant mille
précautions à l’approche de son logis. Quand il fut sûr que personne n’était
dans les parages, il sortit du bistrot dans lequel il était entré, une
vingtaine de minutes auparavant et s’aventura dans la section de rue où se
trouvait son logis. Après avoir inspecté les alentours, il se décida à entrer,
non sans avoir exploré le couloir menant à son appartement, en ayant presque
hâte de quitter New-York et ses dangers.
CHAPITRE XII
L’École des Renseignements de l’armée se trouvait au
Maryland. Plus précisément, à Holabird. Le voyage avait été long. Plus long
qu’il n’aurait été, sans les circonstances qui l’expliquaient et les
dispositions psychologiques qui en découlaient. Serge et Claudine auraient aimé
faire ce voyage dans de meilleures conditions. Pour l’un comme pour l’autre,
c’était leur première occasion de sortir de New-York et de humer les effluves
des campagnes étatsuniennes. Pourtant, c’est à peine s’ils avaient eu le temps d’observer
l’aménagement de ces grandes prairies, que le printemps venait de couvrir d’une
mince couche de verdure. Les pâles rayons du soleil, en se reflétant sur la
rosée de la nuit, leur donnaient une teinte argentée. Pénétrés de la tristesse
de ce moment, ils avaient, chacun vaguement, l’impression de mettre le pied sur
la première marche de leur descente aux enfers.
La voiture filait
à 90kms à l’heure, dans le matin clair. Sur la banquette arrière, un silence
lourd de tout ce qu’ils avaient sur le cœur donnait d’eux une impression de
profonde morosité. Ils n’étaient dérangés que par les propos de Benoit et de sa
compagne qui, de temps à autre, les invitaient à regarder tel site ou tel
paysage. Des fois, il se contentait de les prendre à témoin, en écoutant la
radio, de l’évolution des tendances musicales en Haïti.
Quand finalement,
ils parvinrent à Holabird, c’est dans un bistrot au bord de la route, qu’ils
attendirent l’heure du rendez-vous de Serge et, bien entendu, le moment de la
séparation. Claudine le vit à la manière d’une déchirure, comme si quelque
chose d’irrémédiable venait de survenir. Ce sentiment s’imposa à elle avec une
telle force, quand Serge eut franchi la dernière étape qui la séparait de lui,
qu’elle pleura comme un bébé, pendant que Karine, la compagne de Benoit,
essayait de la consoler. Cela dura quinze minutes environ. Puis, sans
transition, elle retint ses larmes, arrangea ses cheveux et se perdit dans la
contemplation de l’horizon, en attendant le signal du retour. N’était-ce le
timbre sonore de la voix de Benoit qui la rappela à elle-même, elle n’aurait
pas aperçu, non loin d’elle, à travers un treillis de fils métalliques bordant
une cour attenante à la base, des soldats s’exerçant au base-ball. Elle
n’aurait pas eu besoin de cette réalité anodine pour la brancher, derechef, sur
Serge et les difficultés de sa relation avec lui. Mais elle ne pleura pas comme
elle l’eût fait auparavant, vrillant de ses regards un panneau attaché au
treillis et qui semblait contenir la solution de sa situation problématique.
Elle était encore
enlisée dans ses pensées marécageuses, quand la voiture démarra en direction de
New-York, laissant Holabird sous un voile d’ombres, comme un insecte englué
dans une toile d’araignée.
Mais la réalité
était tout à fait différente du côté de Fort Holabird. Était-ce naïveté de la part de Serge? Il était loin de
l’avoir imaginé dans ses exigences et son prosaïsme. A peine arrivé, il avait
dû se contraindre à plusieurs activités dont il ne soupçonnait pas la
nécessité. Pourtant, ce n’est pas par hasard qu’il avait été affecté à cette
école. Il le devait, entre autres, à sa performance de 135 au test du Q.I.
Beaucoup de ceux qui étaient ses condisciples cotaient à plus de 120 à ce test,
et il se mit à réfléchir à la complexité et à la multiplicité des voies du
déterminisme.
Très vite, il
avait dû se colleter à des cours sur la gestion des dossiers relatifs à
l’ennemi, sur l’utilisation des codes et le décodage des messages, sur
l’interprétation cartographique et l’analyse des photos aériennes. Le défi de
ces cours ne résidait pas dans les cours eux-mêmes, mais dans sa difficulté à
se décentrer de lui-même et à s’occuper d’autre chose que les problèmes qui
l’habitaient en permanence. Il était à Fort Holabird, mais son âme était
ailleurs. Pourtant, les cours les plus difficiles étaient à venir. Ils
concernaient l’interrogation des prisonniers et les méthodes barbares et
inhumaines consacrées à cet effet, au nom de l’efficacité. D’autant que la
formation dans ce domaine était loin d’être théorique. Elle allait être servie
par un sergent-instructeur qui avait préalablement peaufiné ses méthodes sur le
terrain, dans les marais de Da Nang ou dans les tranchées de Cu Chi au Nord de
Saïgon, où était basée la 25ème division d’infanterie à laquelle il
appartenait, un peu avant le déclenchement de l’opération « Destruction »
Mais les cours,
les plus prisés intellectuellement, traitaient du contre-espionnage vers
lequel, d’ailleurs, la hiérarchie militaire se faisait fort de rabattre une partie des éléments d’élite.
Bien entendu, Serge était du nombre. Il comprit que depuis longtemps, les
données sur lui circulaient dans les officines de l’armée, alors qu’il était
maintenu dans l’ignorance la plus complète. Deux corps d’armée se
l’arrachaient, la marine et l’infanterie jusqu’à ce que la volonté du colonel
O’Donnell de la sécurité militaire l’emportât sur les autres. Dès le début, il
comprit que son Q .I et d’autres éléments de son background, dont sa connaissance
du français, en faisait un sujet d’une certaine importance dans la fonction du
décodage des messages-radio de l’ennemi. Le Front National de Libération (FNL)
utilisait cette langue dans sa stratégie de communication, pour faire échec, à
la fois, aux soldats de l’armée gouvernementale sud-vietnamienne, ainsi qu’aux
Étatsuniens qui les encadraient.
Par une ironie
des événements, lui qui ne croyait pas à la légitimité de la guerre et qui,
volontiers, prendrait la défense des Vietnamiens contre les Yankees
envahisseurs, le voilà un pion dans la stratégie de la sécurité militaire
étatsunienne. L’absurdité de la situation lui donnait presque le vertige.
Comment est-il possible qu’un tel rôle lui soit dévolu, lui qui, hier encore,
rasait les murs en Haïti pour éviter de se faire descendre par les sbires de la
dictature en place. Comment arrivera-t-il à déjouer les traquenards placés sur
son chemin, par cette volonté omnisciente et omniprésente de l’armée
étatsunienne?
Longtemps, cet
après-midi-là, pendant son installation, il resta à penser à son destin. Il
s’était toujours vu comme quelqu’un de réfléchi, capable de se donner des
objectifs et des moyens de les atteindre malgré beaucoup de difficultés. Même
sous la dictature haïtienne, il avait encore une certaine marge de manœuvre, ne
fût-ce que l’espace de liberté que permettaient les opérations clandestines.
Maintenant, il avait vaguement l’impression, que son théâtre d’opération
venait, paradoxalement, de se réduire aux dimensions d’un rectangle de tapis,
dans un des territoires les plus étendus de la planète, et en relation avec
l’armée la plus puissante du monde. Pourtant, le temps de passer à la
cafétéria, sa décision était prise : il savait qu’il lui sera toujours
difficile de faire valoir sa volonté, mais il refusera d’abdiquer, de céder le
dernier mètre carré par quoi il se considère comme un homme libre de ses
mouvements. A défaut de trouver la fissure par laquelle il pourra passer pour
témoigner de sa volonté, il s’arrangera pour la créer, quelque prix que cela
lui en coûte.
C’est à ce moment
seulement que le monde extérieur, qui avait cessé d’exister, se manifestait à
ses yeux. En pénétrant dans cette salle qui résonnait d’éclats de rires sonores
de soldats en train de se restaurer, il eut l’impression d’avoir, tout à coup,
sur lui, des dizaines de paires d’yeux, comme s’il témoignait d’une singularité
particulière. A la vérité, il se contentait d’être nouveau et cela était
suffisant pour le mettre en relief dans ce milieu.
Il n’alla pas se
mettre seul dans un coin, comme il en avait l’intention. Il s’invita plutôt à
une table occupée par trois personnes dont il n’était pas certain qu’ils
étaient des soldats. De fait, ils n’en étaient pas et cela lui fit plaisir. Et
tout à coup, il prit conscience d’un autre paradoxe de sa situation. Alors que
tout ce qu’il faisait depuis des mois n’avait d’autre but que de faire de lui
un soldat et, potentiellement, engagé dans la guerre qui n’en finissait
d’agiter les milieux de gauche et la jeunesse étatsunienne, il ne pouvait
supporter l’état de soldat, voire même, la proximité de ce dernier, comme s’il
était le seul à avoir été piégé par la machine de guerre en action aux
États-Unis.
--Êtes-vous en Amérique depuis longtemps, lui demanda le
grand blond du trio?
--J’y suis né et j’y ai toujours vécu, répondit-il.
--Pourtant, je reconnais, par votre accent que vous êtes
étranger, remarqua le noir.
--C’est vrai que né aux États-Unis, je n’y suis pas resté
longtemps; néanmoins, j’ai toujours vécu en Amérique.
Après un échange
de regards, le rouquin des trois
enchaîna :
--Comment pouvez-vous soutenir que vous avez toujours vécu
en Amérique si vous n’y êtes pas resté longtemps?
--Je suis né ici, mais j’ai vécu en Haïti jusqu’à récemment.
Ils se regardèrent
derechef, se demandant probablement si le nouveau venu essayait de se payer
leur tête. Au moins, jusqu’à ce que le grand blond, revenu d’une profonde
réflexion, laissa tomber sentencieusement :
--La prétention de l’ami…Tu t’appelles comment, à propos?
--Serge pour votre service…
--La prétention de Serge n’est pas nouvelle. Beaucoup de
gens du continent se réclament le nom d’Américain depuis longtemps.
--Tu veux dire, répartit le rouquin, que les Argentins, les
Jamaïcains et les Cubains seraient des
Américains?
--Oui, selon cette prétention.
Et les trois,
en se tapant les cuisses, y allèrent d’un rire si sonore qu’ils attirèrent
l’attention de la dizaine de soldats qui achevaient de dîner à la table
voisine. Le temps de quelques échanges, tout le monde comprit que, pour le
nouveau venu, « les Cubains sont des Américains. » L’ineptie leur parut immense
et, à la mesure de l’ironie tordante d’un loustic qui fit remarquer, en
corollaire, qu’à son avis, « les Américains sont des Cubains. »
C’est ainsi que
sans demander son reste, Serge quitta la cafétéria après une entrée qu’il eût
voulue moins remarquée. Bien entendu, il se sentit, dans un premier temps, un
peu froissé dans son orgueil. Néanmoins, l’instant d’après, en plaçant les
choses dans une autre perspective, il en vint à banaliser l’expérience qu’il
avait faite, trouvant qu’il témoignait simplement de l’ignorance des soldats
et, se convainquant, une fois de plus, qu’il n’avait rien de commun avec eux
malgré qu’il fût pris pour partager leur objectif.
L’après-midi ne
le trouva pas enlisé dans les retours infinis sur sa rencontre avec les
soldats. Il songea plutôt à Claudine. Il eût toujours voulu paver de roses, les
sentiers qu’elle était appelée à fouler. Pourtant, il n’aura réussi qu’à
parsemer de ronces son itinéraire, depuis leurs fiançailles. A son souvenir,
son cœur s’emplit de sentiments suaves, mêlés d’accents de culpabilité, comme
s’il était responsable de son cheminement chaotique dans la vie et, par voie de
conséquence, de toutes les difficultés qu’elle a connues à cause de lui.
Là-dessus,
interrompant sa réflexion, il s’appliqua à lui écrire. Jamais auparavant, il ne
lui avait écrit une aussi longue lettre chargée de tous les sentiments que les
circonstances lui inspiraient, mais aussi, de tous ceux que son départ d’Haïti
avait occasionnés, à différents moments, depuis cette époque. Dans le demi-jour
de sa chambre aux stores baissés et, en plein dans son exaltation, il se
représentait Claudine comme ayant dû
livrer une guerre de titan, pour préserver sa fidélité envers lui, en dépit du
cheval de Troie personnifié par M. Bernal. Ce n’est pas la première fois,
depuis l’arrivée de sa fiancée à New-York, qu’il se sentait aiguillonné par
cette représentation. Pourtant, jamais encore, il n’avait fait le point avec
elle là-dessus, de vive voix, comme s’il avait peur d’entendre de sa bouche ce
qu’il avait à savoir. Maintenant qu’il en était séparé, il regrettait de ne pas
l’avoir fait avant. Il était donc plus que temps de le faire et, dare-dare, il
coucha sur la moitié d’une feuille, toutes ses interrogations à ce sujet. Mais,
à peine avait-il fini de traduire les craintes et les peurs qui tapissaient le
fond de sa conscience, qu’une voix intérieure se fit stridente pour lui rappeler
l’inconvenance ou la couardise de son procédé. Il resta longtemps, cet
après-midi-là, à se demander quel sort il allait faire de ses notations, avant
de se décider finalement à les garder et de confier la lettre à la poste.
L’idée lui vint
d’écrire aussi une lettre à Paola. Toutefois, après réflexion, il préféra
attendre, disposant plutôt du temps qui lui restait, à préparer sa formation
devant commencer dès huit heures, le lendemain matin. On lui avait dit que les
candidats à l’École des Renseignements étaient, à certains égards, l’élite de
l’armée. L’expérience de cet après-midi ne lui avait pas permis de confirmer
cette prétention. Peut-être, les soldats rencontrés n’en faisaient-ils tout
simplement pas partie. En tout cas, il avait hâte de voir qui étaient ses
collègues et de quelle trempe étaient les formateurs. Il avait beau vouloir les
représenter différents de ces êtres grossiers et brutaux coudoyés à
l’entraînement au début, il n’arrivait pas, comme si l’imagerie mentale qu’il
avait de l’armée des États-Unis était, à tout jamais, faite de ce microcosme
obtus et pervers, aperçu lors de ses premières expériences.
Il en était
encore à ses réflexions quand une sirène de la base déchira l’air et l’obligea
à prêter attention à l’environnement. Un trio de soldats qui passaient en
grande conversation, non loin de sa chambre, lui firent deviner la proximité
d’un lieu de divertissement au lieu même où il se trouvait. Et sans demander
son reste, il se mit à les suivre. Mais il n’avait pas plutôt tourné le coin,
qu’il se trouva en face d’une salle de
cinéma, une bâtisse de briques rouges, couverte d’affiches annonçant les
films au programme, dont Opération C.I.A pour le soir même. C’est ainsi que
cinq minutes après être sorti de sa réflexion, il se retrouva, croyant faire
diversion à ses pensées, au milieu d’une
salle obscure, dans le sillage de Burt Reynolds, en route pour Saïgon, au cœur
d’un drame d’espionnage.
Dans le rôle de
l’agent de la C.I.A se trouvait Mark Andrews.
Il allait faire une enquête sur la mort suspecte d’un confrère, ayant
découvert le complot visant l’assassinat de l’ambassadeur des États-Unis.
Serge n’en
revenait pas, de voir combien l’environnement se chargeait de le maintenir dans
l’unique préoccupation de la guerre du Vietnam qui tenait fermées les seules
portes pouvant donner accès à une dérivation. Parallèlement, il en avait marre
de se colleter, encore une fois, à quelques-uns des poncifs courants dans ce
pays : des exploits dignes de James Bond, une efficacité qui arrivait à se
jouer de tous les obstacles placés sur sa route et une brutalité toujours
présente, qui lui rappelait que la violence est coextensive à la personnalité,
au pays de l’oncle Sam.
Pourtant, il ne
se fit pas d’illusion sur ce qui l’attendait dans les marais du Sud-Est
asiatique. En dépit des difficultés auxquelles les héros ont dû faire face, il
avait la certitude que les choses seraient pires dans la réalité. Il ne saurait
dire pourquoi cela devrait être ainsi, mais il y avait dans sa pensée, quelque
chose qui tenait autant de l’inconnu dans les manifestations multiples du
phénomène de la guerre, que de l’éloignement de ce phénomène. Par ricochet,
cela conférait aux scènes imaginées, un degré d’épouvante et de terreur loin
des seuils expérimentés en ce coin plutôt familier de la planète.
C’est ce soir-là,
qu’au sortir du cinéma, il rencontra pour la première fois, un soldat et, dans
ce dernier, l’étoffe d’un homme qui devait jouer un rôle important dans sa vie.
Pour lors, il se contentait de prendre une bière en sa compagnie et de parler
du film qu’ils avaient vu. Il s’appelait Arturo Mendoza et était d’origine
portoricaine. A quelques exceptions près, il était dans la même situation que
Serge, obligé de s’enrôler dans l’armée et se voyant orienter à l’École des
Renseignements. Était-ce à cause de ce facteur? Tout de suite, ils se sont
découvert des atomes crochus. Et ce qui ne gâtait rien, ils étaient assignés
aux mêmes cours, malgré leur appartenance à des corps de service différents.
Comme Serge,
Arturo supportait très mal la perspective de devoir aller au Vietnam, avec son
cortège de malheurs de toutes sortes. D’autant que John, un de ses amis de
collège, y avait déjà laissé sa peau. Mise au courant des circonstances dans
lesquelles il avait péri, sa fiancée avait connu le désespoir. Souvent la nuit,
les rêves d’Arturo se peuplaient d’êtres étranges qui n’avaient de cesse de lui
tendre des pièges, comme ils l’avaient fait pour John. C’est dans ce contexte
que la perspective de son départ pour le Vietnam avait pris corps.
En attendant,
Serge et Arturo se réconfortaient mutuellement, en envisageant les probabilités d’échapper aux bataillons
d’avant-garde sur le théâtre des opérations au Vietnam. Après sa piteuse
expérience à la cafétéria, Serge était heureux de trouver dans son confrère,
quelqu’un avec qui il pouvait causer. Même s’ils se connaissaient à peine, il
sentait vaguement que certaines valeurs leur étaient communes. Il se félicitait
également de trouver chez Arturo, quelqu’un de rompu aux us et coutumes à
New-York, sinon aux États-Unis, sans pourtant se départir de ses capacités
critiques au plan des valeurs. N’empêche qu’il était plus Étatsunien que lui,
même s’il n’y était pas né.
Il avait cinq ans
et sa sœur Ashley sept quand ses parents durent quitter Porto-Rico pour venir
s’établir à New-York. Depuis, vingt et un ans ont passé sans qu’il ait eu
l’occasion d’aller revoir les lieux de sa naissance. Il n’y pensait jamais sans
regret, car, dans l’intervalle, sa maison natale avait cessé d’exister, à la
suite d’un incendie qui avait dévasté plusieurs immeubles de son quartier.
Il disait ces
choses avec un brin de mélancolie, comme s’il touchait à un point sensible de
son existence. Et Serge songeait que depuis qu’il était à New-York, Arturo
était une des rares personnes rencontrées à s’identifier par une profonde
humanité et qui pouvait vibrer pour des choses intangibles comme le souvenir de
son enfance.
De son côté, si
Arturo ne pensait pas la même chose que Serge, il n’en était pas loin.
L’accueil qu’il fit du récit de la
trajectoire de Serge était, à cet égard, significatif. Bien que ce dernier se
fût contenté de dire le minimum, Arturo y voyait déjà le scénario d’un film
avec son caractère héroïque, ses retournements de situation ou ses
rebondissements. Si Serge avait ajouté d’autres éléments, peut-être son ami y
aurait-il trouvé le climat psychologique pour un drame d’espionnage. Quoi qu’il
en soit, on n’en était pas là. Ce qu’Arturo cherchait, en regardant fixement
Serge, c’est ce qu’il serait devenu, si le révolutionnaire en lui, avait trouvé
l’occasion d’advenir. Serait-il devenu un autre « barbudo » dans les Caraïbes à
tenir la dragée haute aux États-Unis? Il ne faisait pas que le penser, il en
fit part à Serge et les deux s’étaient mis à rire, en se représentant Serge
dans l’uniforme vert olive et la dégaine de Castro. Depuis son arrivée au camp,
c’était la première fois qu’il passait un moment délicieux et il était reconnaissant
à Arturo de lui permettre de finir ainsi la journée.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XIII
Une semaine après
son retour de Maryland, Claudine prit une décision qui, sur le coup, pouvait
paraître banale, mais qui devait, au fond, avoir une influence déterminante,
tant sur le cours de sa vie, que sur celle de Serge. Elle décida de précipiter
son retour en Haïti. Non sans, toutefois, avoir pris la peine d’en exposer les
raisons à Serge. Jusqu’alors, compte tenu de la confusion entourant
l’orientation de son ami, elle s’était rangée à l’idée de devoir demeurer plus
longtemps que prévu à New-York ; les
circonstances semblaient le justifier. Surtout si elle voulait garder
une image moins floue, plus précise, du sens de sa relation avec Serge. Mais,
après réflexion et, ne voyant pas de changement à l’horizon, elle avait résolu
de faire, disait-elle, par anticipation, l’économie d’une frustration. C’est
que, dans l’intervalle, elle avait acquis la conviction, qu’une fois sa
formation terminée, au terme de ces trois longs mois, Serge se verrait tout de suite
montrer le Vietnam comme sa prochaine étape d’opération. Elle était très
attachée à Serge, mais pas au point de se condamner à l’attendre à New-York,
plutôt qu’en Haïti auprès des siens. C’est à cette pulsion qu’elle avait réagi,
quand elle s’embarqua sur ce vol à destination de Port-au-Prince, sans trop
savoir où cette décision devait la mener. Autant le vol Port-au-Prince-New-York
lui était plaisant, autant le voyage de retour était vécu avec amertume. Au
départ de son pays, elle était certaine que son voyage allait le rapprocher de
son fiancé et lui permettre de partager un peu ses angoisses. Or, bien loin
qu’il en fût tel, elle avait l’impression, au contraire, qu’elle s’en éloignait
et ce sentiment lui était insupportable. Pendant tout le vol, elle se demandait
si elle avait pris la bonne décision. Cette interrogation s’intensifiait quand,
en plus de son sentiment d’arrachement, elle se représentait la tête que ferait
Serge en lisant sa lettre. Elle se sentait aussi confuse que la sentinelle qui
a déserté à l’approche de l’ennemi. Au fond, pensait-elle, il eût mieux valu
qu’elle n’eût pas fait ce voyage. Elle aurait peut-être des désirs
insatisfaits, mais elle ne nagerait pas aujourd’hui dans une mer de déceptions,
dont l’ultime expérience était, peut-être, d’avoir dû abandonner le bateau pendant qu’il prenait
l’eau. A la vérité, la métaphore qui lui venait à l’esprit n’était pas conforme
à la réalité. Mais elle s’imaginait ainsi la vision que pouvait en avoir Serge.
Et à force d’épouser les sentiments prêtés à son fiancé, elle en était venue à
perdre de vue les vraies dimensions de la réalité. Elle en était encore dans le
marécage de ses idées sombres quand
l’avion amorça sa descente sur Port-au-Prince.
Comme elle s’y
attendait, elle n’eut pas à chercher longtemps à l’aéroport. La tête de M.
Saint-Pierre apparut de prime abord et, à côté, celle de M.Bernal. Elle
comprit, tout de suite, à quelle « machination » son père s’était prêté pour
venir l’accueillir. Après les échanges d’usage, il aura suffi d’une demi-heure
pour qu’elle franchisse le seuil de la maison familiale qu’elle avait quittée
près d’un mois auparavant. Seulement, l’enthousiasme de son départ avait fait
place à un sentiment complexe, fait d’un peu de satisfaction, mais surtout, de
déception et de culpabilité. Satisfaction peut-être d’avoir remporté une
victoire sur elle-même en étant chez elle, plutôt qu’à se morfondre à New-York
pour des lendemains incertains; mais déception de n’avoir pas réussi à
atteindre le seul objectif qu’elle s’était fixé en faisant ce voyage, soit de
vérifier les assises sur lesquelles étaient fondées les attentes secrètes de
son cœur. Surtout, elle ressentait de la culpabilité d’avoir fait faux bond à
Serge, dans les circonstances où il avait peut-être le plus besoin d’elle.
Pourtant, sans
qu’elle le voulût expressément, il lui semblait avec le temps, qu’elle devait
tirer un trait sur certains éléments de sa vie. Si elle n’avait pas fait le
voyage à New-York, elle n’aurait pas eu le courage d’une telle décision. Mais
d’être allée jusqu’au bout de sa volonté, dans ce qui lui paraissait comme une
tentative pour sauver son amour en perdition la légitimait, en quelque sorte,
dans son orientation. Comme si, par son action, elle en avait acquis le droit.
Pas seulement en ce qui concerne la décision en cause, mais aussi, à tous les
objets secrets sur lesquels s’était exercée sa censure personnelle.
On aurait pu
croire que remplie comme elle était de la culpabilité de son aventure
neworkaise, l’intervention épistolaire de Serge parviendrait à la déséquilibrer
tout à fait, mais quand elle eut lu ses deux lettres arrivées, à peu près, en
même temps, du Maryland et qui parlaient d’abondance de l’avenir de leurs
relations, elle ne sentit, pourtant, pas le désenchantement de la situation
avec la même intensité que par le passé. Cela explique pourquoi, en réponse,
elle n’alla pas plus loin que noter une certaine déception de la situation,
tout en concluant, à défaut de trouver une alternative opportune, à la nécessité
d’en respecter les contraintes.
Serge n’était pas
habitué à autant de sagesse de la part de Claudine. Son premier mouvement,
c’était d’interpréter son stoïcisme comme un affaiblissement de ses sentiments
: elle pouvait être philosophe, parce que la passion avait fui. Mais il jugea
plus conforme à sa connaissance de Claudine, de conclure qu’elle était enfin
parvenue à accepter le cours de son destin.
C’est sur ces
entrefaites que Serge reçût sa première lettre de Paola depuis son départ. Il
lui avait précédemment écrit pour la mettre au courant de son installation à
Holabird, et surtout, pour se rappeler à son souvenir. Mais il comprit tout de
suite, en lisant sa longue lettre, que cette entreprise était, rien de moins,
que superflue : il était vivant dans son souvenir, comme son image l’était dans
le sien. En fait, la lettre de Paola arriva une semaine après celle de Claudine
par laquelle, celle-ci manifestait son
stoïcisme de l’évolution de ses relations avec Serge. C’est peu de dire
que ce dernier reçût les manifestations
d’affections de Paola à la manière d’un baume. Toutefois, si une partie de
lui-même était transportée de joie, il s’en trouvait une autre, torturée par la
culpabilité, pour considérer que la
moralité aurait été qu’il soit privé de
ce baume. C’est pour cette raison, qu’en
guise de compensation, le soir même où il goûtait au plaisir de lire Paola, il
se livra de ses sentiments à Claudine, dans une lettre torturée et désespérée
où il laissait affleurer sa propre interprétation de sa dernière lettre.
Quand, quelques
semaines plus tard, sa formation prit fin et qu’il regagna New-York, comme il
n’avait, jusqu’alors, rien reçu de Claudine depuis sa dernière lettre, il
entreprit de l’appeler, pour s’apercevoir que le numéro de téléphone utilisé ne
permettait pas de l’atteindre. Le recours aux bons soins des parents de
New-York n’arrangeait pas les choses, pas plus que ses propres parents en Haïti
qui étaient, à l’époque, en villégiature sur la côte Sud-Est. De sorte qu’il
n’avait que le choix d’attendre qu’elle voulût bien se manifester elle-même,
d’une façon ou d’une autre.
C’est au cours de
cette période, au cœur d’un été qui se révélait particulièrement torride, qu’il
rencontra Paola pour la première fois, après son séjour au Maryland. Elle avait
dû changer d’adresse pour tenir en respect les agents haïtiens qu’elle avait à
ses trousses. C’est du moins ce qu’elle pensait. Elle en avait identifié un,
non loin de son appartement et, à tort ou à raison, elle avait cru préférable
de s’en éloigner. Elle le fit si bien qu’elle se retrouva, désormais, à l’autre
bout de la ville, si tant est que la ville de New-York eût jamais un bout. Mais
il ne lui suffisait pas de s’en tenir si loin du centre, elle changea encore
davantage ses habitudes de vie et déserta certains lieux qu’elle avait
l’habitude de fréquenter, y compris le complexe administratif où elle
travaillait, allant même jusqu’à changer d’apparence. En cet après-midi d’été,
elle arborait un look que Serge ne lui connaissait pas, un look savamment
négligé, qui allait être à la mode sur la côte Est, après l’avoir été depuis
quelques mois sur la côte Ouest, auprès d’une jeunesse d’avant-garde.
C’est ce jour-là
qu’elle apprit que Serge devait partir, sous peu, pour le Vietnam. Depuis
longtemps, chacun savait que cette échéance arriverait un jour. Mais d’être
pris, tout à coup, par le tourbillon de la guerre, au point de sentir déjà son
haleine mortelle, les remplissait d’émotions. Des émotions d’autant plus
intenses qu’elles étaient, d’un côté comme de l’autre, lourdes de sens, de
l’éloquence de leurs silences, des effusions étouffées et des déclarations
retenues ou censurées. Mais il y a des silences qui parlent à l’âme mieux que
des discours enflammés et ils s’étaient compris au moment de se séparer. Paola
avait compris que Serge était loin de lui être indifférent, sans pouvoir encore
apprécier la force de ses sentiments.
On était à deux
semaines du départ de Serge. Celui-ci revenait à peine de sa déprime d’avoir
été affecté au Vietnam, pour deux ans, à la 101ème unité de renseignements
militaires. Son abattement de la durée de sa mobilisation était tel, qu’il
perdait de vue que son affectation s’était faite dans une unité aéroportée.
Qu’avait-il à voir avec l’aviation, se dit-il, une fois qu’il a eu pris
conscience de l’orientation préconisée dans les papiers officiels? Il était
certain qu’on avait fait erreur à son sujet et qu’on s’évertuera à la corriger,
une fois qu’il aura pris les moyens pour cela. Mais, après plusieurs tentatives
de clarification, aucune erreur n’avait pu être relevée. Il s’agissait
seulement d’une affectation temporaire, en attendant que lui parvînt, une fois
sur place, sa destination définitive pour le temps de sa mission. Il avait pu
savoir alors, que la 101ème unité aéroportée était basée non loin de Hué, une
ville qui avait déjà défrayé, à ce qu’il lui semblait, la chronique militaire à
travers le monde. L’espace d’un instant, il eut la peur de tomber à pic dans le
feu de l’action, mais il s’était vite ressaisi, pour considérer que les
renseignements militaires étaient, peut-être, dans cette horrible guerre, ce
qu’il y avait de moins dangereux et que, tout compte fait, il devait se
percevoir chanceux de n’avoir pas été orienté dans l’infanterie par exemple.
Abattu par cette
découverte et, dans le dessein de faire diversion, il rejoignit Benoit et deux
autres amis, à qui il enjoignit de lui trouver un loisir approprié. Il aurait
dû y penser, car ses amis ne lui trouvèrent pas autre chose qu’une visite au
club de danse. Et dès le soir même, il franchissait le quartier South Village, où se nichait son lieu
d’élection, dans ce coin de verdure, où il avait rencontré Paola. En pénétrant
dans le club qui vibrait au son d’une musique ensorcelante, machinalement, il
jeta un coup d’œil circulaire à la recherche de son égérie. Il avait beau avoir
la certitude qu’elle n’y était pas, il fallait absolument que ses yeux aillent
la chercher à l’autre bout de la piste, non loin du coin des musiciens qu’ils
avaient hanté de leur danse frénétique. Tout à coup, l’idée lui vint d’inviter
Paola et, sans perdre une minute, il s’éclipsa à la recherche d’un téléphone.
Comble de chance, elle s’apprêtait à aller au cinéma et était plutôt heureuse
d’avoir à changer de destination. Précipitamment, elle sauta dans un taxi,
en recommandant au chauffeur de faire
diligence obstinément. Une demi-heure plus tard, elle faisait son arrivée au
club, lieu naguère très fréquenté, pour les besoins de sa fonction. En mettant
pied à terre, elle n’eut pas à chercher. Elle se trouva en face de Serge qui
l’attendait à l’entrée de l’établissement. Il y avait, pour l’un comme pour
l’autre, quelque chose de magique dans ce rendez-vous inopiné, en ce lieu de
leur première rencontre. Ils s’étaient lancés sur la piste comme au premier
jour, enchaînant les pièces musicales les unes après les autres, pendant près
d’une heure, jusqu’au moment où ils sentirent le besoin de se reposer. Munis
d’un rafraîchissement, ils s’étaient retirés quelques instants dans le jardin
afin de prendre de l’air.
Il avait fait
très chaud le jour, mais l’air ambiant était doux. Une brise légère avait suffi
à neutraliser la chaleur emmagasinée par le béton. Malgré l’opacité habituelle
du ciel, ils étaient surpris de voir scintiller tant d’étoiles sur leur tête,
dans un coin d’un bleu transparent qui les comblait d’émotions. Serge, se
laissait-il influencer par l’enchantement du décor? Quoi qu’il en soit, en
déambulant à côté de Paola le long de l’allée, il fut pris, tout à coup, du
besoin de dire des choses, que vingt-quatre heures auparavant, il aurait
censurées.
-- Depuis que
l’éventualité de mon départ pour le Vietnam est devenue une réalité, dit-il,
c’est la première fois que je vis des moments de bonheur.
--Serais-tu surpris, répondit Paola, si je te disais qu’il
en est de même pour moi?
--Oui, un peu, reconnut Serge. J’ai beau t’avoir parlé de ce
pays qui me hante depuis plusieurs mois, je doute que tu sois subjuguée comme
moi, de toutes les images macabres et de toutes les tragédies, que l’univers de
la guerre et des soldats m’a laissées à l’esprit. C’est comme une drogue dont
l’effet se fait sentir lentement et qui finit par envahir tout mon être.
--Je pense te comprendre Serge, du moins, jusqu’à un certain
point. J’ai, a priori, une certitude : je ne pourrai jamais me substituer à toi
dans l’appréhension de ce qui fait ta hantise. En contrepartie, par son opacité
même, ton expérience ne devient que plus obsédante pour moi. La prise de
conscience que je ne peux rien faire pour pallier tes désagréments m’est
insupportable. Je ne suis pas hantée par le Vietnam comme toi, mais je suis
obsédée par ma propre incapacité à t’aider dans ton expérience. C’est pourquoi,
moi aussi, j’ose affirmer, comme toi, que c’est la première fois, depuis
quelque temps, que je prends congé de mes démons.
--J’ai donc passé à côté d’une réalité, celle qui se nourrit
de tes propres inquiétudes, que je ne flairais nullement. J’étais loin de
penser que mon aventure pouvait te torturer à ce point.
--…
--Dis-moi Paola, de quel drame sommes-nous les héros? De
quel destin malicieux prenant plaisir à nous jeter, l’un contre l’autre, dans
la mêlée de la vie, sommes-nous les jouets?
--Pourquoi voir les choses de cette façon? N’y a-t-il pas
une explication plus généreuse de ce qui est en cause?
--Que veux-tu dire?
--Au contraire de toi, je suis persuadé que le destin s’est
servi des voies inusitées pour nous porter à nous rencontrer et à nous
rapprocher. Plus je réfléchis aux circonstances de notre rencontre, plus j’en
suis persuadée.
--Et que fais-tu des obstacles rencontrés dans le plan du
destin?
--Ce sont des difficultés qui doivent être vaincues pour
assurer sa réalisation.
--C’est bizarre, notre conversation… Elle serait
certainement plus à propos à Thèbes qu’à New-York. Je nous sens revenu à une
époque où l’individu n’avait nulle volonté, étant plutôt le jouet des décisions
des dieux et où même l’amour portait la marque de la fatalité.
--Je ne sais pas si j’ai raison ou tort, mais je crois fortement que nos sentiments portent la
marque de cette fatalité. Je dois cependant te demander une chose, Serge, c’est
d’accepter de me considérer selon ton cœur, à l’abri de tout mécanisme de fuite
ou de défense, par quoi tu nierais la voix
qui parle au fond de toi-même.
Il s’ensuivit un
échange qui amena Serge, peut-être pour la première fois, à entreprendre la
décantation des éléments de sa relation avec Claudine. Et quand, un peu plus
tard, il s’offrit à reconduire Paola à son appartement, il avait déjà arrêté sa
position par rapport à cette dernière,
manifestant une attitude de spontanéité qui le surprenait lui-même.
--Après cette soirée, dit-il, je suis triste de penser qu’on
devra se quitter.
--Mais tu n’as aucune obligation…avait répondu Paola.
Tout se passa par
la suite, comme si la perche tendue par celle-ci, était pour lui l’occasion
rêvée de creuser un fossé entre lui et Claudine. Cette nuit-là, il ne regagna
pas son appartement, mais dormit dans le lit de Paola, sans toutefois avoir
évacué un sentiment de culpabilité en pensant à Claudine : il l’avait trahie
sans aucune hésitation, comme si sa fiancée n’avait pas, de son côté, livré
bataille, d’abord contre son père, ensuite contre M. Bernal et, qui sait?
peut-être contre elle-même, pour sauvegarder l’intégrité de leurs relations. Le
temps de quelques minutes, il n’avait que du dégoût pour sa veulerie qui était, à son avis, l’autre
nom de sa traîtrise. Heureusement pour lui que cette vision de soi n’était pas
appelée à perdurer! Car, par un retournement moral auquel il devenait sujet,
tout à coup, il trouvait des arguments sentimentaux pour contrebalancer la
rigueur de son appréciation de soi, et justifier le maintien de Paola à côté de
Claudine, dans son cœur.
Quoi qu’il en
soit, cette nuit-là n’était pas remplie que de leurs effusions, elle était
symbolique d’un rapprochement qu’ils avaient rêvé, depuis assez longtemps. Cela
leur paraissait comme un monument auquel ils avaient rituellement posé la
première pierre. Avec l’enthousiasme de le construire, quels que soient les
obstacles, y compris celui de la guerre du Vietnam. Cette nuit même, Serge dut
promettre à Paola qu’il sortirait vivant de son aventure au Sud-Est asiatique.
CHAPITRE XIV
Quand Claudine
avait pris la décision de se rendre à New-York, à défaut d’arriver à la
dissuader, M. Saint-Pierre avait nourri l’espoir qu’elle y reviendrait dépitée
de son aventure et qu’en retour, cette expérience la rendrait plus raisonnable
et favoriserait l’éveil d’une liaison avec M. Bernal. Il en était tellement
persuadé, qu’il se fit accompagner par ce dernier pour aller accueillir sa
fille à l’aéroport. Mais, dans les jours suivants, il avait beau épier les
gestes de l’un et de l’autre, aucun changement sensible ne lui semblait
apparaître à l’horizon. C’est alors qu’il prit la décision d’aider la nature :
puisque les relations semblaient persister entre Claudine et Serge, il allait
tâcher de les rendre difficiles, voire de les neutraliser tout bonnement. Dans
la même semaine, il s’était arrangé pour enrayer un mécanisme du téléphone et
subtiliser les lettres en provenance de New-York. Pour le reste, c’était plus
facile, car de tout temps, il lui revenait de s’assurer que le courrier pour la
poste aille à destination. C’est par le truchement de ce système qu’eut lieu la
rupture circonstancielle entre les fiancés. Et quand plus tard le téléphone se
remit à fonctionner, c’est sans aucune hésitation que M. Saint-Pierre échafauda
un autre plan propre à détourner, une fois pour toutes, Serge de sa fille. Son
plan marcha si bien que Claudine était désespérée de la situation. Mais, bien
loin que son désespoir la porte vers M. Bernal, il parut avoir atteint jusqu’à
sa sociabilité et sa capacité de s’émouvoir de sa présence. Dorénavant, elle
s’enfermait en elle-même et dans sa chambre, déclinant toutes les invitations
qui lui étaient faites de participer à des activités mondaines.
M. Saint-Pierre
s’aperçut, un peu tard, que son plan n’avait pas rapporté les fruits escomptés.
Devant le désespoir de sa fille qu’il avait, d’abord, pris pour l’expression de
foucades sans lendemain, il eût voulu revenir en arrière, mais il n’avait pas
le courage de lui révéler ses propres turpitudes dans la situation. Il alla
même jusqu’à appeler Serge à New-York pour essayer de rétablir les contacts,
mais il n’y avait personne au numéro connu de Serge. C’est ainsi qu’il assista
impuissant au dépérissement de sa fille, après avoir œuvré par tous les moyens
pour y parvenir.
C’est à peu près à cette époque que Serge
gagna la côte Ouest pour s’envoler vers le Vietnam. Il ne comprenait pas
pourquoi les choses devaient être ainsi, mais il devait les accepter. Ce
soir-là, après l’attente interminable de l’embarquement qu’il passa
difficilement à lire un journal, aussitôt que chacun des soldats avait pris
place dans l’avion, les lumières de la ville de San-Francisco ne tardèrent pas
à disparaître du hublot. Plus rien de sensible ne le rattachait aux États-Unis,
à part le souvenir. Autour de lui régnait une atmosphère irréelle d’excitations
générée, autant par les affabulations des réservistes devant l’inconnu, que par
les récits surréalistes et les péripéties d’une poignée de soldats, de retour
au Vietnam d’une permission aux États-Unis.
Tout le
contingent devait partir par le porte-avions Cleveland. Serge, pour sa part,
par ce périple de plus d’une semaine, escomptait faire le voyage avec Arturo
Mendoza et retarder le moment où il mettrait le pied sur le sol asiatique. À
l’occasion de leur dernière rencontre à Brooklyn, ils avaient fraternisé et
pris des dispositions à cet égard. Ces quelques jours sur un navire en
compagnie d’un ami, plutôt que dans un avion, lui semblaient autant de gagné
sur le destin qui l’attendait dans l’enfer bouillonnant du Vietnam. C’est donc
avec une grande déception et pour lui et pour Arturo, qu’à deux semaines de son
départ, il se vit assigner à ce vol aérien de San-Francisco. Après avoir
vainement essayé d’en connaître les raisons auprès de ses supérieurs, il
comprit qu’il ne parviendrait à aucun résultat par ce moyen. Aussi décida-t-il,
tout bonnement, d’évacuer ce sujet de son esprit.
L’avion avait,
depuis longtemps, atteint son altitude de croisière. Calé sur son siège, Serge
ne prenait part que distraitement à la palabre générale. C’est que,
physiquement dans l’avion, son esprit était pourtant ailleurs. Il était, à la
fois, en Haïti et à New-York, à essayer d’appréhender et de comprendre la seule
chose qui lui importait vraiment en dehors du danger de la guerre,
c’est-à-dire, les relations avec Claudine et Paola.
Bien entendu,
jusqu’à un certain point, compte tenu de ses expériences négatives de
communication, il commençait à se faire à l’idée que ses rapports avec Claudine
risquaient de se terminer en queue de poisson. Néanmoins, il n’acceptait pas ce
qui lui paraissait comme un fait. Il y avait quelque chose qui l’horripilait et
le rebutait dans la manière dont les choses s ‘étaient passées, comme s’il
avait manqué à son devoir de gentilhomme.
Pourtant, à la réflexion, s’il pensait avoir donné à Claudine plus que sa part
d’angoisse et de frustration, il était quand même obligé de reconnaître qu’il
n’était pour rien dans les difficultés qu’elle avait essuyées. N’empêche qu’un
sentiment, comme un remords lancinant, n’arrêtait pas de lui tarauder l’esprit
à son sujet, prêt à jeter de l’ombre sur un autre, non moins exaltant, où il
était question de Paola. Il resta longtemps à penser à cette dernière, n’étant
dérangé, de temps à autre, que par les éclats de voix des uns et des autres
dans la chaleur de la discussion. Par la suite,
la cacophonie du début fît place
à des murmures et des chuchotements plus localisés. Bientôt, une partie du
contingent de soldats dormait à poings fermés et Serge sentait qu’il allait
être du nombre, lui qui n’avait jamais pu retrouver le sommeil en avion
auparavant.
Serge n’oubliera
jamais l’impression bizarre qu’il avait, en mettant le pied sur la base
étatsunienne de Long Binh, aux confins du monde. Une impression d’instabilité
physiologique et émotive, voire morale,
d’être perdu dans le temps et l’espace… On avait beau lui dire que le décalage
horaire en était l’explication, il était persuadé que d’autres éléments, non
encore identifiables, s’en étaient mêlés, pour faire de lui une espèce de zombi
que le moindre souffle pourrait emporter. Alors qu’il avait besoin de repos, il
tombait dans une agitation époustouflante de soldats, s’affairant sur une
immense piste jalonnée de bombardiers géants, à l’entretien. D’autres se
préparaient à des expéditions de bombardements, pendant que retentissaient des
sirènes annonçant, il ne savait quelle catastrophe survenue ou à venir.
Pourtant, à côté
de ce qui se passait dans un rayon d’une centaine de kilomètres sur différents
fronts, il était tombé au paradis, un lieu où il était relativement en
sécurité. Mais, avant de s’en rendre compte, il aurait, volontiers, accepté de
le changer pour aller n’importe où. Heureusement que cette impression ne dura
pas longtemps. De fait, dès le soir, il avait pu prendre la juste mesure des
choses et convenir, en entendant les nouvelles du front, que la base était un
havre de paix dans les circonstances. N’empêche qu’il souhaitait que l’ordre de
transfert arrive assez vite, pour lui permettre de gagner les Services de
Renseignements, objets de sa mobilisation. Il devait arriver, non pas en vue de
son affectation définitive, mais pour que l’autorisation lui soit donnée de
rejoindre, aux environs de Hué, le camp Eagle où était basée la 101ème unité de
renseignements militaires, à laquelle il était temporairement attaché. C’est à
cette unité qu’il avait, pour la première fois,
touché à un aspect méconnu de la guerre, en participant par hasard comme
observateur, à une séance d’interrogatoire.
Cette séance
concernait sept Vietcongs dont une femme qui avaient été faits prisonniers le
matin même. Les deux premiers n’avaient pas voulu coopérer et on les avait
branchés sur des circuits électriques par les testicules. Même alors, au
paroxysme de la douleur, il ne fut pas possible de leur soutirer la
confirmation de leur participation à un raid qui avait été très meurtrier pour
les Étatsuniens. Quand venait le tour de la jeune femme, Serge souhaitait
qu’elle collabore avec les tortionnaires, pour les priver de la nécessité de la
torturer. Mais, s’il avait des illusions sur la nature de ce qu’on appelle
généralement le sexe faible, elles ne résistèrent pas longtemps devant le
courage manifesté par cette frêle femme, sous la torture des Sud-Vietnamiens et
des Étatsuniens. Incapable de lui soutirer le moindre mot, ils lui ont attaché
des électrodes aux seins et au vagin, obtenant sa perte de conscience, mais
jamais les noms attendus.
Pourtant, ces
scènes qui pour Serge étaient déjà extrêmes, s’étaient avérées routinières à la
base comme le révèle Mark Lane [ii]dans son livre. En tout cas, à entendre
parler ses confrères, il n’y avait là rien de très extraordinaire. Et pour lui
signifier ce qu’ils voulaient dire, ils s’étaient mis à lui raconter quelques modèles
de traitement qu’ils infligeaient aux Vietcongs. Il y avait le traîneau qui
consistait à les attacher à un véhicule de transport de troupe au bout d’une
corde et à démarrer en vitesse sur une certaine distance, occasionnant
l’arrachement de certains membres; il y avait aussi la pendaison qu’on obtenait
en les attachant par les pieds à un hélicoptère et à les promener à travers les
arbres de la jungle. Quant à la chute, il s’agissait de pousser le Vietcong dans le vide à partir d’un
hélicoptère, soit pour le punir lui-même ou pour obtenir la collaboration de
ses complices. Mais la méthode la plus courante pour commencer à le torturer,
c’était de lui enfoncer des éclats de bambou sous les ongles ou dans les
oreilles pour lui crever le tympan. D’autres fois, on pouvait se contenter de
les pendre par les pieds jusqu’à une fosse d’aisance. Pourtant, cela ne
concernait que quelques formes de tortures individuelles, excluant d’autres
plus originales, à la limite de l’imagination du G.I. A cet égard, prévenait
l’interlocuteur, c’est la torture des femmes qui semblait le plus titiller leur
esprit. Souvent elles étaient maintenues complètement nues et les
tortionnaires, car ils étaient souvent plusieurs en pareille circonstance,
après les avoir violées les uns à la suite des autres, étaient souvent en
compétition dans le raffinement des supplices. Des fois, les femmes pouvaient
être exécutées sur-le-champ après le viol, alors que d’autres fois, on les
soumettait à des tortures qui conduisaient à la mort lentement. On a vu une
femme nue pendue les jambes écartées pousser son dernier souffle après deux
jours de supplices.
Les répressions
collectives, en marge de la guerre proprement dite, prenaient d’autres formes.
Soit que les Étatsuniens avaient perdu des soldats non loin d’un village et
voulaient se venger, soit que dans leur logistique de guerre, ils voulaient
faire passer un convoi dans un village; à défaut d’obtenir, à bref délai, le
déguerpissement des habitants, ils pouvaient, tout bonnement, décider de raser
le village avec tout le monde. Ce modèle a prévalu à plusieurs reprises. Dans
ces cas, différents types d’armes étaient utilisés : le mortier, les
bombardements au napalm et au phosphore, le bulldozer, les fusils M-16 dont les
balles, comme on sait, explosent dans le corps de la victime et dont l’emploi,
en pareille circonstance, est condamné par la Convention de Genève. Mais, en
plus de ces armes, pour couper les repères des Vietcongs, ils faisaient
pleuvoir un déluge de gaz toxiques (le fameux agent orange) sur les forêts,
hypothéquant pour longtemps et la végétation et la vie des survivants. Dans
certains cas, ils allaient jusqu’à
saliniser le sol du village pour
éviter des peuplements ultérieurs.
Serge n’était pas
tout à fait surpris de ce qu’il avait
appris. Beaucoup de ces récits lui étaient connus déjà aux États-Unis. Mais de
se faire montrer les lieux d’un incident ou d’un massacre, conférait à ces
récits, un caractère de vérité qu’ils étaient loin d’avoir à l’origine. Par
exemple, non loin de la base, on lui avait montré un espace désertique où
l’herbe poussait difficilement et qui était, auparavant, un village de cinq
cents personnes dont il avait déjà entendu parler de New-York. Or, selon
l’interlocuteur, il y en avait des dizaines de cas de ce genre partout où
sévissait la guerre.
Serge était
effrayé par l’atmosphère de la base. Il se souvient du commentaire d’un
psychologue rencontré, deux mois auparavant, à l’École des Renseignements du
Maryland. Il avait dit : « Personne n’est à l’abri d’une régression
déshumanisante dans une guerre. Il lui suffit d’un conditionnement par trois ou
quatre variables, dont l’habitude et la peur, pour devenir un monstre. » Il
était alors surpris de cette réflexion en ce lieu, et il se rappelle avoir
pensé que des gens capables d’émettre de telles idées devaient être très
rares dans l’armée. Il n’avait pas
encore une connaissance valable de ce milieu, mais à observer le va-et-vient
des soldats et, surtout, à entendre leurs propos, il se convainquait de la
justesse de son opinion à ce moment-là, doutant plus que jamais, que des
commentaires analogues pussent venir de l’intérieur.
Au fond,
l’intérêt de ce souvenir était de le mettre en contact avec une de ces
craintes. Il craignait en effet de devoir rester longtemps sur cette base et
d’être contaminé, en quelque sorte, par l’habitude de côtoyer les phénomènes de
tortures et de dépersonnalisation des prisonniers. Cela demeurait pour lui une
infamie pour la victime comme pour le bourreau.
Il ne voulait pas qu’à la longue, il développe une certaine complaisance
pour l’acte, en raison d’une certaine proximité spatiale ou temporelle.
Mais ces craintes
se sont avérées vaines, car après seulement deux semaines, il reçut l’ordre de
gagner son poste de mission à Saïgon, au quartier général du service de
Renseignements de l’armée. Sa mission principale consistait à intercepter les
messages radio du FNL, surtout en français et les acheminer au commandement
stratégique après interprétation. Il s’agissait de rassembler le plus
d’informations possibles sur les objectifs de l’ennemi et les moyens
opérationnels envisagés, de les classer et de sélectionner les plus importantes
à être expédiées aux États-Unis. Plus
précisément, au quartier général de la Sécurité Nationale au Maryland où ces
données étaient analysées et archivées.
Bien que Serge
fût, d’une certaine façon, éloigné des opérations quotidiennes, il n’en était
pas moins concerné. A plusieurs reprises, il était conscient que les messages
interceptés et, tout de suite refilés aux échelons supérieurs, servaient aux
ratonnades, aux razzias quand ce n’était pas simplement à la destruction de
plusieurs villages vietnamiens. Dans un cas qui lui était particulièrement
connu, non contents de tuer les soixante-quinze habitants du village, les G.I
avaient traqué une dizaine de fuyards dans un tunnel au moyen d’un gaz
lacrymogène. Et quand finalement ils furent pris dans des conditions de
détresse épouvantables, les femmes majoritaires dans le groupe furent violées
avant d’être exécutées avec les hommes.
Néanmoins, Serge
n’avait jamais compris pourquoi, avant l’offensive du Têt où le FNL avait
marqué des points importants dans la lutte contre Saïgon, son service avait
intercepté si peu de messages en rapport
avec les objectifs des forces révolutionnaires. De constater, à l’époque, le
peu d’efficacité des forces sud-vietnamiennes et étatsuniennes, beaucoup de
soldats commençaient à être démoralisés. Ce n’était, d’ailleurs, pas sans
raison que la hiérarchie militaire au Pentagone essayait de camoufler les
victoires des Vietcongs et leurs actes d’héroïsme. La combativité et le courage
dont ils faisaient preuve étaient à l’opposé de toutes les informations
négatives colportées sur leur compte à l’entraînement.
Une histoire qui circulait à l’époque dans
beaucoup de milieux militaires étatsuniens et que la hiérarchie n’avait pas pu
étouffer, concernait la prise d’un îlot grand comme un terrain de football, où
s’était retranché un escadron de Vietcongs. Pendant une journée, ces petits
hommes, qu’ils appelaient « sales
vermines », par mépris et par haine, avaient résisté aux assauts
conjugués des forces sud-vietnamiennes et étatsuniennes, plusieurs fois
supérieures et disposant les armes les plus sophistiquées. Après plusieurs
tentatives sans succès, ces dernières avaient fait appel à l’aviation qui, sans
désemparer, à l’aide des forteresses volantes que sont les B-52, avait fait
pleuvoir sur eux des tonnes de bombes et de napalm, évaluées à plusieurs
centaines de milliers de dollars et, même alors, ce ne fut pas facile de les
déloger, blessés, brûlés et hébétés. L’exercice qui aurait dû être une petite
promenade avait pris une journée entière et des ressources considérables et,
par le fait même, comportait une dimension tout à fait démoralisante pour tous
ceux qui en avaient pris part. La hiérarchie militaire ne s’était pas trompée
de penser que l’ébruitement de l’événement n’était pas favorable au maintien du
moral de l’armée.
C’est au cours de
cette époque que visitant le temple où Diem avait été assassiné dans le
quartier chinois de Cho Long, Serge rencontra quelqu’un qui allait devenir,
pendant un certain temps, son meilleur ami. D’abord, il crut que c’était un des
congénères des États-Unis, mais, s’avisant qu’il n’en avait pas la dégaine, en
passant à sa hauteur, il hasarda quelques mots en français qui eurent, comme
prévu, la vertu de le faire réagir. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de
Dominique, un Haïtien qu’il n’avait jamais rencontré auparavant, mais de qui il
avait déjà entendu parler par des soldats. C’est en tout cas, à ce dernier,
qu’il dut de fréquenter pendant quelques mois,
soul snack-bar, un bistro- restaurant de Saïgon dont la clientèle était, pour l’essentiel,
constituée de noirs des États-Unis. On y servait des mets qui leur étaient
familiers dans leur pays. En près d’un an, ils s’y étaient donnés rendez-vous,
pas moins d’une demi-douzaine de fois, pour faire le point sur l’évolution de
la guerre, faire état de leurs propres difficultés psychologiques et, à
l’occasion, évoquer les problèmes économiques et politiques d’Haïti.
Une fois, au
sortir du restaurant, ils s’étaient rendus dans un marché public dont on
parlait beaucoup dans les milieux militaires. Ce marché qui devait être connu
sous le nom de Marché aux voleurs, était, par ce qu’on y voyait, à la hauteur
de sa réputation. On y transigeait beaucoup d’accessoires militaires y compris
des armes, mais surtout des appareils électroniques, ménagers et même des
véhicules de transport de l’arsenal étatsunien. C’est la première fois que
Serge prenait conscience, si concrètement, que la guerre pouvait être une
occasion d’enrichissement pour certains. Il savait depuis longtemps que
l’industrie de l’armement aux U.S.A présentait, à l’époque, le maximum de
rendement, mais cela restait académique jusqu’à un certain point, tant que ce
constat n’avait pas déclenché sa réflexion à ce sujet. A telle enseigne que le
jour même, il s’était trouvé à différer d’opinion avec Dominique qui semblait réduire
cette industrie aux limites du corps des militaires. Si ce qu’on appelait alors
le complexe militaro-indusriel, à l’origine de cette guerre, rassemblait des
militaires, il était autant dominé par des industriels ou des entrepreneurs
pour qui la guerre a toujours été une occasion en or de maximiser leurs
profits. D’ailleurs, il imputait à ces deux groupes, le conditionnement de la
population dans les médias, dès le début des années soixante.
L’opinion de
Dominique était plutôt faite d’une longue expérience des militaires. Soldat
d’infanterie, il était caporal, il avait failli laisser sa peau à plusieurs
reprises et n’avait eu la vie sauve, à
sa dernière mission, que par le plus grand des hasards. Une bombe qui n’avait
pas explosé, les jours ou les semaines précédentes, avait choisi ce moment pour
le faire, créant l’impression aux Vietcongs qui l’assiégeaient, lui et ses
hommes, que les ennemis étaient plus nombreux et mieux armés que prévu. Ils
avaient donc retraité, leur donnant l’occasion de se frayer une voie de sortie.
Mais, c’est à ses supérieurs que Dominique imputait les plus grandes
difficultés qu’il avait connues. Ils étaient tellement obsédés par le besoin
d’écraser les «sales vermines », qu’ils lésinaient sur certaines mesures de
prudence. D’ailleurs, les atrocités de ses chefs, au cours de cette guerre,
étaient innombrables. Dominique se préparait à écrire un livre sur la question.
Il était de ceux qui ne voyaient aucune différence de nature, entre les
rapports que les Étatsuniens avaient vis-à-vis des Vietcongs et ceux des Nazis
à l’égard des Juifs. Il y voyait les mêmes atrocités inspirées par le même
racisme primaire et viscéral. Et si l’on tenait, absolument, à voir une
différence, il la situait dans les contextes politiques et, peut-être à cause
de cela aussi, dans les échelles et les formes que revêtaient ces atrocités.
Dominique venait
d’avoir trente ans. Il vivait aux États-Unis depuis sept ans et était fiancé à
une jeune floridienne d’origine haïtienne. Son objectif, une fois que sa
mission au Vietnam arriverait à son terme, était de se marier, de se retirer
dans le patelin de sa femme et de commencer à écrire son livre.
Malheureusement, il n’a pas eu à l’écrire, ni même à revoir sa fiancée. Peu de
temps avant sa démobilisation, il allait sauter sur une mine, non loin de
Saïgon.
Pourtant, il s’en
fallut de peu qu’il ne connût le même sort que Dominique. A quelques jours de là, revenu de Saïgon avec un convoi de
troupes, le détachement de tête dans lequel il se trouvait, sauta dans un champ
de mines où plusieurs soldats perdirent la vie. Pendant près d’un mois, on le
crut mort au service de Renseignements jusqu’à ce qu’il fît son apparition au
quartier général de ce service.
Son arrivée
inopinée déclencha un branle-bas tout à fait surprenant à la police militaire.
Comment se fait-il qu’il ait eu la vie sauve alors que les cinq autres
survivants de son détachement ont été exécutés? Ou était-il depuis les trois ou
quatre semaines de l’incident? Se peut-il que les Vietcongs aient délibérément
choisi de le laisser en vie? A quelles fins ces
« vermines gluantes » qui n'avaient aucune morale ont pris une telle
décision? Ces questions et d’autres, qui n’ont pas toujours été posées sous cette
forme, ne revenaient pas moins, systématiquement, à l’esprit de ses
tourmenteurs, lors des trois séances d’interrogations auxquelles il avait dû se
prêter. A plusieurs reprises, il aurait aimé pouvoir calmer leurs
appréhensions, mais il n’avait rien à dire. Que pouvait-il dire de l’incident
qui l’a laissé, paraît-il, trois jours dans le coma? La seule chose sur
laquelle il pouvait exprimer quelque chose concernait son réveil. La tête lui
faisait affreusement mal et, en recouvrant peu à peu ses moyens, il crut
néanmoins les avoir perdus à tout jamais, quand il se vit, à travers le
brouillard de sa vision, au milieu d’un trio de Vietcongs. Sa première
réaction, lorsqu’il eut pris la mesure de la situation, fut de chercher son
arme. Mais on avait tôt fait de le calmer en lui faisant comprendre que sa vie
n’était pas menacée. L’eût-elle jamais été, lui expliquait-on, qu’il ne serait
pas là à s’inquiéter aujourd’hui. En fait, il comprit par la suite qu’il avait
été recueilli par une Vietcong à qui Dominique avait déjà porté secours.
Si sa vie n’était
pas en danger, il n’était pas moins prisonnier. Il était attaché en permanence
sous la surveillance d’un Vietcong. A travers les bribes de conversations qu’il
avait pu capter, il s’était rendu compte que le but de ses gardiens n’était pas
clair : comptaient-ils le garder prisonnier jusqu’à la fin de la guerre ou
prévoyaient-ils l’utiliser auparavant comme monnaie d’échange? C’est alors
qu’il prit la décision de leur fausser compagnie à tout prix. L’occasion lui
fut donnée à sa douzième journée de captivité. Profitant d’un moment
d’inattention de son gardien, il se libéra de ses liens et s’en servit pour l’attacher à son tour avant de
prendre la fuite avec son arme.
En racontant cet
épisode à ses interrogateurs, Serge n’en revenait pas de leur appréciation de
l’événement. Selon ces derniers, il aurait dû, avant de fuir, exterminer ses
gardiens et mettre le feu au village. Pour avoir omis de le faire, plusieurs
soldats étasuniens risquaient de perdre la vie à cause de lui. Cette décision considérée comme un manquement grave en temps
de guerre et la manière surprenante dont il a été sauvé par les ennemis, ont
concouru à lui donner une image suspecte aux yeux des agents de la police
militaire. Il comprit qu’à compter de cet instant, il était dans la mire de ces
derniers.
Peu d’événements
au Vietnam avaient, à ce point, affecté le moral de Serge. Il s’en était
ensuivi une remise en question de ses activités de soldat. Il est vrai qu’un
tel exercice, au demeurant, pas tout à fait exceptionnel, n’allait jamais bien
loin, pris qu’il était dans le carcan des contraintes de son état. N’empêche,
la suspicion dont il était l’objet et la mort de son ami l’atteignirent au plus
profond de lui-même. Il lui semblait que ce dernier événement esquissait en épure
ce que pourrait être sa mort elle-même, s’il n’y prenait garde. L’émotion
ressentie de se regarder dans le miroir de l’expérience de Dominique le porta à
écrire sa deuxième lettre à Paola.
C’est la première
fois que la prose destinée à son amie de New-York était à ce point teintée de
préoccupations philosophiques et existentielles. Il lui semblait que l’humanité
travaillait de toutes ses forces afin de parvenir à sa perte. Quand il
considérait ce qu’il avait fallu d’intelligence et de patience pour arriver à
mettre au point les engins de mort dont s’enorgueillissaient les responsables
des arsenaux étatsuniens, il était pris de vertige devant l’insouciance des
hommes. D’autant qu’à son avis, une partie seulement des ressources utilisées
pour la production de ces engins, aurait permis à des dizaines de millions de
gens de ne pas mourir de faim et d’être épargnés de beaucoup de misères
inséparables de la pauvreté. La planète serait devenue plus belle, plus humaine et plus vivable. Mais le pire de
tout cela, c’est que lui, Serge, était devenu un des rouages essentiels dans la
mise en œuvre du destin de mort de l’humanité. Au plan personnel, il vivait ce
phénomène comme un non-sens existentiel, qui appelait sans tarder une
réorientation de sa vie. Mais comment? Et comme un chien qui tourne après sa
queue, il se retrouvait dans le même mouvement giratoire, incapable de trouver
une échappatoire à la situation. Cette nuit-là, c’est la stridulation des
sirènes et le vrombissement des moteurs qui mirent fin à sa réflexion, en le
remettant en plein dans les dangers de la guerre et la nécessité de sauver sa
peau, devant l’incursion des Vietcongs, dans un périmètre jusque-là protégé,
aux alentours du quartier général des services de Renseignements.
CHAPITRE XV
Revenu à New-York
depuis une semaine, Serge vivait ces moments dans une intense exaltation
altérée seulement par le sentiment de l’inconnu que représentait pour lui la
situation de Claudine. Après avoir essayé sans succès de la joindre par
téléphone, il s’était rabattu sur le projet de lui écrire à l’adresse de La
Maison Saint-Pierre. Il regrettait que l’idée ne lui fût pas venue avant, persuadé
qu’il avait, cette fois, des chances de parvenir à des résultats positifs. Car
si l’adresse de la maison familiale avait changé pour des raisons qui lui
étaient inconnues, il n’était pas probable qu’il en fût de même de celle de l’entreprise.
Mais, ce qui
l’excitait surtout, c’était la conscience d’être bien en vie, après avoir
traversé les horreurs épouvantables du Vietnam, et même d’avoir recouvré la
santé dès l’instant où il a eu touché le sol des États-Unis.
De fait, il a été
démobilisé pour des raisons de santé. N’était-ce cet accident de parcours qu’il
considérait, aujourd’hui, comme un cadeau du ciel, il lui serait resté près
d’un an encore à entendre tonner les canons, exploser des bombes et à assister
au ballet incessant des avions de combat, sous le mugissement des sirènes et
les clameurs des foules en déroute. Il souffrait d’une réaction allergique
caractérisée par des boursouflures sur tout le corps, particulièrement à la
poitrine et au dos constellé de plaques rougeâtres, induisant des picotements
qui l’empêchaient de dormir. Après trois mois de soins médicaux, non seulement
n’avait-il pas connu d’amélioration de sa situation de santé, mais les médecins
n’avaient pas non plus identifié la source de ses allergies. C’est dans de telles
circonstances que sa démobilisation avait été envisagée. Aussi, quelle ne fut
pas sa surprise de constater, qu’en plus d’avoir été délivré des dangers de la
guerre, il était, en prime, guéri de ses allergies. Il avait encore quelques
boursouflures, mais moins cette sensation incessante de fourmillement. En fait,
il ne s’en était pas rendu compte tout de suite, mais après cinq jours à
New-York, il lui avait bien fallu se rendre à l’évidence : il n’était plus le
zombi qui n’arrivait pas à trouver le sommeil et qui promenait son ombre dans
ce climat dantesque où la folie des hommes était devenue la seule réalité.
Au cours de cette
semaine, il essaya d’entrer en communication avec Paola, mais il n’arrivait pas à la joindre à son domicile.
Après bien des démarches, il finit par obtenir ses coordonnées à son bureau,
pour apprendre finalement, qu’elle était en congé de maladie. Serge n’en
croyait pas ses oreilles d’une telle coïncidence. Il ne lui resterait plus qu’à
découvrir que Claudine était, elle aussi, en congé de maladie ou en vacances en
Europe, y voyant par avance, le signe par lequel le destin semble témoigner de
l’incommunicabilité fondamentale des êtres. Néanmoins, il comprit vite que si
c’était le cas pour Claudine, il risquerait de ne jamais le savoir, compte tenu
des aléas de leur relation. Pour l’instant, comme il n’avait d’autre chose à
faire que d’attendre, il attendit, en essayant de s’imaginer toutes les étapes,
jusqu’à la réception de sa lettre. Il était sûr qu’une fois en sa possession,
le premier réflexe de Claudine serait de lui téléphoner. Mais, après trois
semaines d’attente, il n’avait reçu aucun appel et pas davantage les semaines
suivantes.
Un mois s’était
écoulé depuis le retour de Serge à New-York. Durant cette période, hormis une
visite à l’ex-fiancée de son ami Dominique et quelques visites aux bureaux
administratifs de l’armée, il ne s’était adonné à aucune activité, à part celle
de téléphoner, tous les jours à Paola, d’attendre une hypothétique nouvelle de
Claudine et de découvrir des facettes insoupçonnées à la vie de New-York. De
temps à autre, il se rendait au parc non loin de son appartement et observait
les mille petits riens qui font partie de l’existence des New-Yorkais. C’était,
par exemple, des enfants et des vieillards qui prenaient plaisir à nourrir les
pigeons et les écureuils; un bébé que sa mère promenait avec une laisse, comme
un chiot; un enfant qui avait fait une
chute, qui pleurait de s’être fait mal au genou et que sa mère avait guéri avec
un baiser sur le bobo; des enfants qui se disputaient, requérant la médiation
des parents et, par-ci, par-là, des amoureux qui se bécotaient, souvent à
l’abri des regards et parfois, à cause de ces regards, dans des gestes de
provocation aux vieux à la tronche hargneuse. Serge observait toutes ces choses
et bien d’autres encore qui lui avaient, jusque-là, échappé et qui font partie
des éléments de la vie. Il les rapprochait en imagination de l’enfer qu’il
venait de quitter et qui était encore le lot de tant de confrères… Il songeait
qu’il se devait de faire quelque chose, en souvenir de Dominique, pour faire
arrêter cette guerre monstrueuse qui avait déjà détruit tant de vies
vietnamiennes et étatsuniennes. Mais il ne savait dans quelle direction aller
et par où commencer. En attendant de réfléchir plus longuement sur cette
question, il continuait à attendre les nouvelles d’Haïti et à appeler tous les
jours chez Paola. Quand un matin, après avoir machinalement composé son numéro,
il entendit le déclic du récepteur, il fut transporté de joie. Il ne douta pas
un instant que la personne à l’autre bout du fil pût ne pas être Paola. Ainsi,
sa surprise et sa déception furent grandes d’entendre la voix fluette d’une
fillette. Il allait raccrocher quand il fut rattrapé, de justesse, par nulle
autre que Paola au bout d’un autre récepteur. Elle venait à peine de rentrer de
Floride avec la fille d’un ami et était heureuse d’entendre sa voix. D’où
appelait-il? Était-ce possible que ce fût de Saïgon? Quand il fut clair qu’il
parlait de New-York, qu’il ne comptait plus retourner au Vietnam et qu’il était
entier avec tous ses organes, Paola était au comble de la joie. Elle convint
avec lui, de se rencontrer le jour même à son appartement.
Le temps de
traverser la ville, il sonnait au 3ème étage où elle résidait. On avait fait
des travaux de rénovation. Il n’aurait pas reconnu le décor du couloir à
l’arrêt de l’ascenseur, s’il n’avait vu se profiler la silhouette de Paola,
dans l’entrebâillement d’une porte. Il y avait quelque chose en elle qui
l’avait transformée et l’avait rendue, sinon plus belle, disons autrement
belle. A Serge qui se cassait la tête pour en trouver la raison, elle l’avait
imputée au repos et à la tranquillité d’esprit. Elle lui avait expliqué ce
qu’avait été sa vie au cours des derniers mois, entre le stress de son travail
et celui de sa vie privée, toujours branchée sur la nécessité de fuir les
agents du gouvernement lâchés à ses trousses.
Puis, sans
transition, elle avait sommé Serge de parler de lui, de sa santé, de la guerre
du Vietnam, de sa démobilisation et de ses projets. Ses questions avaient,
suffisamment, de quoi rendre son ami intarissable pendant plusieurs heures. Néanmoins, comme il
avait ses propres curiosités à satisfaire, il ne s’était pas étendu sur les
thèmes soumis, se contentant d’y toucher en surface, pensant probablement qu’il
aura tout le temps pour y revenir. Il voulait savoir, de son côté, la raison et
la durée du congé de maladie de Paola. De sorte que, pendant près de deux
heures, ils faisaient un curieux va-et-vient entre Saïgon, New-York et
Miami, comme si chacun essayait de
s’intégrer les éléments de la vie de l’autre qui lui manquaient pour organiser
sa perception. Et quand Paola dut s’échapper à la cuisine pour préparer le
repas, la conversation la suivit, ne s’arrêtant, parfois, que pour faire de la
place à Gail-c’était le nom de la fillette-qui s’ennuyait ou qui voulait
téléphoner à sa mère.
Plus tard, après
le dessert, pour respecter la promesse faite à l’enfant de visiter Manhattan,
tout le monde prit place dans la nouvelle voiture de Paola. Ce fut pour Serge
l’occasion de visiter, pour la première fois, l’Empire State Building avec ses
102 étages, laissant tomber d’autres sites touristiques, en raison de
l’affluence des visiteurs. Pendant qu’il était en ce lieu, l’esprit libéré un
moment des multiples contingences de naguère, il s’évertuait à regarder les
gens vivre à côté de lui. Il avait attendu bien longtemps avant de faire cette
expérience. Jusqu’à ce qu’il s’approche de près de l’enfer du Vietnam, il avait
vu des enfants aller à l’école, des adultes vaquer à leurs occupations,
d’autres se contentant de bayer aux corneilles quand ils ne se retrouvaient pas
à l’occasion de toutes sortes d’activités. Des fois, ils ne faisaient que se
parler, écouter de la musique, partager leur repas etc. Il ne lui venait pas à
l’esprit alors, que les mille petits gestes des uns et des autres témoignaient
de ce qu’il y a de plus fondamental en ce monde, soit la vie. Aussi n’a-t-il
pas fallu grand-chose pour que le bavardage et l’insouciance des badauds dans
la file d’attente le renvoient en Asie du Sud-Est où les formes que prend la
vie sont généralement inobservables depuis la guerre et où les hommes et les
femmes sont devenus des morts en sursis.
Pour ne pas
donner à Paola l’inconvénient d’aller le déposer à l’autre bout de la ville,
Serge avait préféré prendre le subway. Depuis son retour du Vietnam, il n’avait
pas eu l’occasion d’utiliser ce mode de transport et il considérait que de
recommencer à le faire, participait de son apprivoisement de la ville. En
regardant les graffiti partout dans le train et en observant les accoutrements
des teen-agers, il avait l’impression qu’il en a été absent de près de dix ans.
Il observait un couple qui venait d’entrer dans son wagon et il se croyait dans
les temps bibliques avec, en sa présence, le Christ et Marie-Madeleine,
fredonnant une chanson de Joan Baez contre la guerre du Vietnam. Plus loin,
trois jeunes filles, pieds nus, arboraient des fleurs dans leurs cheveux
retenus par un bandeau, portant l’inscription Peace and Love. Il comprit qu’il
était en présence de hippies inoffensifs, dont on disait pourtant tant de mal
dans les officines de l’armée, en raison de leur psychédélisme et surtout, de
leur refus manifeste de la guerre et de leur non-violence. Même les placards
publicitaires, le long de son trajet, le rappelaient à lui-même. Tout lui
paraissait curieux sinon tout à fait inédit. Pourtant, il y avait des choses
qui n’avaient pas changé depuis des lustres, mais il ne s’était jamais arrêté à
les observer. Et comme si d’avoir fait la guerre lui conférait un supplément
d’âme, il se mit à voir des choses qui existaient depuis longtemps et à y
réagir pour la première fois.
Le reste de son
parcours, il le passa à rêver. Paola lui avait dit : « Aussitôt que Gail sera
partie à la fin du week-end, j’aimerais t’inviter chez moi. Je pense que nous
avons beaucoup de choses à nous dire. » Sans s’en rendre compte, il répétait
ces mots comme une incantation, pistant du sens à la limite du rêve, comme si
l’écartèlement dont sa conscience était le champ, se faisait sur une scène dont
la Caraïbe et New-York étaient les deux pôles. Est-ce que Claudine a retrouvé
sa lettre? Si c’est le cas, devait-il s’attendre à un appel d’elle d’un jour à
l’autre? A moins que, l’ayant reçue, elle ait
décidé de couper tout contact avec lui, comme les propos de M.
Saint-Pierre avaient tendance à l’accréditer? La connaissant cependant, il
serait surpris qu’elle n’eût pas tenté de lui parler une dernière fois, ne
fût-ce que pour faire le point sur les raisons de sa rupture. Voilà pourquoi,
malgré tout, il se croyait fondé d’attendre encore un peu. Dans son esprit, en
se rendant prochainement à l’invitation de Paola, il prévoyait déjà que ses
dispositions seront fonction de ce qui se sera passé au cours de la semaine.
En ouvrant la
porte de son appartement, il se jeta sur le téléphone qui sonnait. Quel
bonheur, pensait-il, si c’était Claudine! Malgré sa déception de s’être dérangé
pour un importun, il trouva les ressorts psychologiques pour composer, plutôt,
le numéro de Paola et de s’enquérir de ses nouvelles. Celle-ci venait à peine
d’entrer. Elle était heureuse de son appel et aimerait qu’il fût maintenant à
ses côtés. A défaut, elle se consolait en pensant que ce n’était que partie
remise.
Puis,
machinalement, il ouvrit la télévision pour entendre le chef du Pentagone faire
le point au Congrès sur la situation de la guerre au Vietnam. Il jugeait comme
inexactes les nouvelles répercutées par les médias voulant que lors d’une
confrontation avec les Vietcongs, les contingents étatsuniens aient été taillés
en pièces dans les environs de Saïgon. Il prétendait que c’était un cas
classique de propagande et de désinformation. A l’entendre, l’ennemi avait
infiltré la presse et noyautait l’opinion étatsunienne. Ce qui était vrai selon
lui, c’est que les Sud-Vietnamiens, appuyés des forces aéroportées
étatsuniennes, avaient infligé une grande défaite aux troupes communistes qui
avaient dû se replier en catastrophe sur leur base.
Serge n’en
croyait pas ses oreilles. S’il n’avait lui-même participé aux opérations dans
le cadre des services de renseignements, il aurait bu les paroles du Chef du
Pentagone comme la plupart des Étatsuniens. Mais il savait qu’il mentait, que
les choses s’étaient passées différemment et que les soldats de l’Oncle Sam
avaient bel et bien mordu la poussière, ayant dû dénombrer plusieurs centaines
de morts parmi leurs soldats lors de cet affrontement.
Évoquant par
ailleurs le siège de Khé Sanh par les forces occidentales, l’homme d’état était
content de rappeler leur victoire sur les Vietcongs. Mais il avait omis de
mentionner, comme le rappelle Lane, que
cette victoire était loin de faire honneur aux États-Unis, dans la mesure où
elle fut, rien de moins, qu’un acte de barbarie. Non contents de tuer tous les
Vietcongs, ils avaient soumis la ville entière au pilonnage de leur B-52. Si
bien qu’il n’en restait plus aucune trace
après leur passage.
Jusqu’à cette expérience qui était loin
d’être unique, Serge ne pensait guère que la désinformation pouvait se
pratiquer à si haute échelle aux États-Unis. Il était bien conscient qu’à
certains moments, une déformation de la réalité pouvait être justifiée pour
éviter la démoralisation de l’armée. Mais leurrer si effrontément l’opinion de
toute une nation par des mensonges si grossiers, lui apparaissait en
contradiction avec la notion de démocratie dont se gargarisait la classe
politique étatsunienne, en plus de l’imposer à la terre entière, comme un phare
au bout de l’océan. C’est de ce moment que naquit l’idée de ce qu’il lui
fallait faire, en souvenir de Dominique, pour essayer d’arrêter cette guerre
qui n’en finissait de broyer des existences. Il s’évertuera à rétablir les
faits concernant l’aventure étatsunienne au Vietnam partout où ils lui
apparaîtront comme controuvés : dans les médias comme dans les écoles. Il était
content de sa trouvaille. A priori, il pensait que la démarche ne serait pas
facile, mais il avait l’assurance qu’avec de la volonté et de la persévérance,
il arriverait à des résultats. Il était persuadé que si le peuple étatsunien
n’avait pas été berné, s’il avait compris les tenants et les aboutissants de
cette guerre et, particulièrement, les enjeux politiques qui n’avaient rien à
voir avec une quelconque menace à la nation ou au pays, il serait déjà descendu
dans la rue pour la faire arrêter et sauver une bonne partie de la jeunesse
étatsunienne.
Sa stratégie
était arrêtée sur le moment même. Dès le lendemain, il envisageait de se mettre
en communication avec l’un ou l’autre des réseaux de télévision pour essayer
d’apporter un démenti aux propos du Pentagone. Étant donné qu’il arrivait du
Vietnam, il devrait bénéficier de toute la crédibilité nécessaire pour les fins
de son démenti, d’autant qu’il s’apprêterait à aligner tous les éléments
significatifs comme les lieux, les dates et les situations concernées par les
incidents, à l’appui de la véracité de ses informations. C’était la première
démarche envisagée. Par la suite, il songeait à prendre contact avec la presse
et la radio, laissant les visites aux écoles comme une activité ultime pour
rejoindre les jeunes.
C’est sur de
telles pensées qu’il alla se coucher. Évidemment, il ne dormit pas tout de
suite, prenant le temps de s’accompagner en imagination, lors de ses visites
aux réseaux de télévision. Il faut croire que les démarches étaient réalisées
sans anicroche, car, quand il se réveilla le lendemain matin, la journée s’annonçait
pour lui dans une atmosphère irréelle d’optimisme. Prestement, il s’habilla,
prit son petit déjeuner et se lança dans l’autobus qui arrivait en même temps
que lui au débarcadère.
Parvenu à
l’adresse du siège d’un des réseaux, il débarqua et enfonça la porte du
rez-de-chaussée, pour se faire arrêter par un gardien de sécurité qui voulait
savoir où il allait, qui il voulait rencontrer. Incapable de fournir des
renseignements satisfaisants, il lui fut interdit d’aller plus loin. Après
avoir longuement parlementé, il obtint que l’agent de sécurité s’informe si
quelqu’un du service de presse voulait le rencontrer. Il se présentait comme un
soldat qui arrivait du Vietnam et qui avait des informations intéressantes à
communiquer sur l’évolution de la guerre. Au terme d’une longue attente, on
finit par l’inviter à monter au cinquième étage où, effectivement, un
journaliste le rencontra. D’entrée de jeu, il fut requis de décliner son
identité, son statut actuel dans l’armée et le corps de service auquel il avait
appartenu au Vietnam. Après ce préambule, il eut l’occasion de dire ce qu’il
avait sur le cœur : l’hécatombe qui se faisait chaque jour dans l’enfer
vietnamien, l’ignorance dans laquelle était maintenue la population au sujet de
la réalité et des vrais enjeux, en plus de
la désinformation dont le peuple faisait l’objet. C’est à cette
désinformation qu’il imputait le maintien de cette situation et le rôle actif
que se donnait le gouvernement dans cette entreprise. Il citait le cas du Chef
du Pentagone comme un exemple flagrant : sa déclaration au Congrès était,
dit-il, truffée de mensonges propres à endormir l’opinion publique, corrigeant
à chaque fois, l’écart extraordinaire par rapport à la réalité dont il a été
témoin.
Le journaliste
lui posa beaucoup de questions sur ses idées politiques, son type d’expériences
militaires au Vietnam et les motivations de sa démarche à la télévision. Puis,
il conclut en le remerciant de ses informations, lui assurant qu’il en a pris
bonne note et qu’on le contacterait chez lui, éventuellement, si on a besoin de
ses services.
Au sortir de
cette rencontre, il ne rentra pas chez lui. Il fila tout droit à un réseau
concurrent où il répéta l’expérience. Cette fois-ci, il pensa avoir marqué un
point, car on crut pertinent d’avoir une vidéo de ses déclarations.
Il passa la
semaine à se démener auprès des médias, accumulant des impressions très variées
de ses expériences. Contrairement à une décision prise antérieurement, il fit
des approches à trois journaux, se disant, finalement, que plus ses
informations seront répercutées par des sources différentes, plus grande sera
leur capacité d’influence de l’opinion publique.
Après cette
semaine qui lui a été, d’une certaine manière, éprouvante, il se préparait,
comme prévu, à se rendre dans l’après-midi chez Paola, quand il reçut une
convocation au bureau de l’armée. On était au vendredi de la semaine. Il aurait
pu, quand même, attendre à lundi pour s’y rendre, mais croyant que la
convocation avait rapport avec la question de sa solde en suspens, il se
dépêchait de se présenter au bureau, histoire de clarifier, au plus vite, une
situation qui lui tenait à cœur. Il n’était pas plutôt arrivé qu’on le fît
passer au bureau de sécurité du poste, où il se vit reprocher ses activités
subversives qu’on considérait comme très graves en temps de guerre. Sans plus
de précision sur les charges qui étaient retenues contre lui, on lui imputait
la volonté et l’intention de saper le moral des troupes au front. Et, en
attendant d’être plus spécifique sur l’acte d’accusation, eu égard au code de procédures de l’armée, il
fut mis en état d’arrestation et consigné à l’un des bâtiments du poste qui
fait office de centre de détention à l’occasion. C’est à peine, ce jour-là, si
on lui donnait la possibilité de téléphoner. Il put le faire, néanmoins, à
Paola inquiète et désappointée de savoir que Serge ne sera pas au rendez-vous.
Au cours de ce
week-end, il comprit quelque chose qu’il n’avait guère soupçonné aux États-Unis
de la Démocratie : la liberté d’expression n’existait que dans la mesure où
elle ne tirait pas à conséquence. Sinon, les institutions montaient à l’assaut,
pour empêcher que la parole dérangeante ne soit entendue. C’est l’expérience
dont il avait été victime. Plutôt que de lui donner accès à l’opinion publique,
les médias l’avaient dénoncé à l’armée. On l’avait considéré comme une brebis
galeuse qui menaçait le troupeau. Il ne bêlait pas comme les autres et, par
ainsi, dérangeait le conformisme général au sujet de la guerre.
Ce qu’il avait de
doute sur le comportement de l’armée, en ce qui a trait à son arrestation,
trouva confirmation dans les propos de l’officier qui, cinq jours plus tard,
lui lut les accusations qui ont été portées contre lui. Il était accusé, entre
autres, d’avoir diffamé l’armée des États-Unis auprès de cinq organes de presse
et de télévision, dans le but de le faire auprès de toute la population, avec
l’intention de saper le moral de l’armée et de provoquer des actes
d’insoumission. Il lui fit comprendre qu’il s’agissait d’un crime très grave,
dont la moindre des conséquences était qu’il dût en répondre auprès d’une cour
martiale. En attendant, il serait maintenu en détention et transféré à la
prison de Norfolk.
Avoir traversé
l’horreur du Vietnam, en dépit des difficultés innombrables et voir le ciel lui
tomber sur la tête en arrivant aux États-Unis où il pensait être à l’abri du
destin, c’était la suprême ironie de la vie. Pourtant, ce n’était pas la
moindre de ses surprises que de faire une telle expérience : il lui fallait, de
plus, avoir été piégé dans la patrie par excellence des libertés, pour avoir
cru à la liberté d’expression et s’en prévaloir.
Après avoir rongé
son frein, il a dû attendre son transfert dans une prison plus conventionnelle.
Dans l’intervalle, il échafaudait mille hypothèses en ce qui a trait à son
devenir et à l’inexorabilité des drames
féminins dans lesquels il se débattait.
CHAPITRE XVI
Avec le temps, la
situation sociale et politique en Haïti, plutôt que de s’améliorer, s’empirait
à vue d’œil. Cela concernait, bien entendu, ce qui restait des libertés
individuelles et politiques, mais également, les possibilités sociales
d’existence. Chaque jour, la lutte pour la vie, dans ses formes les plus
élémentaires, devenait plus difficile. Les maigres revenus nationaux, qui
auraient dû être injectés dans l’économie pour accroître les moyens de
subsistance de la population, ont été détournés au bénéfice des forces de
répression. Toute l’énergie du pouvoir avait été canalisée par le besoin et la
volonté de durer. Le volcan qui couvait ne pouvait, néanmoins, entrer en
éruption en raison du quadrillage social par la police politique. La méfiance
populaire du fait de la délation généralisée, empêchait toute action collective
d’opposition, même familiale. On a vu des parents, peut-être, en souvenir des
adolescents des affreuses Jeunesses Hitlériennes qui allaient jusqu’à dénoncer
leurs parents, maintenir une certaine distance psychologique avec leurs
enfants, générant et empirant la division dans la société.
A cette époque,
Serge était au Vietnam depuis près d’un an, sans aucune nouvelle de Claudine et
sans pouvoir lui en faire parvenir des siennes. A force d’avoir attendu des
réponses à ses précédentes lettres, il avait fini par en prendre son parti : sa
relation avec Claudine prenait, dorénavant, la forme de poèmes dans lesquels il
évoquait son souvenir, plutôt que d’une correspondance qui avait fait la preuve
d’aboutir à une impasse. Pourtant, Serge n’était pas le seul à avoir dû prendre
son parti. En dépit de ses ardeurs, incapable de percer la cuirasse affective
de Claudine, M. Bernal avait fini par reporter ses sentiments sur une des amies
de cette dernière, au grand désespoir de M. Saint-Pierre qui voyait s’envoler
le rêve de l’avoir pour gendre et d’apporter, en même temps, du sang neuf à son
entreprise. C’était pour lui un double fiasco, d’autant qu’il assistait
impuissant, à l’étiolement de sa fille. Quand elle n’était pas au bureau à
s’occuper, avec lui, de la gestion de l’entreprise familiale, elle s’enfermait
en elle-même en s’isolant dans sa chambre, réduisant à néant ou presque ses
relations mondaines. Elle était comme un violon dont les cordes s’étaient
brisées : elle ne résonnait plus. Le gros de son temps, elle le passait à lire
et à écouter de la musique. Le soir, quand le crépuscule faisait traîner des
ombres dans le jardin, elle aimait s’étendre sur une chaise longue à écouter le
bruit de la ville, à se remémorer malgré elle, certains souvenirs de sa
relation avec Serge, au premier chef, cette visite à la tombée de la nuit,
quand ils s’étaient embrassés pour la première fois. A ces moments, elle
résistait mal au désir de s’apitoyer sur son sort et, plus souvent qu’elle ne
l’eût voulu, seules des larmes soulignaient son accablement. A l’observer subrepticement,
M. Saint-Pierre aurait pu comprendre toute la portée de cette interrogation de
Proust : « L’absence n’est-elle pas, pour qui aime, la plus certaine, la plus
efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences?
» Peut-être, serait-il tombé volontiers d’accord avec l’auteur pour considérer
que « dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne
peut supporter une autre présence »
Un soir que la
vie lui paraissait particulièrement absurde, une nouvelle entendue à la radio
la força, en quelque sorte, à sortir d’elle-même. On rapportait qu’un entrepôt
de produits alimentaires venait d’être pillé par une bande d’affamés d’une cité
limitrophe. Le journaliste profitait pour faire le point sur le nombre grossissant
de ces miséreux pour qui chaque journée constituait une épreuve dramatique.
Ce fut pour elle
comme une illumination. Pendant qu’elle broyait du noir en s’apitoyant sur son
sort, il y avait un nombre incroyable de gens qui n’avaient pas à manger à leur
faim et qui croupissaient dans l’indigence et l’ignorance. Ces gens-là seraient
justifiés d’être désespérés, au point de s’abstenir de lutter. Pourtant, contre
toute logique, ils s’arc-boutaient à n’importe quoi, pour essayer d’émerger des profondeurs de
leur misère.
Ce soir-là,
Claudine prit la décision de faire quelque chose pour essayer d’améliorer leur
sort. Elle passa trois jours à réfléchir à un projet dans ce sens, au terme
desquels, elle crut nécessaire, pour mettre toutes les chances de son côté,
d’obtenir l’appui de son père.
M Saint-Pierre
n’avait rien d’un philanthrope. Il avait développé un mécanisme psychologique
qui lui permettait de se fermer les yeux sur les malheurs de l’environnement
social immédiat, jusqu’à en être cuirassé. Aux mendiants qui tendaient la main
à l’entrée de son magasin, jamais il ne faisait l’aumône. Sans doute,
n’allait-il pas aussi loin que certains des membres de sa classe, qui ne
cessaient de les injurier comme des fainéants, des paresseux ou des déchets de
la société, mais il regardait le geste de leur faire l’aumône, comme nul et
sans effet, sinon une perte de temps. D’ailleurs, il ne s’arrêtait jamais à s’interroger sur les causes de la
pauvreté dans le pays. Vaguement, les gens qui en étaient affectés lui
paraissaient différents de lui d’une manière ontologique. Cette attitude en
faisait quelqu’un d’une grande imperméabilité au courant humaniste qui
traversait l’époque.
Quand Claudine
s’ouvrit à lui de ses idées sociales, il ne comprit pas tout de suite où elle
voulait en venir. La distance psychologique qui caractérisait son rapport à de
telles préoccupations était trop considérable. Mais il avait vite fait de
saisir l’importance de sa démarche, par l’apparence inquiète et radieuse, à la
fois, de son visage. Il n’avait pas fait une pareille observation depuis très
longtemps. Aussi décida-t-il de lui donner son aval et son encouragement bien
avant de se rendre compte de la portée de son projet, confiant qu’il pourrait
être un dérivatif inespéré à son existence solitaire et mélancolique.
Néanmoins, la
mise en forme du projet n’était pas encore arrêtée. Ce qui paraissait
relativement simple au début, s’était révélé très compliqué à appliquer. En y
réfléchissant, elle considérait la charité comme une activité désuète qui doit
être remplacée par la justice sociale, tant qu’il s’agit de l’envisager dans
les sociétés développées. Mais, à l’aune des situations sociales dans son pays,
cette activité ne lui apparaissait pas encore anachronique. Néanmoins, elle
avait compris, dès le début, que la crédibilité de sa démarche vis-à-vis
d’elle-même, comme vis-à-vis de la clientèle à desservir, commande qu’elle
prenne les moyens pour élargir le cadre des ressources nécessaires. C’est dans
ce but qu’elle avait sollicité la collaboration d’une dizaine de ses anciennes
amies de collège. Cette démarche qu’elle faisait avec appréhension et timidité
avait, cependant, suscité des réponses inespérées d’enthousiasme.
C’est ainsi que
quatre mois plus tard, elle se
retrouvait au sein d’une équipe, à planifier et à organiser des activités, pour
financer une œuvre caritative destinée à venir en aide aux enfants de parents
démunis de la Cité Z. En dépit du fait que la conception émotive et
intellectuelle du projet lui revenait, ce ne lui fut pas facile au début, de se
contraindre à sortir d’elle-même et à se maintenir dans un champ de réflexion
qui lui était si inhabituel. C’est une discipline à laquelle la culture
familiale ne l’avait pas prédestinée. Si elle avait connu sa mère, les choses
en auraient été différentes, elle en était absolument convaincue. Mais
l’absence d’une telle sensibilité chez son père, n’avait pas favorisé chez
elle, l’intégration des éléments de la misère sociale dans le champ de sa réflexion.
En fait, elle ne dut qu’à sa rencontre avec Serge d’avoir pu vibrer, même de
manière sporadique et fugitive, à l’expression de cette réalité. Il avait une
éthique de la dignité humaine qui impliquait comme son double, l’idée de la
responsabilité sociale selon, semble-t-il, la maxime suivante : tout homme
digne de ce nom doit employer sa vie à favoriser le progrès social de ses
semblables. Sa vie active avait été,
quand leur chemin s’était croisé, la démonstration manifeste de cette maxime.
Peut-être qu’il n’avait pas encore réalisé ses objectifs dans ce sens, mais il
était incontestablement dans la voie qui devait y conduire. Néanmoins, ce qui
lui revenait avec le plus de force, ce furent deux idées desquelles il
s’autorisait au sujet de la question du don et qui semblaient, jusqu’à un
certain point, paradoxales. « Vous ne
donnez, disait Gibran, que peu lorsque vous donnez de vos biens, c’est lorsque
vous donnez de vous-même que vous donnez réellement. » A cette idée, il aimait
rapprocher ces vers de Corneille :
Un service au-dessus de toute récompense
A force d’obliger tient presque lieu d’offense.
C’est donc à l’intérieur de ces balises qui connotent une
philosophie de la personne chez Serge, que Claudine allait situer son
intervention auprès des démunis de la cité Z.
Par conséquent,
malgré elle, Claudine pensait à Serge. Elle s’était lancée dans une œuvre de
bienfaisance pour s’écarter du chemin passant par Serge. Or, qui
rencontra-t-elle sur sa route? Nul autre que Serge lui-même qui lui aura laissé
en héritage, sans qu’elle en prenne conscience, de prime abord, une certaine
sensibilité à la misère humaine et, peut-être, une certaine façon d’y répondre
par des activités privilégiées.
De retour d’une kermesse organisée avec les
membres de son groupe, en vue de garnir les coffres de son œuvre, c’est à quoi
elle pensait. Elle se sentait fatiguée mais radieuse. Elle éprouvait un
sentiment de satisfaction dont elle n’avait pas eu de pareil depuis le collège,
lors de la réception des prix. Elle se félicitait d’avoir invité ses anciennes
condisciples à se joindre à elle, car, cette initiative avait été, on ne peut plus bénéfique. Cela
lui avait permis d’élargir son réseau d’amis et de connaissances et contribué à
faire de leurs activités sociales de collecte de fonds, des expériences de
succès. Déjà, elle se promettait de renouveler, en mettant à profit d’autres
types d’activités, comme les bals de charité, les tombolas etc.
Petit à petit, sa
vie commençait à prendre du sens et même à en avoir un tout nouveau auquel, il
y a quelques mois seulement, elle n’y avait guère songé. Jusqu’à récemment, le
sens de sa vie se réalisait dans le mariage projeté avec Serge. Il lui arrivait
comme de l’extérieur et elle se représentait comme la fleur qui attend
l’abeille butineuse pour être fécondée. Cette image romanesque la berçait
pendant longtemps, comme l’adolescente évaporée qu’elle pense avoir été même à
l’âge où les aventures sentimentales sont passablement dépouillées des
fanfreluches de la passion. Si la psychologie de l’adolescent se complaît dans
l’idée d’une âme sœur dont la rencontre est nécessaire au sentiment de sa
propre complétude, il ne faut pas moins, paradoxalement, à l’âge adulte, accomplir
la dissociation de ce processus réflexif, pour parvenir à l’intégrité de sa propre identité. En fait,
jamais auparavant, elle ne s’était sentie autant elle-même. Elle n’avait besoin
d’attendre aucun complément de l’extérieur, du moins, au plan psychologique,
pour réaliser sa vocation humaine.
Cette révélation
ne se réalisait pas pourtant au détriment de l’image de Serge. Elle venait la
visiter avec les mêmes sentiments que naguère : des souvenirs, combien
agréables, que n’arrivait pas à ternir l’aigreur des derniers moments de leur
rencontre. Au lendemain de son retour de New-York, elle était totalement
submergée par ce sentiment d’amertume. Avec son nouveau champ d’intérêt, elle
était peu à peu propulsée des profondeurs de sa tristesse, pour redécouvrir les
attraits de la vie, à commencer par le paysage alentour et les bruits de
l’environnement. Elle redevenait tout à coup sensible à de multiples banalités
qui remplissaient la vie quotidienne. Elle cessait de voir les membres du
personnel domestique comme des robots. Ils étaient, de nouveau, des personnes
qui avaient des familles et dont elle s’informait comme auparavant. Elle
s’enfermait toujours dans sa chambre, haut-lieu de sa solitude et de ses
réflexions, mais ce n’était plus pour y rester des heures entières.
Le premier à
prendre conscience de sa transformation psychologique, c’était son père.
Combien avait-il trouvé long le temps de sa mélancolie qu’il appelait sa
descente aux enfers! Dorénavant, les dîners n’étaient plus aussi moroses que
par le passé. Ce n’était pas, tout à fait, comme à l’époque où ces rituels
étaient marqués au coin de l’insouciance et de la joie. Mais ils commençaient,
déjà, à recouvrer leur intérêt de naguère, par la nouvelle attitude de
réceptivité mentale qui caractérisait,
autant Claudine que M Saint-Pierre. Certains jours, oublieuse de cet être
taciturne qui occupait, pas si longtemps encore, toute la scène de l’esprit
paternel, Claudine pouvait être hilarante, tout bonnement, quand elle se
mettait à raconter les incidents cocasses qui parsemaient parfois ses journées
d’activités de charité. Telle, par exemple, la déconvenue d’un collégien en
présence de ses amis du collège, quand il fut avéré que la jeune fille à qui il
contait fleurette, avec assiduité, à la journée de la kermesse n’était autre
qu’un jeune homme déguisé pour la circonstance. Le temps de quelques secondes,
ce récit l’avait branchée, encore une fois, sur une aventure analogue de Serge
un certain soir de carnaval. Il en était de même de son rire gouailleur, quand
elle faisait à son père, le récit loufoque des espiègleries d’un trio de jeunes
à l’endroit du dandy du quartier. Celui-ci n’était pas la coqueluche des filles
sans susciter des jalousies de la part de ses concurrents. Pour prendre leur revanche
sur ses succès féminins, ces derniers, la journée de la kermesse, avaient
décidé de le ridiculiser en faisant de lui l’auteur d’une lettre bourrée de
fautes monstrueuses et de platitudes sentimentales qu’il aurait écrites à une
jeune fille. En se passant cette lettre d’un jeune à l’autre, avec des
commentaires désobligeants, il s’était créé une atmosphère empoisonnée contre
laquelle la victime ne pouvait avoir de parade, à moins de prendre ses jambes à
son cou comme il le fit, d’ailleurs, sans demander son reste.
C’est ainsi que
lentement et doucement, la vie reprenait son rythme dans la maison familiale
des Saint-Pierre, non sans que les événements eussent laissé leur trace dans
les esprits. Désormais, M. Saint-Pierre approchait l’univers de sa fille sur la
pointe des pieds, sans faire de bruit, comme on pénètre dans la chambre d’un
bébé endormi. Refoulant sa douleur, il se considérait comme en rémission et
prenait toutes les précautions pour ne pas la raviver. Maintenant que M. Bernal
est marié, il se pardonnait d’autant moins d’avoir joué le rôle que l’on sait
pour séparer les fiancés. Ainsi, la blessure de Claudine lui était
insupportable, à plus d’un titre. D’une part, cela concernait l’être qu’il
chérissait le plus au monde et pour qui il avait rêvé tous les bienfaits
possibles. D’autre part, sa douleur assurait, chez lui, la permanence d’une
mortelle culpabilité. Pour se racheter, il crut nécessaire, désormais, d’aller
au devant de ses désirs, en l’occurrence, au premier chef, l’organisation et le
financement de son œuvre de charité. C’est ainsi que malgré son indifférence
vis-à-vis des besoins élémentaires de son environnement social, il était devenu
le principal commanditaire des activités de bienfaisance de la ville.
C’est à peu près à
cette époque qu’eut lieu un incident, somme toute, banal le concernant, qui
devait avoir des conséquences importantes sur le climat idéologique et
politique.
Comme la
situation économique continuait de se détériorer, la population avait, de moins
en moins, la capacité de satisfaire ses besoins alimentaires. Le commerce
périclitait. Sur la question de la baisse considérable des statistiques de
vente, l’opinion de M. Saint-Pierre avait été citée dans un journal sur le mode
du constat, histoire de dire qu’il était grand temps que des mesures soient
prises pour enrayer la chute.
Il n’en fallait
pas plus pour que le Pouvoir prenne ombrage de ses propos. S’ensuivit une
dénonciation par la radio gouvernementale de la famille Saint-Pierre et de tout
le groupe social auquel elle appartenait. On vitupérait avec virulence ces
privilégiés, toujours prêts à critiquer le gouvernement pour les difficultés
économiques, au moment même où ces derniers n’avaient rien de plus urgent que
de saigner le pays, en exportant les devises dont la nation a un si grand
besoin, dans les banques suisses et étatsuniennes.
Parallèlement,
l’œuvre de bienfaisance qui avait commencé à faire parler d’elle devenait tout
à coup suspecte. C’était, au mieux, une entreprise de diversion pour ne pas
attirer l’attention sur des transactions illicites; au pire, une activité
communiste qui se donnait sous des airs de générosité philanthropique ou
d’activités humanitaires.
Pour les agents
du gouvernement qui ne s’embarrassaient ni de paradoxes, ni de contre-vérités
dans le processus de leur argumentation, le second terme de l’alternative
paraissait plus probable. D’autant que venant à la rescousse, Paul Garceau
avait tôt fait de rappeler, que la famille Saint-Pierre était alliée à Serge Valcour,
actuellement en fuite à l’étranger pour ses activités communistes. Le mot de
Jean Rostand se vérifiait encore une fois : « Une hypothèse, comme une
calomnie, est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus plausible. »
A compter de ce
jour, la famille Saint-Pierre s’était trouvée en butte à toutes sortes de
tracasseries. Le dédouanement des marchandises devenait, du jour au lendemain,
une opération chaotique et aléatoire. Même après avoir acquitté les taxes
réglementaires à leurs activités commerciales, elle se faisait harceler par le
service compétent pour non-paiement. Il avait fallu, par trois fois, perdre du
temps pour aller clarifier les choses au bureau de perception des comptes. A
deux reprises, Claudine s’était fait signifier par un agent de police que sa
voiture devait être inspectée, alors qu’elle portait, dans une vignette au
pare-brise, la preuve d’une inspection récente. Et pour rendre la situation
plus inquiétante, on se faisait fort de rappeler, lors des diatribes
gouvernementales à l’adresse des privilégiés, que M. Saint-Pierre avait été
arrêté, puis relâché, seulement par manque de preuves, lors de la campagne
anti-gouvernementale des communistes, au milieu des années soixante. C’était
une menace voilée que les intéressés avaient décryptée de la bonne façon.
Évidemment, M.
Saint-Pierre était inquiet. Il l’était pour lui-même et pour sa fille. Cela
transparaissait dans son comportement. Du jour au lendemain, le panache de
l’homme d’affaires avait fait place à une attitude réservée et un profil bas,
comme s’il craignait de se faire remarquer. Plus encore, il croyait nécessaire
que sa fille mette en veilleuse ses activités, le temps que les nuages
disparaissent et qu’on sache à quoi s’en tenir.
Mais, à son grand
désarroi, plutôt que d’assister à une retenue équivalente de la part de sa
fille, c’est à l’attitude contraire qu’il faisait face. De fait, Claudine ne se
montrait, depuis le changement de climat politique, que plus dynamique et plus
enthousiaste dans l’exercice de ses activités charitables, comme si elle
voulait défier les forces de la répression gouvernementale.
Était-elle
consciente de l’embarras du pouvoir, par rapport à la réponse qu’elle apportait
aux besoins des démunis de la cité Z? En tout cas, elle était sûre d’une chose
: si l’on s’avisait de fermer ses bureaux et tarir la source de l’aide que son
œuvre prodiguait depuis quelque temps, il y aurait probablement une émeute.
Elle en avait la preuve dans la réaction de la foule, quand une rumeur dans ce
sens avait couru, le matin d’une séance de distribution de vivres alimentaires.
Beaucoup de gens concernés avaient attendu longtemps avant l’ouverture des
bureaux. C’était leur seul espoir de manger de la journée. Autant dire qu’ils
n’avaient rien à perdre de se révolter, contre une mesure qui les priverait de
leur pain. Sans avoir jamais lu Soljenitsyne, Claudine était arrivée à la même
évaluation que lui de la situation des parias de la société. « Quelqu’un
que vous avez privé de tout, dit-il,
n’est plus en votre pouvoir. Il est de nouveau entièrement libre. »
Après quelques
semaines, ce qui semblait une campagne orchestrée contre les privilégiés de la
société en général et contre la famille Saint-Pierre en particulier, à qui on
reprochait ses activités communistes, mourrait petit à petit comme un feu qu’on
avait cessé d’attiser. En dépit des accents au vitriol des propagandistes du
gouvernement, les accusations portées n’avaient pas été prises au sérieux, même
dans les cercles du pouvoir. Tous les observateurs étaient persuadés, qu’encore
une fois, le Pouvoir avait sacrifié au besoin d’écraser ses opposants
potentiels, selon la maxime bien connue en pareille circonstance : « qui veut
noyer son chien, le dit enragé. » Néanmoins, la logorrhée avait fonctionné à vide,
la pâte n’avait pas levé et les metteurs en scène avaient compris qu’il fallait
passer à autre chose.
Mais, ils
n’étaient pas les seuls à avoir compris quelque chose. C’était également le cas
de Claudine. Plus que sur la situation politique nationale, cet incident
l’avait surtout révélée à elle-même. Quand dans le silence de sa chambre, elle
revenait à ce qu’avait été son attitude, au fur et à mesure de la campagne
gouvernementale, elle avait peine à croire qu’elle eût pu, si longtemps,
résister à la pression psychologique orchestrée par la propagande politique.
Mais en y réfléchissant mieux, elle avait dû reconnaître qu’elle n’avait pas
grand crédit d’avoir adopté cette ligne de conduite. A l’instar des déshérités
qui attendaient son aide et qui n’avaient rien à perdre, tout s’était passé
chez elle comme si, pour elle aussi, il n’y avait psychologiquement rien à
perdre. En effet, par son expérience de la séparation dans les circonstances
que l’on sait, elle avait, à sa façon, touché au fond d’une sorte de
souffrance, d’où elle ne pouvait revenir qu’aguerrie et cuirassée, voire même,
jusqu’à un certain point, indifférente et donc, n’ayant plus peur de
grand-chose. Par cette épreuve, elle confirmait, en quelque sorte,
l’observation de Maître Eckhart : « Le coursier le plus rapide qui nous porte à
la perfection, c’est la douleur. »
Pour la première
fois, elle se regardait comme si elle était double et qu’elle aurait observé
son autre elle-même, mener une existence en dehors d’elle, selon des paramètres
qui lui étaient, tout à fait, étrangers. Elle ne se reconnaissait pas dans les
rôles qu’elle avait dû jouer. En s’appréhendant avec une certaine distance qui
avait l’avantage de mettre en relief, autant ses comportements que le contexte
social dans lequel ils s’inscrivaient, elle percevait avec netteté le danger
couru jusque-là et, auquel, elle était entièrement insensible au moment
critique.
C’est pour cette
raison qu’elle n’hésitait pas à répondre aux gens qui la trouvaient courageuse
d’avoir pu faire face, sans broncher aux harcèlements du pouvoir, qu’elle
n’avait aucun mérite et qu’en
l’occurrence, ce qu’on prenait pour du courage n’était, en somme, qu’une sorte
d’inconscience ou d’absence de lucidité temporaire.
Il ne demeure pas
moins que, dorénavant, elle passait pour beaucoup de gens du Pouvoir, comme une
femme qui avait la couenne dure et qui n’avait pas froid aux yeux. Même ses
associées, voire son père, s’étaient laissées prendre, jusqu’à un certain
point, à cette image. Et souvent, il lui arrivait de s’imaginer la tête que
ferait Serge, si jamais la nouvelle de sa résistance lui parvenait.
CHAPITRE XVII
En attendant
d’être orienté dans un centre de détention conventionnel, aiguillonné par une
idée qui lui trottait dans la cervelle depuis quelques jours, Serge avait
sollicité une permission de vingt-quatre heures pour assister aux funérailles
de sa grand-mère. Il n’avait pas trop d’illusion sur l’issue de sa démarche.
L’armée avait si peu de considération pour les fortes têtes ou ceux qui
refusent de marcher au pas avec les autres, qu’il doutait, a priori, qu’on
donnât jamais une certaine attention à sa demande. Quand, un matin, le sergent
de garde le fit venir dans son bureau pour lui annoncer que sa requête avait
été agréée, il resta un moment perplexe à réfléchir sur les raisons possibles
qui lui avaient valu cet acquiescement. Tellement, que le sergent se crut dans
l’obligation de s’enquérir si, dans l’intervalle, il avait changé d’idée. Il
s’attendait fortement à une enquête sur la véracité du motif allégué en vue de
la permission, mais par le résultat obtenu, il comprit que cela n’avait pas été
fait. A moins qu’on ne voulût le piéger, en lui donnant la corde pour se
pendre… C’est à ce moment seulement que commença à se développer chez lui la
conviction qu’on allait le soumettre à la filature.
Dès qu’il a eu
franchi le portail des casernes, contrairement à ce qu’il se proposait de
faire, soit d’appeler Paola par un téléphone public qui jouxtait le bâtiment de
l’armée, se souvenant d’avoir entendu dire que ce téléphone était sous écoute,
il prit l’autobus dans la direction contraire de son adresse. Parvenu à une
certaine distance et s’étant assuré qu’il n’y avait rien de suspect à
l’horizon, il refit le parcours en sens inverse jusqu’à un téléphone public
dont il connaissait bien l’emplacement. Après avoir vainement essayé de joindre
son amie, il se dirigea à son appartement où il décida de mettre l’essentiel de
ses biens dans une valise, d’abandonner le reste, de régler une note de loyer,
de remettre les clés de l’appartement au concierge et d’attendre le moment
opportun pour héler un taxi. Quand il fut sûr qu’il ne courait aucun danger, il
se précipita dans le premier qui passait et se fit conduire à la banque, où il
retira le peu d’argent qui lui restait. Après quoi, il se dirigea à la gare où
il acheta un billet en direction de Montréal. Par bonheur, il n’avait pas eu à
attendre longtemps. Néanmoins, il avait presque la certitude qu’il allait être
arrêté. Quand le train se mit en marche, il n’était pas, pour autant, rassuré : au lieu de procéder à son arrestation
dans la salle d’attente, ce serait plutôt dans le train. Aussitôt, l’imagerie
d’un film d’Agatha Christie se mit à palpiter dans son esprit. Pas pour
longtemps, d’ailleurs, pris qu’il était à scruter les visages et à supputer
d’où pouvait venir le coup qui marquerait son destin. A un certain moment, il
eut envie d’aller aux toilettes, mais la perspective de se donner en pâture à
des agents de l’armée qui ne l’auraient pas encore remarqué, le porta à
différer son projet, l’obligeant à demeurer dans un inconfort irrésistible pour
sa vessie. A un arrêt du train, suivi du déplacement de quelques passagers, il
prit le risque de quitter sa place, non sans se tordre de douleur. De crainte
de tomber sur des regards soupçonneux, il regarda droit devant lui, s’attendant
cependant, soit à être interpellé, soit à être arrêté. Mais rien n’y fit,
jusqu’au moment où il regagna son siège. Pour la première fois depuis le début
du voyage, il connut une baisse de sa tension nerveuse, sans pour autant être
tout à fait rassuré. Pour lui, c’était impossible que l’armée le laisse filer :
il serait rattrapé tôt ou tard et, plutôt
tôt que tard, c’est-à-dire, de son point de vue, avant son arrivée à
Montréal. C’est pourquoi, à l’abri d’un journal, il prenait son temps pour dévisager
tous ceux qui se hasardaient dans le couloir. Personne n’éveillait vraiment ses
soupçons, hormis deux gaillards à l’air interrogateur. Il les voyait
anxieusement s’adresser à un membre du personnel lequel, ipso facto, promenait
un regard circulaire qui venait s’arrêter dans sa direction. Et avant qu’il
réfléchît à la manière dont il fallait réagir, ce dernier se dirigea tout droit
vers lui, plus précisément sur son voisin de siège, à qui il fit observer
l’interdiction de fumer dans ce wagon.
Durant quelques
instants, Serge a eu la frousse. Pourtant, il n’était pas au bout de ses
épreuves. A une cinquantaine de kilomètres de là, le chef de train
s’adressant par l’interphone, à la
cantonade, annonça qu’il allait devoir s’arrêter bientôt, pendant quelques
minutes. Ce fut pour Serge la preuve de grandes manœuvres de l’armée, pour
mettre la main sur lui. Si ce n’était pas le cas, pourquoi cet arrêt subit? De fait, le train ne tarda
pas à s’immobiliser.
Le paysage
paraissait sauvage. Aucune habitation sur une bonne distance le long de la
voie. S’il doit être arrêté, à tout prendre, il préférerait que ce soit dans un
milieu moins sauvage et, autant que possible, en présence de gens. Tandis
qu’ici, si on pensait l’assassiner, personne ne serait là pour en témoigner,
une fois le train parti. Le temps de quelques minutes, cette idée le hanta au
point d’induire chez lui un sentiment de panique, qui ne s’estompa qu’au moment
où le train se remit en marche, avec l’étonnement de ne pas voir surgir les
sbires qui devraient mettre fin à son voyage.
Dans
l’intervalle, il eut très faim, mais il n’en avait pas pris conscience. Bien
sûr, il entendait les bruits de ses convulsions intestinales, mais accaparé par
des préoccupations autrement plus urgentes, son cerveau n’alla pas jusqu’à lui
en dévoiler le sens. Il a fallu, bien entendu, une baisse de sa tension
nerveuse et les préparatifs du dîner, avec les allées et venues des serveurs,
pour que le sens de ces stimuli lui fût restitué. Ce fut le premier bon moment
de son voyage quand il put, à la fois, assouvir sa faim et reconnaître ses
chances de terminer sans encombre son voyage. Il en résulta, au café, un
sentiment de bien-être qui ne tardait pas à se transformer en un état larvé de
somnolence pendant une demi-heure. Quand finalement il recouvra ses esprits, il
avait depuis longtemps franchi la frontière canadienne et comprit, par les
préparatifs de son voisin, que son arrivée à la gare était imminente. De fait, c’est avec une
grande joie que quinze minutes plus tard, il fit son entrée à Montréal. Il ne
savait encore où aller. Maintenant qu’il n’avait plus peur d’être arrêté par
l’armée des États-Unis, c’est ce problème qui occupait toute son attention.
S’il avait beaucoup de ressources, il aurait envisagé la situation comme une
aventure intéressante, mais avec le peu d’argent dont il disposait, il ne
pouvait pas se permettre de séjourner longtemps à l’hôtel. « Qui veut aller
loin, pensa-t-il, ménage sa monture. » En attendant, il n’avait aucune idée de
la longueur de la route qu’il aura à parcourir. Il avait dû quitter New-York
sans que l’armée lui eût versé sa solde et les arrérages. Il en était là de ses
réflexions quand il s’entendit appeler.
Une foule
compacte, que vomissaient les escaliers roulants venant du sous-sol,
s’agglutinait le long de la passerelle du rez-de-chaussée et l’empêchait de
voir de qui venait l’appel. Il eut le réflexe d’attendre la dispersion de
l’attroupement, mais la foule avait plutôt tendance à grossir, obstruant de
plus en plus son champ de vision. Essayant de deviner de qui pouvait provenir
cette voix de baryton, il avait beau chercher dans sa mémoire, il ne trouvait
personne. En fait, il ne se connaissait aucun ami sous cette latitude, hormis
quelques congénères avec lesquels il n’avait pas de liens très étroits.
Quand finalement
quelqu’un lui mit la main sur l’épaule, il eut une sensation étrange de joie,
ayant identifié un ami, avant de connaître son identité dans la vie. Mais quand
il tourna la tête pour le dévisager, ce qu’il perçut d’abord, ce fut une barbe
qui ne lui disait rien qui vaille. Il lui avait fallu quelques secondes pour
déceler derrière la barbe, des traits jadis familiers et qui furent ceux d’un
camarade de la J.E.C. Il l’avait perdu de vue depuis son départ pour ses cours
de médecine à Montpellier.
Après des
effusions qui eussent été encore plus manifestes sans l’inconvénient de la
foule, les deux amis convinrent de se mettre un peu à l’écart, pour pouvoir se
parler à loisir.
--Je ne me serais tellement pas attendu à te rencontrer ici…
dit Serge. Tu es l’un des derniers de
mes amis à qui j’aurais pensé.
--Tes réactions me l’ont bien démontré, répartit Jules.
Pourtant, en ce qui me concerne, je t’ai, tout de suite, reconnu. Il est vrai,
à ta décharge, que tu n’es pas le premier des anciens copains à hésiter devant
moi. Il paraît que la barbe m’a beaucoup changé.
--Depuis quand es-tu au Canada?
--Oh! Depuis bientôt cinq ans. En fait, depuis la fin de mes
études à Montpellier. Je travaille dans un hôpital à Montréal et je suis marié.
A propos, devine qui est ma femme? Je te le donne en mille…
Serge n’avait
aucune idée de l’identité de la femme de son ami. Il avait dû le lui avouer. Le
temps avait fait son œuvre sur les événements et il ne lui restait pas beaucoup
de souvenirs sur les particularités des relations du groupe d’amis qu’ils
formaient, à l’époque de leurs activités à la J.E.C, hormis, bien entendu,
celles jugées essentielles.
--Avec Joëlle, enchaîna Jules. Te souviens-tu de Joëlle?
Comment ne pas se
souvenir de Joëlle? Serge n’en revenait pas d’apprendre cette nouvelle, car la
rencontre dans un couple de ces deux tempéraments, lui eût apparu fortement
improbable, si ce n’était déjà la réalité. L’intervalle de quelques secondes,
il avait passé en revue les membres de l’univers féminin qu’il fréquentait au
temps de sa jeunesse et il ne s’était
pas arrêté à Joëlle. Autant cette dernière était impétueuse et passionnée,
autant Jules, de son côté, était réservé et réfléchi. De plus, à aucun moment,
à l’époque, ils ne se signalaient comme ayant des atomes crochus ou des
préoccupations communes. Ce n’est donc pas par hasard, que l’association de ces
deux images ne s’était pas faite à son esprit.
Jules qui sentait
ce qui se passait dans la tête de son ami, s’était contenté d’ajouter :
--Oui, nous sommes mariés Joëlle et moi depuis cinq ans et
nous avons deux enfants : Alain, 4 ans et Michaëlle, 2 ans. Maintenant, tu sais à peu près tout de moi, parle-moi un
peu de toi, que fais-tu ici? Les dernières nouvelles que j’ai eues de toi,
faisaient état de tes démêlés avec le gouvernement en Haïti. Où en es-tu
aujourd’hui?
--C’est vrai que
j’avais de graves problèmes avec ce gouvernement, répartit Serge. S’il pouvait
mettre la main sur moi aujourd’hui encore, il n’hésiterait pas à me zigouiller
séance tenante. Je militais dans un groupe d’opposition dont les membres ont
été trahis par l’un d’entre eux. Certains de mes amis ont été exécutés. Je n’ai
eu la vie sauve que par un subterfuge. Quand, un peu plus tard, le gouvernement
voulut se saisir de moi pour un sort pareil à celui de mes amis exécutés,
j’avais déjà quitté le pays pour les États-Unis.
Mais là ne
s’arrêtaient pas ses péripéties et, sans désemparer, il conta à son ami ébaubi,
les accidents de parcours de son aventure étatsunienne depuis son enrôlement
dans l’armée, jusqu’à son retour du Vietnam et la fuite vers le Canada.
--Ce que tu me racontes, c’est beaucoup plus que je ne
saurais imaginer. En t’écoutant parler et évoquer les écueils contre lesquels
tu as dû et dois encore te protéger, je me sens presque ridicule avec mes
papotages d’avant. Dis-moi Serge, comment puis-je t’aider?
--Pour l’instant, j’aimerais seulement que tu m’indiques un
hôtel pas cher, car c’est la première fois que je mets le pied au Canada.
--Il n’est pas question que tu ailles à l’hôtel. Tu vas
venir chez moi et rester le temps qu’il faudra pour clarifier ta situation. Tu
verras, Joëlle sera très heureuse de te recevoir. Nous avons deux chambres
d’amis qui n’ont jamais reçu personne depuis notre emménagement. D’ailleurs, je
vais tout de suite prévenir Joëlle de ton arrivée.
Là-dessus, il
alla à un téléphone public et s’entretint avec sa femme, laquelle, sans
désemparer, demanda à parler à Serge. Après lui avoir souhaité la bienvenue à
Montréal, elle lui fit part de sa joie d’avoir à le recevoir chez elle.
C’est ainsi
qu’une demi-heure après son arrivée à Montréal, Serge prenait place dans la
voiture de Jules en pensant qu’il avait de la chance dans ses malheurs, de
tomber sur un ami si providentiel.
La vie
montréalaise de Serge s’initia donc sous d’heureux auspices. Si bien qu’après
seulement trois semaines, il pouvait commencer à travailler comme suppléant
dans un collège. Dans l’intervalle, il avait pu entrer en communication avec Paola
qui éprouvait de la peine à croire à
tous les malheurs qui se sont abattus sur lui et qui était, néanmoins, heureuse
de le savoir, maintenant, à l’abri du long bras de l’armée. Elle n’avait pas
entendu parler dans les médias de l’évasion de Serge. Cela ne l’avait pas
étonnée. Compte tenu de la nature de l’accusation, elle avait compris que
l’armée n’avait pas intérêt à ébruiter les faits relatifs à son arrestation et
à son évasion. Cela n’en faisait pas un dossier moins préoccupant pour autant.
Elle imaginait, au contraire, que tout allait être mis en œuvre pour qu’il soit
arrêté et traîné devant la cour martiale. Aussi se glorifiait-elle de savoir,
qu’à l’instar de nombre d’objecteurs de conscience qui ne voulaient pas
combattre au Vietnam et qui avaient fui vers le Canada, Serge pourrait y mener
une vie relativement normale.
Cet événement
avait été chez elle, l’occasion d’un retour sur sa condition de vie à New-York.
Pourquoi n’irait-elle pas sur les traces de Serge en quittant cette ville? Une telle
décision lui permettrait, à la fois, de s’éloigner des sbires qui la
poursuivaient sans relâche et de se rapprocher du seul homme qu’elle aimait.
Quand elle s’en ouvrit à ce dernier, ils se sont trouvés, tout de suite, sur la
même longueur d’ondes et, sans tarder, elle commença à amorcer les préparatifs
dans ce sens. De sorte que, quatre mois après l’évasion de Serge, elle mettait le cap sur Montréal, au volant
de sa voiture.
Pour la
circonstance, Serge avait pris congé de Jules et de Joëlle et c’est à son
nouvel appartement, non loin du Mont-Royal qu’il était allé attendre Paola. Le
voyage s’était déroulé sans encombre. Une pluie fine tombait sur la ville
imprégnant la nature d’une note de tristesse. Mais la voyageuse qui l’aurait
perçue à d’autres moments, se sentait envahie par un trop grand bonheur, au fur
et à mesure qu’elle s’approchait de son but, pour être disponible à ce
phénomène. En vérité, c’est à peine si elle prenait conscience des
transformations de l’environnement autour d’elle, même après avoir franchi la
frontière et l’arrêt obligé de la douane. Quand enfin, après des détours
inutiles, elle s’engagea sur la rue où l’attendait Serge, son cœur se mit à
battre très fort comme une adolescente à sa première sortie dans le monde. Après
un voyage de sept heures, elle était fatiguée, mais elle n’avait rien perdu, ni
de sa détermination, ni de sa concentration. Elle allait lentement et prenait
son temps pour regarder les numéros dans la pénombre. Quand elle vit se
détacher celui qu’elle cherchait, à la lueur d’un tube luminescent qui
éclairait l’entrée, elle eut un sursaut de joie, très vite neutralisée, par une
certaine inquiétude sur l’authenticité de l’adresse. Elle venait de se souvenir
que dans un arrondissement de New-York, il y a plusieurs rues qui portent le
même nom. Toutefois, se rappelant immédiatement qu’elle avait suivi toutes les
indications de Serge, elle se rassurait déjà au moment de sonner.
Non content
d’ouvrir la porte, ce dernier se porta à sa rencontre dans l’escalier et c’est
avec une joie débordante qu’ils firent leur entrée dans le logis.
Il s’agissait, en
fait, d’un appartement très simple, semblable par ses dimensions à celui
qu’occupait Paola à New-York. Il était composé d’une chambre munie d’une vaste
garde-robe, et dont la fenêtre s’ouvrait sur un espace boisé servant de
repaires à quelques espèces d’oiseaux. Quant au salon, il occupait l’autre bout
de l’appartement et était orienté à l’Est, permettant au soleil d’y pénétrer en
abondance. La pièce la plus étonnante de l’appartement était la cuisinette qui
portait, d’ailleurs, mal son nom. Elle était beaucoup plus grande que celle
dont on dispose généralement dans un tel ensemble. De sorte que Serge
n’exagérait nullement de parler, plutôt, de salle à manger. De fait, six
personnes pourraient aisément prendre place autour de la table.
A défaut de
disposer de plus d’espace, Serge avait tenu à ce que l’ameublement soit choisi
avec soin et puisse convenir au goût de Paola. De fait, il s’était avéré un peu
la réplique de celui qu’elle avait à New-York. Il en était de même du lit, à la
seule différence que celui-ci était plus grand, ce qui faisait dire à Paola
qu’il était prévoyant. Il n’était pas jusqu’aux tentures et rideaux qui ne
fussent choisis sur le modèle de ceux de son amie. De sorte qu’en pénétrant
dans ce décor, Paola avait l’impression de ne pas s’être trop dépaysée.
Pour les deux
amis, c’était la première fois que s’esquissait, autrement qu’en pensée, la
perspective de vivre ensemble. Jusqu’à présent, les liens invisibles qui
ligotaient Serge, rendaient problématique l’expression de cette idée, sans
empêcher son existence refoulée sous la forme de velléités. Maintenant que les
circonstances semblaient favorables à sa concrétisation, tout s’était passé
comme si, entre cette idée charriant tous les désirs contenus et la réalité, le
discours était le chaînon manquant. En effet, Serge qui a fréquenté Musil sait
à quel point le discours participe de l’expression des sentiments. Pourtant, il
devra, momentanément, refréner son désir de parler. De fait, au soir de
l’arrivée de Paola, pas un n’a eu l’idée de revenir sur les sous-entendus de
leur situation. Ils avaient peur de voir s’envoler la magie du moment par
l’analyse d’une situation qui n’était pas tout à fait claire. Serge semblait se
faire une raison par rapport à Claudine, mais qu’arriverait-il s’il recevait un
appel d’elle dans les jours prochains?
Bien entendu, de
telles préoccupations ont été maintenues dans le silence, mais elles n’existaient
pas moins. Néanmoins, cela ne diminuait en rien le bonheur du couple de se
retrouver. Mais cette nuit-là, malgré le sentiment de bien-être produit par la
présence de Paola à ses côtés, Serge ne dormit pas. Pour la millième fois, il
essayait de poser l’équation de sa situation. Il avait pris conscience que son
esprit était habité en permanence par les deux femmes de sa vie. Par rapport à
Claudine, il se sentait lié par quelque chose qui allait au-delà des
sentiments, par un engagement qui se fondait sur leur amour, mais aussi, par
une responsabilité qui en était l’émanation au plan moral, autant vis-à-vis
d’eux-mêmes que vis-à-vis de la société, via l’interposition des parents et
amis lors des fiançailles.
Bien entendu,
s’il avait cessé d’aimer Claudine, il aurait pu se délier de la parole donnée.
Mais, ce n’était pas le cas. Il s’agissait plutôt d’une rupture de
communications, dont il ne connaissait ni la cause ni la durée. Il est vrai,
qu'à cet égard, il n’était pas persuadé d’avoir tout tenté, même si, à sa
décharge, une dizaine de lettres était restée sans réponses. Vis-à-vis de
Paola, il se sentait également lié par quelque chose qui transcendait leur
sentiment. Par une conception janséniste du repentir et de la grâce et qui
faisait de lui, non plus un individu rencontré au hasard, mais quelqu’un qui
rentrait dans le plan de la Destinée ou de la Providence pour son rachat ou son
accomplissement.
Après avoir passé
une bonne partie de la nuit sans parvenir à une opinion ferme et satisfaisante,
il était bien obligé de reconnaître, en regardant Paola s’éveiller lentement,
de ce qui fut un profond sommeil, que le sort semblait plaider pour elle. C’est
cette idée qui lui vint à l’esprit pour le rassurer au moment de s’adresser à
son amie.
--Je ne te demanderai pas si tu as bien dormi, j’en ai été
témoin.
--Cela prouve que tu n’as pas dormi de ton côté. Cela ne
m’étonne guère de toi.
--Et pourquoi? Me connais-tu insomniaque?
--Je commence à te connaître, Serge. J’avais prévu que mon
arrivée précipiterait chez toi des bouleversements intérieurs. N’ai-je pas
raison?
--Je mentirais si je prétendais le contraire. Dois-je te
dire, à mon tour, que tu m’étonnes?
--Tu me pardonneras ce que je vais te révéler : j’ai lu une
lettre que tu destinais à Claudine. J’aimerais te dire que j’ai hésité à la
lire, mais ce serait faux. C’était à ton retour du Vietnam, quand nous avons
soupé ensemble. Ce jour-là, je t’avais conduit au subway et c’est à mon retour
que je l’ai découverte aux toilettes. Par ce que tu lui disais et par la façon
dont elle occupait tes pensées, j’étais profondément jalouse d’elle. Puis-je te
le dire? J’ai pris conscience, en même temps, que vous étiez sans nouvelles,
l’un de l’autre, depuis longtemps, et ce fut comme un baume à mon cœur. Surtout
quand j’ai lu ces quelques phrases, que je n’ai cessé de relire depuis : «
est-ce possible, demandais-tu, que recevant mes lettres, tu aies sciemment
décidé de ne pas y répondre? Je ne le crois pas. Cela ne te ressemble
aucunement. Pourquoi le ferais-tu? Ne nous sommes-nous pas quittés en bons
termes, même si mon départ pour le Vietnam pouvait rendre notre réunion très
aléatoire, dans un proche avenir? »
Je ne sais
pourquoi, j’ai cru y voir une dynamique psychologique à l’œuvre, aussi bien
chez toi que chez Claudine et qui n’était pas pour me déplaire. La jalousie y
avait trouvé de quoi cultiver ses motifs d’espoir, comme le coureur cycliste
face au talon d’Achille du concurrent qui l’a doublé.
Je peux me
tromper, mais j’ai presque la certitude que depuis, les choses n’ont pas
changé pour toi, aussi bien dans les
communications avec Haïti, que par rapport à la façon dont tu vis cette impasse
psychologique. J’étais donc persuadé, qu’en dépit des problèmes de tous ordres
que tu as dû confronter en quittant les États-Unis et en t’installant ici, ma
seule arrivée allait t’obliger à te recentrer, encore une fois, sur tes
problèmes sentimentaux.
--C’est donc à cause de toi, répartit Serge, mi-figue,
mi-raisin, que je n’ai jamais pu envoyer cette lettre? Il est vrai,
s’empressa-t-il d’ajouter, que j’ai envoyé d’autres lettres, ultérieurement,
qui sont restées sans réponse. Au fond, je n’aurais pas été capable de te dire
toutes ces choses par respect pour Claudine elle-même; mais puisque le sort a
fait de toi, au moins en partie, le témoin du drame de mon cœur, je veux que tu
saches que je n’en suis pas guéri encore.
--Ne comprends-tu pas Serge qu’il est superflu de me le
rappeler? Peux-tu me dire, néanmoins, quel sens tu accordes à ma présence ici,
à coté de toi?
--Il n’y a, Paola, rien de plus complexe que l’âme humaine.
Quand nous parlons, nous le faisons en utilisant, autant que possible, des
arguments qui se veulent logiques; nous évitons de nous mettre en contradiction
avec nous-mêmes, comme si nos vies n’étaient pas, par leurs parties, dans une
continuelle contradiction. Elles sont, ces vies, à l’image de l’automobiliste
traversant une ville et qui doit surmonter un nombre infini d’écueils, pendant
que l’aviateur, semblable en cela à l’âme, peut faire l’économie de ces
difficultés en les survolant. Mais là où l’âme diffère de l’aviateur, c’est que
ces difficultés ou ces contradictions, elle ne les annihile pas, elle les
intègre en elle-même, dans une construction qui ne peut être pensé que par un
dieu, où le semblable côtoie le dissemblable; le bon, le mauvais; le grand, le
petit; le beau, le laid etc.
Si donc tu
t’attends à ce que je t’explique pourquoi j’ai salué avec tant d’enthousiasme
ta venue à Montréal, avec des arguments rationnels, je risque de te décevoir.
Cela ne signifie pas, cependant, que cette décision n’a pas une grande portée,
tant sur mon cheminement personnel que sur notre avenir. Mais, encore une fois,
mon discours, à ce sujet, laisserait à désirer et ne pourrait embrasser un enjeu
dont je n'ai pas toute la mesure.
--A défaut d’avoir, comme tu dis des arguments rationnels,
je m’attendais à plus de clarté, plus de précision, mais je comprends aussi que
je ne peux te l’exiger. Peux-tu, au moins, me dire si mon séjour ici, a des
chances de contribuer à cette clarté?
--Non seulement je le crois, mais je le souhaite, répartit
Serge.
--S’il en est ainsi, embrasse-moi dit Paola. Les deux amis
s’embrassèrent et se dirigèrent à la cuisine pour le petit déjeuner.
QUATRIÈME
PARTIE
CHAPITRE XVIII
Au cours de
l’année qui a suivi, plusieurs événements ont jalonné la vie de Serge et de
Paola. Quelques mois seulement après avoir débuté comme suppléant au collège,
Serge avait été bien servi par le départ à la retraite d’un des professeurs,
car, c’est sur lui que le choix s’était porté pour le remplacer comme
professeur titulaire. Cela lui avait enlevé le souci d’avoir à chercher
ailleurs un emploi, peut-être, plus lucratif pour les objectifs qu’il voulait
atteindre.
Au cours de cette
période, il avait entendu parler, pour la première fois, des activités
humanitaires de Claudine. Voulant en savoir davantage, on lui avait indiqué
deux petits journaux qui traitaient des
nouvelles du pays. On y faisait, en effet, largement état de ses œuvres
charitables dédiées, en priorité, aux familles de la Cité Z et du défi que cela
constituait pour le gouvernement. On parlait également de son courage et de sa
détermination. Dans un pays où l’efficacité des forces répressives avait,
depuis longtemps, contraint tout le monde à ramper ou à se coucher, elle se
tenait debout, insouciante du danger, afin de faire prévaloir les objectifs
pour lesquels, elle et son groupe, œuvraient d’arrache-pied. A un certain
moment, continuait-on, on pouvait croire que sa vie était en danger, mais elle
avait forcé le pouvoir à retraiter.
Les accents sur
le courage de Claudine étaient tels, qu’ils portaient Serge à vérifier s’il
s’agissait de la personne qu’il connaissait. Il n’y avait pas de doute, il
était bien question de Claudine Saint-Pierre, la fille de M. Saint-Pierre,
l’entrepreneur bien connu de Port-au-Prince.
En fermant les
journaux, Serge eut un sentiment de dépit d’être passé si près d’une personne,
sans la saisir à sa juste mesure. C’est la deuxième fois que cela lui arrivait
dans la vie. La première fois, c’était avec Paul Garceau sous les apparences de
qui il n’avait pas flairé le tortionnaire; maintenant, c’est avec Claudine.
Jamais il n’avait imaginé que ses préoccupations sociales pouvaient être si
près des siennes, ni même, qu’il y eut en elle l’étoffe d’une héroïne. Il s’en
voulait amèrement de ne pas l’avoir découvert avant. Il en avait gardé, pendant plusieurs jours,
un pincement au cœur dont il serait bien en peine d’en révéler toute la nature.
Quelques mois
plus tard, il ne tarda pas à se marier. Pour plusieurs raisons dont le fait de
continuer à se protéger de leurs puissants ennemis, la cérémonie a été voulue
en toute simplicité, en présence d’un nombre restreint d’amis dont, au premier
chef, Jules et Joëlle et leurs enfants.
Par curiosité
pour ce haut-lieu des voyages de noces que constituaient les Chutes du Niagara,
ils avaient tenu, eux aussi, à y faire leur pèlerinage. Ils en étaient revenus
un peu déçus, non pas de la splendeur du paysage-encore qu’ils croyaient les
Chutes, après avoir lu Chateaubriand, plus vertigineuses et féeriques-mais de
la commercialisation à laquelle elles se prêtaient.
Finalement, ce
qui les avait le plus surpris du voyage, c’était, moins l’aspect grandiose du
site, que d’y avoir rencontré, en lune de miel, elle aussi, une ancienne amie
de collège de Paola. Cette coïncidence avait beaucoup amusé les femmes,
beaucoup plus que les hommes, tenus, jusqu’à un certain point, de jouer les
observateurs des retrouvailles. C’est à de tels moments, pensait Serge, que
l’idée de la planète comme un village, peut être perçue autrement qu’une figure
de style.
Pas longtemps
après le mariage, Paola avait dû se rendre à New-York, au chevet d’une amie
récemment victime d’un accident de circulation. Elle croyait qu’elle avait été
heurtée par une voiture, mais la vérité se voulait tout à fait différente. Elle
circulait sur le trottoir d’une rue achalandée de Manhattan, quand un
échafaudage d’un bâtiment en rénovation, lui était tombé sur la tête. Trois
ouvriers avaient perdu la vie sur-le-champ, alors qu’elle-même était grièvement
blessée. En dépit d’une longue intervention chirurgicale et des soins intensifs
pendant plus d’une semaine, elle n’avait pas survécu à ses blessures.
Curieusement,
c’est au cours de cette visite à New-York, qu’un renseignement capté au hasard,
l’a mise sur la piste d’une nouvelle orientation à Montréal. Plutôt que de
donner suite au projet vacillant de son inscription à l’université, l’occasion
lui avait été donnée de tenter sa chance, sitôt son retour à Montréal, dans une
agence de voyages. Elle sauta d’autant plus vite sur l’occasion que le domaine
ne lui était pas étranger.
C’est ainsi que
le déménagement, qui paraissait une aventure très incertaine, et pour l’un et
pour l’autre, se changeait, en peu de temps, en quelque chose de tout à fait
différent, une sorte de havre de paix tout à fait idéal pour jeter l’ancre.
Petit à petit,
ils s’inséraient dans la société montréalaise, prenant leur place, sans
toutefois faire de vagues, évitant autant que possible, de se trouver dans les
lieux fréquentés par les compatriotes.
Ainsi allait la
vie quand, un beau matin, Serge se fit tirer de la salle de bain, par la
nouvelle de la mort du dictateur d’Haïti. Ce fut pour lui, comme pour sa femme,
une joie immense, mais aussi une déception. Ils avaient toujours cru qu’il
serait évincé du pouvoir par une révolution. Mais, de toute évidence, ce
n’était pas le cas. De son point de vue, cette mort entraînait deux
conséquences néfastes pour le présent et l’avenir de la démocratie. Par elle,
le dictateur s’était soustrait, d’une part, du bras vengeur de la justice pour
des crimes impardonnables; d’autre part, elle annonçait en même temps, que le
régime avec ses structures autoritaires obsolètes, a survécu à lui-même sans
aucun changement.
C’était donc la
joie et le désenchantement à la fois, malgré une propension dans tous les
foyers d’opposition de la diaspora à manifester d’abord cette joie. De partout,
en effet, dans ces foyers, les gens en liesse descendaient dans les rues de
l’éclatement du verrou qui les avait, jusque-là, empêché de parler et
d’entrevoir l’avenir. A les croire, dès le lendemain, ils allaient prendre la
route du retour, pour participer à la reconstruction du pays et à
l’instauration de la démocratie. Mais, ils devaient être rattrapés très vite
par la réalité avec ses contraintes à différents niveaux, à commencer par
celles reliées à la permanence du régime. Une nouvelle ère semblait s’ouvrir
sur Haïti. A distance, les gens paraissaient en convenir par l’aisance avec
laquelle ils dévoilaient leur vrai sentiment. Alors que quelques jours
auparavant seulement, ils étaient muets comme des carpes, beaucoup affichaient
un franc-parler qui traduisait leur
conviction de l’abolition définitive du régime.
Pourtant, la
nouvelle du maintien du régime ne tarda pas à se confirmer avec, à la tête
du pouvoir, le propre fils du dictateur décédé.
Si pour plusieurs,
il y avait un relâchement des contraintes que subissait le peuple pendant plus
d’une décennie, les structures du pouvoir n’avaient pas vraiment changé. Les
opposants des premières années continuaient à avoir sur leur tête la même épée
de Damoclès qu’auparavant. Tel qui croyait, après être resté longtemps en exil,
qu’on l’avait peut-être oublié dans les officines du pouvoir, avait
malheureusement fait l’expérience du contraire. En pareil cas, il lui arrivait
d’être arrêté à sa descente d’avion et orienté vers Fort Dimanche pour un
séjour jamais très long, puisque le plus souvent, le malchanceux risquait de ne
pas pouvoir en subir les rigueurs pendant longtemps.
Il ne demeurait
pas moins que pour certains, s’il n’y avait rien de changé dans la nature du
régime, il y avait quand même, par-ci, par-là, des lueurs de changement, sinon
toujours dans la rigueur des stratégies de coercition ou de répression, du
moins, dans une attitude politique moins austère et plus favorable à
l’ouverture.
Ce sont des
signaux de cette nature qui justifiaient chez plus d’un, la décision de prendre
le chemin du retour. Dans cette tombola où il arrivait à certains de ne pas
être inquiétés, beaucoup, malheureusement ne gagnaient qu’un tombeau.
Comme plusieurs
de ses congénères, Serge avait, pendant un laps de temps, joué avec l’idée du
retour, dans le but d’aller voir ses vieux parents. Conscient que les nouvelles
qui le concernaient auparavant ne pouvaient que les attrister, il avait préféré
rester silencieux plus souvent qu’il ne l’eût voulu. Pendant toute la période
comme soldat au Vietnam, il ne leur avait écrit que deux fois seulement,
n’ayant repris les bonnes habitudes qu’une fois parvenu à Montréal. C’est à ce
moment qu’il a su que son père avait dû être hospitalisé et opéré de la
prostate. Il se portait bien maintenant, disait sa mère, mais qui pourrait
savoir si cette note positive ne procédait pas du besoin de ne pas l’alarmer?
C’était, en tout cas, la question qui le hantait. Si bien, qu’en dépit de ses réticences
quant à l’utilisation du téléphone, il les avait appelés le jour même.
Il s’attendait à
ce que ses parents lui reprochent son silence ou son absence prolongée, mais ce
ne fut pas le cas. Tout juste, sa mère avait-elle fini par déplorer le risque
de mourir avant son retour. Cela avait suffi pour le renforcer, un moment, dans
l’idée d’envisager un voyage avant longtemps. Mais autant Paola que son ami
Jules croyait que le risque était trop grand, lui faisant revoir, dans la
perspective du pouvoir, la gravité de l’accusation qui pesait sur lui. Poussé
dans ses derniers retranchements par les arguments de sa femme et de son ami,
il avait dû se ranger à leur avis de reconnaître qu’il ne serait pas sage de
tenter le diable même au prix de la piété filiale.
Il n’empêche que
ses ardeurs ne se sont calmées que le jour où il apprit que Paola était
enceinte. Il s’ensuivit un véritable chambardement dans son esprit, comme s’il
n’avait jamais envisagé cette situation. Du jour au lendemain, il était devenu
un nouvel homme, particulièrement dans sa façon de se projeter dans l’avenir.
S’il avait pu,
jusqu’alors, surmonter les dangers que de mauvais génies se plaisaient à placer
sur sa route, c’est parce qu’il avait cultivé, à un haut degré, sa volonté de
survie. Bien sûr, certaines de ses actions frisaient parfois l’héroïsme, mais
il n’allait jamais tête baissée dans une aventure au risque de sembler parfois
téméraire. Le calcul des réussites et des échecs avait toujours été un
préalable à ses actions. Mais, à la nouvelle que sa femme portait un bébé, il
comprit que le niveau de risques qu’il s’assignait généralement n’était plus
acceptable et la grossesse de Paola lui donnait, tout d’un coup, l’impression
que ses responsabilités étaient décuplées. Aussi, confusément, prit-il la
décision d’apporter les changements qui convenaient à la conduite de sa vie.
La première de
ces décisions consistait à se fortifier dans l’idée de s’abstenir de rentrer en
Haïti. Ce n’était pas nouveau comme position, mais désormais, les choses
étaient devenues claires.
La deuxième
décision avait plutôt rapport avec son évasion des États-Unis. Ces derniers
temps, il avait plutôt tendance à ne pas y penser. A force de mettre de la
distance entre lui et la société qu’il avait quittée, il en avait oublié les
menaces; or, celles-ci étaient toujours présentes ; c’était bien connu, l’armée
étatsunienne a les bras longs et la mémoire fidèle. Le jour où, s’oubliant, il
franchirait la ligne imaginaire de l’immigration de l’Oncle Sam, on mettrait la
main sur lui, il en avait la certitude. D’où la nécessité d’être toujours
vigilant. Et, allant plus loin encore dans la manière d’assurer sa protection,
il en était venu à l’idée, plusieurs fois suggérées et repoussées auparavant,
de réclamer la nationalité canadienne. Il s’étonnait, tout à coup, que cette
perspective, qui lui apparaissait antérieurement si mal venue, ne fût plus
aussi répugnante. Tellement que le jour même, il chercha dans ses papiers un
dépliant que Jules lui avait remis concernant les conditions à remplir pour
devenir Canadien.
En attendant, il
entoura Paola d’une tendresse tout à fait nouvelle, comme si ses sentiments,
une fois disséqués, il y avait la part de la femme comme amante et celle de la
mère de son enfant. Vis-à-vis de cette dernière, sa tendresse était, si l’on
peut dire, toute maternelle, allant au-devant de ses besoins et anticipant une
relative incapacité de la mère qui viendra peut-être en son temps, mais qui
n’était pas encore présente.
Paola était
heureuse et son bonheur faisait boule de neige dans le couple. Après son
mariage, elle avait renoué avec la religion, allant régulièrement à la messe le
dimanche et y entraînant son mari. Quelquefois, ils dînaient en ville et
utilisaient l’après-midi, à la reconnaissance des régions périphériques qui
recelaient encore beaucoup de mystères pour eux. D’autres fois, ils se
dépêchaient de rentrer, quitte à sortir à nouveau le soir, pour aller au
restaurant ou à un quelconque spectacle.
A compter de l’inscription
de Serge à des cours d’administration, il arrivait que le rituel du dimanche
subît quelques anicroches quand il avait des travaux académiques à exécuter.
Mais, cela correspondait en même temps, à une période où les déplacements de
Paola étaient devenus plus problématiques, en raison de la progression de sa
grossesse. Pourtant, elle continuait encore à travailler. Elle estimait que ses
fonctions à l’agence, ainsi que les conditions dans lesquelles elle les
exerçait, n’étaient nullement incompatibles avec la poursuite de ses activités.
Elle aimait la relation avec le public et avait la conviction que son travail
lui assurait un bon moral, en tout cas, mieux que n’aurait pu le faire un congé
de maternité anticipé.
Quand,
finalement, elle dut se rendre à l’évidence qu’il fallait se faire conduire à
l’hôpital, elle n’eut pas à attendre longtemps le moment de la délivrance. Cela
fut sans histoire. Et, contrairement à d’autres femmes qui, au terme de
l’accouchement, disent : « jamais plus » avant d’en perdre assez vite la
mémoire, elle prétendait sans ambages qu’elle se sentait à même de s’en
permettre un ou deux par année sans problème. A quoi Serge avait répondu dans
une bonne humeur contagieuse qu’il fallait, dans ce cas, commencer le plus tôt
possible, avant de se faire demander par l’intéressée, s’il pouvait, au moins,
attendre sa sortie de l’hôpital. Les propos qui n’avaient pas échappé aux
oreilles de l’infirmière de service lui avaient arraché un éclat de rires
sonores et communicatifs, si bien que, l’instant d’après, toute l’unité de
soins se trémoussait dans une rigolade générale.
Dès les premiers
vagissements du bébé, Serge avait avancé le prénom de Philippe, mais il avait
dû, très vite battre en retraite, car c’est Daniel, en souvenir de celui que
portait feu le grand-père maternel de Paola, qui l’avait emporté d’assaut.
La famille quitta
l’hôpital après trois jours. Par une fantaisie que seule la beauté de la
journée pouvait expliquer, bien avant de
rentrer à l’appartement, c’est au cimetière du Mont-Royal qu’il emmena la
famille en promenade. Les lieux étaient ensoleillés. A part quelques rares
ouvriers qui vaquaient à des activités de maçonnerie ou de jardinage, le
silence était général, donnant du cimetière, à juste titre, une impression de
tranquillité que ne dérangeait, ni le volettement intempestif de quelques
oiseaux, ni le pépiement dans les branches de châtaigniers. A la vérité, il n’y
avait rien de lugubre, de macabre ou de funèbre dans le paysage qui, davantage,
inspirait la gaieté. C’est d’ailleurs cette impression, déjà perçue
antérieurement, qui avait peut-être motivé cette destination; car, sur le coup,
rien de saugrenu dans l’itinéraire ne frappait sa sensibilité avant le travail
de la mémoire.
La famille
n’était pas plutôt entrée à l’appartement qu’elle s’y sentait à l’étroit. Bien
sûr, la nécessité d’un déménagement avait effleuré l’esprit de Serge et de
Paola pendant la grossesse de cette dernière, mais ils ne s’y étaient pas
arrêtés suffisamment. Si bien que jusqu’à l’accouchement, l’idée n’avait pas
vraiment fait de progrès. Il avait fallu qu’ils rentrent avec le bébé, pour
saisir comme il fallait, l’acuité nouvelle de la question spatiale et l’urgence
de la régler.
Dès le lendemain,
Serge se résolvait à se fendre en quatre, pour lui trouver diligemment une
solution. Mais il n’eut pas à s’en préoccuper longtemps, car sur la foi d’un
tuyau au collège, il put mettre la main, non sur l’appartement spacieux qu’il
convoitait, mais sur quelque chose de mieux encore. Il s’agissait d’un bungalow
muni de toutes les commodités, situé sur
une petite presqu’île de la Rivière-des-Prairies et très abordable quant au
pris du loyer. Le propriétaire venait, sans préavis, d’être nommé à un poste de
l’ACDI au Cameroun.
Serge était
satisfait à plus d’un titre de sa transaction. Il considérait sa maison comme
une perle rare qui lui permettait de disposer, à peu de frais, de tous les
avantages du statut de propriétaire sans les inconvénients, en plus de pouvoir
disposer d’un équipement ménager assez complet. Mais il aimait d’une façon
particulière le fait qu’il fût, à la fois, dans la ville et hors de la ville.
En effet, la presqu’île en question, habitée par de rares familles, était
reliée à la ville par un ponceau qui enjambe une voie de la rivière. De sorte
que la famille Valcour pouvait vivre dans une totale indépendance spatiale,
mais à cinq minutes d’une station d’autobus.
C’est donc en ce
lieu féerique que s’acheva la deuxième année de Serge à Montréal. Dès le début
de l’installation familiale, il avait été confronté à une expérience qu’il
n’avait pas prévue dans l’accueil qui allait être réservé à sa famille. En
effet, dès le lendemain, les voisins se pressaient pour lier connaissance et
offrir leur service. Très vite, Serge avait compris que l’acte de résidence
dans ce lieu privilégié s’accompagnait d’une sorte de fraternité d’appartenance
qui incluait, a priori, un sentiment de solidarité des uns vis-à-vis des
autres, comme s’il s’agissait d’une même famille, en quelque sorte. De fait, à plusieurs reprises, ses hypothèses à
cet égard s’en trouvaient confirmées. Quand arrivait le temps des sucres
d’érable, tout le monde vivait au rythme des friandises de cette période, à
cause de M.Vigeant qui avait une érablière à une cinquantaine de kilomètres de
la ville. Le temps de la chasse amenait ses propres surprises. Il était rare,
en effet, qu’à cette occasion les résidants n’aient pas à se partager du
gibier, car, bon an mal an, M.Pagé ne manquait pas de ramener à son boucher, la
carcasse d’un orignal ou d’un chevreuil. Quant à M. Nadeau qui faisait dans la
gestion des placements boursiers, il se bornait généralement à donner des
renseignements précieux aux investisseurs potentiels dans l’espoir de les avoir
comme clients. C’est d’ailleurs sur la foi de ses propos que M. Pagé avait
vendu à temps, avec un bon profit, des titres qui allaient perdre la moitié de
leur valeur. Mme Leila Bilakian dont le mari était mort, il y a quelques
années, compensait les bons offices de ses voisins en leur prodiguant des
conseils de santé. Travaillant comme infirmière à l’hôpital le plus proche,
elle leur facilitait le rapport avec l’institution, en plus de les diriger vers
le cabinet de son frère dentiste, pour leurs problèmes dentaires. En ce qui
concerne Serge et sa femme qui venaient d’arriver, ils savaient déjà,
qu’éventuellement, leur contribution ressortirait au domaine de l’enseignement
et, plus sûrement, à celui des voyages
quand Paola recommencera à travailler.
Dans
l’intervalle, il semblait que les mille questions auxquelles ils étaient
obligés de répondre pour satisfaire la
curiosité des voisins fussent la contrepartie de toutes les sollicitudes dont
ils étaient l’objet. Dans le cortège des marques de sympathie, ce qui faisait
le plus plaisir à Paola, c’était l’engouement des trois jeunes filles du petit
village à garder le bébé. Le plus souvent, elles allaient le promener à travers
la petite rue, faisant station à chacune des maisons, le temps de permettre à
la mère ou à la grand-mère du lieu d’avoir la faveur de ses risettes. Plus
rarement, c’est Paola qui prenait le relais des gardiennes le long du rempart,
en poussant doucement le landau, tout en regardant distraitement les canots
automobiles dans leurs pérégrinations sur le fleuve. Parfois, le manège se
poursuivait jusqu’à ce que l’obscurité, en chassant peu à peu les sportifs,
mette un terme au spectacle nautique ou le rende moins intéressant.
A cette époque,
il faut le dire, Paola avait, depuis quelque temps, repris le travail. Un jour,
elle était rentrée toute bouleversée. Un client rencontré à l’agence semblait
l’avoir reconnue ; après l’avoir observée avec insistance, il lui avait trouvé
des ressemblances avec une dame qui travaillait au consulat d’Haïti de
New-York. Prise au dépourvu, elle avait nié y avoir jamais travaillé. Mais, à
bien réfléchir, elle se repentait d’avoir eu cette réaction. Il aurait mieux
valu ne pas le nier et enlever à l’importun le besoin de clarifier la
situation, au risque de découvrir des choses qu’elle aurait à gagner de les
voir être maintenues dans l’ombre. Que lui arriverait-il si, en approfondissant
la question, il amenait les ennemis politiques sur sa piste dans son refuge?
Certes, le dictateur abhorré n’était plus, mais le pouvoir n’avait perdu ni de
sa férocité ni de sa sévérité.
Pendant deux ou
trois semaines, cette question était quasiment une obsession pour Paola. A
l’agence, il scrutait le visage de tous ses clients, essayant de flairer celui
qui, à son avis, ne manquerait pas de revenir pour une seconde vérification.
Mais, à la longue, à force de ne pas rencontrer de visages interrogateurs ou
énigmatiques, elle avait fini par oublier l’objet de ses inquiétudes.
Mais sa tranquillité
d’esprit allait être de courte durée. A quelque temps de là, revenant à pied de
l’église, elle s’était sentie observer. Elle avait levé les yeux et avait cru
voir les mêmes yeux qui l’avaient fixée à l’agence.
Parvenue à
domicile, elle avait raconté sa mésaventure à Serge qui avait éclaté de rire,
la laissant un moment, interloquée. Devant sa contrariété, il s’était contenté
de lui dire en manière de plaisanterie:
--Si jamais je rencontre sur mon chemin un beau spécimen de
femme comme toi, je te jure que je vais le regarder.
A quoi elle avait
répondu, agacée :
--Tu dis toujours des niaiseries quand je suis sérieuse. Ne
penses-tu pas qu’il y a lieu pour moi d’être inquiète?
--Non seulement je ne le pense pas, mais je suis sûr qu’il
s’agit d’un autre des hommages que les gens te font quand ils te voient passer.
--Que dis-tu? De quels hommages tu parles?
--Est-ce possible Paola que tu ne sois pas consciente des
réactions que tu suscites? Si c’est le cas, je te plains et je te jalouse en
même temps. J’ai presque envie de te demander, au risque d’agiter un souvenir
douloureux, pourquoi, à l’époque de nos premières rencontres, ta mise ne se
signalait pas particulièrement par sa modestie…
--Veux-tu dire que j’étais provocante par ma façon de m’habiller?
--Je n’ai jamais rien dit de
cela.
--Tu ne l’as pas dit mais tu l’as pensé. N’est-ce pas?
--Paola, arrêtons-nous là. Je sens que nous sommes en train
de dérailler.
--Je veux bien arrêter, Serge. Mais pas avant de savoir ce
que tu avais à l’esprit.
--Puisque tu insistes, sache que l’époque que je viens de
faire revivre n’est nullement le passé pour moi. Il n’y a pas de jour où je ne
l’appelle à la barre, pour témoigner de celle que tu fus, à côté de celle que
tu es aujourd’hui. Mis à part ton changement radical au plan politique, je
constate que tu es la même personne. La seule chose qui a changé c’est ta
tenue. Depuis le changement auquel je faisais référence, tout à l’heure, elle
est devenue moins ostentatoire. Je suppose qu’auparavant, elle était dans la
nature du rôle que tu devais remplir.
--C’est curieux, Serge que tu aies attendu si longtemps
avant de mettre le doigt sur l’aspect de mon rôle qui me fait le plus souffrir
quand j’y reviens. Si tu veux tout savoir, nous devions appâter les Haïtiens de
qui nous voulions avoir des renseignements sur les opposants au régime.
J’imagine tout de suite les questions que tu dois te poser : Jusqu’où j’ai
poussé le rôle d’appât? Et aux dépens de combien de dissidents j’ai joué ce
rôle? Laisse-moi te dire, tout de suite, que tu es le seul auprès de qui j’ai
poussé ce rôle si loin. La preuve en est que nous sommes mariés aujourd’hui et
que notre rencontre a consacré la fin de mon appartenance au régime. Quant à
savoir le nombre d’individus contre qui mes activités se sont exercées, il ne
m’est pas facile de l’évaluer, d’autant qu’il s’agissait, dans la plupart des
cas, de gens qui n’avaient rien à dire ou rien que nous ne sachions déjà. Quoi
qu’il en soit, ce n’est pas le nombre de personnes que j’ai « trahies » qui me
fait souffrir, car elles ne sont guère nombreuses. Ce qui me taraude l’esprit
sans relâche, c’est d’avoir dû jouer ce rôle.
--je regrette d’avoir abordé cette question. Mais ce que je
voulais te dire, c’est que tu passes difficilement sans être remarquée, même
sans tenue ostentatoire. Tiens, ce matin ta mise était simple et je suis sûr
que cela n’a empêché personne de te voir.
--Pas même celui qui croit m’avoir reconnu dans le rôle que
j’occupais à New-York. Si je comprends bien, cela ne mérite pas qu’on s’y
arrête…
--Je vois que je n’ai pas réussi à te convaincre. Tant pis!
La seule alternative qui me reste c’est d’attendre avec toi, que la
démonstration soit faite de l’inanité d’attendre. De toute façon, nous sommes,
toi et moi, dans le même bateau et voués à être confrontés aux mêmes
intempéries éventuellement. Telle est la condition de notre aventure.
--Je crois entendre quelqu’un qui se résigne, malgré lui,
devant la rigueur de son destin. Comment dois-je comprendre ce langage?
C’est ainsi que
la morosité, jusque-là, étrangère au couple, s’installa doucement sur cette
matinée dominicale. Pourtant, au dehors, la presqu’île entière était baignée
par une nappe de soleil que des nuages véloces et vagabonds soulignaient de
temps à autres, entraînant de grands quartiers d’ombres sur le toit des maisons
et le long du fleuve.
CHAPITRE XIX
Depuis quelques
mois, le statut de Serge était régularisé dans son pays d’adoption. En dépit
des circonstances particulières à l’origine de sa demande de naturalisation, il
n’était pas arrivé à cette décision sans un pincement au cœur. A défaut de demeurer
Étatsunien, il se voyait indéfectiblement Haïtien. Balayant avec désinvolture
les circonstances atténuantes venant à la rescousse de son choix, il ne pouvait
se départir de l’image de traître qui le hantait ou de celle d’amoral, comme
s’il avait abandonné son enfant handicapé. Son inconfort n’était pas, bien
entendu, de l’ordre du rationnel, mais plutôt idéologique ou plus certainement
sentimental, en raison de sursauts émotionnels récurrents, depuis le jour où il
avait commencé à jongler avec la perspective de sa naturalisation.
Maintenant que
c’était fait, il pouvait prendre congé de ces préoccupations et donner son
attention à autre chose. D’emblée, l’idée naguère rejetée d’aller faire un tour
en Haïti resurgit de plus belle, avec cette fois, en sa faveur, des expériences
réussies de compatriotes exilés, préalablement honnis sous le règne du
dictateur. De plus, il se satisfaisait de savoir que Paul Garceau venait, en
raison du changement à la tête du pouvoir, de tomber en disgrâce. Cette fois-ci, Paola et Jules n’avaient pas réussi à faire barrage contre
lui, malgré le haut degré d’engagement de ce dernier vis-à-vis de sa famille.
Il lui fallait, coûte que coûte, répondre à un appel que lui seul pouvait
entendre et dont l’injonction était d’ordre quasi biologique. Aussi convint-il
avec sa femme de faire une réservation sur un vol pour Port-au-Prince à être
effective dès les premiers jours de vacances. Dans l’intervalle, c’est avec
impatience qu’il attendait le moment de son départ. N’aurait-il pas mieux fait
d’attendre encore un peu avant de planifier ce voyage? Et s’il lui arrivait
quelque chose, qu’adviendrait-il de Paola et de Daniel? Il est vrai que sa
femme volait de ses propres ailes, mais n’aurait-il pas mieux valu attendre que
sa situation soit clarifiée au service d’immigration? D’un autre côté,
allait-il attendre que ses parents soient morts pour se décider? Il est vrai
que son nom était abhorré auprès des fidèles du pouvoir : identifié comme
communiste, il était accusé d’avoir voulu renverser le gouvernement pour
instaurer, à sa place, un régime socialiste. Mais sa situation n’était, à son
avis, pas plus grave que celle de Carl Morisseau, le ci-devant secrétaire
général du parti communiste haïtien qui, lui, était entré au pays sans être
inquiété après treize ans d’exil, à l’étonnement de certains observateurs.
D’autant que Garceau qui, pendant des années, ne manquait pas d’attiser la
braise à son endroit, avait perdu les faveurs de ses protecteurs au
gouvernement…
Après avoir mis
en balance ses possibilités de succès et d’échecs, il s’embarqua un samedi
matin, à bord d’un vol pour Port-au-Prince. Il avait avec lui des magazines
qu’il se proposait de lire, une fois installé dans l’avion. Mais quand il
voulut s’exécuter, il n’eut pas le cœur à la lecture; il était tellement
anxieux qu’il ne pouvait se concentrer. Brièvement, la psychologie de l’évadé
du train de New-York refit surface. A la seule différence que naguère, son
anxiété s’affaiblissait au fur et à mesure qu’il s’éloignait de New-York, alors
que dans cet avion, c’était le contraire. Quand le pilote annonça
Port-au-Prince, dans une vingtaine de minutes, il eut la conviction d’avoir
fait une bêtise en réalisant ce voyage. Il pensa alors à Paola qu’il aimait et
à Daniel qui lui avait gratifié d’un « papa » avant même de savoir dire maman.
Il était heureux que sa femme n’eût pas été présente, car, de son point de vue,
cela lui apparaissait quasiment une injustice à son endroit. Aussi se demandait-il si cela ne préfigure pas une
sorte de compensation du destin pour le lot qui allait être le sien de ne plus
revoir son fils. Mais il se dépêcha de chasser cette idée qui jurait avec
l’homme rationnel en lui. N’empêche que l’interpellation de Daniel lui avait
fait chaud au cœur, d’autant qu’il avait encore frais à l’esprit, la boutade
d’une féministe qui, paraphrasant le mot de Simone de Beauvoir, avait déclaré
sans ambages, qu’en cette fin de siècle, l’homme était devenu
« inessentiel » dans la procréation. De sa place, il regardait par le
hublot, mais il ne vit rien. En fait, il ne vit en imagination qu’un homme
apeuré et fragilisé par l’inconnu qui l’attendait à l’aéroport. Risquait-il
d’être conduit, dare-dare, à Fort Dimanche, à l’insu de ses parents maintenus
dans l’ignorance de son voyage? Telle était la question angoissante qui
l’obsédait. A cet instant, il regrettait de ne pas les avoir prévenus ; sans
nul doute, ils seraient là, à guetter son apparition. Au lieu de cela, le voilà
qui arrivait comme un étranger sans personne pour l’attendre. Il avait promis à
Paola de l’appeler, le plus tôt possible; n’allait-elle pas mourir d’inquiétude
s’il devait tarder à le faire? L’avion atterrissait sans encombre. De sa place,
il voyait des militaires en tenue de combat le long de la passerelle et il se
sentait alerter symboliquement par le combat qu’il aurait lui-même à livrer.
Mais, puisqu’il fallait quitter l’avion, il suivit vaguement les gens, jusqu’à
une des trois files qu’ils formaient, pour franchir le service d’immigration.
Quand son tour survint de présenter son passeport, le fonctionnaire n’arrêtait
pas de le dévisager avec une mine rébarbative. Cela dura quelques secondes
qu’il vécut comme des heures. Au terme de son analyse, il se contenta de lui
dire de manière réprobatrice : « Vous avez passé tout ce temps-là à l’étranger
sans revenir au pays! »
Serge ne répondit
pas au blâme que sous-tendait l’exclamation,
car il avait peur de fournir des munitions à ces gens. Qui sait à
quelles interprétations ils pourraient en arriver de ses moindres propos?
D’autant que le fonctionnaire avait tout l’air de vouloir provoquer la bagarre.
Cela faisait quelques minutes qu’il examinait son passeport, notamment son visa
d’entrer, (oui, un visa d’entrer dans son pays) comme s’il était une contrefaçon.
En attendant, les gens après lui trépignaient d’impatience sans pouvoir le
montrer de façon manifeste, de peur de le courroucer. En même temps, Serge se
rendait compte que le modèle était pareil à l’autre file où devaient se diriger
les Haïtiens, alors que les choses allaient comme sur des roulettes dans la
rangée des visiteurs étrangers. Il pensa : drôle de pays où les autochtones se
font davantage cuisiner à l’immigration que les étrangers! A cet instant, il
regretta amèrement de n’avoir pas repoussé ce confus sentiment de gêne qui
l’avait empêché d’exhiber le passeport de son pays d’adoption…
Quand finalement
le document lui fut rendu de mauvaise grâce, son épreuve n’était pas finie. Il
lui restait à attendre de quel côté allait arriver le coup le plus dur qu’il
redoutait : son arrestation. Dans plusieurs directions, il voyait se profiler
des ombres policières, mais il ne savait encore lesquelles étaient munies du
mandat le concernant. Dans cette incertitude, il resta de longues minutes comme
hébété et incapable d’agir. Mais voyant, tout à coup, passer sur le convoyeur
une valise qui ressemblait à la sienne, machinalement, il décampa pour aller la
récupérer. Ce n’était pas la sienne et, les yeux rivés sur le carrousel, il se
mit à l’attendre, ne sachant s’il aurait l’occasion de la récupérer ou si,
auparavant, la main pesante de la police n’allait pas s’abattre sur lui.
L’apparition de
sa valise et sa saisie frénétiquement furent saluées par une sorte de
joie secrète, comme s’il avait gagné quelque chose sur les
forces policières. Cependant, il n’osait se retourner de peur de se retrouver
dans la mire d’un des agents. Pour faire vite, il déclina l’offre de service
d’un porteur et se précipita dans le premier taxi qui se présentait, avec la conviction
d’avoir réussi à berner ceux qui avaient pour mission, il en était persuadé, de
l’arrêter et de le conduire à Fort Dimanche.
Malgré tout, ce
n’était pas avant quinze minutes plus tard, au Centre-ville, qu’il acquit
l’assurance d’avoir vraiment échappé à la « cruauté du destin » comme aimait
dire, par euphémisme, un de ses amis qui s’en était échappé.
Après avoir
décliné l’adresse de ses parents comme destination de la course, il était tout
à fait étonné d’entendre le chauffeur pérorer à son sujet.
--J’imagine, patron, disait-il, que vous arrivez de Montréal
après plusieurs années d’absence.
--Je ne peux pas vous le cacher.
--Je ne serais donc pas surpris que vous ayez été un peu inquiet de l’accueil qui allait vous
être réservé.
--Pourquoi serais-je inquiet?
--Allons donc! Maintenant que vous êtes en route pour aller
voir vos vieux, vous devez commencer à reprendre vos esprits et à constater
combien Port-au-Prince a changé, depuis votre départ. N’est-ce pas, patron?
-- Pour commencer, dit Serge, vous allez me
dire, par quel signe vous savez que j’arrive de Montréal. Je ne porte sur moi
rien de tangible à cet égard. La fiche de départ sur ma valise a été enlevée.
De plus, à l’aéroport, il y avait deux fois plus de gens qui arrivaient de
Miami…
-- Vous savez, patron, des fois, on peut se tromper, mais
neuf fois sur dix, on le sait, ne serait-ce
par les bagages eux-mêmes. Il y a beaucoup plus de voyageurs légers et
discrets, pour ne pas dire autre chose, à venir du Canada que de New-York ou de
Miami. Je ne sais comment vous dire, patron, mais les Haïtiens arrivant de
Montréal déplacent moins d’air que ceux venant des États.
-- Maintenant, dites-moi pourquoi, à votre avis, je reviens
d’un séjour prolongé du Canada?
-- Ça se voit tout de suite, par votre teint.
-- Expliquez-moi ça. Entre vous et moi, il n’y a,
apparemment pas une grande différence.
-- Vous avez bien dit : apparemment. A la vérité, il y a une
différence que les « viejo » comme moi décèlent automatiquement. Il y a une
patine que donne le soleil d’ici que
vous n’avez pas. On peut être blême sous sa peau noire ou métissée et c’est ce
qui caractérise beaucoup d’entre vous qui arrivez des pays du Nord.
Serge n’en
revenait pas des propos du chauffeur de taxi. Lui qui pensait pouvoir passer
incognito, venait de se rendre compte que dans certaines sphères de la société,
il était plutôt un livre ouvert. Pourvu de ce renseignement il crut, néanmoins,
qu’il lui sera plus loisible, désormais, de prendre des précautions pendant la
durée de son séjour à Port-au-Prince.
Mais son esprit
ne tarda pas être mobilisé par une autre préoccupation à l’écoute d’un message
à la radio. On annonçait que le bal prévu au bénéfice de Bel espoir, œuvre de
bienfaisance dirigée par Mme Claudine Saint-Pierre, aura lieu samedi prochain à
l’hôtel Taïno. Le chauffeur qui était stimulé par le message n’avait pas manqué
de regretter que le prix d’entrée soit prohibitif pour la plupart des gens.
Mais, à la décharge des organisateurs, il disait comprendre qu’il s’agissait,
d’abord, d’une activité de dotation d’une œuvre dont les bienfaits sont
immenses pour les déshérités de la Cité Z.
Évidemment, au
seul nom de Claudine, les neurones de Serge étaient entrés dans une activité
époustouflante. Fallait-il profiter de cette occasion pour rencontrer celle qui
fut sa fiancée? Était-il pertinent de mettre les pieds à cet hôtel? S’il
consentait quand même à y aller, était-il décent de chercher à voir Claudine?
Mais au delà de tout, convenait-il, à peine arrivé au pays, de se faire voir,
sans même identifier les lieux où pourraient venir les mauvais coups et ou
gisaient les pelures de banane? Qu’adviendrait-il s’il se trouvait en face d’un
Paul Garceau? Et si son apparition allait réveiller les rancunes endormies, au
point de mettre sa vie en danger?
Inutile de dire
que son arrivée fut une fête. D’heure en heure arrivaient des amis avec qui les
contacts ont été interrompus depuis son départ et qui venaient voir ce qu’il
était devenu avec toutes les rumeurs qui courraient à son sujet. Avait-il été
inquiété, comme on le dit, par les services secrets d’Haïti à New-York?
Avait-il dû aller au Vietnam comme on le prétend? Comment avait-il été
accueilli ici à l’immigration? Lui avait-il été difficile d’avoir un visa
d’entrée?
Si ces questions
avaient été posées à une ou deux reprises, il n’y aurait pas de problème. Le
hic venait du fait qu’il lui fallait se répéter au fur et à mesure que les amis
défilaient pour le voir. Au bord de l’impatience, il réussit à se contrôler
quand il comprit combien son nom était devenu mythique au pays. Dans certains
cercles, il était celui qui avait roulé les services secrets haïtiens dans la
farine avant de prendre la fuite aux États-Unis et de répéter l’opération dans
cette ville. D’autres étaient davantage obnubilés par sa participation à la
guerre du Vietnam et du rôle qu’il avait effectivement joué dans l’armée
étatsunienne. Dans les milieux de gauche haïtiens, on lui prêtait plutôt la
témérité d’avoir fait « sa guerre d’Espagne » en se rangeant du côté des
Vietcongs pour la défense de la liberté. Par ce trait, certains le mettaient à
côté de Malraux alors que d’autres y voyaient la voie tracée par le « Che. » Il
aimait, en effet, citer cette réflexion de l’Argentin, moins pour se
l’appliquer que pour baliser ses pistes de réflexion : « Vous me demandez ce
qui me pousse à l’action? C’est la volonté de me trouver au cœur de toutes les
révoltes contre l’humiliation, c’est d’être présent, toujours et partout, chez les
humiliés en armes. »
Au cours de la
soirée, son tête-à-tête avec parents et
visiteurs venus le voir devait continuellement être interrompu par des
absences d’esprit sporadiques. Certaines questions relatives à sa famille et à sa sécurité l’obsédaient. Mais, il n’eut pas à vivre
longtemps l’écartèlement qu’induit sa situation, car, au soir même de son
arrivée, deux agents de la police politique se présentèrent pour l’arrêter.
La nouvelle se
répandit comme une traînée de poudre. Relayée par différents réseaux y compris
par celui de Bel espoir, c’est de partout, à travers la ville, qu’on tirait les
ficelles pour le faire relâcher.
Est-ce que les
pressions sur les instances du pouvoir s’avéraient insupportables? La clameur
publique était-elle devenue assourdissante? Toujours est-il que trois jours
plus tard, Serge était libéré avec une joie d’autant plus intense qu’il ne s’y
attendait pas. Dans le laps de temps de son emprisonnement, son cerveau avait
échafaudé divers scénarios dont la relaxation lui apparaissait le moins
probable. Pourtant, contre toute attente, c’est ce scénario qui avait prévalu,
au lieu de celui dans lequel il avait mijoté le plus longtemps et qui
consistait à être déféré à Fort Dimanche, l’infernale prison. Rien qu’à imaginer
cette dernière perspective, il en avait perdu le sommeil, si bien qu’en ce
matin de libération où il exultait de bonheur, il était persuadé que son
insomnie ne pouvait manquer de lui donner l’apparence d’un zombi. Ce en quoi il
se trompait royalement, car son visage irradiait plutôt la joie de son cœur.
C’est dans cette
disposition d’esprit qu’il quitta le centre de détention. En signant, au moment
du départ, le registre que lui soumettait le militaire de garde, ce dernier lui
fit comprendre qu’il était chanceux de compter parmi ses amis des femmes aussi
dévouées. Il avait acquis alors la
conviction que les pressions du groupe de Claudine, entre autres, étaient pour
quelque chose dans ce renversement de situation.
Ce commentaire
lapidaire avait eu sur lui un impact important. Malgré sa joie du moment, cela
remettait sur la table un des secrets bien gardés de son voyage. Tout à coup,
la rencontre avec Claudine n’était plus cette fantaisie qu’il s’était plu à
cultiver à Montréal et pour laquelle, sans jamais se le dire, il avait, en
partie, projeté le voyage, elle était devenue une nécessité, charriant dès
lors, des avatars avec lesquels il n’était pas à l’aise. Tant qu’il s’agissait
d’un fantasme, la vision de cette rencontre perçue, a priori, comme
contingente, se présentait comme une activité ludique qui faisait appel à son
émotion ou à la mémoire de son cœur. Mais à compter du moment où cette
rencontre devenait pour lui une obligation, la spontanéité des émois entrevus
avait cédé le pas à des réflexes de protection ou de fermeture, sans paver
néanmoins la voie à l’inaction.
C’est donc dans
ce bonheur mâtiné d’inquiétude qu’il fit son entrée chez les Valcour, en ce
jour faste de sa libération. Auparavant, comme si le mot avait été passé, ceux
qui n’avaient pas eu le temps de le voir, lors de son arrivée, s’y étaient
donnés rendez-vous, attendant le héros que la plupart n’avaient pas revu,
depuis le jour fatidique où il avait dû prendre le large, devant la meute de
ses poursuivants et les aboiements de Paul Garceau.
Bonheur d’être en
vie, de revoir les siens, de découvrir dans leurs yeux le pétillement de
l’amour et de l’amitié, de respirer l’air frais du soir en regardant sous une
brise passagère, frissonner la frondaison glauque du corossolier, les mille
éventails du latanier et en écoutant les
roucoulades mélancoliques des pigeons.
Mais, inquiétude
grandissante d’être happé par le trou béant d’un drame, dont il percevait
nettement les contours, sans en percevoir la fin et dont il était l’acteur
principal. Hier encore, il pouvait jouer avec l’idée de savoir s’il convenait
ou non de chercher à voir Claudine. Aujourd’hui, la question ne se posait plus.
Cela devenait une obligation.
Mais que se
passera-t-il lors de cette rencontre? En dépit des circonstances de leur
rupture de contact, le considéra-t-elle encore comme son fiancé? Dépendant de
sa perception de la fidélité ou de l’engagement, cette éventualité n’était pas
une aberration. Quel était son état d’esprit par rapport à lui? Lui en
voulait-elle? Avait-elle accumulé beaucoup de griefs à son endroit? Comment
réagirait-elle de savoir qu’il était maintenant marié?
D’un autre côté,
si lui Serge était prêt à donner des gages de sa fidélité à la mémoire de leurs
fiançailles, jusqu’où pouvait-il aller sans donner prise à une perception d’une
infidélité trop cynique à l’égard de Paola? Sur le coup, il lui revenait à ce
sujet un mot cruel d’Alain Rey qu’il a toujours voulu occulter. « Il y a dans
la fidélité, disait-il, de la paresse, de la peur, du calcul, du pacifisme, de
la fatigue et quelquefois de la fidélité. »Fallait-il pour protéger l’intégrité
de sa relation avec sa femme, signifier sa rupture symbolique avec Claudine
après que celle-ci eut été un fait pendant plus de deux ans?
Pour plusieurs
raisons dont celle que le milieu pourrait contenir l’avalanche des émotions qui
risqueraient de surgir de sa rencontre avec Claudine, le bal de charité avait
été retenu comme cadre de cette rencontre. Il avait préalablement envisagé un
scénario où ils seraient seuls dans l’intimité de leurs souvenirs et, pourquoi
pas, de leurs élans naturels, mais cette éventualité, sans garde-fou, lui avait
fait peur, compte tenu des circonstances. Il se voyait plutôt dans une foule, dansant à plusieurs reprises avec Claudine, tout en
sachant qu’il y avait des limites à ce
scénario, s’ils voulaient, tous les deux, prendre le temps de disséquer les
événements à l’origine de leur séparation.
En revanche,
cette perspective avait l’inconvénient de permettre la présence en ce lieu de
beaucoup de ses adversaires, y compris
Paul Garceau lui-même. Dès l’instant où il avait entendu parler de ce bal, il
ne savait pourquoi, il avait la certitude que ce dernier y serait. S’il
ignorait comment le drame allait se terminer avec Claudine, il savait encore
moins, la tangente que prendrait sa première rencontre avec ce butor, depuis la
trahison de sa cellule politique.
Cinq véhicules
remplis de militaires casqués et portant baïonnettes au canon de leur fusil
vinrent à passer en toute vitesse. Au loin une sirène retentissait. Il y avait
assurément, selon lui, un lien entre les deux événements. C’était un appel à
l’aide auquel répondaient les militaires. Il était persuadé que le Quartier
Général des Forces Armées ou même le Palais national avait été attaqué par des
rebelles, selon un modèle qui avait fait ses preuves par le passé. À moins
qu’il ne se fût agi du signal de l’invasion des côtes par des exilés
politiques, comme le débarquement de sinistre mémoire qui avait tourné court,
non loin de la route nationale no1… Pendant un certain temps, l’émoi gagna tout
le quartier dans l’attente de la conclusion de l’événement, renvoyant aux
calendes grecques tout autre sujet de préoccupations. D’autant que le choc en
retour ne manquerait pas de se faire sentir au chapitre de la sécurité
générale, comme une agression à une ruche se paie de l’agressivité des abeilles
dispersées. Jusqu’à Serge qui parvint à
oublier entièrement l’objet de son inquiétude, devisant très tard avec ses amis
des tenants et aboutissants de la politique dans ce pays et, particulièrement,
du problème qui défrayait la chronique à cette époque. Il s’agissait du procès,
alors en cours, contre un ex-ministre du régime dans une affaire de timbres. Les
idées étaient partagées quant à la suite du procès : certains croyaient que le
ministre risquait sa tête, alors que d’autres étaient d’avis que le
gouvernement s’était piégé dans une aventure judiciaire qui allait lui être
très préjudiciable. Des deux côtés, néanmoins, on avait la certitude qu’il
s’agissait d’un coup monté contre l’accusé, à qui la rumeur publique prêtait
l’ambition de devenir président du pays. Il était symptomatique que l'idée qui
commençait à émerger de leur discussion, consistait à voir dans cette
manifestation de forces, un rituel bien connu du pouvoir pour se donner à voir
et d’effrayer ceux qui songeraient à lever la tête contre la dictature. Serge
pensait que les choses n’avaient pas changé depuis l’époque de sa participation
à la cellule alpha et, pour exprimer ses idées à ses amis, il ne trouva pas
mieux que cette formule d’Alphonse Karr : « Plus ça change, plus c’est la même
chose. »
Le temps qui
passait et le départ des visiteurs le remettaient, petit à petit, à ses
premières préoccupations. Aussi étonnant que cela puisse sembler, ce n’était
pas l’image de Garceau qui lui inspirait le plus de crainte, voire d’angoisse,
mais plutôt celle de Claudine. Elle l’inquiétait d’autant plus qu’elle lui
était plus proche et plus chère. Dans les deux cas, cependant, il songeait que
la nature de l’argumentation n’avait aucune importance. C’était donc le genre
de situation dans laquelle aucune défense ou justification n’était possible et
cela lui enlevait donc, par anticipation, tous ses moyens.
Cependant, il
n’eut pas à se répandre davantage dans le marais de ses divagations, à cause de
la sonnerie insistante du téléphone. C’était Paola. À la suite de son appel,
après son arrivée, elle avait, ultérieurement, été incapable d’entrer en communication
avec lui. Elle croyait qu’il allait rappeler le lendemain, mais ses attentes
ont été vaines. Pourquoi n’avait-il pas téléphoné? Dans l’intervalle elle avait
fait du mauvais sang. Sans savoir comment l’expliquer, elle avait eu
l’impression que les choses ne tournaient pas rond pour lui. S’était-elle
trompée? Oui, elle s’était trompée. Le téléphone n’avait seulement pas
fonctionné. Il avait fallu le faire réparer. En ce qui le concerne, tout allait
bien. Elle s’était donc fait du mouron pour rien. Depuis son arrivée, il ne
finit pas de rencontrer des amis venus le visiter et à qui il fallait, à chaque
fois, faire le récit de ses aventures, du moins dans ses grandes lignes.
Bien entendu, il
ne disait rien de son arrestation et de sa détention et, encore moins, de
l’appréhension qui l’obsédait de vouloir rencontrer Claudine. Si seulement
Paola se doutait du quart de ce qu’il avait dans la tête, elle n’hésiterait pas
à prendre l’avion avec le bébé pour venir le rejoindre. C’est un aspect de son
caractère qu’il avait vaguement entrevu récemment et qui s’était précisé dans
son esprit, à travers le contenu de leur échange téléphonique. Il y avait en
elle, il le sentait, l’étoffe d’une tigresse blessée qu’il espérait ne pas
rencontrer au détour du chemin. Pourtant, il pourrait jurer qu’il serait
toujours à l’abri de cette éventualité. Bien sûr, loin de lui une quelconque
velléité de faire souffrir Paola. Il l’aimait et il n’en avait ni l’envie ni la
volonté. Mais le secret désir de rencontrer Claudine comportait, il le
subodorait, des aspects qui lui étaient inconnus. Devant ce projet, il était
comme en face d’un labyrinthe. Il savait par où entrer, mais ne savait, ni par
où sortir, ni même si cela pouvait être possible. Cette incertitude devrait le
prémunir d’aller plus loin, mais il s’y sentait poussé par une force qu’il ne
contrôlait pas et, contre laquelle, il ne pouvait rien.
Cette nuit-là, il
fit un cauchemar qui lui semblait s’être prolongé pendant tout le temps de son
sommeil. Il avait assisté, impuissant, à l’écartèlement de son fils par deux
ombres qui le tiraient, chacune, de son côté. Il aurait voulu intervenir, mais
il avait les mains et les pieds liés. Il avait essayé de crier, mais aucun son
ne sortait de sa bouche. Par la suite, les ombres se changeaient et devenaient
des femmes qu’il n’arrivait pas à identifier. Elles n’avaient pas l’air de
s’inquiéter de ce qui arrivait à Daniel. A plusieurs reprises, il faisait des
efforts pour leur parler, mais il ne
parvenait ni à proférer des sons, ni à manifester sa présence. C’est sur ces
entrefaites qu’il se réveilla en sueur.
CHAPITRE XX
C’était une belle
journée. Tôt le matin, le ciel resplendissait à la lumière du soleil. Sur la
ville qui s’éveillait prestement à la clameur des marchands ambulants, des
nuages blancs, immobiles, striaient l’immensité du ciel d’un bleu océan, comme
une broderie au plumetis. Normalement, au cours de l’après-midi, la chaleur
aurait dû être insupportable, mais grâce à une brise légère qui en atténuait
l’intensité, les badauds n’en ressentaient que peu l’inconfort. L’hôtel Taïno
avait beau être climatisé, les participants aux activités de cet après-midi,
n’auraient pas aimé s’y rendre en nage. Dans l’ensemble, en effet, ce n’était
pas le cas. Mais au fur et à mesure que les gens arrivaient, il devenait
évident que la grande salle de bal aurait du mal à contenir toute cette foule.
Était-ce une erreur ou un risque assumé à l’avance? Il semblait, en effet, que
le seul gagnant dût être le coffre qu’on essayait de garnir. De fait, les
participants munis de billets dépassaient de loin la capacité de la salle. Après
que celle-ci fut devenue une piste de
danse, la climatisation s’esquintait à avoir raison de la poussée calorifique
ambiante. C’est donc dans la moiteur de ce milieu que la rencontre eut lieu
entre Serge et Claudine.
Depuis quelques
minutes, Serge observait Claudine qui s’affairait, allant d’un collaborateur à
l’autre. Il n’entendait ni ne comprenait le contenu de ses dialogues, mais il
imaginait facilement les dernières directives concernant la bonne marche des
activités. Quand il la crut relativement disponible, il s’avança vers elle, à
sa grande stupéfaction et, avant qu’elle ne se ressaisît tout à fait,
l’embrassa chaleureusement, ce qui sembla pour les deux, quelques minutes plus
tard, tout à fait naturel. Après quoi, comme l’orchestre entama un pot-pourri,
Serge profita de l’opportunité pour l’inviter à danser. De but en blanc, il la
remercia d’être intervenue en sa faveur : il avait appris que plusieurs
démarches avaient été faites en vue de sa libération et que les siennes avait
été décisives. A ce moment-là et, à quelques reprises au cours de la soirée,
ils avaient abordé les principaux problèmes existant entre eux, sans toutefois
les approfondir. L’instant n’était tout à fait approprié, ni pour Claudine qui
devait superviser le déroulement de la soirée, ni pour Serge obsédé par son
rendez-vous imaginaire avec Paul Garceau. N’empêche que Claudine avait pu se
faire confirmer ce qu’elle savait depuis peu, à savoir, que Serge était marié
et qu’il avait un enfant. Mais ce qui lui paraissait une énigme avec les
informations fournies par Serge, c’est que ses lettres ne lui étaient jamais
parvenues, pas plus que celles envoyées par ce dernier n’étaient arrivées à
destination. Dès cet instant, une hypothèse germa dans son esprit, mais, à la
réflexion, elle lui apparaissait si incroyable qu’elle s’empressa de la
repousser, sans oser l’exposer à son ex-fiancé.
Pendant toute la
soirée, Serge attendait l’apparition de Paul Garceau. Ne le trouvant pas sur
les lieux au début, il lui prêta l’idée d’une mise en scène qui lui permettrait
de le surprendre, au moment voulu. Vaguement, il associait son arrivée à
l’occasion d’un esclandre dont il redoutait a priori les manifestations, sans
trop préjuger des formes qu’elles pourraient revêtir.
C’était quand même
un comportement étrange de sa part. Car, jusqu’à la trahison dont furent
victimes ses amis de la cellule alpha, il ne s’était jamais représenté Garceau
dans la peau d’un malotru ou d’un rufian, en marge des règles de la bonne
société. Au contraire, il admirait chez lui l’éclat de l’intelligence et un
éventail de connaissances bien au-dessus de la moyenne. Dans son esprit, tout
le reste était à l’avenant. Comment se fait-il que ces attributs, dans le
brassage perceptif auquel le transfuge chez lui a donné lieu, fussent à ce
point recouverts par les alluvions de bassesses et de corruptions charriés dans
sa carrière politique? Pourquoi son image était-elle devenue le symbole d’une
crapule?
Au cours de son
trajet de retour après la soirée, c’est à quoi il réfléchissait. Garceau
n’était pas venu et cela l’avait grandement surpris. Mais il en était heureux.
En fait, il exultait pour deux raisons. D’abord, de l’attitude philosophe de
Claudine, après avoir appris qu’il était marié. Les choses s’étaient passées
différemment de ce qu’il avait imaginé : aucune ressemblance avec cette
écorchée vive qu’il allait rencontrer! Ensuite, il jubilait de l’absence de
Garceau. La guerre envisagée n’avait pas eu lieu et il en avait été quitte pour
trois jours d’une anxiété qui venait, comme par magie, de se volatiliser.
De plus, cette
joie qui l’envahissait se doublait du rendez-vous avec Claudine pour le
lendemain soir. Elle l’avait invité à dîner. Il n’aurait pas pu penser à une
telle conclusion. Dans ses heures d’optimisme les plus débridées, jamais il
n’aurait osé envisager une telle
occurrence. Pour en arriver là, il ne cessait de se demander si Claudine
l’avait jamais aimé, car il ne pouvait concevoir l’existence de ce sentiment
sans les souffrances de la séparation. Il lui paraissait évident qu’elle n’en
était pas affectée. A moins de supposer que le temps avait eu raison de ses
malheurs, au point d’en avoir effacé même les traces. Même alors, il ne
comprenait pas qu’elle fût restée de glace devant l’avalanche des souvenirs. A
ce point de sa réflexion, sa joie s’assombrissait pour faire place à un
sentiment lancinant de mortification, dont il ne savait s’il résultait d’une
petite gifle à son amour-propre ou une blessure du cœur mal cicatrisée.
A peine rentré de
son étrange rendez-vous, Serge trouva sur le guéridon un message de Paola :
Daniel ne se portait pas bien. Elle avait dû l’amener chez le médecin. Quand
comptait-il revenir? Peut-il rappeler le lendemain?
Il n’en fallait
pas plus pour le faire descendre des nues. Au moment où se jouait la santé de
son fils, il trouvait dérisoires, voire presque coupables, ses préoccupations
de la soirée. Cette nuit-là, il passa son temps à se promener par la pensée, de
Montréal avec Paola et Daniel, à Port-au-Prince avec Claudine, comme si une
image appelait nécessairement l’autre et qu’elles étaient, par un effet
kaléidoscopique, les deux faces d’une même réalité. Au petit matin, il succomba
à la lassitude de son va-et-vient perpétuel et se laissa envahir par le sommeil.
Il était fort
tard quand il se réveilla. Une lumière crue dont la provenance ne lui était pas
évidente, puisque les rideaux de sa fenêtre étaient tirés, inonda sa chambre.
Il en comprendra plus tard les manifestations quand, sortant sur la véranda, il
aura de la difficulté à soutenir l’éclat de la lumière. En attendant, il
comprit qu’avec une telle luminosité, il aurait du mal à se rendormir. Aussi,
décida-t-il, de se lever une fois pour toutes. Mais, tout de suite, l’idée du
message de sa femme lui revint et, sur-le-champ, il composa son numéro à
Montréal. Personne ne répondit. Au cas où il aurait fait une erreur, il refit
le numéro sans plus de succès. C’était pourtant un jour où, Paola en congé, eût
dû être à la maison. Pourquoi donc n’était-elle pas là? Se pourrait-il qu’elle
soit à l’hôpital avec le bébé? Sur cette lancée, il édifia cent hypothèses dont
la plupart, des plus farfelues, tellement la situation stimulait son
imagination. Il eut envie d’appeler une voisine pour en avoir le cœur net, mais
anticipant que Paola n’eût pas aimé ce procédé, il s’abstint de l’utiliser. Il
voudrait tellement aller au rendez-vous avec Claudine, en ayant au préalable
clarifié la situation! Mais il comprit, après avoir appelé pour la dixième fois
qu’il n’y réussira pas. Aussi, prit-il son courage à deux mains pour se rendre
au dîner.
Quand il parvint
chez les Saint-Pierre, le soleil se couchait sur l’horizon. Par les persiennes,
des langues de feu venaient zébrer les meubles du salon donnant une impression
vague de mélancolie. Et il songeait que les feuilles d’automne des Laurentides
lui laissaient la même impression, comme si chez lui, le jaune orangé
prédisposait au spleen.
Néanmoins,
Claudine était loin d’être à l’unisson des impressions de l’environnement. Elle
avait un air enjoué que Serge ne lui connaissait pas. Heureuse du succès du bal
de charité, elle le fit savoir à Serge dès son arrivée. Cela allait lui
permettre de renflouer la caisse de Bel espoir qui avait dû être mise à
contribution, plus qu’il n’était prévisible ces derniers temps. Déjà, elle
anticipait d’autres activités d’un style différent et qui s’adresseraient à
d’autres segments de la population visée.
Sur quoi, on vint
la prévenir que la table était servie et elle passa avec Serge dans la salle à
manger.
Le couvert avait
été mis pour deux. M.Saint-Pierre, que Serge craignait de rencontrer, avait dû
se rendre au Club Altitude pour des activités régulières. Membre influent de la
direction du club, sa présence était importante à cette occasion. Depuis
longtemps déjà et, singulièrement, après sa séparation avec Serge, Claudine
avait limité son apparition au club, aux activités extraordinaires qui se
répétaient deux fois l’an, soit à Noël et à la Saint-Jean. Les objurgations de
son père, succédant à des invitations incessantes, n’arrivaient pas à la faire
changer d’avis, surtout quand elle avait commencé à s’investir dans des œuvres
charitables.
Mais, tout à
coup, elle avait une raison de plus de se distancier de son père. Elle avait la
confirmation du rôle diabolique de ce dernier dans la cassure intervenue entre
Serge et elle. Ce matin même, elle l’avait acculé au pied du mur. En désespoir
de cause, il avait fini par avouer des décisions dont il n’était pas fier et
qu’il regretterait toute sa vie : il avait détruit les lettres que les fiancés
s’envoyaient inlassablement.
Inutile de dire
combien Claudine était déçue! Jamais elle n’aurait cru son père capable de
gestes d’une telle bassesse. Elle n’avait pas oublié tout ce qu’il avait fait
pour la rapprocher de M. Bernal, mais il y a des seuils qui lui apparaissaient,
d’emblée infranchissables, et la
trahison dont il avait fait preuve envers elle en était un.
En mangeant, elle
expliquait tout cela à Serge. Pourtant, en dépit de son malheur, elle n’était
pas malheureuse. Si elle avait été trahie par son père, Serge n’avait pas trahi
le sens de leurs fiançailles. C’est pour cela qu’elle pouvait lui paraître
enjouée. La vérité sur les vicissitudes de leur engagement lui procurait une
satisfaction beaucoup plus grande que l’affliction dans laquelle l’avait, un
moment, plongé le comportement de son père.
Et comme si elle
s’en voulut d’avoir trop dit sur les sentiments tumultueux qui agitaient son
cœur, elle resta un moment silencieuse à regarder Serge, vrillant son regard
dans le sien comme si elle lisait le fond de son âme.
Que se passa-t-il
alors à l’esprit de Serge? Avait-il fondu à l’expression des sentiments de
Claudine au point d’oublier les voix de Montréal? Toujours est-il que ne tenant
plus en place, il l’étreignit comme il le fit naguère dans la pénombre de la
véranda. Mais, à la différence de cet épisode lointain mais jamais oublié, ce
fut le prélude au déclenchement d’une passion telle que les deux amants
n’avaient jamais connue de si intense. Quand une heure plus tard, revenus de
leurs ébats amoureux, ils reprirent leur esprit, ce fut pour se congratuler
mutuellement de leur bonheur.
-- J’avais
toujours espéré, disait Claudine, que tu me reviendrais. Voilà pourquoi j’ai
trouvé la force de vivre.
--Pourtant, en apprenant de Montréal à quelles activités ta
vie était désormais dédiée, je croyais que le tumulte de tes occupations ne
laissait aucune place au souvenir de nos amours.
-- Sache d’abord que
je ne les ai jamais vécues comme des souvenirs. Elles ont toujours fait partie
de ma réalité présente en dépit de la cassure qui, à mon sens, s’expliquait
par ton départ pour le Vietnam. Comme
Ulysse après la guerre de Troie, je savais que tu me reviendrais aussitôt que
la guerre serait finie.
-- Pauvre de toi
Claudine! Tes propos font, à la fois, mon bonheur et mon malheur. Qui suis-je
pour mériter une telle fidélité de ta part? Avec une telle preuve d’amour, il y
aurait de quoi être le plus heureux des hommes. Mais comment être heureux quand
je ne peux rien t’offrir de pareil, sinon les contraintes d’un homme marié sans
la noblesse de ta constance…
-- Il n’est pas de
mon ressort de savoir pourquoi le destin s’est joué de nous. Mais il
m’appartient de décider si je te prends comme tu es avec tes contraintes comme
tu dis. Cela, je le veux et je l’assume.
--Ton ouverture
d’esprit me donne presque le vertige. Je suis en train de trouver des raisons
de t’aimer que je n’avais pas découvertes auparavant. Dois-je mettre cela sur
le compte de mon aveuglement ou de ton évolution? L’ironie de tout cela, c’est
qu’il faut que ce changement de vision arrive au moment où je peux apporter le
moins de moi-même…
--Tu te trompes, Serge, dans un certain sens, de penser que
tu ne peux apporter que peu de toi-même. Dois-je t’étonner de t’apprendre, que
mon inspiration pour les activités charitables, auprès des laissés-pour-compte
de la société, vient de toi? Il est vrai que j’aurais préféré que tu ne fusses
pas marié. Mais ce n’est pas rien que d’avoir découvert un des visages de moi,
qui a pourtant existé depuis ton
incursion dans ma vie. Dans ce sens, tu m’apportes une vision de moi-même que
je me plais à découvrir, transfigurée, dans tes yeux aujourd’hui même.
--Pourvu que le
destin cesse de s’acharner contre nous!
-À propos, peux-tu me
dire, Serge, comment tu entrevois l’avenir de nos relations?
Serge ne broncha pas,
mais il s’est souvenu que la même question lui a été posée par Paola lors de
son arrivée à Montréal. Avalant sa salive, il répondit : je ne peux faire autrement que de tenir compte de mon
éloignement. Pendant longtemps, je pensais que mon séjour à l’extérieur du pays
prendrait fin, une fois le régime changé, balayant en même temps, tous mes ennemis
à l’intérieur. Mais je m’aperçois que tel n’est pas le cas, puisque j’ai été arrêté sitôt arrivé.
-- Mais,
l’essentiel, n’est-ce pas que tu sois libre? C’est la démonstration que si tu
as encore des ennemis à l’intérieur comme tu dis, tu as aussi des amis qui
peuvent l’emporter sur eux en obtenant ta libération.
--Mais si je devais
rentrer au pays, qu’est-ce qui me garantit que je ne serais pas inquiété?
--Personne. Rien ne me garantit non plus que je puisse
continuer à m’occuper de Bel espoir. Il y a toujours un risque dans les
activités que j’entreprends, comme dans l’éventualité de ton retour.
L’important est de savoir si l’on veut assumer ce risque et s’il vaut la peine
qu’il requiert. Dans ton cas, toi seul es capable d’apprécier s’il vaut la
peine d’être pris. Dois-je te rappeler ce mot d’Alain ? « Le pessimisme est
d’humeur, l’optimisme est de volonté »
J’ai la certitude que ta libération est un signe que ton retour pourrait
se faire sans problème.
- Encore une fois, tu me mets sous le nez des facettes de
toi qui m’étaient inconnues. Ne me dis pas qu’elles étaient là et que j’étais
aveugle. Ce serait trop simple. Il y a certainement plus que ça. Je crois
fondamentalement que nos années de séparation t’ont apporté une maturation
extraordinaire qui s’exprime par une sagesse que je ne connaissais pas avec une
telle clarté. Au point que maintenant, j’ai l’impression que je pourrais me
bonifier seulement à te côtoyer. D’où vient que je n’avais pas ce sentiment
auparavant? Bien que tu sois encore jeune, je ne peux, en t’écoutant,
m’empêcher de penser à ce mot de Mme de Staël: « On dirait que l’âme des
justes, donne, comme les fleurs, plus de parfums vers le soir.»
--Je ne sais si tu as raison dans la perception que tu as de
moi. Au demeurant, cela me fait chaud au
cœur; mais je crois, qu’en effet, de m’être jetée à l’eau sans savoir nager, à
ce moment critique de ma vie, où je n’avais aucune nouvelle de toi, m’a, en
quelque sorte, cuirassé contre les difficultés. Je sais aujourd’hui, après Sénèque,
qu’on a plus de ressources qu’on ne le croit souvent. Il y a toujours une porte
de sortie quelque part, même si elle n’est pas souvent donnée de prime abord.
La conversation sur ce ton s’était poursuivie pendant encore
une heure quand flairant le retour prochain de M. Saint-Pierre et, ne
souhaitant pas le rencontrer, Serge décida de partir à pied.
Il avait plu sur la ville à sa grande surprise. Par-ci,
par-là, des flaques d’eau où se mirait la lune à son lever, se dispersaient en
éclaboussures au passage des voitures. Il s’en fallait de peu que Serge n’en
soit détrempé. Voyant venir en trombe une guimbarde, il eut la présence
d’esprit de s’abriter derrière un massif d’hibiscus installé presque de
guingois sur le bas-côté, comme pour une représentation.
Puis, machinalement, il enfila la rue
qui s’offrit à lui, la tête remplie de plusieurs Claudine à la fois, ainsi que
des effluves capiteux qui se dégageaient de leurs conversations, sans se rendre
compte qu’il avait pris une mauvaise direction. Sans le clocher d’une église
qu’il n’avait pas l’habitude d’observer avant son départ du pays, il aurait
continué longtemps encore à errer, à la clarté de la lune. Heureusement pour
lui que la conscience de sa distraction et le passage d’un taxi étaient en parfaite
synchronie! Sauf qu’il allait à l’autre bout de la ville… Qu’à cela ne tienne!
Il n’avait plus envie de marcher et s’estima chanceux d’en trouver un à cette
heure et de pouvoir s’ajouter aux trois passagers déjà installés. Les gens
parlaient de tout et de rien. C’est à peine s’il les entendait. Sa tête
bourdonnait encore autant de ce qu’il avait entendu de la bouche de Claudine,
que des pensées qui s’y agitaient. Mais pardessus tout, il lui revenait, comme
au ralenti, le spectacle particulièrement intense de leurs effusions, dans
l’exaltation de leurs sentiments et l’exultation de leurs corps, après
plusieurs années de séparation.
Quittant les
limites de la ville qu’il connaissait, le taxi s’engouffra dans un labyrinthe
de venelles qui lui rappelaient d’autres, humides et glauques, dans lesquelles,
jadis, il s’était faufilé pour échapper à la police. Mais, cette fois, il eut
une réaction tout à fait différente. Il avait confusément l’impression qu’il
entrait, petit à petit, dans le ventre d’un monstre qui s’apprêtait à le
digérer. Quand, finalement, les passagers mirent pied à terre, il retint sa
respiration, attendant que le chauffeur amorçât son retour pour essayer de se
retrouver. A cette heure de la nuit, les impressions comme les phénomènes prennent
des contours loin de la réalité. Tel événement de facture anodine à d’autres
moments, prend des allures fantomatiques dans la quasi obscurité. D’autant que
des nuages sombres chargés de pluie avaient considérablement atténué la clarté
de la lune, surtout, en l’absence de lampadaires en ce milieu défavorisé de la
ville. Aussi, en voyant le taxi franchir ce quartier misérable pour déboucher
sur une artère plus passante et plus fréquentable, pénétré jadis de références
bibliques, il se prit pour Jonas vomi par la baleine. Et pourtant, en revenant
plus tard sur cet épisode, il n’avait pas manqué de noter combien tout est
relatif. Cette artère qui symbolisait pour lui la civilisation, cette nuit-là,
n’était autre que la rue principale d’un faubourg en voie, depuis près de vingt ans, de se « bidonvilliser. »
Pendant que le
taxi dévalait rapidement la route pentue qui fait la jonction entre ce faubourg
et le Centre-ville, Serge pensait au problème qu’il devra résoudre dans un
proche avenir. Comment en effet se rapprocher de Claudine sans nuire à Paola et
éveiller ses soupçons? Bien sûr, il ne lui déplairait pas de pouvoir mettre fin
à son séjour à l’étranger, loin des siens; mais cela ne pouvait se faire sans
un minimum de garanties concernant la sécurité de la famille. Or, dans les
circonstances présentes, il n’avait aucune perspective à offrir. Il était donc
sûr d’une chose : la satisfaction des désirs qu’il portait en lui allait
nécessairement impliquer un risque grave pour la tranquillité de la vie familiale.
Il admirait, au
passage, la subtilité de Claudine. Sans en avoir l’air, à moins qu’elle n’en
eut tout simplement pas conscience, elle avait, au détour de ses propos,
indiqué la direction qu’il devait prendre. À cet égard, il lui semblait généralement
que le discours de Claudine ne pouvait que ruiner une conviction d’André
Maurois selon laquelle « On n’aime pas une femme pour ce qu’elle dit : on aime
ce qu’elle dit parce qu’on l’aime »
Après que Claudine eut obtenu avec autant de difficulté sa libération et l’eut accueilli avec si peu
de ressentiment, il lui devait bien de se mettre en difficulté pour elle…
Le taxi se
rapprochait de la demeure de ses parents. Dans environ cinq minutes, il devrait
être parvenu à destination. Par une sorte d’osmose au plan des représentations
mentales, il se délesta de Claudine et des nuages qu’elle lui inspirait, pour
laisser la place à des préoccupations relatives à Paola. Et comme le vent qui
entre par la porte qu’on a entrebâillée, avec l’image de sa femme, rentrait en
même temps le sentiment de sa culpabilité d’avoir manqué à son engagement
vis-à-vis d’elle, voire, d’avoir connu du plaisir, au moment précis où elle se
débattait dans les affres de l’anxiété au sujet de Daniel.
Son premier
réflexe était d’appeler à Montréal aussitôt arrivé, mais comment justifier un
tel geste à une heure du matin aux yeux de sa femme? Comment ne serait-elle pas
perturbée à cette heure, vu ses difficultés habituelles à se rendormir? Après
avoir supputé les conséquences positives et négatives de son propos, il convint
à nouveau, de tout renvoyer au lendemain. En attendant, comme auparavant, il
fut incapable de trouver le sommeil, ressassant mille situations susceptibles
de survenir, selon qu’il poserait tels gestes, pris telles décisions plutôt que
d’autres, compte tenu des problèmes et des circonstances analysées.
Au matin,
anticipant l’absence de Paola pour la journée, il eut la présence d’esprit
d’appeler avant son départ. Au son de sa voix, il comprit qu’elle n’était pas
de bonne humeur. Avec tous les messages qu’elle avait laissés depuis deux
jours, elle aurait cru qu’il appellerait plus tôt. Où était-il passé? Pourquoi
avoir attendu si longtemps? C’est que le bébé avait dû être hospitalisé. En
pareille circonstance, elle aurait tellement aimé, à défaut de compter sur sa
présence, qu’elle puisse lui parler. Mais elle avait attendu en vain…
En réponse, Serge
avait essayé d’indiquer qu’il n’avait pas reçu les messages. Mais il
n’insistait pas trop là-dessus car, à la vérité, il était rentré trop tard pour
pouvoir y répondre. Aussi, sentant que Paola décolérait à peine, se
contentait-il d’indiquer qu’il allait faire l’impossible pour avancer la date
de son retour.
En raccrochant le
téléphone, il était agité par plusieurs sentiments à la fois qu’il n’avait pas
envie d’analyser en détail. Bien sûr, il se sentait coupable vis-à-vis de sa
femme et de son enfant, mais les sentiments confus dans lesquels il était
baigné, semblaient être faits d’éléments beaucoup plus disparates. Ainsi, lui
était-il resté un grand malaise intérieur qui le rendait incapable de prendre
goût à quoi que ce fût. Même un rendez-vous pris auparavant avec Claudine ne
pouvait échapper à sa volonté d’annuler toutes ses sorties en ville. Cela fit
le bonheur de ses parents qui appréciaient de l’avoir en leur compagnie,
pendant toute la journée. Pourtant, sa mère ne tarda pas à comprendre qu’il y
allait d’un problème et s’en avisa auprès de lui.
--Ton père et moi,
nous sommes contents de t’avoir avec nous aujourd’hui, mais nous avons
l’impression que tu es très soucieux. Est-ce que c’est au sujet de Daniel?
Va-t-il mieux maintenant?
--Oui, il va mieux.
Il est sorti de l’hôpital où il avait passé trois jours. Paola était un peu
dépassée par les événements…Je ne pouvais pas prévoir que le moment ne serait
pas approprié pour m’éloigner de la
maison…
--Nous ne
connaissons pas encore Paola, mais nous avons l’impression qu’elle est très
débrouillarde et que tu t’en fais trop. Après tout, on ne peut pas dire que tu
exagères dans tes voyages!
--Tu as peut-être
raison Maman.
--A propos, vas-tu
nous l’amener? Si tu y tiens, il ne faudra pas attendre longtemps car nous
risquerions de ne plus être là pour la recevoir.
--Je ne suis pas
inquiet pour toi Maman. Tu as assisté à bien des événements et il te reste
encore à en voir avant de t’en aller,
crois-moi!
--Que le ciel t’entende mon fils! Pas trop cependant, car
vivre longtemps et dans la dépendance extrême n’est pas vivre. Plutôt mourir
dans de telles conditions…
CHAPITRE XXI
Les jours avaient
passé. Cela faisait près de quatre ans que Serge et Paola avaient quitté
New-York. Chacun dans sa sphère d’action avait quelque chose à fuir de cette
cité tentaculaire. Pour Serge, c’était, bien entendu, l’armée, alors que pour
Paola, il était question de la police secrète haïtienne. Les deux avaient des
raisons de croire que leur vie était en danger. Mais avec le temps et leur
éloignement de New-York, ils avaient, peu à peu, baissé leur garde, d’autant
que vivant sur cette presqu’île à Montréal, le lieu leur paraissait idéal pour
se distancer physiquement et psychologiquement de leurs poursuivants éventuels.
A part quelques épisodes familiaux, pas toujours positifs que connaissaient
tous les couples et une certaine nostalgie, ils coulaient, dans l’ensemble, des
jours heureux.
A l’époque dont
il s’agit, Paola était enceinte et Daniel avait trois ans. Admis à la
maternelle d’une école du quartier,
l’enfant venait de mettre le pied sur la première marche du long processus de
son éducation. A deux reprises, l’occasion s’était présentée pour le couple de
retourner à New-York, mais il avait cru plus prudent de s’en abstenir. Bien que
la vie ait eu ses aspects idylliques dans leur village, la contrainte que Serge
et Paola s’imposaient de passer inaperçus, les avait portés à déserter les
milieux fréquentés par leurs compatriotes. Dans un laps de temps relativement
court, les inconvénients d’un tel isolement pouvaient être supportables, mais
quand cette contrainte durait plusieurs années, il était normal qu’elle fût
vécue comme une absence de liberté. Sur ce point, le mari et la femme se
retrouvaient sur la même longueur d’ondes. Pour cette raison, en dépit des
risques du retour, ils n’arrêtaient pas de considérer cette hypothèse, en souhaitant
tomber sur une opportunité qui la rendrait suffisamment favorable pour devenir
un projet. C’est dans ce sens que Paola avait fini par se réconcilier avec
l’idée du dernier voyage de son mari. Au-delà d’autres objectifs que ce projet
remplissait pour ce dernier, c’était d’abord pour elle, l’occasion
d’expérimenter la viabilité du retour éventuel de la famille.
Mais Serge
n’était revenu avec rien de bien décisif. Bien sûr, l’insécurité prévalait
encore. La preuve en est que le jour même de son arrivée, il avait été arrêté
et jeté en prison. Mais le régime n’était pas aussi inflexible que par le
passé. Des choses avaient changé puisqu’il avait été relâché sous la pression
de ses amis. Par ailleurs, si on avait voulu le zigouiller comme auparavant, on
ne l’aurait pas laissé partir. Il avait donc gardé l’impression, ce en quoi
Paola était d’accord avec lui, que le risque du retour, sans être
neutralisé, n’était pas aussi grand
qu’il faille laisser tomber le projet. Aussi, sans prendre les dernières décisions
à cet effet, celles qu’ils prenaient ne tenaient pas moins compte de cette
échéance indéterminée.
On était dans le
contexte de telles dispositions quand un événement inattendu vint précipiter
les choses. En effet, alors que ce matin-là, Serge était seul à la maison, un
appel téléphonique le sortit, prestement, de sa délectation d'un texte de
Fernando Pessoa. Il émanait de nulle autre que de Claudine elle-même. Elle lui
annonçait la mort de son père survenue, il y a deux jours, d’une embolie cérébrale.
Serge était
consterné par la nouvelle. C’était le genre d’événement auquel il n’avait
jamais pensé. Tout à coup, Claudine lui apparut comme une orpheline et il eut
la même pensée à son sujet que s’il se fut agi d’une fillette de dix ans. Il
lui exprimait ses condoléances de cent façons, mais cela ne lui suffisait pas.
Il aimerait pouvoir faire quelque chose pour traduire la compassion qu’il avait
pour elle, mais aucune inspiration ne lui était venue. Et Claudine lui avait
alors dit :
--Il est possible que je puisse t’en donner l’occasion à cet
égard.
Sur quoi,
interloqué, Serge avait répondu :
--De quelles façons?
Mais, avant de lui
dire adieu, elle s’était contentée de répondre :
--Je te le dirai en temps voulu. Rappelle-moi dans cinq
jours après les funérailles.
Serge ne
comprenait rien à son discours, pas plus qu’il fallût attendre cinq jours pour
en saisir quelque chose. Le fait d’être atterré par la douleur de son amie, le
caractère hermétique des propos de cette
dernière et la décision qu’elle avait prise de l’appeler, ne l’avaient pas
favorisé à avoir des idées claires. Ce dernier élément en particulier le
taraudait. Comment avait-elle pu songer à pareille initiative? Il ne lui en
avait pas fait la remarque, mais toute la conversation s’était déroulée sous
cette idée obsédante. Sans le hasard de l’absence de Paola, il aurait été aux
prises avec un problème de taille : sa femme aurait vu rouge de savoir qu’il
parlait à Claudine. Pourtant, il connaissait cette dernière comme très perspicace;
elle n’aurait pas manqué d’anticiper les conséquences de son appel. Pourquoi
l’avait-elle fait malgré tout? Avait-elle voulu faire exprès, provoquer les
événements, faire advenir des situations qui, autrement, risqueraient de ne
jamais se présenter?
Pendant
longtemps, Serge resta devant la fenêtre à se casser la tête sur cette
question, et à vibrer, à l’unisson, avec Pessoa sur le thème de
l’intranquillité. Allait-il communiquer à Paola la nouvelle de la mort de M.
Saint-Pierre? De prime abord, l’idée lui apparaissait presque absurde, mais à
la réflexion, il n’était pas certain qu’elle ne dût être reconsidérée. Finalement, il était
tellement accaparé par cette question que la revue littéraire lui tomba des
mains. Quand une demi-heure plus tard, la clé de Paola tourna dans la serrure,
il n’avait pas encore pris sa décision, mais il comprit qu’il allait simplement
s’abstenir de faire allusion à la mort de M. Saint-Pierre, histoire de ne pas
perdre à tout jamais sa quiétude.
Mais si Serge
avait des illusions sur la manière de parvenir à sa tranquillité d’esprit, il
avait tôt fait de comprendre que les cinq jours d’attente, avant d’en savoir
plus long sur les idées de Claudine, n’allaient pas être une contribution afin
de parvenir à cette fin. De fait, tantôt pensif, tantôt absent, pendant que
Paola lui parlait, son comportement n’avait pas manqué d’intriguer cette
dernière qui lui en fit la remarque.
--Peux-tu me dire à quoi tu penses? Depuis hier, j’ai
l’impression que je te fais descendre des nuages chaque fois que je t’adresse
la parole…
--Je ne pense à rien d’important, dit Serge, j’ai seulement
un peu de fatigue : pas assez dormi hier soir.
--Je te connais assez Serge pour savoir que quelque chose te
préoccupe. Est-ce en rapport avec ma grossesse? Moi aussi, je suis préoccupée.
Mais, en attendant de subir les examens, je tâche de ne pas me mettre martel en
tête. La nature du problème n’est pas encore claire.
--J’espère qu’il n’y a rien de grave, dit Serge. Es-tu sûre
que l’échographie, dont il est question, ne sera pas dangereuse pour le fœtus?
--Le médecin m’a rassurée à ce sujet. Il paraît qu’il a déjà
fait des centaines de diagnostic par ce moyen…
--Malgré tout, j’aimerais lui parler avant, si possible.
Très tôt le
lendemain, le couple se présenta à l’hôpital. Mais il n’avait pas fallu bien
longtemps à Serge, avant de savoir que sa femme devait, d’urgence, subir une
intervention chirurgicale : l’échographie avait révélé que le fœtus n’était pas
viable. Paola croyait, pour sa part, qu’il s’agissait d’un euphémisme, pour
n’avoir pas à dire qu’il était mort. Par le confus malaise antérieurement
ressenti, elle en avait envisagé l’hypothèse, sans avoir osé la partager avec
son mari. Autant dire que le diagnostic ne l’avait pas surpris exagérément. En
tout cas, beaucoup moins que Serge qui, sans trop savoir pourquoi, n’arrivait
pas à se défaire d’un sentiment de culpabilité, comme s’il aurait dû faire
quelque chose pour prévenir le malheur de sa femme.
Forcément, la
situation familiale avait relégué bien loin l’obsession de Serge en ce qui
concerne Claudine. N’était-ce, par hasard, l’utilisation d’un coupe-papier que
lui avait donné cette dernière, il y a longtemps, il n’eût pas pensé à
l’appeler comme prévu, Aussi, avant d’aller voir Paola à l’hôpital comme il se
proposait de le faire, composa-t-il le numéro de Claudine.
Elle était ravie
d’entendre la voix de Serge. Elle avait vu défiler les heures à l’horloge et
commencé à se demander s’il allait finalement appeler. Aussi, sans aller par
quatre chemins, lui offrit-elle le poste de directeur de La Maison Saint-Pierre
dont elle était devenue l’héritière. Et avant que Serge ne réagît, elle lui
demanda de prendre son temps, si cela pouvait lui permettre d’y répondre
positivement, sachant que si la réponse devait être négative, elle reviendrait
à la charge cent fois, s’il le fallait. En attendant, elle espérait que Serge
la contacterait au cours des deux prochaines semaines pour l’informer de sa
décision.
Après avoir
raccroché le récepteur, Serge était en proie à un sentiment complexe
d’enthousiasme et de gratitude à l’égard de Claudine, mais aussi d’angoisse
devant les répercussions que son acceptation éventuelle pourrait avoir sur sa
famille.
Il était
indéniable que Paola serait heureuse que la famille eût l’opportunité de
rentrer au pays, mais comment lui dire qu’elle devrait cette opportunité à
Claudine elle-même? Par ailleurs, comment lui cacher la vérité, en courant le
risque qu’elle en soit informée par d’autres? Mais, par-dessus tout, comment ne
pas voir que l’acceptation de cette proposition entraînerait avec elle, la
détérioration des rapports du couple et même son intégrité totale?
En allant à
l’hôpital voir Paola, qu’il trouva relativement bien, compte tenu des
circonstances, il n'osa rien lui dire de la conversation qu’il venait d’avoir.
Et encore pénétré des risques qu’une décision positive ferait courir à
l’équilibre psychologique de sa femme, il avait pour elle une tendresse particulière
qui allait plus loin encore, que celle qu’il avait normalement du fait de sa
maladie.
Revenue à la
maison, Paola poursuivit sa convalescence pendant quelques jours, avant de
reprendre le travail. Au cours de cette
période, Serge se laissait gagner par une morosité que Paola imputait à l’échec
de sa grossesse. Elle trouvait quand même curieux que son mari en ait été plus
affecté qu’elle, mais elle voyait une justification dans sa crainte
particulière qu’ils ne puissent plus avoir d’autres enfants.
C’est sur ces
entrefaites que le jour arriva où Serge devait contacter Claudine. Ce lui fut,
ce jour-là, comme les jours précédents, un débat terrible. Tout le poussait à
accepter la proposition de Claudine et, pourtant, il se voyait obligé de décliner
son offre. Dès qu’il commença à parler, Claudine comprit clairement les termes
de son problème. Aussi, n’insista-t-elle pas pour essayer de le convaincre, lui
faisant savoir, au reste, qu’en ce qui la concernait, cette décision n’était
pas définitive.
Quand le
lendemain, Paola était appelée au téléphone, Serge qui n’était pas loin, ne
manqua pas de capter sa grande surprise. Il y avait de quoi en effet, car son
interlocutrice n’était autre que Claudine elle-même. Elle avait demandé à
Daniel de lui passer sa maman à qui elle se présenta comme l’ex-fiancée de
Serge, frôlant d’un cheveu le risque de faire dérailler l’entretien. Elle
poursuivit, en expliquant à une Paola de plus en plus interloquée, que Serge
serait probablement devenu son mari, si le destin n’en avait disposé autrement,
c’est-à-dire, en l’occurrence, en sa faveur. Au tout début, disait-elle, elle
était révoltée contre le sort qui leur était fait, mais avec le temps, et
surtout, depuis qu’elle a appris que Serge s’était marié et heureux en dehors
d’elle, elle avait pris son parti et choisi de ne plus l’attendre.
Cette décision,
continua-t-elle, n’avait, néanmoins, pas changé d’un iota la perception qu’il
avait de lui. Malgré tout, c’était la personne en qui elle avait le plus confiance,
à cause de son intégrité et de ses capacités personnelles. Voilà pourquoi il ne
lui était pas difficile de penser à lui, à la mort de son père, pour lui
succéder à la tête de l’entreprise familiale. Elle lui avait fait l’offre
récemment et il avait refusé. A l’évidence, Serge n’avait pas dû lui en avoir
parlé, car, c’était à cause d’elle qu’il avait décliné l’offre. C’était en tout
cas, son point de vue qu’elle pouvait toujours vérifier auprès de l’intéressé
lui-même. Si sa déduction est juste, comme elle le croyait, elle devenait, par le fait même, l’arbitre de la situation.
Il dépendait d’elle qu’il refuse ou accepte un défi qui, assurément, ne
manquerait pas de l’enthousiasmer. Elle terminait en lui laissant son numéro de
téléphone pour qu’elle la rappelle, si elle le jugeait à propos.
En raccrochant le
téléphone, Paola resta un moment interdite. Plusieurs choses lui trottaient à
l’esprit en même temps. Elle sentait qu’elle avait des choses à dire à son
mari, mais elle ne savait par quel bout commencer. Et puis, elle avait
confusément l’impression d’être prise dans une dynamique dont elle ne
contrôlait pas le mécanisme et pas davantage l’issue. Mais, par-dessus tout, ce
qui la frappait, c’est l’assurance de cette femme qui n’avait pas craint de la
relancer chez elle pour lui parler de son mari qui aurait pu être le sien…Elle
aurait dû savoir que cet élément fait d’elles des rivales potentielles, mais
cet aspect de la situation, elle s’en rendait compte, n’avait pas été suffisant pour modérer ses ardeurs et changer son
initiative. Il y avait là quelque chose qui s’apparente à une rare
outrecuidance et qui lui faisait peur.
C’est Serge qui
la sortit de ses réflexions en lui demandant qui l’avait appelée. Toujours
songeuse, elle répondit, un tantinet effarée : c’est Claudine…Claudine qui me
parlait d’une offre qu’elle t’avait faite…
Serge qui
s’apprêtait à aller autour du village avec Daniel, comprit qu’il devait
renvoyer ce projet à plus tard et entreprit de connaître en détail, le contenu
des échanges entre les deux femmes. Il ne verbalisa pas ses opinions, mais ne
trouva pas moins que l’initiative de Claudine était tout à fait en accord, avec
le nouveau personnage qu’il avait découvert, lors de son dernier voyage. Au
fond, il était tout à fait heureux de la tournure des événements. Il n’aurait
jamais pu parler de l’offre de Claudine à Paola. Mais, maintenant qu’elle était
au courant et qu’elle devait, elle-même, décider de l’orientation que la
famille prendrait, c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais Serge
était loin de se douter que sa décision viendrait si vite.
--Ce sera non pour le retour au pays dans une telle
circonstance. Plutôt mourir en exil…
Sur ce, Serge
prit le bras de Daniel et s’en fut longer l’allée du bord du fleuve, à regarder
les plaisanciers dériver, lentement, à côté des bolides qui, de temps à autres,
faisaient soulever des montagnes d’eaux et imprimer un mouvement de ressac qui
dérangeait les pêcheurs à la ligne.
La trompe d’un
paquebot fit tourner la tête aux badauds adossés au parapet et étonnés de ne
rien voir à l’horizon qui le suggérât, jusqu’à ce qu’ils comprissent que ce
paquebot n’était autre que la voile qui glissait timidement le long du fleuve,
dans un cas manifeste de fausse représentation.
Quand deux heures
plus tard, Serge et son fils revinrent à la maison, Paola n’était plus cette
personnification de l’indignation. Il fut surpris de l’entendre lui susurrer,
dès qu’il eut mis le pied sur le seuil de la maison :
--Contrairement à mon opinion de tantôt, je crois que tu
devrais accepter l’offre.
Serge s’apprêta à
s’enquérir des raisons d’un tel revirement, mais, à la dernière seconde, il se
ravisa.
Avait-il compris
que la réponse à sa question risquait d’ouvrir des vannes qu’il préférait voir
se fermer? Toujours est-il qu’il crut opportun de renvoyer à plus tard une
telle clarification. En attendant d’en savoir plus long sur ce qui lui parut
comme un acte instantané de sublimation, c’est à son aménité coutumière que
Paola battit le rappel, comme si l’intervention inopinée de Claudine dans la
sérénité du couple, n’était pas une grosse pierre jetée dans la mare familiale.
Paradoxe étrange,
alors que Serge devrait se féliciter d’une situation qui, contre toute attente,
ne faisait pas de vagues, il restait néanmoins bloqué sur le comportement
énigmatique de sa femme. Comment comprendre son changement d’attitude et
d’opinion? Craignait-elle que la situation créée par sa première réaction
n’empoisonne le climat conjugal et aboutisse à un terme qu’elle voudrait
éviter? Estimait-elle qu’il lui serait plus facile de combattre les fantômes
qui assiégeaient son couple à visière levée, plutôt que de se condamner à mener
une lutte sourde de guérilla? Au contraire, après avoir fait le tour de la
question, sa nostalgie l’avait-elle emporté sur la crainte que le retour en
Haïti ferait peser sur l’intégrité de son couple?
Quoi qu’il en
soit de la bonne question, ne pas pouvoir l’identifier et s’y ajuster par le
fait même, lui créait une anxiété qui s’était prolongée tout au long de la
semaine, au cours de laquelle, à plusieurs reprises, il avait essayé de forcer
l’armure de silence de Paola. Mais quand elle comprit que son silence
entraînait chez Serge, l’abstention de toute démarche en rapport avec l’offre
de Claudine, elle accepta de s’ouvrir à son mari.
La veille de
l’appel de Claudine, dit-elle, j’avais fait un rêve qui devait être
complètement oublié. Il a fallu cet appel pour qu’il me revienne à l’esprit.
Nous jouions dans le parc, toi, Daniel et moi, quand retentissait non loin de
nous la sirène d’une ambulance. Ce signal, joint à d’autres bruits de la ville,
créait un vacarme ahurissant, pendant qu’un aigle plongeait droit sur nous. Le
temps de voir et de comprendre ce qui se passait, tu as été enlevé par le
rapace dont les cris lugubres nous glaçaient le sang. Et avant qu’on te perde
de vue dans les airs, l’oiseau se changea en une femme que je n’avais jamais
vue avant. Nous étions malheureux, Daniel et moi, d’avoir assisté à ton
enlèvement sans rien pouvoir faire et avec l’impression que nous te verrions
jamais. Nous avions continué à jouer après ta disparition, mais sans aucun
entrain. C’est là-dessus que je m’étais réveillée.
Au moment de ma
première réaction, j’avais oublié mon rêve. C’est à se demander comment cela
pouvait être possible. Pourtant, pas une fois, je n’ai été visitée par l’ombre
de ce souvenir. C’est un peu plus tard, après votre départ, Daniel et toi,
qu’il s’est imposé à moi. J’ai passé alors près de deux heures à le scruter
sous tous ses angles, essayant de le lier à notre nouvelle réalité et de lui
trouver un sens. Il m’apparaissait alors que j’étais confronté à un destin qui
a pris la forme de ton enlèvement ou de la brisure de notre famille. Je pouvais
ne pas aimer ce que je voyais et, d’ailleurs, je ne l’aimais pas, mais avais-je
les moyens d’empêcher qu’il advînt? J’ai compris, à ce moment, qu’un
raidissement inexorable par rapport aux signes du destin consacrerait le plus
sûrement mon échec, en vue de sauver l’intégrité de mon couple et de ma
famille. Aussi, me semblait-il préférable de fléchir en acceptant des
compromis, plutôt que de rompre par trop de rigidité. Voilà pourquoi j’ai gardé
le silence sur le processus de ma réflexion. Je ne voulais pas que
l’acceptation de mon changement d’attitude
fût perçue comme celle de tous
les compromis possibles.
En dépit de ces
propos, Serge n’était pas rassuré. La discussion autour de cette question
s’était poursuivie longtemps quand, au bout d’une heure, en présence de Paola,
Serge composa le numéro de Claudine, à qui il annonça sa décision d’accepter
son offre. Il prit garde de manifester le plaisir que la nouvelle fit à l’autre
bout du fil, obtenant de savoir qu’il serait attendu dès le lendemain, si
c’était possible, mais qu’on serait, au demeurant, capable de l’attendre « le
temps que cela prendra » pour boucler toutes ses affaires avant de rentrer en
Haïti.
A compter de
ce moment, tout s’était passé comme si le nœud gordien avait été tranché et
qu’on ne pouvait plus revenir en arrière. La fin de l’exil de l’un et de
l’autre était censée autoriser tous les espoirs d’un lendemain meilleur. Cette
attitude s’accompagnait, notamment dans le cas de Paola, d’une sorte de
négation de la réalité ou plutôt de son morcellement, laissant dans l’ombre de
sa conscience les aspects qu’elle ne voulait pas confronter.
Dès le lendemain
de la grande décision, des mesures furent prises en vue d’accélérer le
processus du retour. Des avis de départ furent donnés aux employeurs de même
qu’au propriétaire de la maison, sans compter les multiples petites démarches
nécessaires dans la circonstance. A cette occasion, Paola indiqua que son
seul regret sera de quitter son village adoré, ce en quoi, Serge
était sur la même longueur d’onde qu’elle. Le désir du retour, très contenu
dans les circonstances, mais néanmoins très fort, n’a pas été capable de neutraliser ce sentiment…
Ainsi en va-t-il de la complexité de l’âme humaine!
Dans cette
atmosphère psychologique, le temps passa très vite. L’un et l’autre avaient
encore la tête bourdonnante des mille petites choses à régler quand le jour du
départ arriva, refoulant les attitudes de méfiance et de crainte des
interactions avec d’autres compatriotes dans les limbes du souvenir.
L’obtention de leur visa de retour qui s’annonçait comme une épreuve cruciale,
s’était réalisée plus facilement que prévu à cause du consul alors en place et
qui avait ses raisons d’accueillir favorablement leur demande. Serge et Paola étaient
encore à Montréal et, déjà, ils n’avaient plus peur de se démasquer, ni de
crainte de la police militaire étatsunienne, ni de celle, politique, d’Haïti,
comme si leur départ venait clore à tout
jamais le chapitre de leur vie à l’étranger.
C’est donc dans
de telles dispositions qu’ils débarquèrent à Port-au-Prince, en plein cyclone,
comme pour une catharsis climatologique et culturelle. Il ne manquait ni le
black-out réglementaire, ni l’inondation de certains quartiers de la ville avec
son cortège de misères pour les résidants. De plus, il fallait compter, à
travers le pays, avec des dizaines de rivières en crue, des centaines de
maisons démolies et un nombre plus considérable encore de champs dévastés et de
routes défoncées…
CHAPITRE XXII
Inutile de dire
que la joie de Mme Valcour était grande de voir arriver Serge et sa famille.
Depuis la mort de son mari, elle menait une vie retirée et mélancolique. La
venue de ceux à qui elle tenait le plus au monde, lui donnait des ailes et la
fit oublier les rhumatismes qui, jusque-là, handicapaient sa solitude. Aussi
loin qu’elle regardait dans le passé, c’est la première fois que sa grande
maison était habitée par les jeux et les cris d’un enfant et ce dernier
semblait s’être donné comme objectif, de marquer sa présence d’une manière
particulièrement éloquente. Nombre de stimuli originaux se disputaient son
attention et, au premier chef, les petits voisins appâtés par la venue inopinée
d’un des leurs. Ils n’avaient de cesse de le visiter, de partager ses jeux et
de l’entraîner dans leur périple polisson autour du jardin.
Dès le lendemain
de son arrivée, Serge avait tenu à prendre contact avec Claudine. Cette
dernière était heureuse d’avoir de ses nouvelles et de savoir que tout
allait bien pour lui malgré le cyclone.
Elle disait espérer le voir au bureau prochainement, afin de le présenter aux
employés. Par la suite, elle demanda à parler à Paola à qui elle souhaita la
bienvenue au pays. Elle profita pour lui assurer de sa disponibilité pour toute
aide qu’elle pourrait avoir besoin, en attendant de se retrouver, si
nécessaire, dans les habitudes du pays. Après quoi, au moment de prendre congé,
Paola la remercia de sa bienveillance à son égard.
Le jour suivant,
quand Serge quitta sa famille pour se rendre à la maison de commerce, Paola eut
le premier pincement au cœur depuis son arrivée. Elle prenait conscience, tout
à coup, que son acceptation du rôle que son mari était appelé à jouer auprès de
Claudine, ne la guérissait pas de la douleur pernicieuse qu’elle avait d’abord
ressentie à Montréal. Toute une partie d’elle-même se rebiffait encore contre
cette situation. Et cela lui était d’autant plus insupportable que sa rivale,
en l’occurrence, ne se donnait pas comme telle, semblant, au contraire vouloir
gagner à elle, son mari, bien entendu, mais aussi le reste de la famille, y
compris elle-même.
De fait, pendant
que Serge faisait l’apprentissage de son rôle de directeur, Paola se voyait
offrir de rallier le comité de direction de Bel espoir. La façon dont l’offre
avait été faite ne manquait pas d’intérêt.
Un après-midi,
pendant que Serge s’initiait aux activités de l’entreprise, Claudine qui avait
préalablement annoncé sa visite, se présenta chez les Valcour.
Au temps de ses
fiançailles avec Serge, les rapports de Claudine avec M et Mme Valcour étaient
très affectueux. Ces derniers la considéraient déjà comme leur fille et rien ne
semblait devoir empêcher la réalisation du projet de mariage.
Quand intervint
la rupture des relations entre les fiancés, Claudine s’était retournée vers les
Valcour pour avoir des nouvelles de Serge, mais eux non plus n’en savaient
rien. Revenant ultérieurement sur cette période sombre de sa vie, Serge devait
leur expliquer qu’il avait connu des difficultés de communication, mais qu’il
avait aussi voulu couper les ponts temporairement, pour ne pas avoir à leur
dire des choses qui leur feraient plus
de mal que son silence.
Un peu plus tard,
quand ses parents apprirent son mariage avec Paola, ils espéraient qu’ils
allaient être heureux ensemble, mais ils avaient la mort dans l’âme pour le
sort de Claudine. A cause de cela, entre
autres, elle avait continué à occuper une place importante dans leur cœur et aussi
dans leur vie. Dans l’intervalle, Mme Valcour avait appris à connaître sa bru
qu’elle trouvait gentille et très belle sans avoir réussi à oublier Claudine.
C’est donc dans
ce contexte psychologique que les trois femmes se rencontrèrent. Paola n’avait
pas eu de mal à comprendre, dès le début, que les rapports de Claudine et de sa
belle-mère étaient marqués au coin d’une profonde affection et elle saisit, en
écoutant leurs échanges de propos, la nature de cette relation, mieux qu’aucun
discours ne saurait jamais le faire.
--Comment vas-tu aujourd’hui Mamie? dit Claudine. Est-ce que
tes nouveaux médicaments sont plus efficaces?
--Je le crois un peu.
--Arrives-tu à mieux dormir?
--Oui. Ta question me fait prendre conscience que depuis
deux nuits, je ne suis plus réveillée par des spasmes aux bras et aux mains...
--N’oublie pas…Avant de terminer entièrement tes
médicaments, rappelle-moi de renouveler ton ordonnance.
--Je te remercie beaucoup, ma fille.
Et, s’adressant à
Paola comme pour se dédouaner d’un rapport privilégié avec Claudine, elle dit
sentencieusement :
--Les voies du Seigneur sont insondables. Pendant des
années, quand nous n’avions, mon mari et moi, aucune nouvelle de Serge, c’est
Claudine qui ravivait chez nous la flamme de l’espoir! C’est à ce moment que
nous avons compris que Dieu nous avait envoyé la fille que nous n’avions jamais
eue…
--C’est curieux que vous disiez cela Mamie! Mon père croyait
pour sa part que vous étiez pour moi la mère que je n’ai jamais eue…
--Je suis heureuse qu’il en ait été ainsi pour vous, dit Paola.
Le dicton a raison de prétendre que parfois un voisin est plus précieux qu’un
fils éloigné.
Mme Valcour et
Claudine ont dû, chacune, trouver l’analogie un peu bancale pour la situation
considérée, mais elles se sont abstenues de faire des commentaires qui seraient
mal interprétés.
Puis, changeant,
tout à coup, l’orientation de la conversation, Mme Valcour s’informa auprès de
Claudine de ses activités charitables.
--Cela connaît des hauts et des bas, dit-elle, mais dans
l’ensemble, on peut dire que ça va bien. Alors que je n’ai pas encore remplacé
Chantal qui est allée se fixer le mois dernier à New-York, ce mois-ci, c’est de
Léonore dont je dois déplorer le départ. Son mari a été nommé consul à Madrid.
--Je ne connais pas encore les projets de Paola, dit Mme
Valcour, mais pourquoi ne pas l’inviter à se joindre à vous dans cette œuvre si
importante?
--Vous lisez dans mes pensées, Mamie. L’un de mes objectifs
en venant ici cet après-midi, c’est, entre autres, de la rencontrer à ce sujet.
Et se tournant
vers Paola, elle lui dit :
--Voudras-tu te joindre à nous au Bel espoir?
--J’ai une idée assez vague de ce dont il s’agit, répondit
Paola. Peux-tu me donner des informations à ce sujet?
--Où ai-je la tête? Peux-tu m’en excuser? On parle tellement
de Bel espoir que, des fois, j’oublie que tout le monde n’est pas
nécessairement au courant de quoi il retourne. D’autant que tu viens à peine
d’arriver…
Et tout de suite,
elle se lança avec passion sur le sujet, évoquant la dégradation générale du
pays et la situation particulière de la cité Z qui les avait émues, elle et
quelques amies. Pour lui venir en aide, elles avaient décidé de mettre sur pied
une œuvre de bienfaisance appelée Bel espoir, voulant indiquer la dimension
complémentaire de l’œuvre en attendant autre chose. Au début, l’aide répondait
aux besoins les plus primaires des familles ayant des enfants en bas âge. Par
la suite, au fur et à mesure de l’augmentation de nos ressources, elle
s’était étendue à des franges plus
larges de la population de cette cité, en même temps que s’élargissait la gamme
des services offerts.
Ce préambule fut
suivi d’une présentation des différentes stratégies pour recueillir les fonds
nécessaires au fonctionnement de Bel espoir ainsi que les méthodes de
distribution de l’aide aux familles démunies. C’est à ces activités que le
comité de direction employait le plus clair de son temps, de son énergie et de son
imagination.
Pour plus de
renseignements, elle lui remit une brochure qui contenait l’essentiel des
activités et des réalisations de Bel espoir ainsi que la politique de
fonctionnement de l’organisme.
Paola la remercia
de ses prévenances à son égard et manifesta le désir de prendre le temps de
réfléchir à la proposition, puis, on passa à d’autres choses. Mme Valcour fit
remarquer que les départs de son comité ne pouvaient arriver à pire moment. Car
le vide créé par la mort de M.Saint-Pierre, s’il était d’abord affectif et
émotionnel, était aussi dans le besoin d’assurer la stabilité et la continuité
de La Maison Saint-Pierre dans une
conjoncture économique difficile.
--Vous avez raison Mamie. J’ai essayé d’être au four et au
moulin à la fois, mais j’ai vite compris qu’il y allait, sinon de ma santé, du
moins de celle des entreprises dont j’ai la charge. Heureusement que Serge a
accepté de prendre la relève de mon père. Sinon, je ne sais pas ce que j’aurais
fait…
--Quel âge avait votre père quand il est mort? s’enquit
Paola.
--Mon père est arrivé au seuil de la vieillesse sans y
entrer. Il est mort à 66 ans.
--Je vous comprends, car mon père est encore vert à 71ans.
Je m’attendais, après des années d’absence, à retrouver quelqu’un de courbé et
de ratatiné. J’ai retrouvé le même homme droit et fier que j’ai quitté avec,
comme concession au temps qui passe, une certaine lenteur de mouvement et un
blanchissement avancé des cheveux.
--Tu ne sais pas, dis-tu, ce que tu aurais fait si Serge
n’avait pas accepté de remplacer ton père…Permets-moi d’en douter, dit Mme
Valcour. Moi, je crois que tu aurais surmonté les difficultés comme tu l’as
fait jusqu’à présent. Dans la décision que tu as dû prendre, je vois plutôt le
signe de la Providence. Il fallait le concours de circonstances et de décisions
comme celles que tu as prises pour que je puisse revoir mon fils et sa famille.
J’avais beau sentir ton soutien Claudine, mais, après la mort de mon mari, je
n’aurais pas pu subir longtemps la rigueur de la solitude. Maintenant, entourée
comme je le suis, je me sens revivre.
--Comme tu dis, Mamie, les voies du Seigneur sont
insondables…Quoi qu’il en soit, si ce que tu penses est vrai, je me
félicite d’en être un élément pour ton
bonheur.
--En ce cas dit Mme Valcour, je doute que je sois la seule
concernée. N’est-ce pas Paola?
--Vous avez raison Mamie. Je pense que Serge voit les
événements un peu avec les mêmes lunettes que vous.
--Et comment les vois-tu, toi ? dit Mme Valcour
--C’est un peu plus compliqué pour moi. Le sens des choses
ne me paraît pas si évident! Là où vous n’avez qu’à recueillir, comme on
ramasse des pépites dans le lit d’une rivière, il me faut creuser profondément
pour essayer de découvrir l’équivalent.
--Je sens dans votre réponse une sorte de méfiance, voire un
tantinet de désapprobation par rapport à notre perception des événements en
question. N’ai-je pas raison de penser ainsi?
--Je ne le crois pas, dit Paola. J’essaie seulement de
caractériser une différence d’attitude que je crois percevoir.
--Paola vient d’arriver après bien des années d’absence, dit
Claudine, on devrait, Mamie, lui laisser le temps d’apprivoiser à nouveau le milieu
et de s’ajuster aux événements…D’ailleurs, l’invitation que je lui ai faite concernant
Bel espoir n’échappe pas à cette nécessité. C’est pourquoi, je respecte le
temps de réflexion qu’elle veut se donner avant de s’engager.
A ce moment, la
porte du salon s’ouvrit pour laisser passer Serge que personne n’attendait, pas
plus Paola que Claudine ou Mme Valcour. Mais le plus surpris de tous, ce fut Serge lui-même, qui eut fort à
faire pour se donner une contenance. L’arrivée de Daniel, que Claudine vit pour
la première fois, sauva la situation, en focalisant l’attention sur lui.
Claudine lui trouva une grande ressemblance
avec son père et un je ne sais quoi au visage qui tenait singulièrement de sa
mère. Et pendant que l’enfant semblait s’amouracher de cette tante qu’il ne
connaissait pas, Mme Valcour venait à la rescousse des uns et des autres, en
orientant la conversation sur les déshérités du cyclone qui a ravagé, pour la
énième fois, les régions du Sud-Ouest, les villes côtières, ainsi que les
quartiers pauvres de la périphérie de Port-au-Prince.
CHAPITRE XXIII
Six mois
s’étaient écoulés depuis le retour en Haïti de la famille Valcour. Dans
l’intervalle, Serge avait dû digérer très vite beaucoup d’informations
relatives à son nouveau rôle de directeur; n’empêche, son intégration à
l’entreprise s’était faite sans heurts. Au cours de cette période, il avait dû
effectuer un voyage en France pour consolider et développer des relations
d’affaires. Il y était allé seul, contrairement à ce qui était prévu. A
l’origine, Claudine devait l’accompagner, mais elle avait été obligée
d’abandonner le projet, en raison d’une pneumonie qui l’avait forcée à garder
le lit pendant quelques jours.
Serge était
frustré de n’avoir pas pu se rendre aux États-Unis d’où dépendait, en grande
partie, la croissance de l’entreprise. Les déserteurs comme lui étaient fichés.
Si d’aventure il était arrêté à l’immigration, il n’avait aucune idée des
sanctions auxquelles il serait soumis. Par conséquent, crut-il sage de
s’abstenir de rentrer au pays de l’Oncle Sam, aussi longtemps que sa situation
ne serait pas clarifiée.
Au
demeurant, il avait gardé pendant longtemps un sentiment équivoque de son
voyage en Europe. Lors des préparatifs, il n’avait cessé de renvoyer à plus
tard le moment où il devrait annoncer à Paola qu’il partait avec Claudine. Il
savait a priori que cette information ne manquerait pas de la perturber. Aussi,
jubilait-il presque de n’avoir pas été obligé de l’en prévenir. Déjà, en dépit
de ses efforts pour l’empêcher de laisser son imagination aller à la dérive, à
la seule mention des activités de Claudine dans l’entreprise, la réaction, même
mitigée, était telle qu’il avait conscience de n’avoir pas réussi. Si Paola ne
lui posait pas toujours des questions directes à son sujet, elle n’avait pas
moins une façon insistante et singulière de le regarder qui équivalait bien à
une scanographie et qui en disait long sur tout ce qu’elle avait derrière la
tête. Il avait toujours à l’esprit cette réflexion d’André Maurois, spécialiste
du sentiment amoureux tel qu’il s’est révélé dans Climats: « L’amour supporte
mieux l’absence ou la mort que le doute ou la trahison ».
Pourtant, si
heureux de n’avoir pas été obligé d’évoquer à sa femme le projet de voyage
européen de Claudine, Serge ne pouvait, malgré tout, s’empêcher de regretter
que ce voyage n’eût pas lieu. Il en avait longtemps anticipé le bonheur d’être
à Paris avec elle. Mais comme il lui arrivait souvent, après s’être projeté
ainsi en de longs moments, son sentiment de jubilation devait céder la place à
celui de culpabilité surtout au moment de franchir le seuil de la maison
familiale, après sa journée de travail. Il avait alors vis-à-vis de Paola des
prévenances particulières que celle-ci trouvait suspectes et qui renforçaient
davantage sa suspicion et le côté trouble de leurs relations. Mais en dépit des
munitions que n’arrêtait pas de lui fournir son imagination toujours en éveil,
jamais Paola n’avait pu s’autoriser d’un fait pour confirmer ses craintes.
C’est à ce
moment-là de son évolution psychologique qu’elle prit la décision de rallier
l’équipe de direction de Bel espoir. Elle éprouvait, bien entendu, de la
répugnance à côtoyer Claudine à qui elle imputait bien de ses problèmes. Mais,
tant qu’à être obsédée chez elle et pas toujours avec raison, par ce qu’elle
appelait ses menées souterraines pour déséquilibrer son couple, autant valait
être placée en un lieu où elle pourrait mieux observer ses activités et -qui
sait?-peut-être les endiguer.
Serge
réagissait avec appréhension à la décision de sa femme. S’il était heureux que
sa nouvelle orientation lui apporte une certaine dérivation à ses
préoccupations, il avait, néanmoins, l’impression que cette décision ouvrait la
porte à des conséquences imprévisibles sur le plan de l’équilibre familial.
Au fond, le
mari avait autant d’appréhensions que la femme quant au devenir de la famille;
mais l’un et l’autre n’en voyaient pas les causes probables de la même façon.
Pour Paola, cela était imputable aux activités obscures de Claudine, alors que
Serge craignait plutôt les emportements imprévisibles de sa femme.
Le premier
du genre survint lors d’une réunion de l’équipe de direction de Bel espoir. Ce
jour-là, Claudine absente s’était fait remplacer par un membre du groupe à la
présidence du comité. Il n’en fallait pas plus pour que Paola y vît la preuve
qu’elle accompagnait Serge alors en voyage dans le Nord du pays. Si elle avait
gardé ses craintes pour elle-même, cela n’aurait pas manqué, bien entendu,
d’empoisonner la relation avec son mari, mais cela aurait l’avantage d’être
limité dans l’espace. Mais, prenant ses craintes pour la réalité, elle en a
fait une telle diffusion que la nouvelle parvint aux oreilles de tous ceux qui
gravitaient autour de Bel espoir.
Quand
Claudine en eut connaissance, elle n’avait pas cru bon de réagir. Par tous les
membres de son équipe qui la savaient en congé à la maison, elle estimait
superflu d’avoir à rétablir les faits et considérait plutôt qu’à cette
occasion, c’est Paola elle-même qui venait de perdre sa crédibilité. Néanmoins,
cela l’affectait beaucoup pour plusieurs raisons.
D’une part,
c’était la première fois qu’on enregistrait une telle fausse note dans l’esprit
d’équipe de Bel espoir. Jusqu’alors, elle n’avait qu’à se louer de ses
collaboratrices. Elle avait fini par donner à chacune toute sa confiance.
Maintenant que le ver est dans le fruit, il lui faudra mobiliser à l’unité
d’équipe, des énergies qui seraient mieux employées ailleurs.
S’il
s’agissait de se détacher de n’importe laquelle de ses collaboratrices,
l’entreprise serait difficile. Mais avec Paola qui ne lui était pourtant pas
très liée, l’entreprise présenterait une difficulté supplémentaire. Elle était
la femme d’un homme qu’elle aime et à qui elle ne voudrait pas faire de la peine.
Le seul homme qu’elle eût jamais aimé et qu’elle veut voir plus que jamais à la
tête de l’entreprise familiale, en remplacement de son père.
Elle aimait
travailler à ses côtés. Les choses les plus rebutantes devenaient
intéressantes. Avec lui, mieux qu’avec son père, elle avait pénétré avec
aisance les arcanes de l’entreprise, tandis que, parallèlement, il lui
insufflait un dynamisme nouveau.
Il était peut-être trop tôt pour se prononcer sur les
résultats, mais déjà, elle anticipait une croissance appréciable de la
clientèle et des revenus.
C’est dans
ce contexte que Claudine s’était abstenue de faire allusion à Serge des
emportements de Paola. Il est vrai que cela aurait été superflu puisque les
frasques de sa femme étaient déjà parvenues à ses oreilles.
Dans
l’intervalle, Claudine ne changea rien à ses habitudes. En dépit de sa
répugnance, elle s’interdisait de réclamer le départ de Paola de Bel espoir.
Elle aurait aimé, une fois cette dernière consciente de son impair, qu’elle
s’en excuse. Cela lui aurait facilité grandement les relations avec elle. Mais
les excuses attendues n’étaient jamais venues.
Mais il
fallait plus que cela pour empêcher Claudine de fréquenter Mme Valcour à qui
elle apportait régulièrement ses médicaments. C’est au cours d’une de ses
visites, à quelques jours de l’incident cité plus haut, qu’eut lieu le dialogue
suivant :
--Cela fera bientôt
un an, le 17 de ce mois, dit Mme Valcour à Claudine, que ton père est parti.
Les jours passent avec une rapidité extraordinaire…On dirait que c’est
hier…Cela doit être le fait de la vieillesse…
--C’est bizarre, dit Serge, j’ai l’impression que c’est loin
et proche à la fois. C’est la première fois que j’ai une impression
semblable.
--Comment peux-tu dire une chose pareille? dit Paola. Je
crois entendre quelqu’un dire que ce verre plein est aussi vide.
--Es-tu sérieuse de
faire une telle analogie? dit Serge. Si je ne te connaissais pas, je dirais
qu’il y a de la mauvaise foi là-dessous.
--Je l’ai donc échappé de justesse, ironisa Paola. Avoue-le
donc.
Serge ne
releva pas cette remarque qui lui semblait avoir été faite, à dessein, sur le
mode de la provocation. Ce n’était pas le moment de s’offrir en spectacle.
Aussi, continua-t-il, en s’adressant des yeux à sa mère et à Claudine.
--Ce que je voulais
dire tantôt, c’est qu’en me reportant au téléphone qui m’annonçait la mort de
M. Saint-Pierre, on dirait que cela ne remonte pas loin dans le temps; en
contrepartie, quand je prends en considération tout ce que nous avons fait, en
ce qui concerne particulièrement La Maison Saint-Pierre, j’ai une impression
tout à fait différente.
--Je comprends un
peu ton impression, dit Claudine, car c’est à peu près la même chose pour moi.
Surprise de
sa répartie qui l’a mise, malgré elle, sur la même longueur d’ondes que Serge
et voulant s’en éloigner comme d’un endroit dangereux, elle s’empressa
d’enchaîner :
--Ça tombe bien
qu’on parle de papa, car je voulais justement vous inviter à une messe
commémorative à l’occasion de sa première année de décès. Cette messe sera
célébrée à l’église du Sacré-Cœur, à 8h30, jeudi prochain. Bien entendu, après
la cérémonie, il y aura chez nous une petite réception pour les parents et amis.
--Cela me rassure,
dit Mme Valcour, en s’adressant à Claudine. Prise que tu es dans toutes sortes
d’activités, je craignais que tu n’oublies d’envisager un service religieux à
cette occasion. Je m’apprêtais d’ailleurs, d’ici demain, à t’appeler à ce sujet.
J’espère que tu ne m’en aurais pas
voulu.
--Comment aurais-je
pu t’en vouloir Mamie? N’as-tu pas toujours été une mère pour moi?
--Je suis content, pour ma part, d’être prévenu, dit Serge,
car dès demain, j’aurais pu prendre un rendez-vous qui m’éloignerait, ce
jour-là de la capitale. Donc, je vais tâcher de l’inscrire à mon agenda.
--J’aurais cru
superflu de l’inscrire à ton agenda, laissa tomber Paola.
--Le regard
interrogateur de Serge fut sa seule
réponse à sa remarque sibylline.
Et comme pour endiguer le déferlement de quelque chose
qu’elle redoutait a priori, Mme Valcour s’empressa de prendre la parole pour
indiquer qu’il fait chaud et qu’elle espérait qu’il pleuve pour rafraîchir
l’atmosphère. Sur quoi, Claudine enchaîna qu’en venant ici, elle a vu des
nuages sombres s’amonceler vers le Nord et qu’il y a donc de fortes
probabilités qu’elle ne soit pas déçue dans ses espérances.
--A la bonne heure,
s’écria Mme Valcour. Je vais pouvoir dormir cette nuit.
Mais la perspective
de la pluie avait fait naître d’autres idées dans la tête de Claudine dont
celle qu’il était temps pour elle de partir. Elle ne voulait pas, disait-elle,
faire l’expérience de l’année dernière quand elle avait dû frayer son chemin à
travers des rues entières, devenues autant de rivières en crue, charroyant
toutes sortes d’immondices parce que les égouts étaient bouchés et les
canalisations obstruées.
Après le départ de Claudine, la conversation s’est
poursuivie d’une manière plus décontractée. S’adressant à Paola, Mme Valcour
lui dit :
--A voir le niveau
de tes échanges avec Claudine, on ne croirait pas que vous êtes des
collaboratrices.
Si Mme Valcour
connaissait bien la relation existant entre ces deux femmes, elle n’aurait pas
fait cette remarque. Aussi, s’attendait-elle à ce que Paola réagisse. Mais la
réaction n’était pas venue d’elle à sa stupéfaction mais de Serge.
--Tu l’as remarqué
aussi maman? Paola semble fatiguée de tout ces jours-ci, y compris de moi.
--Alors, c’est
plus grave que je ne pensais, dit Mme Valcour. Vous avez peut-être besoin de
vous retrouver après tous les changements dans votre vie depuis ces derniers
temps…Pourquoi ne planifiez-vous pas, au plus vite, quelques semaines de
vacances. Sainte-Lucie et Saint-Vincent seraient de bonnes destinations. A
moins que vous ne préfériez aller à Cuba. Si vous optez pour l’une ou l’autre
de ces destinations, j’aurais des sites particulièrement intéressants à vous
recommander. Deux ans avant la mort de
Bernard, nous avons passé un séjour merveilleux à Santiago.
Après ces propos de
sa belle-mère, Paola s’excusa de devoir se retirer et gagna sa chambre.
Restée seule avec son fils, Mme Valcour se trouva en proie à
un total désarroi devant la situation entrevue à travers le comportement de
Paola. De quoi s’agit-il au juste? demanda-t-elle à Serge. Quelle est la nature
du problème entre vous? Se peut-il que Paola ne soit pas heureuse au pays et
qu’elle regrette d’avoir quitté le Canada?
--Il y a, dit
Serge, un peu de cela mais aussi autre chose. Je la crois jalouse de Claudine.
Se rapprochant de Serge tout en baissant la voix, Mme
Valcour avoua, qu’en effet, la situation n’est pas très heureuse pour elle.
--Quand j’ai compris
les conditions de votre retour au pays, dit-elle, j’étais un peu inquiète. Mais
je me rassurais en me disant, sachant Paola au courant de tes anciennes
relations avec Claudine, que vous devez savoir ce que vous faites. Je croyais
même que les gens de ta génération étaient autrement cuirassés que nous par
rapport à ces problèmes. Mais je m’aperçois que vous vous êtes lancés tête
baissée dans une aventure…A moins qu’en plus de ce que je sais déjà, tu lui
aies donné l’occasion d’être jalouse…Est-ce que c’est le cas Serge?
--Non, maman.
--Quoi qu’il en soit, à cause de la situation que tu lui as
imposée, tu as une grande responsabilité vis-à-vis d’elle. Si tu n’y avais pas
pensé, je t’invite à le faire sans tarder.
---Que veux-tu dire
maman?
--C’est déjà assez difficile pour elle de savoir que
Claudine et toi, vous avez d’étroites relations de travail où elle est exclue.
Tu devrais faire en sorte que les choses soient suffisamment transparentes pour
lui épargner perpétuellement des idées noires.
--Ce n’est pas de ma faute si récemment elle croyait
fortement que Claudine m’avait accompagné dans le Nord…
--As-tu déjà songé à lui trouver un emploi à La Maison
Saint-Pierre…?
--Oui, j’y ai songé, mais j’ai hésité. Je crois que
l’esclandre qu’elle a fait lors de la dernière réunion de Bel espoir me donne
raison. Il lui a suffi, ce jour-là de constater l’absence de Claudine à la
réunion pour déduire qu’elle était avec moi au Cap et relayer la nouvelle à une
partie de la ville.
--Et tu penses qu’elle pourrait faire la même chose au
bureau?
--Non seulement je le pense, mais j’en suis sûr? Je crois
que sa seule présence sèmerait la zizanie au bureau et ferait baisser le
rendement du personnel.
--Il n’y a pas de doute, conclut Mme Valcour. Les choses
sont plus graves que je ne croyais.
Et sans le dire,
Serge pensait qu’un fossé était en train de se creuser entre lui et Paola et
qu’il lui convenait de trouver au plus vite les moyens de le remplir pour
éviter le pire.
Des grondements de
tonnerre se firent entendre après l’apparition à la verrière de multiples
zigzags lumineux. Le temps de quelques secondes, la pluie se mit à tomber,
charriant avec autant de force les maigres détritus éparpillés le long du
trottoir. De son poste d’observation, Mme Valcour regardait l’avalanche
redoubler d’intensité à l’inclinaison de la pente pendant qu’un trio de gamins,
les mêmes qui réapparaissaient à chaque chute de pluie, s’arrangeaient pour en
écarter les pierres qui faisaient obstacle. Et elle songeait qu’une si belle
nuit en perspective risquait d’être loupée avec le fardeau qu’elle sentait,
tout à coup, sur les épaules.
CHAPITRE XXIV
A l’époque
qui nous intéresse, La Maison Saint-Pierre avait déjà une cinquantaine d’années
d’existence. Construite sous l’occupation américaine, elle était, en quelque
sorte, la vitrine d’une usine de transformation de la canne à sucre installée,
à quelques kilomètres, au Nord de la ville. Dès les débuts, l’usine produisait
de l’eau-de-vie (tafia, rhum), du vinaigre régulier et balsamique et de
l’alcool à 50,70 et, un peu moins, à 80 degrés. Une grande partie de la
production était écoulée à l’intérieur du pays; mais, avec le temps, la
proportion des produits à l’exportation avait tendance à augmenter.
Au moment où
Serge assumait la direction de l’entreprise, deux nouveaux produits étaient en
instance de commercialisation. Il s’agissait du Landis, une eau–de-vie à base
de mangue en fin d’épreuves de tests de laboratoire et du Rhumac, une autre
eau-de-vie d’essence d’agrumes dont la production avait déjà commencé. Il ne
manquait qu’une bonne opération de marketing pour le lancer sur le marché.
C’est à quoi Serge s’employa avec ardeur, à peine le pied à l’étrier, en plus
de multiplier les efforts pour élargir le marché d’exportation.
Il est vrai
que les commandes en provenance de l’étranger traduisaient déjà une certaine
croissance, mais l’impossibilité d’aller aux États-Unis l’empêchait d’y assurer
davantage la pénétration de ses produits. En fait, pour pallier cet
inconvénient, il lui manquait seulement de savoir que Jimmy Carter, à peine
élu président des États-Unis, avait
décidé d’amnistier les déserteurs de la guerre du Vietnam. Une fois en
possession de cette information, il lui aura alors suffi de quelques semaines
pour y planifier un voyage, ayant pour mission d’établir des représentations de
l’entreprise dans une demi-douzaine de villes dont Miami et New-York. Au cours
de sa tournée, Serge eut à se louer de l’accueil reçu par ses produits dans la
colonie haïtienne installée dans ces deux villes. En l’espace de quelques
jours, il reçut plus de commandes que
les trois mois précédents, en partie, il faut le dire, en raison des bons
offices de Benoit qui était devenu le représentant de La Maison Saint-Pierre à
New-York et qui avait l’avantage d’être connu de tous les Haïtiens de cette
ville.
Bien que pris par
les affaires à régler, dans un laps de temps qui ne lui laissait que peu de
fantaisie, Serge ne pouvait s’empêcher de revenir sur les lieux où il avait
naguère résidé. Il alla machinalement sonner chez le concierge et il était tout
à fait surpris de se trouver en présence du même bonhomme rondouillard,
d’origine polonaise, qu’il avait connu. C’est à ce moment qu’il apprit ce dont
il s’était toujours douté, à savoir, que la police militaire était venue, à
deux reprises le chercher après son départ, le concierge ne savait pour quelle
raison. Et d’apprendre enfin de la bouche de Serge, comment ce dernier avait
essayé de militer contre la guerre du Vietnam malgré son intégration dans
l’armée, avait réjoui le vieux bonhomme qui n’avait jamais digéré cette guerre.
Rien ne semblait avoir changé depuis son départ, hormis la peinture fraîche de
l’immeuble et le fait que le jardin fût devenu, par son inflorescence, le lieu
d’élection d’une colonie d’oiseaux qu’il entendait piailler à tue-tête comme
s’ils étaient en pleine forêt.
Si rien n’avait changé dans la maison, il n’en
était pas de même du quartier. La maison d’en face avait été démolie et, à la
place, on avait érigé un building de plusieurs étages qui interceptait les
rayons du soleil et faisait de l’ombre jusqu’à une heure avancée de la journée.
Plus loin, la station d’essence avait été remplacée par un antiquaire qui
faisait dans les objets luxueux, attirant une clientèle assez éclectique.
D’évidence, le quartier avait connu une gentrification accélérée et Serge
pensait que si cela s’était manifesté un peu plus tôt, il n’aurait pas été
possible pour lui d’y demeurer.
Son voyage
avait été fructueux. Il lui en resta cependant une certaine déception d’avoir
été identifié comme un déserteur en franchissant l’immigration. Il a compris,
alors, que s’il avait été pardonné, le manque d’ardeur patriotique des
déserteurs était tel aux Etats-Unis, qu’il laissait une tâche indélébile dans
les dossiers. Il a saisi toute l’ampleur de la situation dans le regard peu
amène que lui a lancé un fonctionnaire de ce service. Au fond, il n’en était
pas surpris, car il avait compris depuis longtemps que le rôle que les
États-Unis se donnent dans le monde se nourrit de deux sentiments exacerbés :
les fondamentalismes religieux et patriotique qui agissent comme des filtres
idéologiques sur la réalité et qui contaminent toute la société ou presque, y
compris ceux qui font profession de regarder l’envers de la médaille.
Quelques
instants avant de s’embarquer pour le vol de retour, ce ne fut pas sans
surprise qu’il sentit une main pesante s’abattre sur ses épaules. Il n’en crut
pas ses yeux quand, se retournant, il vit nul autre que Paul Garceau qui
s’apprêtait à prendre le même vol que lui. Ce n’était plus l’arrogant
tortionnaire dont le nom seul faisait frémir ses victimes et dont les exactions
n’arrêtaient pas de faire les frais de la conversation dans son pays pendant
toute une décennie. Il le retrouvait un peu vieilli, mais décidément avec le
même bagout et le même allant qu’à l’époque lointaine de la cellule Alpha.
Mais, il n’y a pas comme la déchéance, voire seulement la disgrâce, pour
conférer une apparence d’humanité à un criminel endurci. Il semblait heureux de
retrouver Serge, même s’il s’en fallut d’un rien qu’il ne l’envoyât, à un
certain moment, dans les geôles de Fort Dimanche. Serge était donc lancé,
malgré lui, dans une conversation avec son ancien confrère de cellule.
L’occasion lui paraissait trop belle pour ne pas revenir sur l’exécution de ses
anciens amis. Mais, en dépit de son insistance, son interlocuteur n’avait pas
voulu s’y engager sauf pour lui dire :
--Tu devrais
me remercier si tu es encore en vie aujourd’hui.
--Que
veux-tu dire, répliqua Serge
--N’as-tu
pas compris, enchaîna-t-il, que je t’ai protégé en ne divulguant pas ton nom?
--Pourquoi
vous êtes-vous retenu à l’époque?
--J’avais
mes raisons, allégua Garceau, d’un air sibyllin.
-- Alors,
pourquoi avoir fait la cabale contre moi après mon départ pour les États-Unis?
--J’étais
alors sûr que ta vie n’était pas menacée.
Mais il
fallait embarquer au plus vite, chacun se dirigeant vers sa place dans l’avion.
Le ton de la conversation laissait Serge insatisfait : trop de choses restaient
dans l’ombre. Des vies, des époques étaient évoquées comme des banalités. S’il
avait la possibilité, il ne savait pas s’il voulait continuer la conversation,
à moins de vouloir comprendre le
mécanisme psychologique à la base des actions de Garceau… S’il était
psychiatre, peut-être que cela l’intéresserait, mais à la place où il se
trouvait, cela n’avait pour lui aucun intérêt, désormais.
La réflexion
sur Garceau le brancha sur la situation politique qui n’avait pas laissé de
l’inquiéter depuis son retour. Si ce dernier était en disgrâce, ce n’était pas
parce que le régime avait changé. C’était la même dictature et la même répression,
mais les méthodes étaient différentes. Ce qui se faisait au grand jour dans le
passé requérait dorénavant la pénombre, voire l’obscurité. Vu que les touristes
avaient repris les chemins d’Haïti, on se satisfaisait moins des tortionnaires
qui caracolaient dans les avenues du pouvoir. Les agents de la répression
avaient désormais moins de relief et d’histoire. N’empêche que Garceau avait
encore suffisamment d’amis dans le régime pour ne pas perdre entièrement son
pouvoir de nuisance. Aussi, en raison de son imprévisibilité, convenait-il de
prendre des précautions avec lui.
C’était à
quoi songeait Serge en se calant dans son fauteuil pendant que l’agent de bord
lui servait un scotch. Pourquoi voudrait-il le rencontrer à nouveau comme il le
lui avait laissé entendre? Qu’avait-il à lui dire? Malgré sa répugnance à le
revoir éventuellement, Serge comprit qu’il n’avait pas le choix puisqu’il
savait désormais où le trouver.
En
attendant, il se mit à réfléchir à Paola pour qui il éprouvait, malgré tout,
beaucoup de tendresse de son mal de vivre. Il pensait aussi à son fils qui
prenait des leçons de violon. Il était heureux de son goût pour la musique, car
le prolongeant d’une certaine manière, il venait combler un vide dans sa propre
éducation. En outre, depuis que Paola ne cessait de broyer du noir, la musique
de son fils était la seule chose qui réussissait à la sortir de sa léthargie et
la faisait vibrer. En accompagnant Daniel à ses leçons de solfège, elle en
retirait pour elle-même un secret plaisir qui le comblait d’aise. Serge aurait
aimé, tant qu’à la voir partager les
leçons de son fils, qu’elle apprenne à jouer, elle aussi, d’un instrument. Il
passait à un cheveu de le lui conseiller, mais il lui fallait si peu pour
briser son charme de l’existence qu’il s’en était abstenu.
Il pensait
aussi à Claudine. A-t-elle pu recueillir les fonds nécessaires aux activités de
la Cité Z à sa dernière soirée de charité? Il se promettait, bien entendu, d’y
participer, mais ce n’était pas du tout mauvais que cette soirée se fût
déroulée en son absence. Il était sûr d’avoir fait l’économie de quelques
malentendus, pour dire le moins, entre sa femme et Claudine. Sans compter les
gloses absurdes des mauvaises langues que la sortie intempestive de sa femme à
la réunion de Bel espoir avait fait éclore. Il songeait à s’en informer auprès
de Paola sitôt arrivé. Mais, à la réflexion, il crut préférable de se tenir
loin de cette pente limoneuse.
Au rythme du
défilement dans son esprit des multiples activités de la vie quotidienne, il
parvint, non sans surprise, à destination. Jamais, en effet, le trajet
Miami-Port-au-Prince ne lui avait paru si court. Il ne s’attendait à rencontrer
à l’aéroport que son chauffeur, il eut l’agréable surprise de voir en sa
compagnie sa femme et son fils. La mine réjouie de Paola et son ton enjoué le
transportèrent dans le passé, un passé encore récent et pourtant si lointain,
quand ils faisaient de longues promenades à Montréal en devisant de tous les
sujets de l’actualité. Maintenant, il fallait quasiment une occasion
extraordinaire pour briser la glace entre eux et qu’ils retrouvent le chemin de
leur spontanéité de naguère. Cela s’était imposé à lui, tout d’un coup, un beau
jour, sans rien qui permît de le voir venir. Toutes ces pensées se pressaient à
son esprit au moment d’embrasser sa femme. Au fond de lui-même, il se demandait
si son absence, pendant les trois semaines passées aux États-Unis n’avait pas
eu pour elle la valeur d’une thérapeutique.
C’était
quand même très étonnant la manière dont il était reçu. Il en aurait facilement
gagé mille contre un et il aurait perdu sa mise. Pourtant, il n’avait pas
encore tout vu : il lui restait encore à faire son entrée à la maison. Au
maintien un peu terne du salon, depuis que l’âge de Mme Valcour l’avait
contrainte à lâcher du lest sur l’observance du code bourgeois conventionnel,
succédait un décor éclatant de distinction par une utilisation savante
d’agencements floraux et de vases décoratifs. Une potiche chinoise, souvenir de
son dernier voyage à Paris et qui, jusque-là, faisait du temps dans sa boîte de
carton originale, trônait désormais majestueusement sur une sellette à un coin
de la pièce.
Par
l’atmosphère nouvelle des lieux, Serge comprit que quelque chose s’était passé
chez sa femme en son absence. Mais ce qui lui parut étrange ne semblait pas
l’être pour cette dernière. C’était en effet comme si elle était incapable de
discerner les phases différentes de son comportement : un manque d’insight qui
ne lui était pas habituel. Le temps de quelques secondes, Serge songea à lui
demander des explications de ce changement, mais il se ravisa de peur de n’être
pas compris ou même de paraître inquiétant. C’est d’ailleurs aux questions
posées par Paola que Serge comprit que quelque chose ne tournait pas rond dans
sa tête.
--J’ai eu
peur que tu ne reviennes pas. Pourquoi ne m’as-tu pas emmenée avec toi? J’ai
parfois le goût de revoir New-York...
--Mais
chérie, comment peux-tu dire une chose pareille! Ne t’avais-je pas proposé, à
deux reprises, de m’accompagner?
--Et
qu’est-ce que j’ai répondu?
--As-tu
oublié? Tu m’as regardé sans répondre.
J’avais déduit que le voyage ne t’intéressait pas.
Il se fit un
long silence. Puis, sans transition, elle dit :
--Il ne
manquait que toi la semaine dernière à la soirée de Bel espoir. C’était
merveilleux. Je n’en connais pas encore les résultats sur le plan financier,
mais je crois que nous avons recueilli plus d’argent à cette occasion qu’à la
soirée précédente. Il fallait voir comment Claudine était radieuse à la fin…
--Je suis
content que tu aies participé, dit Serge. A mon départ, je craignais que tu ne
veuilles plus apporter ton concours aux activités…
--Pourquoi
ne le voudrais-je pas? Ne fais-je pas partie de Bel espoir?
Sur ces
entrefaites, l’entrée de Mme Valcour au salon interrompit le dialogue. Mais, elle pouvait déjà voir, par delà les
effusions du fils à l’endroit de sa mère,
la nature des sujets imperceptibles d’inquiétudes de Serge. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle, elle s’attarda à lui faire parler de son voyage, des
parents établis à New-York qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps et qu’elle
risquait, à son âge, de ne jamais revoir.
Là-dessus,
Paola demanda à Daniel qui était resté en retrait, à s’amuser à la lecture d’un
recueil de bandes dessinées, d’interpréter pour son père quelques mesures du
concerto en préparation pour la fête de son école. Prestement, l’enfant sauta
dans sa chambre, se saisit de son violon et revint prendre sa place au salon.
Pour le débutant qu’il était, son coup d’archet impressionna fortement Serge.
Mais ce qui l’émouvait davantage, c’était l’attitude de Paola pendant l’interprétation
de son fils. A force de l’avoir suivi dans ses répétitions, elle connaissait
chacune des notes de la pièce musicale qu’elle rythmait de la tête, seule dans
son univers, en synchronie parfaite avec son fils, comme si son mari et sa
belle-mère n’étaient pas tout près d’elle. Serge ne pourrait pas l’expliquer,
mais la vue de cette scène la mettait en prise directe sur lui par un chemin
inconnu de sa sensibilité. Malgré ses comportements étrangers et, peut-être
même, à cause d’eux, il sentit son cœur s’emplir d’une immense tendresse pour
elle.
Il y avait,
en effet, belle lurette que la vie quotidienne ne lui était pas apparue si peu
chargée d’instabilités émotionnelles et de craintes irraisonnées. Tout s’était
passé comme si, à son retour des États-Unis, il initiait un autre genre de vie.
Il se délestait de nombre de
préoccupations antérieures qui empoisonnaient ses moments de
loisirs-maintenant, il s’en rendait compte-dans l’ombre projetée par les visages
de Paola et de Claudine. L’arène sentimentale, où beaucoup de coups étaient
possibles, semblait avoir cédé la place à un bocage idyllique où il pouvait se
promener, sans soucis et sans craintes, dans la chaleur des effusions
partagées.
Cela faisait près
de deux mois que prévalait cette situation. Il n’y avait pas eu de heurt dans
le couple, mais le comportement de Paola n’avait pas laissé d’inquiéter Serge.
Une fois, au sortir du cinéma, elle avait dit à Serge : « J’aimerais, la
prochaine fois, que la salle de cinéma nous soit spécialement réservée. Je ne
supporte pas d’avoir des gens autour de moi. » Sur quoi, Serge avait senti le
besoin de vérifier s’il avait bien compris. « Voudrais-tu, dit-il, qu’il n’y
ait que nous deux dans la salle? » A cela elle avait répondu par l’affirmative
laissant son mari dans un état de réelle perplexité. Une autre fois, après
s’être promenée au bras de Serge sur les hauteurs de la ville, grisée peut-être
par le silence et la sérénité du ciel un soir de pleine lune et par l’espace
qui s’étendait à perte de vue sur la baie de Port-au-Prince, elle avait déclaré
à Serge qu’elle voulait apprendre à voler. Cela aurait pu être une plaisanterie
et, d’ailleurs, Serge le prenait d’abord pour telle, mais à la longue, il en
était venu à comprendre que c’était loin d’être une farce. C’était même un rêve
obsessionnel dont la réalisation
n’avait, de son point de vue, rien d’une fumisterie et dont le principe
de finalité comme disent les philosophes ne laissait de place, à son avis, à
aucune incohérence.
Par ailleurs, à
certains moments, elle semblait sujette à une certaine forme d’hallucinations
auditives qui la portaient à rire, toujours à l’étonnement des gens autour
d’elle.
Au demeurant,
Serge était quand même satisfait d’avoir derrière lui l’époque de ses principaux
problèmes de couple.
Bien
entendu, il avait encore des préoccupations relatives à son travail; il leur
arrivait même de le suivre chez lui le soir. Mais, il les considérait, en
général, comme partie intégrante de toute action et donc de la vie elle-même.
Mais, par une aberration logique de sa propre perception de soi dans le monde,
il avait tendance à considérer ses problèmes affectifs nés de ses relations
avec les femmes comme des impedimenta, souvent nécessaires, mais toujours trop
encombrants et qui ne faisaient que retarder sa marche vers l’avant. Comme si
ces problèmes affectifs n’étaient pas, eux aussi, inhérents au déploiement de
toutes les formes de la vie.
Quoi qu’il
en soit, c’est bien loin de telles pensées, qu’il a vécu ses deux premiers
mois, après son retour de voyage. En dépit d’une certaine anxiété, il ne se
doutait nullement qu’il vivait une période de transition qui arrivait à sa fin.
Cela lui fut signifié un jour, après une discussion somme toute banale avec Paola.
Après t’avoir entendu, lui dit-elle, tu me remets en mémoire une vieille
réflexion qui n’avait cessé de hanter ma jeunesse. Jamais je n’ai cru que tu pourrais me l’inspirer.
-De quoi parles-tu?
- Il s’agit d’une réflexion de Mme de Staël.
« Vous me feriez très
innocemment un mal affreux, disait- elle, en voulant juger mon caractère
d’après les grandes divisions pour lesquelles il y a des maximes toutes faites.
Je souffre, je jouis, je sens à ma façon ; et c’est moi seule qu’il faudrait
regarder si l’on voulait influer sur mon bonheur. »
Serge
ignorait totalement que sa femme fréquentait Mme de Staël, car c’est, en effet,
de l’auteur de Corinne qu’il s’agissait. N’empêche qu’il reçut sa sentence
comme une baffe. A-t-il été outrecuidant de sa part de se laisser aller à des
commentaires généraux sur la femme? Quoi qu’il en soit, il était alors loin de
se douter que ses propos seraient décodés, avec un tel sérieux, à partir de ses
propres problèmes. D’emblée, leur dimension humoristique a été mise à l’écart.
Il y voyait un des avatars de sa relation difficile avec Paola, comme si cette
situation forçait le badinage et la plaisanterie à prendre la poudre
d’escampette.
Mais au-delà
du signal qu’apportait le message, Serge était déconcertée par la profession de
foi romantique de Paola. Peu soupçonnée d’avoir la tête dans les nuages, Serge
n’avait jamais perçu chez elle l’ombre de l’héroïne romantique. Femme
pragmatique, elle avait auguré sa vie adulte à l’écart de l’exaltation de la
sensibilité des artistes ou des amateurs de salons littéraires, mais plutôt
dans les officines d’un des pires services secrets. Il y avait donc pour lui
quelque chose de profondément dissonant entre ce message et sa vie telle qu’il
la connaissait. Tout cela mis ensemble le heurtait dans sa perception et
ajoutait à l’obscurité de l’avenir.
De fait,
dans les jours suivants, Serge perçut, quoique faiblement, des changements tant
dans les attitudes de Paola que dans l’attention apportée au décorum de la
maison. Mais rien de très tranché jusqu’alors. Elle s’occupait des leçons de
musique de Daniel et semblait prendre du plaisir à l’accompagner et à
l’encadrer lors des répétitions.
C’est au
retour d’un voyage en province que Serge se trouva devant un comportement de
Paola qui lui parut problématique. Au fil des jours, il la vit entrer
progressivement dans un mutisme, comme on doit entrer, il le supposait, dans
une grotte obscure, tout en se tenant toujours plus en retrait des activités
auxquelles elle participait auparavant. Elle continua à fréquenter Bel espoir,
mais à reculons, et sans y puiser la source des sujets de conversation qui
meublaient auparavant les soirées avec son mari et sa belle-mère.
Pour Serge,
cette apathie de Paola était symptomatique d’une dépression. En vue d’essayer
de la combattre, il entreprit différentes mesures : promenade à la campagne,
soirées culturelles, sorties dans les restaurants etc. Sans être vaines, ces
mesures ne constituaient pas le dérivatif attendu. En tout cas, elles
n’arrivaient pas à sortir Paola de son enfermement sur elle-même.
Un jour que
la famille était allée à la plage, Serge croyait pouvoir attendre une attitude
différente de sa femme, car c’était un de ses loisirs préférés. Mais la mer
avait beau être belle et invitante, par ses vagues mugissantes qui venaient
mourir à ses pieds et Daniel, espiègle comme jamais auparavant, et résolu à
entraîner sa mère dans l’eau après l’avoir arrosée de pied en cap, on
n’arrivait pas à la décider à quitter son rocher. Il avait fallu qu’elle
commence à rôtir à la chaleur du soleil pour la porter à vouloir se rafraîchir.
Mais elle l’avait fait sans entrain et comme malgré elle, se dépêchant de
sortir de l’eau et de reprendre sa contemplation de l’horizon.
Après ces
tentatives infructueuses, Serge voulut la faire voir par Jacques Chantraine, un
ancien condisciple de collège devenu psychiatre, mais de crainte de passer pour
une folle, elle ne s’était pas laissée convaincre. Serge avait, bien entendu,
essayé de dissiper ses craintes en lui faisant comprendre que beaucoup de gens,
sains d’esprit, consultent régulièrement leur psychiatre, mais rien n’y
faisait. De guerre lasse, il s’abstint, pendant quelques jours, de revenir sur
la question tout en observant, la mort dans l’âme, la dégradation de leurs
relations.
Un matin que
Serge était particulièrement hanté par la situation déprimante de sa femme, il
éprouva beaucoup de difficultés, une fois au bureau, à se concentrer sur son
travail. Alors, plutôt que d’ouvrir le dossier remis par sa secrétaire, il se
mit à réfléchir, de préférence, au moyen possible de sortir Paola et la famille
de l’impasse. C’est à ce moment qu’il eut comme une illumination : « Puisque,
pensait-il, elle ne voulait pas aller à la montagne, la montagne ira à elle. »
Et associant sa décision à un geste comme pour la renforcer, de sa paume, il
frappa sur le bureau à deux reprises. Sur quoi, sa secrétaire ouvrit la porte
pour savoir s’il avait besoin de quelque chose. A quoi il réagit, dépité et
mortifié comme s’il avait été pris en flagrant délit d’inconduite.
Mais, après
réflexion, ce qui paraissait comme une bonne idée présentait quelques
problèmes. Comment Paola allait réagir s’il invitait Jacques, son
ami-psychiatre à la maison? Ne risquait-elle pas de s’enfermer davantage dans
son silence et de perdre confiance en son mari? Les relations du couple ne
couraient-elles pas le risque de se détériorer de manière irréversible?
Devant ces
questions, Serge crut devoir retraiter. Ce qu’il faudrait, ce serait d’abord
l’assentiment préalable de Paola. Mais, a priori, il avait des raisons de croire qu’il ne l’aurait pas; ce
qui le remettait, bien entendu, à son point de départ.
Pendant
combien de fois est-il repassé par ce chemin? Il ne saurait le dire. Il savait
seulement qu’il s’y était engagé depuis trop longtemps. Fatigué finalement de
ne savoir quoi faire, il prit son téléphone et composa le numéro de Jacques
sans même se décider sur ce qu’il allait lui demander.
Mais il
était condamné à être patient puisque le médecin était à un congrès médical à
New-York. Il ne devait rentrer que le surlendemain. A la bonne heure! se dit
Serge. Aussi, guettant son arrivée, il n’eut pas de difficulté à le joindre
pour l’inviter à dîner.
Cette
démarche faite, Serge était à la fois satisfait et inquiet. Depuis le temps
qu’il était pris dans son cercle imaginaire, c’est la première fois qu’une
issue se profilait devant lui. Il pourrait recommencer à consacrer le maximum
de son temps à son travail. Et comme pour passer de l’intention à l’acte, il
demanda à sa secrétaire de lui retenir deux places au restaurant Le Tournebroche.
Il voulait dîner avec Claudine et avoir le temps de l’informer des décisions à
prendre en vue d’améliorer la performance de certains services. Pourtant,
malgré son comportement résolu, il mentirait s’il niait l’existence chez lui de
certaines appréhensions. Il n’alla pas jusqu’à les analyser. Confusément, il
sentait préférable qu’il en fût ainsi, car, sans se le dire, il savait que cela
concernait sa femme et peut-être aussi, l’invitation faite à Jacques
Chantraine.
Mais, comme
si son lot de préoccupations n’était pas suffisant, sitôt entré à son bureau,
il fallait qu’il s’entende dire que M.Garceau avait appelé : il comptait passer
le rencontrer l’après-midi même.
Serge était
de fort mauvaise humeur. Il n’avait ni le temps, ni le goût de rencontrer cet
olibrius. En pareille occasion, tout autre que lui aurait pris un
rendez-vous…Pour qui se prenait-il pour s’imposer avec une telle désinvolture?
Par ailleurs, qu’avait-il à lui dire? Depuis leur rencontre à l’aéroport, cette
question n’avait pas cessé de s’imposer à lui. En attendant de savoir les
raisons pour lesquelles il voulait le rencontrer, Serge était, néanmoins, sûr
d’une chose : rien de bon ou de grand ne peut venir de ce personnage. Voilà
pourquoi, en dépit d’une certaine curiosité de sa part, il s’abstiendrait de le
recevoir s’il en avait le choix. Mais, effectivement, il n’avait pas le choix :
le pouvoir de nuisance de ce traître était encore trop considérable pour le
balancer tout bonnement. Aussi, se dépêchant d’expédier les affaires courantes,
Serge s’apprêtait à le recevoir après avoir installé en catimini un
magnétophone à un endroit stratégique de son bureau.
De sa
fenêtre, Serge voyait pâlir la lumière qui inondait la rue un peu plus tôt.
Levant les yeux vers le ciel, il observait de gros nuages chargés de pluie qui
se promenaient lentement, de-ci, de-là, avant de fusionner pour la
transhumance. Par moments, une brise fraîche d’alizé, annonciatrice d’averses
sous ces latitudes, s’immisçait dans le bureau et y jetait la débandade dans la
papeterie. Serge résistait à l’envie de fermer la fenêtre, car les effluves
marines que lui apportait la brise le vivifiaient physiologiquement et
mentalement. Au plus loin qu’il regardait dans le passé, il a toujours aimé le
spectacle des chutes de pluie, à commencer par les signes annonciateurs que
sont les masses nuageuses qui déambulent parfois convulsivement, mais le plus
souvent paresseusement, vers quelques destinations inconnues. D’autres fois,
elles se contentent de rester immobiles, à la manière de nageurs faisant la
planche, ou comme si elles étaient trop lourdes pour se déplacer. A chaque
fois, avant que la pluie ne commence à tomber, l’atmosphère qui est souvent de
plomb, se met en mouvement sous la caresse du vent soufflant en douceur.
Dans
quelques instants, Serge en était sûr, il se mettrait à pleuvoir. Et par les
monticules noirâtres aperçus de sa fenêtre qui s’accumulaient au ras de
l’horizon, il se plut à penser que les vannes du ciel allaient certainement
s’ouvrir pour un déluge et qu’en conséquence, Garceau pourrait probablement
renvoyer son projet de le rencontrer. Mais, il ne mit pas longtemps à en
savourer l’espoir, car à travers la vitre de la porte d’entrée, il vit se
profiler la carrure étrange de son ancien compagnon. Ce qu’il avait d’angle
chez lui avait, depuis longtemps, été recouvert par la graisse; de sorte qu’il
s’apprêtait à rencontrer un homme rondouillard qui jurait ostensiblement avec
une gouaille et un bagout emportés, malgré tout, de l’époque de sa jeunesse
généreuse.
--Hé! Serge,
dit-il, en rentrant en coup de vent, en même temps qu’une rafale de vent, nous
allons avoir un vrai déluge!
Et sans
transition, il s’informa auprès de ce dernier s’ils étaient seuls. Ce n’était
pas le cas, mais Serge pouvait s’arranger pour qu’il en soit ainsi. Sur ce,
s’adressant à l’interphone à sa secrétaire, il demanda à n’être dérangé sous
aucun prétexte, sauf en cas d’appel de sa femme.
La pluie
avait commencé à tomber, d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, en un
crescendo qui faisait penser à des roulements de tambour d’un batteur bien
connu pour de tels effets rythmiques. L’atmosphère était propice à la
conspiration; car, de fait, c’en était une, du moins dans la tête de Garceau.
Pendant une
demi-heure, il fit à Serge un tableau de la situation politique, de la
régression constante qui caractérise le passage du temps dans ce pays, depuis
l’indépendance, de la nécessité d’arrêter l’appauvrissement général et le
renouvellement des politiques et du gouvernement. D’après lui, le pays ne
pouvait pas descendre plus bas. Pour remonter le courant, il faut des hommes
nouveaux intègres qui soient capables de faire passer le bien commun avant leur
intérêt personnel. De tels hommes, il n’en connaissait pas beaucoup, en tout
cas, pas au gouvernement. Tous ceux-là qui émargeaient au budget de l’état
étaient, à ses yeux, compromis. Ils faisaient tous partie d’un système pourri
qu’ils avaient intérêt à voir se perpétuer. C’est la raison pour laquelle il
avait pensé à Serge pour prendre la tête d’un mouvement social et politique aux
fins de bouter dehors l’actuel gouvernement. Garceau disait posséder
suffisamment d’atouts (argent, relations politiques, moyens logistiques etc.)
pour rendre crédible un tel mouvement, mais il lui manquait l’élément le plus
important : sa propre crédibilité. Voilà pourquoi il avait pensé à Serge pour
combler ce vide. Un tandem Valcour-Garceau serait pour lui la condition du
succès.
A l’entendre,
la répression politique ne devrait pas être un obstacle à ce projet. Depuis que
les pressions internationales s’accompagnaient de pressions économiques pour
forcer les instances du pouvoir à ressusciter, au moins, les apparences
démocratiques, le gouvernement regarderait à deux fois avant de prendre des
décisions trop outrageuses de l’opinion internationale et de pourchasser les
fondateurs d’un mouvement politique qui voudrait opérer dans la légalité.
Garceau
croyait d’autant mieux à la viabilité d’un tel mouvement, que beaucoup de
partisans du gouvernement commençaient à prendre leur distance du régime. Il y
avait, selon lui, une opportunité qui ne reviendrait jamais et qu’un homme
politique doit savoir exploiter. Dans ce sens, dit-il, quelqu’un comme Serge
qui n’avait jamais trempé dans les magouilles de toutes sortes qui obstruent
les allées du pouvoir serait tout bonnement providentiel.
La pluie
tombait depuis longtemps pendant que Garceau essayait, parfois avec des
arguments souvent bourrés de sophismes, mais avec toute la chaleur dont il
était capable, de convaincre son ancien
compagnon qu’il était l’homme idéal pour sauver le pays.
Un éclair
sigmoïde d’une intensité lumineuse extraordinaire esquissé à la diable par un
dessinateur céleste, dirait-on, déchira l’espace en face de la fenêtre. Au même
moment, un coup de tonnerre d’une violence inouïe faisait trembler l’édifice,
en provoquant un énorme soubresaut des conspirateurs.
--Il n’y a
pas de doute, dit Garceau, la foudre a dû tomber à quelques pas d’ici.
--Là-dessus,
encore ému, Serge décrocha le téléphone et s’enquit des nouvelles de la maison.
Tout allait bien. On est heureux qu’il appelle. On commençait à s’inquiéter.
Quand revient-il?
Après avoir rassuré sa mère, se tournant
vers Garceau, il affirma fermement :
--J’ai bien
compris ta proposition et ce sera non.
En fait, il
se sentait insulté de la proposition de Garceau. Pas tant du contenu que de
l’effronterie de la démarche. Venant de Garceau, il y avait là–dedans quelque
chose de saugrenu, voire d’immoral. Après le fossé qu’il a creusé entre eux,
comment a-t-il pu songer à lui pour être le fer de lance de son mouvement? Il
aurait pu dire à son interlocuteur pourquoi il ne le suivait pas dans son
argumentation, mais il a cru plus sage de s’abstenir, du moins pour le moment.
Mais comme
s’il n’avait pas entendu, Garceau continuait de plus belle son entreprise de
persuasion. A la fin, irrité de se voir incapable de vaincre la résistance de
Serge, il lui reprocha son ingratitude.
--C’est
grâce à moi, dit-il, si tu es encore en vie.
Serge
entendait distraitement les derniers propos de Garceau. Par la fenêtre, il
venait de voir passer dans la rivière qui prenait d’assaut la rue adjacente au
magasin, un landau avec des débris de toutes sortes. Il se demandait s’il
contenait un bébé. Le temps de penser à ce qu’il pourrait faire, le landau
avait disparu du champ de son regard. Il en fit part à Garceau. Mais, c’est à
peine si ce dernier comprit les inquiétudes de Serge. Et sortant tout à coup de
sa réflexion, il lui dit sur un ton étrange fait de supplications et de menaces
à peine voilés :
--Ta réponse
aujourd’hui n’est pas ton dernier mot. Je ne te déteste pas suffisamment pour
qu’elle le soit. Car, si c’était le cas, il faudrait faire attention à toi.
Voilà pourquoi, je te demande de réfléchir. Je ne suis pas pressé. Je suis
capable d’attendre un bon mois.
Sur ce, il
ouvrit la porte du bureau avec désinvolture et gagna le vestibule. La pluie
avait cessé mais la masse d’eau qui dévalait la pente, charriant des objets
hétéroclites, n’avait pas baissé de volume. Si le niveau d’eau pouvait baisser,
il pourrait aller récupérer sa voiture stationnée à une rue transversale. Mais
un éclair vrilla le crépuscule précoce avant que le grondement du tonnerre fît
s’ouvrir les cataractes du ciel. Car, au même instant, la pluie recommença à
tomber, drue et en filons énormes comme des lianes, augmentant d’autant la crue
des eaux dans ce qui était la rue auparavant.
C’est à ce moment
que Garceau crut opportun de retraiter. En pénétrant dans le bureau qu’il avait
quitté précipitamment, à la grande surprise de Serge, il y alla d’une remarque
:
--Je sais,
dit-il, pourquoi tu as refusé ma proposition. Je n’aurais pas dû envisager un
tandem. Si tu veux, je m’effacerais et tu pourrais être le seul maître à bord.
--Cela ne change
rien à ma réponse de tout à l’heure, répondit Serge. Je suis resté loin de la
politique jusqu’à ce jour et je compte le rester.
--Que fais-tu de tes
idéaux de ta période étudiante? répartit Garceau. As-tu oublié toutes les
années consacrées à te préparer pour le salut de ton peuple et de ton pays?
--Te sens-tu
autorisé à m’interroger là-dessus? Je me trompe beaucoup, mais je croirais que
tu aurais intérêt à ce qu’on s’écarte de cette question.
--Tu te trompes en
effet, car, c’est en souvenir de la cellule Alpha que je m’adresse à toi. Te
souviens-tu de toutes les soirées que nous avons passées à refaire le pays de
fond en comble? Je ne comprendrais pas que les idées à la base des changements
que tu avais alors préconisés n’aient été que celles d’un songe-creux ou d’un
irresponsable. Car, c’est de ça qu’il s’agit par ton comportement. Mais, je ne
le crois pas. Je ne crois pas que tu aies donné le change sur ta vraie nature.
Serge
bouillonnait à l’intérieur de lui. Il n’y a pas de doute, Garceau voulait le
porter à sortir de ses gonds. Mais serrant les dents, il décida de faire front
en s’abstenant de jeter de l’huile sur le feu. A cet instant, il avait la
certitude que Garceau ne visait pas autre chose. Aussi, laissa-t-il ce dernier
s’escrimer tout seul pendant quelques minutes. Se sentant insulté de jouer les
Don Quichotte, il tira de la poche intérieure de sa veste une enveloppe qu’il
déposa sur le bureau, en laissant tomber, la menace à la bouche : « Espèce de
nigaud…tu ne perds rien pour attendre, je n’ai pas dit mon dernier mot.»
CHAPITRE XXV
Heureusement que
les pluies tombées sur la ville et ses environs n’étaient pas accompagnées de
bourrasques! Sinon, les conséquences eussent été encore plus graves. Pourtant,
en dépit de cela, l’image de la ville était celle de la désolation. De partout,
se voyaient des monticules de pierres et d’ordures. Ils ont été formés par les
torrents dévalant les montagnes avoisinantes. Mais les zones les plus écorchées
étaient constituées, bien entendu, par les cônes de déjection situés sur le
littoral et ceux s’échelonnant sur les rives de ces torrents. Dans certains
quartiers excentriques, on a vu des huttes plantées à même le lit desséché de
ces torrents par des miséreux en quête d’un domicile, être emportées avec leurs
habitants. En raison de l’insuffisance des moyens de contrôle urbains, personne
ne saura jamais combien de personnes ont perdu la vie dans cette circonstance,
pas plus que dans d’autres du même genre. Au centre de la ville, les dégâts
étaient beaucoup moins importants en pertes de vies humaines, mais, ils
l’étaient des dizaines de fois plus en biens matériels. Tout le long du
parcours du torrent, de nombreuses voitures emportées par le courant jonchaient
la chaussée, souvent tête-bêche, quand elles n’obstruaient pas l’entrée d’un
magasin ou d’une résidence. On a vu une voiture entraînée par le courant
emboutir un corbillard devant une résidence funéraire. Le convoi n’attendait
que la baisse du niveau de l’eau pour prendre la route du cimetière.
À la cité Z, la
plupart des maisonnettes étaient inondées, voire, tout à fait impropres,
désormais, à assurer le minimum de protection dont devraient se satisfaire les
résidants. Il devenait urgent de leur apporter du secours. Cette
catastrophe-car c’en était une pour un grand nombre de gens habitant les
alentours de la ville-mobilisait tout le personnel de Bel espoir. Serge était
anxieux de voir si Paola allait se mettre de la partie. Mais, malgré une
attitude indolente qui ne permettait de présumer de rien, après que Claudine
l’eut appelé en vue d’une brève rencontre, elle a trouvé un regain d’énergie
pour se décider à y participer. Serge était heureux de l’occasion qui s’offrait
à sa femme de se confronter à quelque chose qui ne pouvait pas manquer de la
forcer à sortir d’elle-même et peut-être-qui sait?-à l’obliger à se regarder
avec d’autres yeux. Il n’y a pas comme des catastrophes où il est question de
vie et de mort pour porter les gens à relativiser les conditions de leur
existence. Tous ceux qui ont fait la guerre ou qui sont passés à un cheveu de
mourir connaissent l’impact de l’expérience sur leur échelle des valeurs. Bien
entendu, Paola n’aura pas fait, elle-même, d’expériences traumatisantes; mais,
ne peut-on pas compter sur le constat de réalités qu’elle serait portée à faire
en visitant ces populations, dix fois sinistrées, pour la décentrer de ses
problèmes intérieurs?
En déposant Paola
ce matin-là au bureau de Bel espoir, ces questions n’arrêtaient pas de trotter
dans la tête de Serge. S’il n’était pas optimiste, il n’était pas non plus
pessimiste. Il était trop lucide pour se pencher d’un côté comme de l’autre. Ce
qui le réconfortait, si l’on peut dire, c’était de savoir qu’un résultat
négatif ne sonnerait pas le glas de l’espoir chez lui. Dieu merci, il avait un
autre fer au feu et ce fer n’était autre que son ami Jacques Chantraine. En
attendant, il espérait que Paola remonterait le courant par elle-même. Ce
serait autant de gagné sur l’imprévisibilité du futur, mais aussi, et ce n’est
pas rien, sur la réaction de Paola à la présence du psychiatre.
En allant visiter
un quartier ce matin-là, à la Cité Z, Paola savait à quoi s’attendre. La
situation lui avait été décrite par des membres de Bel espoir qui en
revenaient. Mais, de voir de ses propres yeux le résultat des événements de la
veille conférait une dimension particulière à la réalité. Elle voulait visiter,
mais une fois sur place, elle se rendit compte que ce n’était pas possible. À
l’eau qui avait pris possession des lieux pendant près de douze heures,
succédait une étendue de boue s’élevant à mi-jambe, par endroits. Impossible
pour qui voudrait dormir de songer à le faire, à moins de s’éloigner de ce
milieu de tous les cauchemars. Et Paola se prit à penser aux gens obligés de
survivre dans ces conditions, notamment, les parents des jeunes enfants prisonniers
de toutes les contraintes dans leur lutte pour la vie.
Pendant les deux
ou trois jours qui ont suivi, elle se dépensera, sans compter, dans
l’organisation des secours et la distribution des vivres aux sinistrés. Allant
plus loin, elle convaincra l’équipe de Bel espoir de mettre sur pied une
clinique de santé qui pourrait, sur place, soigner ces démunis. Le temps de
recruter trois médecins favorables à ce projet et disponibles à y donner de
leur temps, sans autre gratification que la transcendance de la cause elle-même, elle se sentait
galvanisée à le réussir.
Sans connaître
parfaitement tous les détails de la participation de sa femme aux activités de
Bel espoir, Serge sentit bien que quelque chose avait changé en elle. Elle
faisait montre, à sa manière, d’un entrain et d’une jovialité qu’on n’avait pas
vus depuis assez longtemps et qu’on hésitait à appeler par leur nom, de peur de
les voir se volatiliser. Et quand, pour avoir le cœur net, Serge se mit
timidement à l’emmener sur ses activités de bienfaisance, c’est avec beaucoup
d’émotions qu’elle s’étendit sur le sujet, y allant d’une description
passionnée des conditions de la vie à la cité Z et de la façon dont Bel espoir
y faisait face.
Pendant le temps
qu’elle parlait, Serge se remémorait d’autres moments où il l’avait entendue
discourir si passionnément. C’était à New-York et à Montréal comme si l’air
qu’on y respirait lui allait mieux. Malgré tout, il se félicitait de savoir que
la gaieté n’avait pas disparu définitivement du cœur de sa femme. Elle était
là, devant lui, à parler avec sa bouche, ses yeux et ses mains comme il croyait
qu’elle avait oublié de faire depuis longtemps. Mais sa gaieté, il venait de le
voir, était plutôt cachée, dormante, n’attendant que quelque prince charmant
pour la réveiller.
Sur le coup, il
se souvint de Jacques Chantraine. Dès demain, au lieu d’attendre son appel, il
téléphonerait lui-même pour annuler l’invitation à dîner. Il avait toujours eu
des inquiétudes sur l’intervention éventuelle de Jacques. Maintenant, il avait
la certitude que ce serait une bêtise. Il anticipait la réaction de sa femme :
elle serait forte et négative en la présence du psychiatre. Elle aurait
diablement raison, car la maladie dont elle souffrait avait besoin d’un médecin,
pas nécessairement d’un psychiatre, plutôt un mari qui saurait mieux guérir la
maladie de son âme. Lancé sur ce fantasme, il vogua longuement sur les ailes de
l’imagination avant de revenir à la brume de la réalité. L’espace d’un instant,
son personnage en sortit magnifié comme une sorte de démiurge à qui il
incombait de recréer les conditions
idéales d’existence de sa dulcinée.
L’après-midi de
cette journée se passa sans histoire. Après un dîner plutôt frugal et un
crochet au bureau pour expédier les affaires courantes, Serge se retrouva, un
peu plus tard, sur un court de tennis, juste avant un séminaire sur une
nouvelle organisation du travail dans l’entreprise. Il était fort tard quand il
rentra; Paola était déjà couchée. Mais, qu’à cela ne tienne! N’avait-elle pas
pris l’habitude, depuis quelque temps, de ne plus l’attendre? Ce qui importait,
c’est qu’ils finissent toujours par se retrouver…
De fait, ils se
retrouveront le lendemain au petit déjeuner, elle, en instance de départ pour
les bureaux de Bel espoir et lui, pour la Maison Saint-Pierre. Sitôt arrivé,
Serge n’oubliera pas d’annuler l’invitation à dîner faite à son ami Jacques,
prétextant des impératifs tout à fait imprévisibles. Maintenant que le
trapéziste n’a pas de filet, dit-il, qu’allait-il faire? Et pendant une
demi-heure, il se mit à penser à Paola et à ce qu’il lui convenait de faire
pour être le prince charmant que réclamaient les circonstances.
Mais quand sa
secrétaire pénétra dans son bureau avec des dossiers pour sa signature, il se
rendit compte, s’il était prêt à l’oublier, que la logique du travail n’est pas
la même que celle du cœur. Bon gré, mal gré, il fallait que les activités
marchent et que la vie suive son cours. Happé par son rôle de directeur, il
remit à plus tard le temps de la réflexion et se laissa envahir par les
problèmes d’organisation du travail.
Ouvrant sa
fenêtre, il observa les détritus éparpillés sur la chaussée, conséquence des
pluies diluviennes des jours précédents. Il eut un mouvement d’indignation
devant l’incurie des hommes politiques et, le temps de l’éclair, il pensa aux
sophismes de Garceau pour le convaincre de son projet. Qu’importe, dans tout
autre pays, il était certain que des décisions auraient déjà été prises pour
que le centre-ville, qui concentre l’essentiel des activités commerciales de la
ville et du pays, soit dépouillé de toutes les ordures qui l’encombrent. Il en
était très déçu et reconnaissait, machinalement, que le tort principal de
l’argumentation de Garceau était d’abord
sa provenance.
Sur le plan des
impératifs liés à sa fonction, la question de la propreté de la ville revêtait
pour Serge une grande importance. Dans la semaine, il devait recevoir des
visiteurs européens. Il ne pouvait, par conséquent, pas oublier l’impression
positive qu’il avait gardée des villes visitées lors de son passage en France
et en Suisse. Il aurait aimé leur présenter, sinon un décor équivalent par sa
rectitude, du moins, un milieu acceptable par sa propreté. Mais, déjà, il avait
compris que ce serait loin d’être le cas. Au contraire, en plus de divers
domaines dans lesquels, il se voyait contraint de faire appel à l’obligeance
des visiteurs, il serait requis de s’excuser aussi pour la saleté de la ville,
obligation de laquelle, il eût pu être dispensé si seulement les services de
voirie étaient à la hauteur…
Ce soir-là, il
regagna son domicile assez tôt, mais avec des préoccupations plein la tête
touchant des dépenses imprévues à faire dans l’entreprise. Non seulement la
production serait arrêtée pendant un certain temps, à cause d’une machine
vieillotte, qu’on n’avait pas réussi à réparer, mais il allait devoir en
commander une neuve en Allemagne. Au fond, plus que les dépenses requises par
l’entretien de l’entreprise, ce qui le préoccupait surtout, c’était la
discontinuité anticipée des livraisons à un moment critique où il essayait par
tous les moyens de fidéliser sa clientèle.
Ouvrant la
télévision, il regarda sans voir les images d’un documentaire sur les fonds
marins. C’est à peine s’il entendait entrer Paola qui lui demanda des nouvelles
de sa journée. À un autre moment, cette question eût été une planche de salut
pour amorcer la communication entre les deux, mais il se contenta de répondre :
« une journée casse-gueule » sans tourner la tête. Après quelques tentatives
laborieuses d’engager la conversation sur une piste quelconque, Paola quitta la
pièce, laissant son mari dans ses pensées obscures.
Quand, quelques
minutes plus tard, elle entendit ce dernier entamer une conversation
téléphonique, elle n’attendit pas longtemps, après avoir prêté l’oreille, avant
d’identifier l’interlocutrice. Au terme de sa réflexion, Serge ne voulait pas
attendre au lendemain pour soumettre à Claudine son idée sur le fonctionnement
et l’avenir de l’entreprise.
A compter de cet
instant, sans même connaître l’objet de la conversation, Paola eut une réaction
violente qui surprit tout le personnel de la maison. Une potiche chinoise,
cadeau de voyage de son mari, a été fracassée contre le mur du salon ainsi que
d’autres bibelots témoins des jours heureux du couple. Puis, en sanglotant, elle se barricada dans
sa chambre, au grand désarroi de Serge qui, dans l’intervalle, avait déposé le
téléphone sans savoir, au demeurant, que la descente aux enfers venait de
commencer.
CHAPITRE XXVI
En arrivant au
bureau ce matin-là, après avoir jeté un coup d’œil sur son journal, Serge
s’installa confortablement avant de s’attaquer à un dossier. Avisant
immédiatement une enveloppe qui trônait de guingois dans la corbeille à papier,
il l’ouvrit et eut la surprise de sa vie. Une liasse de photos s’en échappa de
laquelle il reconnut plusieurs situations où il était mis en scène. Après
analyse, il les rangea en deux catégories : la première le montrait en train de conférer avec des hommes dans
deux endroits différents; dans la deuxième, on le voyait en compagnie de
Claudine à différents moments, tantôt en train de danser avec elle dans ce qui
semblait une salle de bal, tantôt dans un restaurant, au moment où il l’embrassait.
Dès le début, il
paraissait clair que ces photos émanaient d’une volonté visant à lui nuire
coûte que coûte. Pour être sûr de ne pas manquer son coup, le commanditaire de
l’initiative s’est appliqué à agir sur deux tableaux à la fois, soit ceux
présumés de ses accointances politiques et ceux de ses relations conjugales,
histoire de bien ferrer le poisson.
La première série
de photos visait à le miner politiquement. Elles étaient quatre ou cinq et ont
été prises à deux endroits différents avec les mêmes personnes dont M.Matteau,
un homme politique bien connu. On prêtait à ce dernier les intentions de
renverser le régime et de prendre le pouvoir. Arrêté à trois reprises, il n’a
dû sa relaxation, à chaque fois, qu’à l’intervention de l’ambassade des
États-Unis. Toujours dans la mire du gouvernement, il était néanmoins
intouchable, mais pas les gens qui tournaient autour de lui. Plus d’un de ses
fidèles se sont retrouvés, pendant longtemps, à l’ombre dans une situation très
précaire quand ils n’étaient pas victimes d’«accidents».
En ce qui
concerne les photos où apparaît Claudine, ostensiblement, elles témoignaient
d’une volonté de mettre du sable dans l’engrenage de la vie conjugale de Serge
avant même son retour au pays. En effet, trois de ces photos dataient de
l’époque où il résidait encore au Canada et le montraient en train de danser
avec Claudine à l’hôtel Taïno; deux autres ont été prises au moment où il
embrassait Claudine. Évidemment, la prise de vue a été orchestrée de manière à
ne laisser apparaître dans le champ que Serge et Claudine comme si d’autres
membres du personnel n’étaient pas là pour fêter l’anniversaire de cette
dernière. Finalement, deux autres photos prises à des moments différents le
montraient dînant avec Claudine.
Bien entendu,
aucune des photos ne faisait état de scènes très compromettantes ni sur le plan
de la politique, ni sur celui de ses relations conjugales, mais leur capacité
de nuisance n’était pas moins grande. Pour le comprendre, il faut se rappeler
que par rapport au système politique comme par rapport à son comportement
conjugal, Serge vivait dans l’ère du soupçon. Dans l’un comme dans l’autre cas,
il lui suffisait la divulgation des photos auprès des intéressés pour que le
renforcement non souhaité produise ses effets.
De prime abord,
pour couper l’herbe sous les pieds de Garceau, car il ne doutait pas de
l’origine de ce chantage, il voulait les montrer à Paola. Mais après réflexion,
il convint que les circonstances n’étaient pas propices pour une telle
démarche. Elles risqueraient même d’être contre productives, compte tenu de
l’état psychologique de sa femme.
Les choses
étaient plus claires sur le plan politique. A l’évidence, aucun geste ne
pourrait le dédouaner. Bien qu’il n’ait fait que répondre à l’invitation de M.
Matteau, beaucoup de ses adversaires seraient heureux de trouver un prétexte
pour s’acharner contre lui. À ces derniers, il importait peu que sa présence
aux côtés de l’homme politique soit fortuite : ils trouvaient la preuve dont
ils avaient besoin pou l’incriminer.
Pendant toute la
journée, l’esprit de Serge resta figé sur ses préoccupations. Vers la fin de
l’après-midi, histoire de trouver une dérivation à ses problèmes, il se surprit
en train de longer, sans but véritable, le quadrilatère autour de la Maison
Saint-Pierre. Ce ne fut pas facile en raison des séquelles de l’inondation. En
contournant les flaques d’eaux, une foule grouillante se pressait sur le
trottoir dans un jacassement indescriptible : un vendeur ambulant venait d’être
fauché par une voiture. En attendant les secours, personne ne semblait se
soucier des soins à lui apporter, se contentant, chacun, d’être en première
loge pour assister au spectacle. Tant il est vrai, à ce qu’il lui semblait, que
l’homme est friand du malheur de ses semblables. Se rendant compte que le
blessé perdait son sang par une profonde coupure à son bras droit, avec l’aide
de deux badauds, il entreprit de lui faire un garrot qui, fort heureusement,
mit fin à l’épanchement sanguin. Après quoi, le tirant de la mare boueuse dans
laquelle il s’étendait, il s’activa à lui prodiguer d’autres soins quand
l’ambulance arriva.
Il avait suffi de
quelques minutes passées avec le blessé pour changer les idées de Serge. Car,
quand il reprit sa promenade, c'est encore à lui qu’il pensait. Avait-il une
femme, des enfants? Avait-il eu le temps de réaliser de quoi faire vivre sa
famille pour la journée? Ils étaient des milliers comme lui, vendeurs
ambulants, portefaix, chômeurs en quête de tous les petits boulots…qui
s’agitaient dans la foire urbaine pour la perpétuation de la vie sans autre
assurance que l’espoir! Et cette prise de conscience le transportait loin de
ses préoccupations, sur les idéaux de générosité de sa jeunesse obscurcis par
les alluvions de la vie. Il fut envahi, tout à coup, par un sentiment de
nostalgie comme s’il s’était éloigné depuis longtemps de sa patrie.
Ayant fait le
tour du quadrilatère, il se retrouva à l’entrée de la Maison Saint-Pierre.
Machinalement, il poussa la porte principale où le cliquetis des machines à
écrire le ramena à la réalité de son travail. Ouvrant son agenda, il pria sa
secrétaire de joindre à en Floride un de ses représentants commerciaux, pendant
qu’il compulsait un dossier à son bureau. Après quelques minutes, elle le mit en
communication avec Miami où il apprit une bonne nouvelle. En raison de
l’accueil fait au Landis et surtout au Rhumac, les prochaines commandes
pourraient connaître une progression de huit à dix pour cent. Depuis que ces
nouveaux produits ont été lancés, c’était les meilleurs feed-back reçus. Tout
de suite, il pensa à Claudine à qui il avait hâte de communiquer la nouvelle.
Il avait, certainement, d’autres tâches à remplir au bureau cet après-midi-là,
mais dans l’état psychologique où il se trouvait, il considérait qu’il en avait
fini pour la journée. Et, prenant l’enveloppe de photos, il quitta prestement
le bureau. Il ne rentra pas à la maison comme il se proposait au départ. Vu la
connaissance que Claudine avait accumulée sur le plan de la grammaire des comportements
politiques, il voudrait connaître son opinion sur le rapprochement qui est fait
entre M.Matteau et lui. Jusqu’où peut aller la vindicte politique contre
quelqu’un identifié comme l’ennemi? Il avait une certaine idée de la réponse à
la question, mais il voulait la valider auprès de l’opinion de Claudine à ce
sujet. Sachant où il pouvait la trouver, soit à l’aéroport où elle accompagnait
une amie en partance pour l’Europe, il arriva après le décollage de l’avion.
Claudine venait à peine de regagner sa voiture pour s’en retourner, mais de bon
gré, elle renvoya ce projet et accepta l’invitation de Serge de commencer la
soirée au restaurant.
Claudine était
heureuse d’apprendre que les nouveaux produits de l’entreprise avaient connu un
bon début en Floride. Elle souhaitait un accueil équivalent à d’autres régions
des États-Unis et en Europe, tout en étant sceptique d’une pareille
éventualité. Malgré le marketing entourant la diffusion de ces produits dans
les vieux pays, elle avait des doutes sur la possibilité d’une percée vraiment
significative.
Après avoir
conféré quelques minutes sur les activités de l’entreprise à l’intérieur et sa
tentative de pénétration sur le marché des boissons alcoolisées à l’extérieur,
Serge exhiba de sa poche les photos politiquement problématiques. Comme prévu,
Claudine ne vit pas d’un bon œil l’interprétation qui pourrait être faite dans
les milieux gouvernementaux de la présence de Serge à côté de M. Matteau. Le
maître-chanteur avait un atout dans sa manche. Elle ne pensait pas que cette
carte serait nécessairement jouée. Son économie résidait dans sa force de
pression. C’est pourquoi il paraissait stratégique à son adversaire d’en faire
connaître l’existence. Sans entrer dans le jeu du manipulateur, il lui semblait,
néanmoins, important d’en tenir compte, quand ce ne serait que pour ne pas se
compliquer la vie.
Malgré l’envie
qui l’étreignait, il ne daigna pas évoquer les autres photos où apparaissait
Claudine. La démarche comportait une trop grande menace à la désintégration de
son couple pour en discuter avec une personne comme Claudine. Et pour être sûr
qu’il ne céderait pas à ses désirs, il proposa, dès la fin de dessert, de
quitter les lieux.
Reprenant sa
voiture, il se dirigea dare-dare chez lui, la tête bourdonnante de mille
préoccupations concernant, d’une part, le chantage dont il était l’objet et,
d’autre part, le comportement énigmatique de sa femme. Mais, avant de franchir
le seuil de sa demeure, par le couvre-feu général, il subodora quelque chose
d’incongru dans la vie de la maison. Puis, après avoir essayé vainement
d’entrer dans la chambre conjugale, il choisit de retraiter pour la nuit dans
celle des amis. Après avoir passé en revue le film de la journée et essayé de
trouver la voie de sortie du labyrinthe, il se laissa gagner par le sommeil
jusqu’au matin.
Comme à cette
heure, sa chambre était encore fermée, il se rendit à son travail sans voir
Paola. Mais une fois au bureau, gagné par l’angoisse, il reprit le chemin du
retour. Sa mère, rencontrée en rentrant, l’informa que sa femme n’avait pas
quitté sa chambre depuis deux jours. Au moment d’aller frapper à sa porte, il
vit défiler dans son esprit les événements à l’origine de son esclandre, sans
comprendre que la jalousie pourrait la pousser à de tels comportements. Mais il
avait beau frapper, elle demeurait intraitable.
Enfermée dans sa
chambre, Paola n’en sortait plus qu’en l’absence de son mari ou lorsque des
impératifs personnels l’y contraignaient. Pendant des jours, Serge utilisait
tous les moyens possibles sans parvenir à la convaincre d’ouvrir la porte. Et
comme si la cause de son isolement, à l’instar d’un volcan qui submergerait
tout sur son passage, avait annihilé toutes les dimensions de sa vie
personnelle et sociale, elle avait cessé de fréquenter Bel espoir et pris ses
distances avec des collègues avec qui elle avait développé des amitiés. Seul
l’appel de Daniel avait pu l’émouvoir. S’apercevant de cela, Serge avait essayé
d’exploiter ce canal de communication, mais son entreprise avait tourné court
quand Paola s’en était aperçue. Finalement, pour empêcher que son fils ne pâtît
de son stratagème, Serge avait pris son parti de s’abstenir de passer par lui.
Pendant les
premiers jours, le comportement de Paola dérangeait beaucoup le rythme de la
vie dans la maison, mais on ne s’en alarma pas outre mesure. On y voyait une
toquade passagère, avant de commencer à
s'émouvoir, au début de la deuxième
semaine.
Seule dans
sa chambre, Paola s’étiolait peu à peu. Les premiers à se rendre compte de visu
furent les gens de service, et la première à jeter l’alarme fut la bonne qui
faisait office, à la fois, de femme de chambre et d’aide-cuisinière. Elle se désespérait de voir que sa maîtresse
touchait peu aux repas qu’elle lui apportait tous les jours. En même temps,
elle constatait qu’elle avait quelque chose de blême dans son visage comme si
sa peau était pulvérulente. Mais ce qui la touchait davantage, c’était de voir
sa maîtresse, naguère si coquette, laisser ses cheveux à l’abandon comme une
terre en friche.
Passe encore
si cette négligence sur sa personne était circonscrite à sa chambre, mais,
certains jours, en l’absence de M. Valcour, il lui arrivait de la voir longer
les couloirs, silencieusement effarouchée, comme un animal évadé de sa cage. Un
soir, on l’avait aperçue en train d’errer dans le jardin comme un fantôme.
Son
comportement alimentait la conversation des gens de service depuis des jours.
Les uns et les autres n’arrivaient pas à s’expliquer la cause de sa retraite.
Ils étaient, bien entendu, au courant de la fameuse scène au cours de laquelle
des bibelots avaient volé en éclats, mais comme le geste ne s’accompagnait pas
d’échanges de propos, il ne leur était pas intelligible. Ils avaient compris,
néanmoins, que la maladie dont elle était frappée, si c’était le cas, avait
ceci de singulier qu’elle l’obligeait à s’abstraire de toute présence humaine,
y compris de celle de son mari.
La situation
avait semblé inspirer une pensée lubrique au jardinier. Elle était cependant
restée mort-née quand la cuisinière, qui connaissait bien l’esprit tortueux et
malsain de ce dernier et qui lisait dans ses yeux, l’avait foudroyé de ses
regards.
N’empêche
que cette situation aurait pu demeurer longtemps une histoire dans les annales
de la maison Valcour, sans les confidences d’un membre du personnel de service.
C’est ainsi que peu à peu, les gens du quartier en vinrent à savoir que depuis
environ un mois, M. Valcour était refoulé de la chambre conjugale par sa femme
et qu’il pouvait passer plusieurs jours sans même l’apercevoir.
Serge vivait
cette situation comme un cauchemar. D’une part, il ne comprenait guère que
Paola voulût s’isoler dans sa chambre. La justification de sa colère n’avait
pas été faite. On était donc en présence d’une opération factice dans ses
objectifs et sa légitimité et qui lui enlevait néanmoins toute possibilité de
clarification de la situation du couple. Quand l’incident était survenu et que
sa femme commençait à adopter ce comportement, il en était dépité. Il croyait,
néanmoins, que sa retraite serait de courte durée : peut-être un jour ou deux;
à la rigueur, une semaine. Mais, jamais il ne lui serait venu à l’esprit qu’il
pourrait passer des semaines sans même la voir.
A quelques
reprises, il avait songé à l’idée de l’intervention du psychiatre, mais il
avait vite fait de convenir que, dans les circonstances, cela devenait tout
bonnement impraticable. Voilà pourquoi il crut bon d’envisager d’autres
solutions, sans en apercevoir de pertinentes à l’horizon. Ainsi, se sentait-il
condamné à attendre qu’elle veuille bien mettre fin à sa retraite.
Un jour que
Serge visitait un chantier de construction près de l’aéroport, il tomba sur un
ami de son quartier qui, à son air, le trouva pitoyable. La réaction de Serge
en fut une d’étonnement; ce qui porta son interlocuteur à vérifier si tout
allait pour le mieux dans sa famille. Devant sa réponse affirmative, il lui dit
:
-- Mes
informations sont probablement fausses car je croyais que ta femme était
malade.
--Où as-tu eu
cette information, répondit Serge
-- D’un ami
rencontré par hasard lors d’une partie de tennis.
Serge prenait
conscience pour la première fois, que les problèmes qui le chipotaient et qu’il
croyait circonscrits entre les quatre murs de sa maison avaient déjà quitté ce
périmètre, pour s’étendre à travers les cercles sociaux de ses fréquentations
ou de ses connaissances. A ce moment précis de sa réflexion, une question
l’obsédait : que savait-on vraiment des problèmes de sa famille? Était-ce
simplement la maladie de Paola ou autre chose?
L’autre
question qui le préoccupait concernait l’éventail de ses amis et connaissances
au courant de ses déboires conjugaux. Était-ce possible que les gens avec qui
il avait eu une réunion d’affaires la semaine dernière avaient été au courant
de sa situation familiale? Plus il réfléchissait, plus il en voyait, a
posteriori, des indices. Des remarques qui apparaissaient anodines alors, prenaient
maintenant tout leur sens. Il eut l’impression d’avoir été dans une maison de
verre sans même le savoir et d’y être encore pour longtemps. Cela l’horripilait
au plus haut point. Il avait toujours considéré comme sacré l’espace de sa vie
privée et sa mise à nu, à son insu, était vécue à l’instar d’une grande
déception au plan personnel, un peu comme si, par cette expérience, il avait
fait la preuve de son incapacité à gérer convenablement le dernier bastion de
sa sécurité et de celle de sa famille.
Cette prise de conscience le remit, encore
une fois, dans la nécessité de faire quelque chose pour sortir de cette impasse
psychologique. Mais, il n’avait pas pris de temps à se rendre compte que les
termes du problème n’avaient pas changé : c’était le même mur infranchissable
que lui opposait le comportement de sa femme. Il était prêt, après avoir tout
envisagé, à appeler Chantraine et à voir avec lui ce qu’il convenait de faire
quand il reçut un appel de sa mère : Paola n’a pas donné signe de vie depuis ce
matin. Contrairement à l’habitude, elle n’a pas ouvert à la bonne allée lui
apporter son déjeuner. Subitement les lumières du bureau de Serge
s’éteignirent. Ouvrant la fenêtre, il remarqua que la pénombre avait envahi le
jardin et l’espace alentour. Une coupure d’électricité! se dit-il. Et il
pensait que ce n’était pas le moindre des paradoxes que ce phénomène qui
dérangeait peut-être des dizaines de milliers de gens fût moins important pour
lui que le black-out qu’il sentait au fond de lui.
CHAPITRE XXVII
Il serait faux
de dire que l’appel de sa mère n’a pas causé un certain émoi à Serge, surtout à
cause de l’inquiétude de cette dernière. Mais pour un homme qui n’a pas vu sa
femme depuis plus d’un mois, une
demi-journée de plus ne comportait rien de dramatique. Bien entendu, après les
affaires de l’entreprise, il s’abstiendrait d’aller lancer quelques balles au
court de tennis, comme il se le proposait, pour rentrer à la maison. En
attendant, il ne changerait rien à son horaire et s’occuperait de voir comment
on pourrait arriver à maintenir la production, en attendant la livraison des
machines. Il avait pris rendez-vous, à cette fin, avec le chef des opérations.
Et pour être plus au fait de la situation, il avait décidé de se transporter
sur les lieux, c’est-à-dire, à l’usine de transformation, dans la banlieue Nord
de la ville.
Comme il s’y
attendait, le processus de production s’avérait laborieux. Il pouvait permettre
d’alimenter la consommation intérieure, mais se voulait tout à fait insuffisant. pour satisfaire la demande
extérieure.Par conséquent, comptait-il, dès le lendemain, entrer en
communication avec le manufacturier allemand afin d’accélérer la livraison
attendue. Il pensait que si l’installation des machines pouvait se faire dans l’intervalle
d’un mois, l’entreprise n’aurait pas à souffrir outre mesure de la situation.
Dans le cas contraire, il devrait prévenir ses fournisseurs, comme ses clients,
d’une discontinuité temporaire dans les approvisionnements.
Il était
dépité mais pas abattu. Les choses auraient pu être pires. C’était déjà quelque
chose que les machines soient disponibles en stock et qu’il n’eût pas à
attendre qu’on les fabrique spécialement pour lui. Non seulement seraient-elles
plus chères, mais de plus, le délai d’attente risquerait d’être incroyablement
plus long; cela se solderait inévitablement par une baisse sensible du chiffre
d’affaires de l’entreprise.
Tout en se
rendant chez lui, il pensait à toutes ces choses. Il avait fait le trajet sans
trop s’en rendre compte. Tout s’était passé comme si sa voiture se dirigeait
toute seule, sans aucune intervention de sa part. C’est en franchissant le
dernier tournant, avant de parvenir à son domicile, que l’image de Paola
s’imposa à lui. Non qu’elle fût absente de son esprit : elle y était en
permanence, mais associée à un sentiment d’angoisse et d’ennui, une inquiétude
lancinante ou un problème pour lequel il n’avait pas encore de solution. Elle
était logée, si l’on peut dire, en attente, à l’arrière-scène de sa conscience.
En voyant le jardinier ouvrir la grande
porte de fer du portail, c’est une autre image de Paola qui s’était superposée
à la première, une image qu’il n’avait pas visitée depuis longtemps et qu’il
aimerait, de tout son cœur, garder prisonnière. C’est à cette Paola-là qu’il
allait, si possible, tenter de s’expliquer et, d’elle aussi, qu’il comptait
essayer de gagner la confiance.
Il ne savait
pas ce qui s’était passé en son absence, ni même s’il s’était passé quelque
chose. Quelle que soit la situation, il espérait voir créer les conditions
rendant possible une rencontre avec sa femme. Il stationna sa voiture et monta
les marches deux par deux. Dans le vestibule, il rencontra sa mère qui lui
confirma, à nouveau, que Paola n’a pas donné signe de vie. Il se dirigea à sa
chambre et l’appela à plusieurs reprises sans rien entendre. Après quelques
moments d’hésitation, sur les conseils de sa mère, il consentit à enfoncer la
porte. Ce ne fut pas facile, mais, après plusieurs tentatives, il finit par
l’ouvrir pour s’apercevoir que Paola n’y était pas.
Paradoxe
étrange : Serge était à la fois heureux et angoissé. Pendant tout le temps
qu’il essayait d’entrer dans la chambre, il n’arrivait pas à se départir de
l’idée que Paola avait peut-être succombé à une crise cardiaque ou quelque
chose du genre. Dans ce sens, de ne pas la voir le rassurait. Mais, si elle
n’était pas dans la maison, où pouvait-elle se trouver? Après avoir émis
plusieurs hypothèses, Serge et sa mère étaient d’avis qu’ils n’avaient pas le
choix : ils devaient attendre qu’elle rentre. Ils pensaient qu’elle le ferait
avant la nuit. Mais au fur et à mesure que les heures passaient, le filet
d’espoir rétrécissait jusqu’à disparaître complètement au moment de prendre la
disposition d’aller se coucher.
Une dernière
fois, Serge descendit au rez-de-chaussée et scruta tous les recoins de la
maison, puis, munie d’une lampe de poche, il s’aventura dans le jardin. Un
croissant de lune traînait encore dans le ciel avant de disparaître derrière la
cime des arbres. Le croassement inattendu d’une grenouille le fit sursauter
étrangement, lui rappelant certaines frayeurs adolescentes quand il
s’aventurait dans l’obscurité de la nuit. Puis, après avoir fait le tour de la
maison et n’avoir rien trouvé d’anormal, il monta à sa chambre et se décida à
se coucher. Il était certain qu’il n’allait pas fermer l’œil; de fait, il ne
dormit pas. Où Paola pouvait-elle être à cette heure? Cette question, il se la
posait comme une incantation pour la centième fois. Dans le silence et
l’obscurité de sa chambre, son imagination furibonde se lança dans toutes les
directions. Il voyait des images de folie, de mort et d’autres qu’il pouvait à
peine formuler, qu’il se dépêchait de chasser de son esprit, mais qui
revenaient souvent par d’autres chemins, pour le maintenir dans la seule
obsession de l’instant : où Paola pouvait-elle être à cette heure?
Quand
l’horloge de la bibliothèque sonna trois heures, il se prit à penser que
l’aurore n’était pas loin et qu’il lui faudra se lever bientôt. Mais pour quoi
faire? Il n’avait pas le courage d’aller au bureau. D’ailleurs, si importante
qu’était sa présence aux commandes, à ce moment crucial où se jouait l’avenir
de l’entreprise, elle le fut davantage à la maison, à essayer de trouver les
traces de sa femme. Cela dit, il ne savait pas encore par quoi il allait
commencer. C’est alors qu’il eut l’idée d’aller visiter les lieux où Paola
avait vécu le mois dernier. La porte de la garde-robe était ouverte. Il ne lui
semblait pas que beaucoup de vêtements manquaient. Donc, rien de ce côté ne lui
paraissait significatif. Se basant sur les informations de la bonne en ce qui à
trait à la négligence de son maintien, il s’attendait à ce que les lieux soient
en désordre; mais, ce ne fut pas le cas. Chaque chose était à sa place et la
couverture du lit bien tirée, comme si elle s’était gardée de s’y étendre,
après avoir tout arrangé. Sur la table de chevet, une bible était ouverte aux pages du Cantique des Cantiques. Dans la
chambre flottait un parfum dont Serge raffolait et qui indiquait qu’elle s’en
était aspergée avant de sortir. Le parfum était étroitement associé à une de
ses robes favorites. La dernière fois qu’elle l’avait portée, c’était à
l’occasion d’un mariage, sur ses propres instances. Au retour, il l’avait
félicitée de son élégance, en lui disant qu’elle était mieux habillée que
toutes les femmes présentes. Elle lui en avait su gré de ce compliment et le
manifesta par sa joie. Et du coup, Serge eut l’idée d’aller voir si la robe
était dans la penderie. Il ne la trouva
pas, comme d’ailleurs le collier de perles qu’elle portait ce jour-là, ni, non
plus, la gourmette de platine qu’il lui avait donnée pour son anniversaire.
Pendant
quelques instants, Serge s’affairait à regarder partout dans la chambre quand
ses regards se portèrent sur un sac de cuir qui pendait à la porte de la
garde-robe. Il se dépêcha de l’ouvrir pour s’apercevoir qu’il contenait, en
plus d’un montant d’argent, tous les papiers d’identité de Paola. Cette
découverte le dérouta complètement. Comment comprendre qu’elle soit sortie sans
penser à prendre ses papiers d’identité, elle qui n’avait jamais manqué de le
faire auparavant? C’est un réflexe, se plaisait-elle à dire, qu’elle avait
hérité de ses séjours à l’étranger.
Dans une
volonté de s’expliquer les événements, Serge commençait à considérer la hâte
avec laquelle elle avait dû quitter la maison. Il l’imaginait succombant à une
pression irrésistible pour sortir ainsi dépourvue. Mais, en tenant compte, par
ailleurs, des soins qu’elle avait mis à s’habiller, il trouvait que les deux
images n’allaient pas bien ensemble et décida de laisser en suspens cette voie
de réflexion. Il ne s’en éloigna pas beaucoup, car il était automatiquement
ramené à la question de savoir ce qu’il devait faire pour retrouver sa femme.
Il voudrait
s’informer auprès de quelques amis de la famille si, d’aventure, on n’avait pas
de ses nouvelles. Mais ce procédé le déplairait grandement. Ce serait ouvrir la
porte à l’intrusion dans sa vie familiale. Il n’avait peut-être pas de
squelettes dans les placards, mais le comportement de sa femme en valait bien
une. De toute façon, porter les autres à frayer un chemin dans son intimité lui
apparaissait suffisamment répugnant pour tergiverser toute la journée. Vers le
soir, après s’être laissé convaincre par sa mère, il composa le numéro d’un ami
qui résidait sur les hauteurs de la ville. Il voulait, au moins, lui donner
l’occasion de l’entretenir si, par hasard, il avait quelque chose à lui dire au
sujet de sa femme. Mais, après avoir parlé de choses et d’autres et s’être fait
demander des nouvelles de sa mère et de Paola, il comprit qu’il n’avait rien à
attendre de cette source. Il utilisa le même procédé une douzaine de fois sans
rien tirer de ses amis.
C’est à ce
moment-là que commença à s’imposer à lui une solution qu’il avait d’abord
rejetée. Il s’agissait d’alerter la police de la disparition de Paola. Mais, au
fur et à mesure que le crépuscule enveloppait la montagne pour en faire, de sa
chambre, une masse informe et noirâtre, il était saisi par une impression
bizarre de mélancolie et de désespoir. C’est à ce moment-là qu’il se sentait
poussé à s’ouvrir à la police. Malgré tout, il décrocha le téléphone comme à
reculons. Le policier qui reçut sa plainte, par son indifférence, semblait
obéir à un mécanisme. On pourrait croire qu’il enregistrait le centième cas de
disparition de la demi-journée. Il commença à s’animer seulement quand il sut
que la personne, à l’autre bout du fil, n’était autre que M. Valcour de La
Maison Saint-Pierre. Serge l’entendit échanger quelques mots avec,
probablement, un collègue, avant de lui revenir et de lui demander s’ils
s’étaient disputés et si elle avait des raisons de quitter la maison. A quoi,
il répondit par la négative. Il aurait pu ajouter ce qu’il en était de leurs
relations conjugales, mais il s’abstint d’en faire état. Plus tard, requis de
donner des indices sur sa personne et les vêtements qu’elle portait, il
soulignait qu’il n’avait aucune certitude sur sa façon de s’habiller au moment
de quitter la maison, mais il crut bon de signaler les vêtements qui
manquaient. A la question du policier de savoir si elle en était à sa première
fugue et si on lui connaissait des aventures extraconjugales, Serge avala sa
salive de travers et faillit s’étouffer. Il ne s’attendait nullement à une
telle question qu’il trouva, un tantinet, impertinente. Néanmoins, il s’exécuta
en donnant une réponse négative. Pour finir, le policier lui dit que ses
renseignements seront relayés par les autres postes de police et qu’on le
maintiendra au courant des recherches.
Il avait à
peine fini son entretien avec le bureau de police qu’il dut répondre aux
questions de Daniel, aux désespoirs de l’absence de sa mère. Auparavant, il
avait assuré l’enfant que sa mère ne tarderait pas à revenir. Il se disait
certain qu’elle était en visite chez des amis. Mais l’enfant continuait à
s’impatienter de la durée de cette visite. Il ne comprenait pas pourquoi son
père n’était pas de la partie, ni pourquoi sa mère n’avait pas songé à donner
de ses nouvelles. Mais, à chacune de ses questions, Serge croyait avoir trouvé
la réponse et le ton qui convenaient.
Pourtant,
parce que les propos de Serge démentaient chez lui une certaine dose d’angoisse
qu’il n’arrivait pas à neutraliser complètement, l’enfant avait senti le besoin
de confronter les réponses de son père à celles de sa grand-mère. Mais, là
aussi, il fit face à la même dissonance entre des propos sécurisants et une
attitude qui ne laissait pas de présenter sa touche d’anxiété.
Quoi qu’il
en soit, le père comme la grand-mère comprit qu’il leur fallait être discret
pour ne pas trop inquiéter Daniel. Quand ils devaient faire le point sur la
situation, ils attendaient qu’il soit à l’école ou endormi. Depuis quelque temps en effet,
l’enfant assistait à un certain changement dans l’attitude de sa mère à son
égard. Alors que celle-ci avait l’habitude de l’accompagner à ses leçons de
violon, à compter des deux dernières semaines, elle semblait s’en désintéresser
et ne tenait plus à être présente en ces circonstances, se contentant, à
l’occasion, de lui rappeler la nécessité de ses exercices musicaux.
Par ailleurs,
Daniel ne comprenait pas que sa mère ait choisi de s’isoler dans sa chambre,
comme si elle et son père ne s’entendaient plus; ce qui, de son point de vue,
équivalait à une totale aberration. Depuis quelque temps, il avait assisté à
trop de changements dans sa famille pour
être capable d’en accepter un de plus. Dans sa tête d’enfant, il
semblait avoir considéré que l’absence prolongée de sa mère avait, cette
fois-ci, dépassé la mesure. D’où sa tristesse, en revenant de l’école, de voir
qu’elle était encore absente. Pour la première fois, il refusa d’aller se
coucher, malgré l’insistance de sa grand-mère. Se rendait-il compte qu’il
n’allait pas pouvoir dormir ou voulait-il seulement être éveillé quand elle
rentrerait? Son père appelé à la rescousse n’a pas pu obtenir autre chose que
de le voir gagner sa chambre. Là, plutôt que d’entrer sous les draps, il
s’était mis à feuilleter un recueil de
bandes dessinées, en prêtant l’oreille à tout ce qui se passait dans le
salon.
Mais le
sommeil avait fini par avoir raison de lui. Quand son père vint le voir avant
de gagner sa chambre, c’est lui qui le transporta endormi dans son lit, en
veillant bien à ce qu’il ne soit pas réveillé. De fait, après avoir fermé la
fenêtre, il s’éclipsa de la chambre sur la pointe des pieds.
Il était
l’heure d’aller à l’école quand il se leva le lendemain. Serge avait déjà
quitté la maison pour se rendre à son travail. Quant à sa grand-mère, elle
essayait de lire un livre dans un coin du salon. Il n’a pas eu besoin de
demander si sa mère était rentrée : il y avait un je ne sais quoi dans la
maison qui lui indiquait que la situation n’avait pas changé. Il le voyait
d’ailleurs partout, dans les yeux de sa grand-mère, dans ceux de la bonne et de
la cuisinière et jusque dans la disposition de certains objets au salon et le
son étouffé des voix dans le couloir.
C’était le
règne de la morosité dans cette maison depuis déjà quelque temps, mais cette
morosité venait de s’aggraver avec l’instauration d’une nette atmosphère de
deuil qui allait s’étendre sur deux ou trois jours. Le matin, silencieusement,
Serge franchissait le portail de la maison pour se rendre à son bureau et il en
faisait de même le soir, s’y enfermant et toujours prêt à se jeter sur le téléphone
au premier tintement.
Quand un
matin, au moment d’aller travailler, il reçut un appel de la police, son cœur
faillit s’arrêter. On aimerait qu’il passe au poste, car on avait des choses à
lui demander. Changeant prestement de destination, il se dirigea in petto au
bureau de la police où, il se trouva en présence d’un colosse qui lui demanda
s’il était M. Valcour. Après un signe affirmatif de la tête, le policier lui
dit :
--M Valcour,
nous craignons de devoir vous donner de mauvaises nouvelles. Le signalement que
vous avez donné, nous croyons l’avoir trouvé chez une noyée repêchée près du
rivage, à l’entrée Sud de la ville. Nous avons besoin de vous pour l’identifier.
Serge reçut
cette nouvelle comme un coup de massue. Un double coup de massue : sa
femme serait trouvée morte; et si cela
se confirme, la responsabilité lui reviendrait. Il n’avait pas de doute
là-dessus. C’est lui qui l’aurait poussée à noyer sa peine dans la mort.
Jusqu’ici, il avait envisagé toutes les possibilités, même sa mort
accidentelle! Mais l’éventualité d’avoir à l’identifier à la morgue ne lui
avait pas traversé l’esprit. Car ce qui serait étonnant, c’est que ce soit
vraiment elle, la noyée. Qu’elle ait choisi ce moyen pour couper le fil de sa
vie, malgré sa peur maladive de l’eau!
Il y a quelque chose qui ne collait pas avec l’image qu’il avait d’elle.
Quand elle allait à la plage, dès qu’elle avait de l’eau à mi-jambe, elle commençait
à s’affoler…
La voix du
policier devant lui dans la voiture le sortit de ses sombres pensées.
--Votre
femme, dit-il, était-elle suicidaire?
--Non, pas
que je sache, répondit Serge.
--Voulez-vous dire qu’elle aurait pu l’être sans que vous le sachiez?
--Je veux
dire que je n’ai jamais vu d’indices d’une telle tendance chez elle.
Et après une
pause :
--Sauf que
si j’avais à apprécier son comportement aujourd’hui, je prendrais davantage en
compte l’abandon par elle de certaines activités, et même une inclination à
l’isolement qui pourraient être le signe d’une certaine dépression.
--Et
qu’avez-vous fait en constatant ces choses?
--C’est
maintenant seulement que ces choses, comme vous dites, prennent une grande
signification pour moi. Auparavant, je ne faisais pas ces liens…
--Auparavant
dites-vous…Ça remonte à combien de temps?
--Peut-être
deux ou trois mois.
--Oh! Et
vous n’avez rien fait pendant tout ce temps!
Serge
n’était pas content de la circonspection perçue dans les propos du policier.
C’était déjà assez qu’il se sente coupable en dépit de son indignation et de sa
douleur. Il n’avait pas besoin que quelqu’un et, encore moins un flic, l’accule
davantage au pied du mur et le force à reconnaître sa responsabilité. S’il
s’avérait que la morte fût vraiment sa femme, allait-il l’accuser pour
non-assistance à personne en danger?
La voiture
s’immobilisa près du trottoir et les deux hommes en descendirent rapidement,
pénétrèrent à l’intérieur de l’édifice qui n’était pas un hôpital comme le
croyait Serge et se dirigèrent vers la morgue. Après avoir conféré avec le
préposé aux services, le policier invita ce dernier à le conduire à la section
des macchabées.
C’est la
première fois que Serge franchissait le seuil de ce lieu macabre. Une odeur
bizarre l’accueillit dont il n’était pas sûr si elle émanait de l’environnement
ou était plutôt le fruit de son imagination. Dès que le préposé actionna le
tiroir où gisait la morte, il n’y avait plus de doute possible : il venait de
reconnaître sa femme. Après un début stoïque où il se contenta d’écarquiller
ses yeux hagards, son comportement changea inopinément et se manifesta par un
torrent de larmes devant Paola étendue. Attifée comme lors du mariage, elle
portait la robe émeraude que son mari aimait. Les yeux clos, la bouche fermée
en une moue étrange, elle donnait l’impression que la mort l’avait surprise en
train de mordre un citron. Ses cheveux ébouriffés rendaient un peu insolite
l’éclat de ses boucles d’oreilles et de son collier de perles. Elle avait été
repêchée par un détachement de la police côtière.
Serge était
sidéré du spectacle qu’il avait devant lui. Il était alors certain qu’il
s’agissait d’un cas de suicide. Un cas de suicide, il s’en rendait compte
maintenant, qui résultait d’une rupture
de la parole, de la communication entre eux. Comment en était-elle arrivée là?
En tout cas, le spectacle ne lui apparaissait pas la revanche, post-mortem,
d’une suicidée contre son entourage, comme cela arrive souvent, mais plutôt
quelque chose qui se voulait une élégie émouvante qui lui allait droit au cœur.
Dans son désespoir, Paola avait trouvé la force nécessaire, au moment de
quitter ce monde, de lui faire signe, ce que naguère il aurait perçu comme une
preuve de son amour. N’empêche, la symbolique du geste lui valut une certaine
déception, celle de n’avoir pas su décrypter les signes de son désespoir.
Bien sûr, il
savait qu’en assumant la direction de La Maison Saint-Pierre, il soumettait
Paola, par le fait même, à une situation psychologique difficile. Mais, jusqu’à
ce matin, il avait la naïveté de croire que ces difficultés pouvaient être
surmontées avec un peu d’ouverture d’esprit, s’il s’évertuait à ne pas jeter de
l’huile sur le feu. Jusqu’à un certain point, il pensait même y avoir réussi,
mais la preuve du contraire venait d’être faite. C’était, selon lui, la
signification de son suicide.
A compter de
ce moment, ce fut la quête effrénée en vue d’appréhender, dans le passé récent,
ses propres moments de faiblesse ou d’inconséquence, afin d’essayer de saisir
le fil conducteur du drame familial. Il
se souvenait d’une remarque que Paola avait eu à faire à un moment où il était
entré tard de son bureau : « J’espère de tout mon cœur, avait-elle dit, que tu
n’auras jamais à regretter tes silences. » A une époque où l’ombre de Claudine
planait sur leurs relations, il aurait pu expliquer à Paola les contraintes
administratives qui l’avaient empêché de quitter le bureau à l’heure normale,
mais aiguillonné par on ne sait quel démon, il avait préféré garder le silence
et, par le fait même, semant le doute dans l’esprit de sa femme. Si cette
attitude était isolée, elle ne tirerait pas à conséquence, mais Serge était
convaincu qu’elle se retrouvait souvent dans ses interactions avec Paola au
cours de la dernière année.
Par
ailleurs, il doutait qu’il eût toujours su capter les signaux que Paola lui avait
envoyés. Il y avait en effet des perches tendues qu’il n’avait pas su prendre.
Cette prise
de conscience jeta Serge dans une totale confusion. Alors qu’auparavant, il craignait presque d’être accusé de
non-assistance à personne en danger, maintenant, la culpabilité aidant, il
trouverait presque légitime une pareille accusation. Ainsi en va-t-il de la
culpabilité qui, selon l’aveu de Laurence Durell, « se hâte toujours vers son
double complémentaire, le châtiment : c’est là seulement qu’elle trouve
l’apaisement. » Mais, l’accusation attendue ne venait pas, comme bien entendu,
le châtiment confusément espéré.
CHAPITRE XXVIII
Les gens gravitant autour de Serge et qui étaient au courant
des particularités de sa vie sentimentale n’étaient pas nombreux. Néanmoins,
ils étaient très empressés auprès de lui pour l’aider à traverser la période de
deuil. Depuis la découverte du cadavre de Paola dans les conditions que l’on
connaît, le comportement de Serge n’avait cessé d’inquiéter les gens de son
entourage. Au début, ils croyaient que son chagrin allait se résorber au fur et
à mesure que le temps passerait. Quand l’événement des funérailles eut ses six
mois, on commençait à trouver que Serge était atteint plus profondément qu’on
ne l’avait cru Il allait normalement à
son travail, mais, une fois revenu, il ne sortait plus comme par le passé. Il
s’enfermait dans sa bibliothèque et ne mettait le nez dehors que pour les repas
pris, parfois seul et, le plus souvent, avec son fils et sa mère. Il n’allait
plus au théâtre ou au cinéma et fuyait ses amis. Les seuls qu’il voyait étaient
ceux qui venaient le visiter comme, par exemple, Claudine et ses amis de Bel
espoir. En ces occasions, il affectait une bonne humeur qui ne donnait le
change qu’aux moins proches. En tout cas, pas à sa mère et, surtout, à Claudine
lassée de voir se prolonger sa morosité, en dépit de la performance appréciable de la Maison Saint-Pierre. Avec
le ralentissement de la production dû à la défaillance des équipements, on
pouvait penser, à certain moment, que les ventes allaient s’en ressentir. Mais,
il n’en a rien été. Les stocks avaient fait la différence et empêché l’arrêt de
l’approvisionnement surtout aux nouveaux clients. À plusieurs reprises,
Claudine avait essayé de brancher Serge sur les résultats positifs de
l’entreprise, histoire de fouetter son amour-propre et son enthousiasme; mais
si ce stratagème n’a pas nui aux activités de gestionnaire de Serge, il n’a été
d’aucune aide pour le sortir de sa mélancolie.
Pour comprendre le drame qui se jouait, il importe de
revenir quelque temps en arrière. Quand Claudine avait appris que Serge,
jusqu’alors son fiancé, s’était marié, ce fut pour elle l’élément d’une grande
douleur, même si, avant d’apprendre la nouvelle, elle avait commencé à la
sublimer, en s’investissant tout entière dans des activités sociales. On se
souvient comment elle avait répudié le remplaçant de Serge que son père lui
avait chois Que, par la suite, elle
invitât son ex-fiancé à venir prendre la direction de l’entreprise familiale,
après la mort de M. Saint-Pierre, c’est un choix qui se portait, alors, sur
quelqu’un qu’elle estimait compétent, mais surtout, en qui elle avait
pleinement confiance. Mais, qui peut dire qu’elle n’avait pas caressé le rêve
de le rapprocher d’elle plus intimement? Compte tenu des circonstances
particulières qui ont présidé à l’évolution de leurs relations, un tel rêve, en
dépit de la morale, serait dans l’ordre naturel des choses. Pourtant, si tel
était son rêve, il n’a pas pu être réalisé comme désiré. Bien sûr, Serge lui
était proche : ils travaillaient et dînaient souvent ensemble. Sur beaucoup de
sujets touchant la vie au jour le jour, le travail, les activités sociales et
culturelles etc. sur lesquels ils échangeaient constamment, leurs points de vue
se rencontraient avec facilité, sans compter d’autres sujets plus particuliers
pour lesquels ils étaient l’un pour l’autre des confidents. Il était, en effet,
rare que l’un d’eux prenne une décision sans la valider préalablement auprès de
l’autre. Quand Serge n’avait pas suffisamment de faits pour soutenir la prise
d’une décision, il aimait la passer au crible de sa perspicacité doublée de son
intuition. Que ce soit pour les activités reliées au travail ou autrement, elle avait un flair qui ne trompait pas. En
revanche, elle aimait soumettre les situations complexes à la capacité
d’analyse de Serge. Il avait une
habileté considérable pour les réduire à quelques éléments de base facilitant
ainsi les décisions à prendre.
Pourtant, en
dépit d’une telle entente et des promesses amoureuses d’un passé encore récent,
leur relation affective n’avait pas progressé. Tout s’était passé comme si la
proximité physique, en facilitant la progression de cette relation, rendait
Serge plus anxieux au sujet d’une possible dissolution de son mariage. Il
aurait eu peur, en se laissant aller sur la pente de ses élans naturels pour
Claudine, de ne pouvoir s’arrêter en chemin et d’aller tout droit à la
catastrophe.
C’était en tout
cas, l’opinion de Claudine. Avec la mort de Paola, qui fut pour Serge un
événement extrêmement douloureux, Claudine avait compris qu’il lui fallait être
attentive à son ami et l’accompagner dans son deuil, en respectant le plus
possible son évolution. Voilà pourquoi, elle s’évertuait à lui être présente
physiquement, tout en étant en retrait dans l’expression de ses sentiments.
Mais elle avait la certitude qu’un jour viendra, pas trop lointain, où leurs
promesses d’amour pourraient se réaliser puisque plus rien ne s’y opposerait
dorénavant.
Après plusieurs
mois passés à attendre, elle estimait le moment venu pour elle-à défaut de
signaux significatifs de la part de Serge-de vérifier la volonté de ce dernier.
Elle eut la déception de se rendre compte qu’il était encore profondément
enlisé dans la dépression consécutive à la mort de sa femme. Elle commença à
désespérer de lui quand un événement inattendu l’obligea à considérer les
choses autrement : Serge avait été arrêté par la police politique. Il avait
juste eu le temps de griffonner ce mot à l’adresse de Claudine : « Il y a du
Garceau dans mon arrestation. A ce sujet, j’aimerais que tu récupères une
cassette dans mon tiroir de bureau. Tu comprendras. Tu pourras en disposer comme bon te
semblera.» Tout au long de son parcours dans le fourgon policier, ne sachant
encore quelle direction a été prise, il ne
pouvait s’arrêter de penser à cette réflexion de Pessoa : « Pourquoi faut-il,
pour être heureux ne pas le savoir? »
Comme à l’époque
de sa première arrestation, Serge a été conduit au Pénitencier National,
première étape d’un processus qui allait probablement l’amener à Fort-Dimanche.
Sitôt la nouvelle parvenue aux oreilles de Claudine, celle-ci se fit un devoir
de récupérer, le plus tôt possible, la cassette signalée avant de mobiliser son
réseau de relations comme auparavant. Mais elle fit encore davantage : en ayant
la confirmation que l’arrestation de Serge était due aux manœuvres traîtresses
et souterraines de Garceau, elle refila une copie de cette cassette à un poste
indépendant de radio qui, sans désemparer, pendant deux jours, n’eut de cesse
d’en faire entendre des extraits.
Au cours de cette période, comme par hasard, une
rumeur courut de partout dans les bidonvilles sur une décision gouvernementale
concernant la fermeture éventuelle de Bel espoir. S’il est vrai que l’aide
fournie par cet organisme s’adressait exclusivement à la Cité Z, beaucoup
d’autres bidonvilles étaient au courant de ses activités et rêvaient qu’il
serve d’exemple à des initiatives semblables dans leur propre milieu. Cela
explique pourquoi, de tous les bidonvilles affluaient devant le Palais National
des protestataires contre la fermeture de Bel espoir. Depuis deux jours, la foule
ne cessait de grossir dans un charivari des plus insupportables à cause de
l’utilisation de tous les instruments possibles de percussion, casseroles, tambours etc.
Garceau avait
encore des partisans acharnés dans les arcanes du pouvoir; malgré les pressions
de la rue, ils seraient montés au créneau pour le défendre, mais devant le
déferlement de preuves convaincantes contre lui, ils avaient dû battre en
retraite, pavant la voie de la relaxation de Serge et de la mise en accusation
de Garceau lui-même. Acculé au pied du mur, ce dernier s’apprêtait à quitter le
pays pour les États-Unis quand il fut arrêté à l’aéroport.
L’épisode de
l’emprisonnement de Serge avait duré deux semaines. Deux longues semaines qui
lui ont permis de relativiser bien des événements de sa vie et au terme
desquelles il était devenu un nouvel homme.
Une fois libéré
et s’être retrouvé sur le trottoir, Serge était émerveillé par les mille
petites choses qu’il avait cessé de remarquer depuis son retour au pays. Non
loin de lui, le long du trottoir, un
concert de vendeurs ambulants se répandait en une cacophonie qui occupait tout
le registre vocal. Il était tout étonné de s’apercevoir qu’ils obéissaient à
des règles obscures, car tous les « crieurs » d’un même produit semblaient
adopter la même tonalité. Il voulut prendre un taxi, mais comme aucun n’était
en vue, il continua sa marche. Avisant une échoppe de boissons alcoolisées
installée à la devanture d’un magasin, il remarqua la présence, parmi les
bouteilles, de deux des produits de la Maison Saint-Pierre et, se rapprochant
de la vendeuse, il voulut savoir à quel rythme ses élixirs étaient réclamés,
mais il n’eut pas le temps d’entendre sa réponse dans sa hâte de prendre un
taxi qui venait à passer. Il tomba en plein sur un bulletin de nouvelles de la
radio qui annonçait sa libération avec forces commentaires sur les
circonstances de son emprisonnement. Et à l’invitation du chauffeur,
ignorant son identité, de dire ce qu’il
en pensait, il lui retourna la question, pour savoir qu’une grande partie de la
population était en liesse depuis hier, en apprenant l’incrimination et
l’arrestation de Garceau.
Il y a belle
lurette que Serge n’a pas été aussi ravi d’une situation vécue. Si la rançon de
ses deux semaines derrière les barreaux signifiait pour la société de se
débarrasser, enfin, de ce tortionnaire, il voulait bien les accepter. Aussi, ne
montra-t-il aucune amertume de son expérience et, davantage, par une attitude
qui le surprit lui-même, trouva-t-il, en regardant à droite et à gauche les
gens qui se pressaient à leurs activités, que la vie valait bien la peine
d’être vécue.
C’est dans une
telle disposition qu’il rentra chez lui, à la grande surprise de sa mère qui ne
tarda pas à annoncer la nouvelle à Claudine. Celle-ci, accourue de son bureau,
trouva un Serge plus en harmonie avec l’image qu’elle voulait en avoir
généralement. Sans savoir exactement quel rôle cette dernière avait joué dans
sa relaxation, il avait la certitude que ce rôle était prééminent dans la suite
des événements. Il l’en remercia en l’embrassant amoureusement, avant de lui
demander le récit des démarches qu’elle avait entreprises.
Claudine ne se
fit pas prier pour lui parler du faisceau de pressions qui ont été dirigées sur
les cercles du pouvoir. Mais, elle disait avoir la certitude que ce qui avait
emporté la décision de le relâcher finalement, c’était, en plus de l’influence
des bidonvilles, la divulgation à la population entière du contenu de la
cassette. Il était devenu trop tard pour faire prévaloir toute autre version
des faits qui serait au goût du gouvernement.
Dans ce contexte
de chambardement dans sa vie et dans ses sentiments, la mélancolie de Serge se
volatilisa. Hier encore, rivé à sa douleur comme un galérien, il était
incapable de sortir de lui-même. Rongé par sa culpabilité, la seule pulsion à
laquelle il semblait prêt à céder, c’était sa propre dissolution dans une sorte
de consomption mentale. Il n’avait guère le cœur à se projeter dans l’avenir,
que ce soit seul ou avec Claudine.
Après ses deux
semaines de détention, toute sa vision du monde avait changé. L’expérience
avait opéré dans sa vie mentale et psychologique l’équivalent d’une catharsis,
quoiqu’en dehors de toute intellection. Il n’était plus recroquevillé sur
lui-même à ronger, comme un chien, le même os de la culpabilité. Il portait
très vivace la mémoire de Paola, comme s’il avait fallu qu’elle soit absente, à
tout jamais, pour lui être toujours présente. Par ainsi, il rendait justice,
s’il était besoin, au mot de Gabriel Marcel : « La fidélité ne s’affirme
vraiment que là où elle défie l’absence.» Par rapport à Paola, il gardait de
lui-même l’impression, variable au gré des moments, de quelqu’un qui n’a pas
été à la hauteur…Mais de quoi, au juste? Alors que les choses étaient claires
pour lui auparavant, maintenant, elles devenaient confuses. La discussion
autour des notions qui lui semblaient en cause, amour, devoir, responsabilité
etc. ne lui permettait d’arriver à rien de vraiment concluant. En contrepartie,
elle avait eu comme effet de faire sauter le verrou qui maintenait l’opacité
sur l’avenir. Ce fut tellement révélateur pour lui que le jour même de sa
libération, il demanda Claudine en mariage.
La cérémonie
nuptiale allait se célébrer deux mois plus tard à l’église du Sacré-Coeur qui
les avait réunis, à l’époque lointaine de leurs fiançailles. Dans l’esprit de
Claudine, cette église jouait le rôle mystérieux de médiatrice des forces
cosmiques entre elle et son mari. Elle
en avait la conviction. Pour cette raison, elle se promettait d’y revenir le
plus souvent possible.
Quelques jours
après leur mariage, pendant leur lune de
miel, installée dans le jardin d’un
hôtel de la côte de Jacmel, Serge avait invité sa femme à aller faire
quelques brasses avec lui. La mer était calme. N’était-ce l’arrivée, par la
suite, d’une nuée d’oiseaux de mer dont les cris se répercutaient d’une rive à
l’autre de la baie, le silence aurait été général. Par leur présence, ils
indiquaient la visite en ces lieux d’un banc de poissons et, éventuellement,
celle de prédateurs. Ce n’était donc pas le moment d’aller nager. Mais, environ
une heure plus tard, comme si les poissons avaient décidé d’émigrer, toute la
colonie ailée prenait le large pendant que ses cris allaient descrecendo
jusqu’à disparaître complètement. Cela permit à Serge de réitérer son invite
sans plus de succès.
--Peut-être un peu plus tard, répondit-elle. A cette période
de l’année, si le soleil n’est pas au zénith, il fait généralement trop frais pour
se baigner. A propos que te rappelle le 15 prochain?
--Comment pourrais-je l’oublier, dit Serge. Je nous vois à
la veille de nos fiançailles, ce 15 octobre mémorable, deux ou trois semaines
avant que je ne quitte le pays pour les États-Unis.
--Il y a des gens qui aimeraient lire l’avenir comme dans un
livre ouvert, remarqua Claudine. Je préfère autant ne pas avoir cette capacité.
A quoi me servirait ce 15 octobre, de savoir qu’on se marierait quinze ans plus
tard, après toutes ces péripéties…
--Tu penses que nous avons perdu beaucoup de temps?
-- C’est une
évidence. Je tiens cependant à dire que si le couple a perdu du temps,
il n’en est pas de même de toi et moi.
--Explique- moi ça dit Serge.
--Comment dirais-je? As-tu déjà vu une carte de la Grande
Rivière qui se jette dans la baie en face de nous?
--Non, où veux-tu en venir?
--Il y en a une dans le hall de l’hôtel. Sur cette carte,
indiqua Claudine, ce qui retient l’attention, ce sont les sinuosités multiples
qui jalonnent le parcours de la rivière. Il y en a qui pensent que le destin de
la rivière c’est de se jeter dans la mer. Mais qui arroserait le creux des
vallons et des collines si elle se dépêchait de le faire? En serpentant à
travers la vallée, elle ne fait que fertiliser les zones excentriques des
campagnes, lesquelles, autrement, seraient restées stériles.
--Je vois…En ce sens, nous n’aurions pas perdu notre temps?
--Il est évident que le couple que nous formons a perdu son
temps. A l’heure actuelle, nous pourrions avoir deux ou trois enfants, alors
que nous n’avons même pas commencé encore. Je n’ai pas besoin de te dire qu’un
tel objectif est devenu plus problématique avec le temps.
--Hum!
--Mais toi et moi, nous n’avons pas perdu notre temps. Qui
sait si Bel espoir ne serait pas encore dans les limbes? Il aurait, peut-on
dire, suffi que notre mariage eût lieu normalement après nos fiançailles…Quant
à toi, je te laisse le soin de répondre si l’existence de Daniel est pour toi
une perte de temps. Je peux, peut-être, concéder ce caractère à ta
participation à la guerre du Vietnam, mais il faudrait oublier que cette
expérience désagréable était la condition nécessaire d’échapper aux horreurs de
Fort Dimanche et, peut-être, la mort.
-- Je regrette de n’avoir pas su plutôt que tu pouvais voir
les choses à cette hauteur de vue...
Ils n’avaient pas
plutôt terminé cette conversation, qu’ils durent gagner à la hâte le hall de
l’hôtel, pour répondre à un appel téléphonique. Le ministère des Affaires Sociales était désolé
de devoir déranger Mme Saint-Pierre; il voulait connaître, à bref délai, son
opinion sur la proposition suivante : accepter de représenter le gouvernement à
Leningrad à une conférence internationale sur la protection de l’enfance. En
raison de sa compétence, de sa générosité et de la haute qualité des services
qu’elle a instaurés pour aider les familles démunies, Mme Saint-Pierre était le
premier choix pour représenter le gouvernement à cette conférence
internationale. Compte tenu de la situation, elle n’était pas obligée de répondre
tout de suite, mais on espérait fortement que d’ici au lendemain, on pourrait
connaître sa décision.
La pluie s’était
mise à tomber, d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, poussant les
vacanciers disséminés sur la plage ou dans le jardin de l’hôtel à rallier le
bar ou le balcon, d’où on avait une perspective insaisissable sur la baie.
Installés à cet endroit, Serge et Claudine, tout en pensant à l’honneur qui
venait d’échoir à cette dernière, observaient la houle immense qui parcourait la
baie, neutralisant par sa seule présence, l’impétuosité et le mugissement des
vagues. A cet instant, la mer devenait effrayante et semblait habiter par un
monstre en proie à une colère terrible. Il n’était, bien entendu, plus question
d’aller s’ébattre dans l’eau; l’humeur folâtre était encore là, mais elle
avait, momentanément, cédé la place à des préoccupations sinon plus graves, du
moins, plus chargées de sens.
Claudine
était encore sous le coup de la nouvelle. Éberluée et confuse à la fois. Le
ministère des Affaires Sociales était la dernière instance de laquelle elle
attendrait une reconnaissance. Au cours du processus d’instauration de Bel
espoir, elle avait, plus d’une fois, mis les politiques en mauvaise posture, en
révélant par son action sociale, les insuffisances de leurs propres actions
pour la cause des déshérités. A plus d’une reprise, elle avait dû assurer ses
arrières contre l’imminence présumée de la répression politique.
Par
ailleurs, par deux fois, elle avait dû forcer la main au pouvoir pour obtenir
la libération de Serge. Elle était sûre que les ennemis qu’elle y avait, ne
manqueraient pas de guetter l’occasion de prendre leur revanche. Or, voilà
qu’elle venait d’être choisie pour représenter le gouvernement! Il y avait là
quelque chose dont elle ne saisissait pas le sens.
--Il faut comprendre, lui dit Serge, que tout le personnel
du ministère n’est pas aussi obtus qu’on pourrait le supposer. Tu dois accepter
de reconnaître que certains, au ministère, ont été sensibilisés par tout ce que
tu as fait et continues de faire en faveur des démunis. Qui sait? Peut-être que
ces gens-là, ont joué des coudes pour
faire accepter à d’autres la valeur de tes actions…
--Je dois avouer dit
Claudine qu’il y a dans tes propos beaucoup d’optimisme. Tu ne condamnes pas
tout le système comme si certains pouvaient être immunisés par la corruption
ambiante.
--Le croirais-tu?
Cela existe même dans l’armée américaine. J’ai rencontré deux ou trois hommes
de caractère dont les opinions tranchaient avec celles qu’ils étaient censés
avoir. Mais, pour revenir à toi, tu devrais accepter la proposition du
ministère au nom de tous ceux que tu as aidés.
Mais Claudine
n’était pas encore convaincue qu’il lui fallait accepter. Les gens ne manquaient
pas pour jouer un tel rôle; pourquoi avoir songé à elle de qui on n’avait aucun
bénéfice à tirer? Et si tout cela était un piège dont elle ne percevait pas
encore les éléments! D’un autre côté, comment refuser au nombre croissant des
démunis d’avoir une voix officielle quand l’occasion s’en présente?
Claudine ne le
disait pas clairement mais flaira une machination qui tendrait à la maintenir
quelque temps en dehors du pays pendant que son mari y resterait à l’attendre.
Comme si son absence créerait l’occasion favorable pour s’en prendre impunément
à ce dernier.
Après de
nombreuses réflexions, Claudine comprit qu’elle avait à choisir entre deux
possibilités : son refus d’accepter la délégation ou son acceptation, à
condition, bien sûr, que son mari l’accompagne.
Quoique Serge ait
un peu rechigné en raison de l’importance de sa présence au pays à ce moment
crucial de l’avenir de l’entreprise, il ne se fit pas prier pour envisager son
départ avec sa femme. Il demandera au comptable d’assurer l’intérim et se
félicitait déjà d’avoir à prendre des vacances imprévues.
Le lendemain,
quand le responsable du ministère vint s’enquérir de la décision de Claudine,
il trouva une interlocutrice encore étonnée que le choix se soit porté sur
elle, mais honorée d’avoir à représenter son pays aux assises de Leningrad. Le
responsable se félicita de sa décision et crut opportun, dès ce moment, de
prendre rendez-vous avec elle afin de
s’entendre sur les préparatifs.
Cette question
une fois réglée, Claudine et son mari avaient vite fait de retrouver l’esprit
des vacances. Il fut décidé qu’ils iraient en excursion l’après-midi même sur
les hauteurs de la ville. L’équipée équestre comprenait six personnes derrière
un guide. Il s’agissait de visiter une localité située à plus d’une vingtaine
de kilomètres de l’hôtel et célèbre pour son climat et sa verdure, ainsi que
les grottes qui parsèment le pourtour de ses escarpements rocheux.
Serge et Claudine
n’en revenaient pas du spectacle de ces grottes. Celle qu’ils ont visitée en
partie semblait avoir servi de repères autant aux bêtes qu’aux gens. Le sentier
qui y conduisait datait visiblement de plusieurs siècles, à cause des
incrustations dans le roc. Pas très loin de l’entrée, des chauves-souris
faisaient des acrobaties à la paroi supérieure en poussant des cris frénétiques
de l’irruption des intrus. À quelques mètres plus loin, on entendait le
staccato de stalactites rythmant le temps avec une régularité d’horloge. Munis
seulement de la lampe de poche du guide, les excursionnistes n’ont pas cru
prudent de progresser davantage dans les couloirs de la grotte.
Mais, par-delà le
caractère insolite de ces lieux, ce qui a surtout intéressé les aventuriers,
c’est le microclimat tempéré qu’on trouve à peu de distance de la ville. A
l’ombre d’une montagne qui profilait sa masse sombre à quelques 1200 mètres de
hauteur, le hameau gisait à 850 mètres environ protégé des vents d’Est et des
ardeurs du soleil tropical. Toute une flore inexistante, ailleurs dans l’environnement,
a trouvé la latitude et le terreau nécessaires pour se développer, créant un
oasis de fleurs et de fruits dont toutes les variétés d’agrumes : oranges,
mandarines, citrons etc. sans compter les melons, les grenadines etc. Claudine
trouvait qu’il y avait quelque chose de paradisiaque dans ce village et se
promettait d’y revenir. En attendant, elle se contentait d’inspecter les lieux
et d’identifier l’endroit idéal pour installer, éventuellement, ses pénates.
Comme le soleil
commençait à décliner, le signal du départ ne tarda pas à être donné par le
guide. C’est ainsi que la tête remplie de toutes sortes d’impressions, les
excursionnistes prirent le chemin du retour, en observant, à l’arrivée, le
soleil se perdre sous la ligne d’horizon.
Au moment de
mettre pied à terre dans la cour de l’hôtel, ils songeaient qu’au lever du
jour, le lendemain, ils devaient, de concert avec d’autres vacanciers,
embarquer dans un voilier à destination de l’Île à Vache. Mais, après avoir considéré la proposition du
ministère, Serge et Claudine convinrent de mettre fin à la poursuite des
vacances et de regagner la capitale, dès le lever du soleil.
Comme prévu, de
grand matin, ils prirent la route dans la direction de Port-au-Prince. C’était
une sensation infinie de bonheur que celle qui les habitait en ce matin
ensoleillé d’octobre. Bien entendu, Claudine ne cessait de revenir en esprit,
au défi que présentait pour elle, le
voyage à Leningrad. Elle ne pouvait s’empêcher, néanmoins, de le considérer un
peu, comme la prolongation de sa lune de miel. N’était-ce pas surtout une
fonction de représentation qui lui laissait tout son temps à elle? Son mari ne
l’accompagnait-il pas? Et n’était-ce pas le vœu de ce dernier, depuis bien
longtemps, de visiter le pays de Pierre Le Grand, de la Grande Catherine, de
connaître l’exaltation au musée de l’Ermitage, d’évoquer la mémoire de
Pouchkine?
Quand finalement
ils arrivèrent à la capitale, ils ne s’attendaient guère à ce qu’ils allaient
trouver. De partout, les gens en furie se vidaient dans les rues aux abords du
Champs de Mars, certains vociférant, d’autres agitant des pancartes avec des
insultes à l’adresse des détenteurs du pouvoir, en signe de protestation contre
une taxe jugée prohibitive sur les biens de première nécessité. De mémoire de
citoyen, jamais Claudine et Serge n’avaient vu une rébellion de cette forme.
Ils s’attendaient donc à ce que la répression s’abatte avec une vigueur
exemplaire sur les fauteurs de trouble. Mais, curieusement, les policiers, en
canalisant la foule loin du Palais National, semblaient peu disposés à faire du
zèle. Bien sûr, des gens ont été arrêtés, mais on était loin des rafles
auxquelles le régime avait l’habitude.
Dans la même
semaine, il y eut des mouvements populaires de même nature dans d’autres
localités du pays. Les arrestations qui s’ensuivaient, n’avaient, somme toute,
rien à voir avec les vagues d’arrestations d’auparavant. N’empêche que les gens
étaient inquiets et semblaient se demander comment décrypter les nouveaux
signes des temps.
Au point de vue
politique, une grande nervosité régnait dans les cercles du pouvoir. On
n’arrivait pas à identifier ceux qui tiraient les ficelles, malgré les
intrigues de la police secrète. L’idée ne semblait venir à personne, dans ces
latitudes, que de telles manifestations n'avaient pas besoin d'être
commanditées, qu’elles étaient simplement l’effet de la misère du peuple. Il
fallait quand même que des membres de l’opposition soient impliqués ou, à
défaut, certains affidés du pouvoir tombés en disgrâce. Ils avaient surtout
peur de ces derniers, en raison de leur plus grand pouvoir de nuisance. Voilà pourquoi
le régime recourait, à leur égard, à une répression particulière. D’aucuns
mouraient sans qu’on en sache jamais la cause. D’autres nommés à des postes à
l’étranger, se voyaient congédier à peine arrivés aux lieux désignés et
comprirent, pour l’avoir vu auparavant, qu’ils étaient devenus persona non
grata à l’intérieur des frontières du pays. Ainsi commençait l’exil pour un
grand nombre d’anciens partisans du
régime.
C’est dans un tel
contexte de morosité politique que les fêtes de Noël approchaient. Sans doute, en raison des circonstances, il y
avait comme une baisse de tension populaire à travers le pays; mais les
spécialistes du comportement de masse, à défaut de l’exprimer ouvertement,
croyaient plutôt à un moratoire et
s’attendaient à ce que les manifestations reprennent dès les premiers jours de
janvier. En attendant, malgré le climat politique et la situation économique,
les magasins du Centre-ville de la capitale pavoisaient, tandis que les clubs
de danse battaient leur plein comme aux plus beaux jours. C’était de
l’inconscience chez une bonne partie de la jeunesse qui a grandi avec le régime
et qui n’avait pas encore compris, que les activités civiles et politiques
pourraient s’exercer de manière plus respectueuse des libertés individuelles et
collectives. Quand certains soirs de décembre, des danseurs se faisaient
arrêter par la police sur les pistes de danse, on était, pour plusieurs, en
présence d’un phénomène anecdotique qui ne tirait pas à conséquence. Ils ne
savaient pas encore que le régime venait
de passer à une intensité supérieure en
ce qui a trait à la répression. Du jour au lendemain, beaucoup de jeunes,
restés jusqu’alors en dehors des préoccupations politiques, étaient arrêtés et
conduits au quartier général de la police. C’était la façon qu’avait le
gouvernement d’insuffler la peur dans la population à un moment où les membres
de l’opposition commençaient à lever la tête. Il leur semblait qu’avec les
attroupements sur le Champ de Mars, à la veille des Fêtes, la démonstration
avait été faite que les gens n’hésitaient pas à défier le pouvoir politique.
Aussi, fallait-il frapper un bon coup, et laisser les imaginations faire le
reste. De fait, dans les jours qui suivirent, la vie nocturne était
passablement réduite, tandis que les réactions dans les universités étaient
redevenues clandestines. Cela devenait une réalité quand la nouvelle courut
qu’on avait arrêté Gilles Jean-Pierre, un étudiant en médecine et que Jacques
Legros, un confrère de la faculté d’agronomie, était, depuis une semaine,
derrière les barreaux. On apprenait de plus sur les campus, qu’une trentaine
d’autres leaders étaient dans la mire de la police, et que certains d’entre eux
avaient dû prendre le maquis.
C’est dans le
prolongement de ce climat répressif qu’arriva la date du départ de Claudine et
de son mari pour Léningrad. Comme prévu, des dispositions avaient été prises
pour que La Maison Saint-Pierre ne pâtisse pas de leur absence. Mais, ce n’est
pas sans un relent d’inquiétude qu’ils
s’envolèrent, via Air-France, en cet après-midi d’un printemps précoce et
envahissant de luminosité. Ils prenaient place non loin de deux amis de la
famille, l’écrivain Jean Leroux et sa femme. L’écrivain venait d’être nommé
ambassadeur auprès du Vatican. Pour des raisons obscures, ce dernier,
d’ordinaire si ouvert et volubile, s’offrait sous un jour que Claudine ne lui
connaissait pas. Elle le trouvait renfermé, comme habité par une profonde
préoccupation. Après avoir échangé quelques propos frivoles, à leur arrivée à Orly, sur leur situation de voyageurs, les deux
couples se quittèrent, permettant à l’ambassadeur et à sa femme d’aller prendre
le train pour Rome, pendant que Serge et Claudine profitaient pour se reposer
dans une salle de transit.
Ils n’eurent pas
le temps de s’ennuyer car, en plus de suivre le va-et-vient incessant des voyageurs, ils se passionnèrent pour une discussion leur
parvenant d’un groupe de quatre jeunes, s’escrimant avec fougue verbalement.
L’un d’entre eux regrettait que l’aventure des Tupamaros en Amérique du Sud
n’eût pas eu de lendemain, après avoir permis à de nombreux déshérités de
fonder beaucoup d’espoirs sur ce nouveau
courant révolutionnaire. Le mouvement, dit-il, a été décapité par les forces
uruguayennes : certains leaders ont été tués alors que d’autres ont dû prendre
le chemin de l’exil.
Deux autres
étaient d’un autre avis. Ce n’est pas de mouvements de guérilla dont l’Amérique
du Sud a besoin. L’aventure du « Che » a montré assez l’inanité de ces équipées
romanesques en vue de parvenir à la transformation de la réalité. Plutôt que de
déplorer la fin de leurs activités, il faut saluer que le gouvernement
uruguayen, aidé en cela par les États-Unis, ait réussi à éradiquer le virus
révolutionnaire, avant de le voir hypothéquer la stabilité de l’état et
entraver le développement du pays.
Le quatrième
déplorait que la gauche révolutionnaire se soit déconsidérée dans les
mouvements utopistes, car, à son avis, ce n’est ni dans cette voie, ni
dans la promotion ou l’extension du
néo-libéralisme que réside l’avenir de l’Amérique du Sud. Cet avenir doit
passer par un ordre économique et social en rupture avec le régime capitaliste,
c’est-à-dire, en un mot, par une réelle révolution à toutes les instances des
sociétés concernées.
La discussion
s’est poursuivie longtemps sur cette lancée quand une sirène vrilla l’air de
l’aéroport. A cet instant précis, tout le monde s’arrêta, qui de bavarder, qui
de marcher, qui de manger pour essayer de savoir ce qui se passait. Après
quelques secondes d’expectative, tout le monde revint à ses activités, sans
manquer, de temps en temps, de jeter un coup d’œil interrogateur sur
l’environnement. Après quelques minutes de cette attitude, les activités
reprirent leur cours, sans que la lumière eût été faite sur les causes du
déclenchement de l’alarme.
Avec l’accalmie
vint le besoin de se sustenter. Avisant un petit restaurant jouxtant une
librairie, ils s’y dirigèrent après avoir fait provision de lectures. C’est là
qu’ils décidèrent d’attendre l’heure de l’embarquement, en compagnie d’un
couple de Marseillais. L’accent de ces
derniers leur fut, momentanément, un tel sujet d’intérêt qu’ils n’ont pas vu le
temps passer et c’est à contrecœur qu’ils ont dû se résoudre au départ.
CHAPITRE XXIX
Claudine
n’oubliera jamais l’impression agréable qu’elle a eue de la ville en cette
matinée du lendemain de son arrivée. Malgré les séquelles du décalage horaire
qu’elle était la seule à connaître-Serge n’ayant jamais souffert de ce mal-elle
était radieuse sous ce soleil vivifiant de printemps. Il y avait de la fièvre
dans la rue. Elle l’imputait à la fin
d’un hiver particulièrement rude. Près de l’hôtel, un homme faisait les cents
pas en jouant de l’accordéon. A quelques mètres de lui, un vendeur ambulant
agitait désespérément les clochettes de son chariot. Il était amusé par une
bande de gamins dont certains se disputaient un cerf-volant accroché à une
branche. Un peu plus loin, deux jeunes ballerines à demi-costumées s’en
venaient d’un pas alerte, accompagnées d’un jeune homme armé d’une
balalaïka et qui chantonnait une mélodie
mélancolique. Avant même qu’on pût bien les voir, ils s’étaient éclipsés par
une ruelle adjacente à l’hôtel.
A cet instant,
s’avisant du passage d’une calèche qui proposait ses services, d’un signe de la
main, Serge la héla. Les deux touristes entreprirent alors le tour de la ville,
après un préambule où les signes venaient souvent à la rescousse d’un dialogue
en anglais, mâtiné de vocables slaves. Ce matin-là, ils étaient prêts à toutes
les aventures, pourvu qu’elles demeurent dans les limites de la ville. L’idée
était que si les choses tournaient mal, ils n’avaient qu’à demander au premier
taxi venu, de les conduire au Grand Hôtel Pierre Le Grand où ils logeaient.
Calée sur son
siège couvert de peaux d’ours, Claudine semblait avoir oublié son malaise. Elle
n’arrêtait pas de s’extasier en regardant les voiles se répandre sur la Néva,
en des formes géométriques changeantes. Le fleuve était encore baigné dans un
léger frimas, que le soleil n’arrivait pas à dissiper totalement à l’orée du
pont.
Pourtant, les
choses n’allaient pas devoir se passer comme ils les avaient anticipées. A un
moment où toute l’attention se portait sur le fleuve, une violente commotion se
fit sentir aux passagers de la calèche. Le cheval venait d’être heurté
gravement par un camion. S’il pouvait
encore se tenir debout, il n’avait pas moins de sévères blessures aux pattes de
devant et au garrot. Sa carrière de cheval d’attelage venait d’être irrémédiablement compromise. Compte tenu des
circonstances, Serge et Claudine crurent bon de s’en retourner par taxi,
renvoyant éventuellement leur promenade à la fin de la conférence.
Toute la
délégation étrangère était conviée au Palais de Marbre, l’un des joyaux de
l’architecture de Léningrad. Inutile d’imaginer une ambiance plus protocolaire
pour une conférence internationale qui rassemblait 250 personnes environ. Dès
la première matinée des débats, Claudine reconnut René Benjamin, l’attaché culturel
auprès de l’ambassade de son pays à Moscou. Elle en fut très surprise, ne
s’attendant nullement à y rencontrer un tel personnage. C’est un sentiment
paradoxal que fut le sien: contente d’y retrouver un compatriote si loin de son
foyer et inquiète à la fois de l’objet de sa présence en ce lieu. Mais,
lorsque, au cours des débats, elle put se rapprocher de lui, elle laissa
paraître seulement les premiers éléments de son sentiment, sans manquer de
s’enquérir adroitement des motifs de sa présence à la conférence. A entendre le
diplomate, cela s’intégrait dans la fonction de l’ambassade d’être présente à
tous les événements internationaux. Cette réponse rassura Claudine. Ce n’était
donc pas une initiative pour la doubler comme elle aurait pu penser.
Vouée aux droits
de l’enfance, cette conférence allait traiter ce thème sur tous les tons. En
deux jours, Claudine ne manquait pas d’observer que cette question chez les
Occidentaux semblait opposer les droits des enfants à ceux des parents. Quand
vint son tour de prendre la parole, elle ne rata pas l’occasion de se dissocier
de cette approche qui lui semblait peu respectueuse de cette réalité dans son
pays. Dans les pays pauvres tout au moins, expliqua-t-elle, la promotion des
droits des enfants passe nécessairement par celle des droits des parents. Et
dépendant du niveau d’évolution des sociétés, les droits prioritaires à
promouvoir dans la pratique ne sont pas les mêmes. Sans doute, peut-on prendre
pour acquis que les besoins primaires des enfants en milieux privilégiés sont
satisfaits, en revanche, il est loin d’en être le cas chez les démunis. Cela a
des conséquences sur l’essence et l’exercice de ces droits par les enfants.
Plus que partout ailleurs, ils sont en pays sous-développés, absolument
dépendants des conditions économiques et sociales des parents.
Parmi les
différentes délégations, celle qui occupait la position d’avant-garde au
chapitre des droits des enfants était représentée par la Suède. Claudine en était tout à fait étonnée. Elle
ne s’attendait pas à trouver un tel leadership dans un petit pays. Sur cette
question, elle résumait sa pensée en disant,
s’il existe sur la planète telle chose qu’un enfant-culte, il est
nécessairement l’apanage de la Suède. Les mesures préconisées et déjà en application
dans ce pays, faisaient de l’enfant un
sujet de droit à l’égal de l’adulte. Par cette prise de position, la Suède se
distancie incommensurablement de beaucoup d’états y compris de ceux de
l’occident.
Sans rejeter de
telles perspectives pour l’enfance de son pays, Claudine était persuadée qu’il
fallait brûler bien des étapes avant d’y parvenir. A cet égard, la première des
étapes consistait à répondre, le plus
tôt possible, aux besoins primaires de nombreuses familles de son pays. Au
moment de remettre son rapport au ministère des Affaires sociales, elle
comptait annexer un plan qui pourrait servir à l’élaboration d’une politique
familiale capable de remédier à la situation. Quand elle en aura l’opportunité,
elle en discutera avec M. Benjamin, histoire d’avoir une première réaction à
son plan. S’il peut être du même avis que Serge, ce sera autant à mettre à son
crédit. Elle en était là de ses réflexions, à la veille de la fin de la
conférence, quand le téléphone sonna dans sa chambre. C’était M. Benjamin. Il
voulait savoir si Claudine comptait participer à la dernière journée de la
conférence. La réponse positive obtenue le rassura. Mais sa question laissa Claudine interrogative. Pourquoi
est-elle venue en Russie si ce n’est pour participer à la conférence? Mais elle
ne s’arrêta pas longtemps sur cette intervention. Elle songea plutôt à s’enquérir de la
disponibilité de son interlocuteur à lui donner, éventuellement, son avis sur
son plan de politique sociale. Quand elle voudra, au cours de la conférence, M.
Benjamin sera à son service. C’est ainsi que rendez-vous fut pris pour le
lendemain.
Comme convenu,
après la première heure du bilan, ils se retrouvèrent pour discuter. Après
l’exposé de son plan, M Benjamin ne manqua pas de prodiguer des conseils à
Claudine de manière à rendre son projet plus acceptable. Pour finir, il lui
tendit un pli qu’il était chargé de lui remettre de la part de l’ambassade.
Interloquée,
Claudine attendit d’être seule avant d’ouvrir l’enveloppe. Mais, quand elle en
prit connaissance au beau milieu du discours de clôture du ministre russe des
Affaires Sociales, elle ne crut pas ses yeux. Il s’agissait, ni plus ni moins,
de son congédiement comme déléguée à la conférence.
Comment
pouvait-elle être congédiée de son rôle à cet événement puisqu’elle y était
déjà et même à la fin de l’événement? Il y avait là quelque chose qui défiait
toute logique et qui lui apparaissait comme une aberration. Pourtant, elle
n’était pas née de la dernière pluie. Elle était d’un pays où les choses les
plus insensées pouvaient avoir du sens et où les choses les plus raisonnables,
conduire aux pires aberrations. Pourtant, elle n’avait pas tout vu, car un
message subsidiaire stipulait que son visa de retour comme celui de son mari était
annulé.
A partir de cet
instant, les choses devenaient claires pour elle. Pour avoir observé le procédé
à quelques reprises au cours des dernières années, elle pouvait le reconnaître.
Elle était devenue, comme d’ailleurs son mari, persona non grata en son pays
comme on se plaît souvent à dire. C’était la façon pour le gouvernement de leur
signifier leur situation d’exilés. Une fois en possession de cette information,
Claudine chercha des yeux M Benjamin parmi l’assistance, mais il avait disparu.
Aussi, décida-t-elle de tirer sa révérence à la conférence qui s’achevait pour aller en discuter avec son mari.
Ce dernier trouva
infâmes les membres du gouvernement de recourir à de tels procédés pour prendre
leur revanche sur eux. Pourtant, habitué à leurs louches manœuvres, il n’aurait
pas dû être étonné comme il le fut. Pendant qu’il rongeait son frein à attendre
sa femme, l’exercice auquel il se livrait concernait l’avenir de la Maison
Saint-Pierre. Il avait eu le temps d’envisager plusieurs hypothèses de
développement qu’il voulait discuter avec Claudine. Pendant son séjour à
Leningrad, il avait pris contact avec le bureau du tourisme et du développement
de la ville, pour tester des opportunités possibles pour sa maison de commerce.
Il en était sorti avec la conviction, qu’en dépit des difficultés inhérentes à
une telle entreprise, la porte pouvait s’ouvrir et qu’il lui incombait de
cultiver le terrain pour parvenir à des résultats.
Que signifie leur
exil pour la Maison Saint-Pierre? Pendant combien de temps cette situation
devra-t-elle durer? Claudine et Serge avaient beau ressasser jusqu’à
l’obsession ces questions, ils n’arrivaient pas à accepter la situation qui
leur était imposée. Ils avaient reçu un coup de massue sur la tête et ils
continuaient à voir des étoiles. Pendant toute la journée, ils restèrent
branchés sur l’incident à en mesurer toutes les facettes et toutes les
conséquences. En particulier, ils se demandaient à quand remontait cette
décision gouvernementale. S’il fallait que ce fût au tout début, quand l’offre
avait été faite à Claudine, le procédé
leur paraîtrait encore plus monstrueux. Sur cette question, le mari et la femme
différaient d’opinion. Serge refusait de croire que la malignité des
politiciens pouvait aller à une telle profondeur. Il croyait plutôt que cette
décision était imputable à la résurgence des mouvements politiques au cours des
dernières semaines. Claudine était d’un autre avis. Elle avait la conviction
que le gouvernement lui avait tendu un piège pour se débarrasser d’elle sans
que cela fasse du bruit. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle avait
hésité avant de donner son consentement au projet.
Mais, ils
n’allaient pas se laisser envahir par cet événement au point de tout laisser
tomber! Comme prévu le lendemain, ils iraient visiter le temple de la Beauté
qu’est l’Ermitage avant de passer à celui de la Bonté représentée par la
Cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul. S’ils ont le temps, ils reprendraient le
tour de la ville en espérant le faire, cette fois, sous de meilleurs auspices
et au détriment d’autres chefs-d’œuvre architecturaux ou d’autres sites
historiques.
Cette soirée se
passa à se mettre d’accord sur la suite des événements. En quittant la Russie,
ils mettraient le cap sur le Canada. Deux raisons militaient en faveur de ce
choix. D’abord, Serge bénéficiait encore du statut de résidant de ce pays et il
sera plus facile pour Claudine d’y régulariser légalement sa situation. De
plus, pour y avoir vécu, il avait une connaissance du milieu qui pouvait
faciliter leur intégration et atténuer considérablement les conditions de leur
exil.
Par la suite, ils
s’étaient mis en frais de trouver comment continuer à gérer la Maison
Saint-Pierre, si d’aventure le gouvernement ne la réquisitionne pas. Ne pouvant
savoir la décision qui serait prise, ils sont tombés d’accord pour considérer
l’hypothèse du statu quo. Auquel cas, ils maintiendraient le comptable au poste
de directeur intérimaire en attendant d’avoir des renseignements
supplémentaires sur l’évolution de la situation politique. Dans le cas de Bel
espoir, Claudine s’apprêtait à entrer en communication avec ses
collaboratrices, néanmoins, compte tenu de la compétence et de la motivation de
ces dernières, elle n’avait pas de réelles inquiétudes quant à la poursuite de
son œuvre. Presque rassérénés sur leurs perspectives d’avenir, ils firent sur
Aéroflot une réservation pour Montréal et se préparèrent à passer une de leur
dernière nuit à Leningrad.
Postace
En tant que construction de l'esprit, on n'apprendra rien à personne en remarquant que le roman appartient, par sa matière première, autant à la réalité qu'à l'imagination. Mais la distinction entre la part du réel et celle de la fiction dans une oeuvre romanesque, devient une gageure très problématique. Car la réalité a comme attribut de pouvoir s'insinuer sournoisement, parce que souvent inconsciemment, et donc, plus profondément qu'on veut bien le reconnaître. Quant à la fiction, elle est souvent présente là où la croit absente par la magie que confère son amalgame dans le creuset du romancier.
L'oeuvre de création qu'est Tyrannie sous les tropiques n'échappe pas à ce conditionnement tant en ce qui a trait aux contours des personnages qu'aux situations dans lesquelles ils évoluent. Pour illustrer les différents contextes évoqués, il a bien fallu avoir recours aux faits ou suppléer au manque par l'imagination même si l'oeuvre qui en découle prétend s'imposer par sa radicale irréductibilité à ces faits ou à sa part de fiction.
En dépit de cette remarque, il convient d'indiquer la dette de l'auteur à Mark Lane. C'est à lui qu'il est comptable d'avoir pu restituer l'atmosphère de la guerre du Vietnam, à ses débuts comme au plus fort de l'action.
(1) Mark Lane: Les soldats américains accusent, Maspéro 1972
Postace
En tant que construction de l'esprit, on n'apprendra rien à personne en remarquant que le roman appartient, par sa matière première, autant à la réalité qu'à l'imagination. Mais la distinction entre la part du réel et celle de la fiction dans une oeuvre romanesque, devient une gageure très problématique. Car la réalité a comme attribut de pouvoir s'insinuer sournoisement, parce que souvent inconsciemment, et donc, plus profondément qu'on veut bien le reconnaître. Quant à la fiction, elle est souvent présente là où la croit absente par la magie que confère son amalgame dans le creuset du romancier.
L'oeuvre de création qu'est Tyrannie sous les tropiques n'échappe pas à ce conditionnement tant en ce qui a trait aux contours des personnages qu'aux situations dans lesquelles ils évoluent. Pour illustrer les différents contextes évoqués, il a bien fallu avoir recours aux faits ou suppléer au manque par l'imagination même si l'oeuvre qui en découle prétend s'imposer par sa radicale irréductibilité à ces faits ou à sa part de fiction.
En dépit de cette remarque, il convient d'indiquer la dette de l'auteur à Mark Lane. C'est à lui qu'il est comptable d'avoir pu restituer l'atmosphère de la guerre du Vietnam, à ses débuts comme au plus fort de l'action.
(1) Mark Lane: Les soldats américains accusent, Maspéro 1972
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