jeudi, septembre 07, 2017

TYRANNIE SOUS LES TROPIQUES


                                                   

                                                   
                                                 

                                              
                                              
                                                                                                  




                                                

                  

                                                                   ROMAN







                                                                  







                    


                                                               REMERCIEMENT

           Ce texte a fait l’objet de plus d’une lecture de Fanny, ma compagne. Elle s’est fait un devoir de débusquer, entre autres, les scories ou les effets de langage dûs, par inclination, à ma profession d’origine. Je l’en remercie profondément.




















                                                           PREMIÈRE  PARTIE
                                                              

                                                              CHAPITRE I

 Tout a commencé au début des années soixante, par une sombre matinée de novembre, dans une Haïti en pleine débandade, sous la férule implacable d'un dictateur sanguinaire.Obnubilé par l'ivresse du pouvoir personnel, il avait, depuis longtemps, rendu caduques les règles du droit et de la morale et décliné la violence sous toutes ses formes, d'un bout à l'autre du pays
     Ce matin-là, en débouchant du Chemin des Dunes, Serge Valcour tomba sur une longue théorie de voitures officielles qui passaient en grande vitesse, toutes sirènes hurlantes, entraînant dans leur sillage plusieurs camions de troupes remplis de Tontons macoutes. S’il n’avait appris, depuis longtemps, que ce genre de manifestations traduisait la façon dont le pouvoir se donne en spectacle, il eût compris qu’il se passait quelque chose de grave au bas de la ville. Peut-être une déflagration où les morts se comptaient par dizaine, voire un incendie qui aurait détruit le quartier des affaires, sans parler d’une attaque de terroristes qui auraient pris le contrôle des arsenaux de la ville. Mais, accoutumé à ces manifestations sporadiques, il avait compris que rien de grave n’était survenu, sinon, que le pouvoir se donnait à voir au peuple, comme il le faisait à certaines occasions, de façon à frapper l’imagination de tous les opposants tapis dans l’ombre et qui voudraient lever la tête. Rien de grave, sauf de quoi insuffler un supplément de zèle et d’énergie dans la défense du régime à ses partisans, dont quelques-uns commençaient à afficher des signes inquiétants d’embonpoint.
     Pendant que douze de ces sbires se déployaient au carrefour, le pas militaire, la mitraillette à la main, Serge Valcour franchissait timidement le périmètre opérationnel. Engoncés dans leur affreux uniforme bleu qui ajoutait un coefficient d’horreur au paysage dans le clair matin, il se surprenait à penser qu’il devait se garder d’avoir maille à partir avec un de ces effroyables personnages. Il était porteur, sous sa chemise, d’un document hautement compromettant qui établissait l’oppression du pouvoir sur le peuple. De plus, ce document faisait état de l’illégitimité de ce pouvoir et d’un plan pour le renverser par un soulèvement populaire, soutenu par des actions de guérillas dans des zones stratégiques du territoire. S’il était arrêté, on eût, sans l’ombre d’un doute, découvert les feuillets incriminants.  Il eût été certainement exécuté, après avoir été soumis à la torture pour lui faire révéler les noms de ses complices.
     Sur le coup, il cessa de respirer en ayant l’impression, par ce moyen, de réduire les situations possibles de friction avec les agents du pouvoir, comme si, d’aspirer sa portion d’oxygène eût pu lui être reproché. Mais en même temps, il ne pouvait reculer parce que ces derniers avaient déjà pris position dans l’espace qu’il venait de quitter. Il était donc obligé d’avancer avec la certitude que certains de ceux-là lisaient dans son visage le secret enfoui sous sa chemise, malgré et, peut-être, parce qu’il maintenait la tête baissée pour éviter leurs regards.
     En dépit de la tiédeur de ce matin d’automne, de grosses gouttes perlaient sur son front et le long de sa colonne vertébrale, rayant, il le supposait, sa chemise légère de coton. Il avait hâte de franchir ce périmètre de tous les dangers. Il craignait que sa chemise en passe d’être imbibée, d’un bout à l’autre, ne révèle le document dans sa cachette, achevant d’expliquer son comportement bizarre.
     Quand finalement il se retrouva de l’autre côté de la rue, tournant le dos aux affreux miliciens, il eut l’impression qu’ils avaient tous les yeux braqués sur lui, n’osant pas se retourner pour éviter leurs regards et s’attendant, à chaque instant, à être interpellé ou à les voir surgir pour l’arrêter. Mais au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il accélérait son rythme en vue d’atteindre son objectif, soit de tourner le coin de la rue pour ne plus être visible de l’effrayant carrefour.
     S’il s’écoutait, il serait allé s’asseoir sur un muret près du trottoir, histoire de reposer  ses jambes  flageolantes. Mais, voulant mettre entre lui et les flics davantage de distance, il continuait à marcher rapidement, franchissant d’affilée plusieurs coins de rue sans même s’en apercevoir. Quand finalement il estimait suffisante sa marge de sécurité, quel ne fut pas son désappointement de se rendre compte qu’il était en face d’un poste de quartier des Tontons macoutes et que trois de ces derniers, armés de mitraillettes, semblaient déjà l’avoir dans leur mire.
     Son premier mouvement était de prendre ses jambes à son cou. S’il s’était abstenu de le faire, ce n’est guère parce que la démarche était considérée comme dangereuse. Pris de panique, ses gestes n’obéissaient alors à aucune logique. Au moment de rebrousser chemin, seule la paralysie l’avait empêché de céder à la pulsion de courir. Il avait la conviction qu’une rafale de mitraillette n’allait pas tarder à crépiter à ses oreilles, ayant la certitude qu’avant de mourir, il aurait pleinement le temps de bien entendre l’infernale pétarade.
        Néanmoins, il se consolait, pour ainsi dire, en pensant que plus la rafale serait sauvage et meurtrière, plus vite il en succomberait, s’épargnant par ainsi, l’expérience d’une trop longue souffrance. A chacun de ses pas, il croyait que c’était le dernier, mais après avoir parcouru quelques mètres, l’objet de ses craintes ne se manifestait pas.  Il en trouvait l’explication dans l’idée que ses bourreaux attendaient qu’il se retourne pour l’abattre. Il les voyait rageurs d’avoir été obligés de le mettre en joue si longtemps. Encore généreux à leur endroit, il leur imputait une sorte de morale dans l’exercice de la violence à l’endroit des gens désarmés qui les empêchait de tirer dans le dos, bien qu’il ne comprît  pas que ces chiens enragés pussent avoir à obéir à une morale, de quelque nature qu’elle fût. Peut-être n’était-ce que le besoin de suggérer une situation de légitime défense de leur part. Auquel cas, croyait-il, ils ne manqueraient pas, après sa mort, de lui mettre un fusil à la main.
     Quoi qu’il en soit, pour la deuxième fois, malgré l’envie de se retourner, son désir de survivre l’emportait sur sa curiosité. Néanmoins, il n’était pas au bout de ses peines, car le coin de la rue qui lui permettrait d’échapper au champ de vision des miliciens était encore très éloigné. S’il se trouvait dans un quartier commercial, il serait entré sous un prétexte quelconque dans la première échoppe en vue. Mais il était à la limite d’une banlieue résidentielle qui n’offrait aucune escapade possible à l’intérieur des maisons, protégées qu’elles étaient par des portails métalliques grillagés, dont certains entrouverts, laissaient voir des molosses en mal de victimes, au bout de leur chaîne. Au moment où il prenait conscience que le document en déliquescence par la sueur attirait dangereusement l’attention, il eut la chance de s’engouffrer dans un taxi qui venait juste de déposer un client à deux pas de lui. Un coup d’œil furtif, permettant de  saisir que les flics venaient de sauter dans leur voiture, avait agi sur lui comme un aiguillon. Cela l’avait déterminé à presser le chauffeur de déguerpir au plus vite, avant de l’orienter, par des détours impossibles, vers une destination centrifuge, histoire de semer ses poursuivants. Quand finalement il s’estimait avoir suffisamment progressé dans un labyrinthe inextricable de ruelles mal famées, il demanda au chauffeur de s’arrêter, se délestant de tout ce qu’il avait d’argent pour la course. Jamais auparavant il ne s’était aventuré dans ce coin de la ville. Les taudis qu’il voyait, faits de morceaux de tôles et de résidus de toutes sortes de boîtes de carton, lui donnaient l’impression d’être à mille lieues de son point de départ. Il connaissait l’existence des bidonvilles qui ceinturent la ville. A part quelques aperçus d’une voiture ou, à l’occasion, des images à la télévision, sa connaissance de cette réalité était toute cérébrale et théorique. Jamais auparavant il n’avait pu la mesurer d’aussi près. En dépit du fait qu’il était colleté avec la question existentielle urgente de sa propre survie, ce qu’il voyait, confirmait confusément l’orientation idéologique à l’origine de sa lutte à cet instant. A défaut d’avoir accumulé des réalisations dans la ligne de cette orientation, il se désolait de penser que s’il mourait à ce moment-là, ce ne serait que pour ses idées généreuses à l’endroit du peuple. Ayant été nourri dans la pensée qui a animé beaucoup d’intellectuels de gauche des années soixante, son existence n’avait de sens que si elle pouvait compter à son crédit une contribution, quelque minime fût-elle, en vue de l’ascension sociale et morale de ses congénères. Pour lors, le sens de son existence se réduisait à une tension, une aspiration qu’il rêvait de pousser à son terme. A cette période de sa vie, ce rêve occupait tout le champ de sa conscience, renvoyant dans l’ombre ses autres sphères d’intérêt.
     Largué comme un extra-terrestre dans cette ruelle humide et sale qui sentait le sordide et le stupre, il était désemparé de voir partir le taxi. Pourtant il ne se décidait pas à s’en retourner avec lui et à courir le risque de se rapprocher de l’objet de sa frayeur. Dans ce no man’s land, s’il n’était pas sûr d’être en sécurité, il avait au moins la certitude, probablement avec un brin de naïveté, que les bras des Tontons macoutes n’arriveraient, tout de même, pas si loin. Malgré des fringues devenues peu avenantes et un visage fripé par l’émotion, à vue d’œil, il trahissait une impression d’étrangeté dans ce quartier misérable, comme si son aspect sinistre ne faisait pas le poids devant la tristesse et le dénuement du milieu. Certaines des prostituées qui s’affichaient des deux côtés de la ruelle faisaient les cents pas, alors que d’autres se contentaient de s’asseoir ou de s’accroupir devant l’entrée de leur cagibi. Elles avaient beau jouer du violon à son attention, mais perdu qu’il était dans ses pensées lugubres, il n’entendait ou ne comprenait pas le sens de leur invite. Devant son apathie, d’aucunes n’hésitaient pas à le passer en dérision, le traitant dans leur langage, de mauviette et de tapette, prenant leur revanche sur son attitude de mépris, en se payant sa tête durant quelques minutes.
     Néanmoins, comme s’il devait faire quelque chose, il se mit à marcher, reprenant le labyrinthe à l’envers, esquivant de justesse les flaques de boue qui jonchaient la ruelle et contournant les chiens efflanqués et hargneux qui sortaient, de-ci, de-là, des corridors étroits et purulents. Bien qu’il ne cessât de penser à ses poursuivants, il ne se sentait plus acculé au pied du mur comme auparavant. Cela lui laissait un espace de liberté pour penser aux conditions de vie dans ces bouges immondes. Que d’écueils, pensait-il, doivent surmonter des enfants, pour arriver à grandir physiquement et moralement dans ce lieu! Pour un de récupéré par les forces positives de la vie, combien doit-il y en avoir de perdus dans les bas-fonds de la misère, du crime et du désespoir! Pourtant, reconnaissait-il, cela risquait de durer longtemps encore, à moins que, d’ici là, des changements ne surviennent dans ce pays… Prenant tout à coup conscience du document sous sa chemise, avisant une encoignure pestilentielle au tournant de la ruelle, il osa sortir ce qui en restait et, après avoir jeté un regard circulaire, il le réduisit  en mille miettes qu’il jeta dans un bac à ordures, après s’être arrangé pour que les moindres parcelles soient dispersées dans le contenu en décomposition.
     Délesté du document, il se sentit tout à coup devenir léger, retrouvant son équilibre psychologique. Il continuait à marcher, mais il savait dorénavant à quelle fin : il voulait absolument quitter ces venelles crasseuses et déboucher sur des perspectives moins sinistres. Après une demi-heure environ, il émergea sur une rue qu’il connaissait bien, pour y être venu souvent par le passé, chez un ami. Il avait beaucoup de peine à croire que la maison qui l’avait vu tant de fois, fût seulement à une vingtaine de minutes, de ce quartier sordide qu’il venait de traverser. A défaut de se faire conduire à domicile, il espérait obtenir de son ami de quoi prendre un taxi, mais il avait beau sonner, personne n’y apparaissait. Il n’était pas pour autant abattu, s’estimant heureux d’être sorti vivant de ce cauchemar et d’arriver à semer les Tontons macoutes. Quand, en définitive, après avoir marché sous un soleil de feu et senti ses vêtements lui coller à la peau, il parvint chez lui, il opposa le plus grand silence aux questions insistantes de sa mère intriguée par sa mine déconfite et la désinvolture de son accoutrement. En ceci, il appliquait strictement la consigne de la cellule du mouvement auquel il faisait partie. Son silence garantissait autant la pérennité de l’action idéologique et politique, que la sécurité de ses camarades de cellule, sans compter celle de ses proches, dont la sollicitude à son égard pouvait, à certaines occasions, être son talon d’Achille.
     En dépit de ses aventures, il n’avait pas encore rempli sa mission. Il lui restait à récupérer le document, à en faire un certain nombre de copies qu’il aurait à distribuer clandestinement, en des endroits stratégiques, dans la zone sous sa responsabilité. Le tout devait être fait avant la date prévue, dans trois jours, pour une commémoration politique par le parti au pouvoir. Ce retour à la réalité de son action subversive le rendait nerveux. Plus, en tout cas, qu’il ne l’avait jamais été dans le passé. Quand il se mit à anticiper la réaction des milieux gouvernementaux à la découverte de cet appel à la révolution, sa nervosité monta encore de quelques degrés. Il  imaginait leurs agents comme des chiens enragés, prêts à mordre tous ceux qu’ils rencontreraient sur leur chemin. Comme par le passé, il prévoyait une rafle où beaucoup d’innocents risqueraient de perdre leur liberté, sinon leur vie. Pour un peu, il se sentirait condamnable, mais il s’était ressaisi à temps pour considérer que le gouvernement, par le biais des forces de répression, serait le seul coupable.
     La perspective de la réaction du pouvoir avait suffi, néanmoins, à galvaniser son ardeur et sa détermination et le forcer à se lever. Deux heures plus tard, après avoir pris une douche et dîné, il avait déjà repris le collier, tellement que dans la nuit même, sa mission avait été exécutée sans anicroche, mais non sans lui avoir procuré des moments de terreur.
     Quand il retrouva ses camarades de cellule, deux jours plus tard avant les festivités, il y avait une telle atmosphère d’enthousiasme que cela fit oublier aux uns et aux autres, les moments éprouvants dans l’exécution de leur tâche. Il aimait beaucoup ces rencontres qui donnaient une envergure transcendantale au travail difficile que ses amis et lui faisaient dans le danger et la solitude. Et s’ils étaient portés, parfois, à oublier le sens de leur action, c’est là que celle-ci retrouvait sa vraie perspective, en voyant son prolongement dans une vision eschatologique de son univers social et politique.
     Depuis trois ans, sa vie s’écoulait ainsi entre ses activités d’étudiant et celles de militant, accordant, par la force des choses, la primauté à celles-ci sur celles-là. Jusqu’à ce qu’il changeât d’idées par la suite, il estimait, au début, que ses études de droit et d’ethnologie qu’il poursuivait, d’abord concurremment, étaient une activité de privilégiés. A son avis, elles ne valaient pas les combats livrés au jour le jour, dans la rue et partout, où l’on pouvait le mieux déboulonner ce régime qui maintenait le peuple dans l’asphyxie. Et s’il avait laissé tomber de telles idées, c’est parce qu’il considérait, entre-temps, que ces études le rendaient mieux armé dans l’exercice de son travail de sape. C’était son objectif, un objectif qu’il travaillait d’arrache-pied à réaliser avec ses camarades et qui écartait, d’emblée, tous les autres qui se disputaient son attention, y compris ses études. C’est pour cette raison qu’il avait pris le parti de ne pas s’attacher à Claudine, en dépit des efforts de volonté que cela lui avait coûtés. Il vivait sa vie sous le signe du provisoire, de la précarité et de l’insécurité. Cette situation lui paraissait contradictoire par rapport aux exigences qui lui seraient faites, dès l’instant où il lâcherait la bride à son cœur.  D’autant que, dans la perspective de son échec, s’il ne laissait pas sa peau, il se verrait probablement dans la nécessité de prendre le maquis ou le chemin de l’exil.
     C’est à tout cela qu’il pensait en revenant de sa réunion de cellule. Ayant pris du sang neuf par la seule magie de sa rencontre avec les autres, il se confirmait, encore une fois, dans la ligne politique qui était la sienne depuis quatre ans. Au bout de sa traversée du désert, il espérait que les lendemains qui chantent ne seraient pas un mirage. Il était enthousiaste et inquiet à la fois. Enthousiaste d’avoir mené à bien sa mission sans aucune bavure. Dans les rapports oraux de ses camarades, chacun était formel là-dessus : tout s’était bien passé. Les quartiers de la ville placés sous leur responsabilité avaient été entièrement investis par des tracts, révélant l’état de la situation du pays et appelant le peuple à se soulever.
     D’un autre côté, il savait que la réaction des forces de répression serait brutale, en tout cas, à la mesure du succès de leur travail de subversion et il en était inquiet.
     En arrivant chez lui, il s’étendit sur son lit, les yeux au plafond à réfléchir sur les différents scénarios possibles des forces de répression. Allait-on encore remplir les prisons d’innocents comme par le passé? Y aurait-il des exécutions en masse comme l’année dernière? Ou préférerait-on faire le mort pour mieux débusquer les velléités de résistance et détruire les foyers de révolte?
     Longtemps, il pataugeait dans les affres de ces sinistres pensées, quand la sonnerie insistante du téléphone l’obligea à se lever. Ce qu’il entendit en décrochant le récepteur lui arracha un juron de surprise; en même temps, il devint livide. M Saint-Pierre, le père de Claudine, venait d’être arrêté.


















                                                                      CHAPITRE  II







                                     

                                                        
 
             La famille Saint-Pierre habitait une maison gingerbread, dans un quartier qui était chic au début du siècle dernier et qui témoignait encore fièrement du style d’une époque révolue. Il restait une vingtaine de ces maisons dans le quartier et elles étaient toutes occupées par d’anciennes familles de la ville. Petit à petit, les occupants devaient faire face à une colonisation plus récente, qui amenait avec elle un modèle nouveau d’habitation à base de béton. Le clivage des appartenances de classe passait, peu ou prou, entre les styles d’habitation dont le nouveau était dominé, en général, par les représentants du pouvoir qui affichaient d’autant plus d’arrogance et d’ostentation, que certains d’entre eux étaient souvent incultes et frustrés. En général, les anciens résidants fuyaient les interactions avec les nouveaux, non seulement parce qu’ils n’avaient pas de valeurs communes, mais aussi, par crainte d’être piégés par ces derniers qui avaient mauvaise réputation. Ils les percevaient comme des gens qui n’hésiteraient pas à utiliser tous les moyens pour les compromettre et leur enlever toutes les positions qu’ils occupaient dans la société

 Quand  on repéra le tract d’un réquisitoire en règle contre le gouvernement dans le jardin des Saint-Pierre, l’incident aurait pu être banal sans la présence d’un voisin, suppôt du régime. Mais dans un laps de temps très court, il était devenu une importante affaire politique. M Saint-Pierre, accusé d’avoir mis au point et diffusé des informations subversives à l’encontre du gouvernement, était arrêté et conduit au bureau de la police politique pour être interrogé.

     Serge avait conscience de la gravité de l’incident, plus encore que Claudine qui ne connaissait pas le contenu du tract et les mœurs des officines policières. Car dès le début, il avait compris qu’il s’agissait de l’une de ces feuilles que les membres de son organisation avaient disséminées à travers la ville et qui appelaient le peuple à se défaire du gouvernement. Pendant qu’elle lui faisait part de ses inquiétudes au sujet de son père, il maudissait en son for intérieur le sort qui a fait de lui, en quelque sorte, un des artisans des malheurs de ce dernier.
     En raccrochant le récepteur, Serge avait regagné son lit, mais il n’était pas plutôt couché qu’il sentit le besoin de se lever. La stimulation de son cerveau était telle qu’il ne pouvait tenir en place. Il tournait en rond en faisant les cents pas dans le couloir qui séparait la section des chambres de celle de la salle à manger et du salon. Sa situation était inconfortable. Il poursuivait de sa logique trente-six lièvres à la fois. Aussitôt qu’il pensait à Claudine, sa bien-aimée, sans vouloir se l’avouer franchement et, encore moins le lui dire, il était obsédé par l’angoisse qu’elle devait connaître inévitablement et la manière de l’atténuer, sinon de la neutraliser complètement. En s’orientant dans cette voie, il tomba nécessairement sur la source de sa peine, c’est-à-dire, son père alors sous le joug de la police. Comment le sortir de ce guêpier où des centaines de citoyens avaient déjà laissé leur vie? Pourtant, il était conscient que sa situation psychologique était de celles, par rapport auxquelles, il avait, comme ses camarades militants, reçu la mise en garde la plus formelle lors de sa période de formation. Si la direction de l’organisation connaissait les éléments à l’intérieur desquels il se débattait, elle se serait évertuée à le mettre sur la touche, loin du théâtre des opérations, en raison de son éventuelle vulnérabilité. Voilà pourquoi, il devrait faire silence sur son dilemme à la prochaine réunion de cellule, s’il voulait continuer à trouver une solution au problème de Claudine. En attendant, il savait que la faction au pouvoir n’était pas dupe. Même si elle était heureuse de tomber sur l’occasion favorable d’incriminer M Saint-Pierre et, par lui, toute la classe à laquelle il appartient, elle savait pertinemment qu’il n’avait pas fait le coup. L’avantage de la situation présente pour les détenteurs du pouvoir, c’était de leur permettre de gagner sur deux tableaux à la fois. D’une part, de terroriser les partisans de classe de M. Saint-Pierre qu’elle appelait « les forces réactionnaires », avec des accents qui donnaient à voir, soit des traîtres à la nation, soit des hordes démoniaques prêtes à livrer le territoire national au plus offrant. D’autre part, de focaliser l’attention générale sur le cas de M. Saint-Pierre, l’apatride, en permettant d’endormir la vigilance des vrais responsables et de les surprendre au moment où ils s’y attendraient le moins.
     Par conséquent, plus la propagande du gouvernement s’intensifiait, plus Serge croyait nécessaire d’être sur ses gardes. Il eût été normal devant un événement si douloureux pour son amie Claudine, dont la mère est morte à sa prime enfance, qu’il cherche à la voir pour la réconforter; pourtant, malgré le désir à peine voilé de la jeune fille, ce n’est pas cette décision qui avait prévalu. Maintenant le contact avec elle et se montrant parfois d’une empathie surprenante, ses propos n’allaient pas toujours jusqu’à leur terme logique quand il n’y avait pas, tout bonnement, un hiatus entre eux et ses gestes.
     Cette observation n’était pas nouvelle de la part de Claudine. Que de fois n’avait-elle pas rêvé d’être au bras de son ami Serge! Pourtant, à part les rencontres fortuites lors d’activités estudiantines, ils ne se rencontraient pas souvent, sinon chez Mme Vancol, une pianiste amie des deux familles. C’est d’ailleurs chez elle qu’avait eu lieu leur première rencontre, dont chacun gardait en silence un souvenir indélébile.
     Claudine comprenait d’autant moins le comportement de Serge qu’il bénéficiait d’un avantage qu’aucun autre jeune ne disposait. Il était bien vu de son père qui se méfiait, a priori, de tous les jeunes de l’autre sexe qui voulaient établir des relations avec elle. Un jour, en visite chez Mme Vancol, il rencontra Serge et sa mère. Quand la conversation vint à se dérouler sur la situation générale du pays, il était subjugué par la profondeur des analyses de Serge et l’originalité des éléments de solution qu’il considérait en rapport avec  la situation. A une époque où la question de l’alphabétisation des masses n’était pas encore à la mode et, encore moins, celle de l’utilisation de la langue vernaculaire, par souci d’efficacité, il avait déjà intégré cet élément dans son système. Il avait des vues très intéressantes sur la réforme agraire à instituer, au triple point de vue de l’équité sociale des citoyens, de l’augmentation de la production agricole nationale et de la sédentarisation des ruraux à leur coin de campagne, désengorgeant, par le fait même, les quartiers pauvres des villes. Mais, c’est, entre autres, la question des finances publiques qui touchent à beaucoup d’instances à vocation économique ou beaucoup de mécanismes du même type, qui lui avait inspiré les changements les plus révolutionnaires. Longtemps après, en se rendant chez lui, M. Saint-Pierre ressassait dans son esprit les idées qui lui paraissaient les plus incongrues. Il œuvrait lui-même dans le domaine du commerce international. Pourtant, il n’avait jamais imaginé la question cruciale de la balance des paiements et son impact sur la santé des finances publiques. Il revenait sans cesse au système fiscal qu’il comparaissait à un filet magique qui permettait de retenir les petits poissons et de laisser s’échapper les plus gros. Pourtant, à y réfléchir davantage, ce qui lui paraissait incongru commençait à prendre du sens.
     Mais, par delà les vues originales et souvent révolutionnaires de Serge, ce qui frappait M. Saint-Pierre, c’est l’agencement de ses éléments de réflexion en un tout cohérent et systématique, qui ne laissait rien dans la marge. Jamais auparavant, il ne s’était trouvé devant quelqu’un qui fût capable de présenter la diversité des défis que confronte le pays, dans une telle logique d’ensemble. Il n’était pas d’accord avec toutes ses idées. Il trouvait prohibitives les taxes qui devaient frapper certains biens à l’importation et n’accepterait pas d’avoir à payer des impôts. Il reconnaissait, néanmoins, que ces éléments étaient conformes à son schéma et, comme tels, pourraient sans retouche, constituer la plate-forme d’un gouvernement. De cette rencontre, il avait gardé un sentiment d’admiration à l’endroit du jeune homme à qui il prédisait un brillant avenir, si les circonstances politiques devaient lui être favorables.
     Par la suite, lors d’une rencontre fortuite chez des amis communs, ses sentiments avaient été confirmés lorsqu’il l’avait entendu faire la critique du système d’éducation en vigueur au pays et ébaucher l’orientation d’une réforme appropriée. Le jour même, au dîner, il n’avait pas cessé de faire son éloge, sans savoir que sa fille nourrissait, en silence, des sentiments d’intense affection à son égard.
     De fait, depuis déjà quelque temps, Claudine était bouleversée par l’état de ses rapports avec Serge. Elle savait que ce dernier n’avait aucune liaison. C’est du moins ce qu’il lui avait dit. Elle savait également qu’elle ne lui était pas du tout indifférente. Elle croyait même avoir perçu dans ses yeux, une flamme à la mesure de ses amabilités et de son empathie et  qui ne pouvait pas tromper.
     De son côté, elle pensait avoir émis autant de signaux de ses sentiments à son égard que le permettait son éducation et sa pudeur. Pourtant, comme un fruit mûr qui n’arrivait pas à tomber, leurs rapports  restaient englués dans l’immobilisme, comme sous l’emprise de la force d’inertie. Elle ne pouvait donc pas comprendre l’abstention de Serge. Il y avait un empêchement dont elle ignorait la nature. Si elle ne le connaissait pas, la question de son orientation sexuelle se serait posée à son esprit, mais elle avait suffisamment de renseignements sur lui, pour savoir avec certitude, que le fond de la question n’avait rien à voir avec cette problématique.
     C’est ainsi qu’elle aussi tournait en rond à essayer de comprendre la situation de son père, ainsi que le comportement de Serge. Il lui semblait même que ce dernier était moins pressé de la rencontrer depuis l’arrestation de son père. Aurait-il peur d’être associé à l’apatride que dénonçait la radio gouvernementale depuis quelque temps? Pourtant, dans le même temps, il ne manquait pas d’intensifier les marques d’affection par téléphone. Au point qu’une fois, elle croyait fermement qu’il allait finir par lui avouer son amour. Mais il s’était ressaisi à la dernière seconde, en faisant une de ces pirouettes verbales dont il avait le secret. Parallèlement, par tous les moyens à sa disposition, en recourant à des amis et, au premier chef, à ses parents, Serge intervenait à plusieurs instances, à la fois, pour obtenir la libération de M. Saint-Pierre. A défaut d’avoir gain de cause, les démarches, peut-être un peu les siennes, eurent pour conséquence son orientation au Pénitencier national plutôt qu’aux cachots de Fort Dimanche de sinistre réputation, où l’on meurt, inévitablement, des privations de toutes sortes quand ce n’est pas souvent sous le supplice de la torture.
     Bien entendu, Claudine était aux désespoirs de ce que son père n’ait pas été relâché. Son seul réconfort venait de le savoir ailleurs qu’à Fort Dimanche. Les efforts de Serge dans ce sens étaient parvenus à ses oreilles et elle lui était reconnaissante, malgré ses difficultés à comprendre ses louvoiements à son égard. Au cours des deux jours suivants, ses préoccupations se rétrécissaient aux limites de sa piété filiale et de ses élans d’amour. Elle passait de l’une à l’autre avec la plus grande facilité, car l’une appelait l’autre, sans discontinuité. Elle prenait conscience, en même temps, que les deux hommes qui comptaient dans sa vie lui étaient séparés : son père par la prison et son ami, par un mur invisible qu’elle n’était pas arrivée à abattre, en dépit des efforts surhumains sur sa pudeur et les exigences du code familial.
     Étendue sur une chaise longue au bout de la véranda, elle avait l’air d’observer les allées et venues du jardinier qui ne finissait pas de soigner les bougainvillées ayant pris position à un coin de la maison, lançant des branches comme des tentacules. A la vérité, c’est à peine si elle le voyait. Son regard, perdu dans le vide, scrutait l’émergence de sa propre pensée sur elle-même. Il lui parut dans le clair-obscur du soir, qu’il lui faudrait peut-être forcer le destin, en faisant sauter ses blocages psychologiques. Au début, cette perspective lui semblait indéfendable à ses propres yeux, par rapport aux principes de base de son éducation. Mais elle avait suffisamment considéré, en vain il est vrai, les possibilités d’autres alternatives, qu’à la longue, le projet d’initier une clarification avec Serge lui apparaissait comme la seule susceptible de la sortir de ce marais fangeux dans lequel elle s’engluait.
     Jadis, longtemps après la mort de sa mère, elle avait forcé la main de son père, en lui faisant consentir à son inscription dans une école laïque, plutôt que dans une école confessionnelle à laquelle elle était destinée. Elle avait toujours considéré ce geste comme sa première victoire dans la vie et elle en était fière. Malgré que cette fois, le principe d’autorité ne soit  pas en cause, il lui parut qu’elle était, néanmoins, plus démunie et plus vulnérable. Prenant quand même son courage à deux mains, elle se leva d’un bond, s’attira le téléphone et composa le numéro de Serge avec une grande détermination, malgré un profond sentiment d’enfreindre  un tabou.
   Mais il ne suffisait pas d’avoir pris la décision. Encore fallait-il s’être conciliée le destin. Or, comme on le verra, il n’était pas au rendez-vous auquel elle l’avait convié.

















                                                    CHAPITRE III

                                             



                               La cellule Alpha à laquelle Serge faisait partie était constituée de cinq personnes dont l’une, Paul Garceau, jouait le rôle de coordonnateur en raison de son emprise intellectuelle sur les autres. Il avait une  grande culture politique alimentée par les travaux de beaucoup de penseurs du siècle dernier. Il était marxiste, mais sans le dogmatisme de beaucoup de militants de l’époque. Cette facette de sa personnalité avait beaucoup plu à Serge qui appréciait de trouver chez lui, les attributs d’une nature qui n’abdiquait jamais ses capacités de réflexion devant la Doctrine,  fût-ce  celle de Marx, de Lénine ou de Mao. Cette flexibilité au plan de la pensée en faisait quelqu’un de pragmatique dans l’action politique et confinait, somme toute, à une grande efficacité. Bien qu’il fût difficile d’apprécier la performance des différentes cellules, tant en ce qui a trait à la formation, qu’à la mise en œuvre des activités politiques, la croyance commune voulait que la cellule Alpha porte bien son nom, étant souvent à l’origine des orientations de l’organisation.
     Ce matin-là, Serge était en train de déjeuner quand un lecteur de nouvelles de la radio gouvernementale, connu pour son ton emphatique et sa grandiloquence, amorça la lecture du bulletin. Ce que Serge entendit, d’entrée de jeu, lui fit avaler de travers. On venait d’arrêter Paul Garceau. Il serait fortement compromis dans l’appel au soulèvement sur le territoire national contre le gouvernement. D’ici quelques heures, d’autres arrestations étaient à prévoir parmi ses complices éparpillés dans toutes les régions du pays. Et faisant du zèle, il invitait la population à dénoncer ces traîtres et ces terroristes qui travaillent à déstabiliser le gouvernement pour instaurer un régime communiste.
     Cette nouvelle fit sensation, pas seulement dans les rangs des forces d’opposition renommées pour leurs activités militantes, mais aussi dans les milieux gouvernementaux. Car Paul Garceau n’était nul autre que le frère du colonel Garceau des forces de sécurité du palais national. Dans les heures qui suivirent, différentes interprétations de l’événement circulaient dans la population. On y voyait la preuve que le militaire jouait sur deux tableaux et on se servait de l’incident, pour expliquer rétrospectivement certains de ses comportements qui paraissaient ambigus, ou qui ressortaient peu à sa fonction première d’assurer la sécurité du président. D’aucuns avançaient même, qu’il était communiste et qu’il n’attendait que le moment propice pour se manifester. Ces interprétations émanaient généralement des milieux gouvernementaux.
D’autres interprétations préféraient voir Paul Garceau comme un espion à la solde du gouvernement et qui noyautait les forces d’opposition. Dans cette approche, tous les militants étaient déjà fichés, et il n’était que d’attendre le couperet de la répression qui allait tomber à l’occasion de la grande fête commémorative. Dans toutes les villes du pays, un vent glacial agita les forces d’opposition dont les rangs, par endroits, commençaient à être clairsemés en faveur du maquis de l’arrière-pays.
  À l’instar de beaucoup de ses amis militants, Serge était frappé de stupeur devant la tempête qui venait de s’abattre sur son organisation. Comme tout le monde, il avait entendu les différentes interprétations de l’événement, et il avait peine à croire que Paul, son ami qu’il admirait, fût un espion. Néanmoins, en vue de faire face aux circonstances politiques, il avait compris qu’il convenait d’affronter la réalité et envisager l’invraisemblable ou l’irrémédiable.
  En homme efficace, il ne perdait pas son temps à épiloguer sur les interprétations gouvernementales, sauf pour tirer des conclusions sur leurs points de vue. Il s’attachait plutôt à disséquer les éléments de la conjoncture politique, à partir de ce qui lui paraissait comme une affreuse alternative. Dans le premier cas, soit Paul Garceau un espion du gouvernement, il lui semblait alors que les jours d’une bonne partie des militants de son organisation étaient comptés. S’ils n’allaient pas finir leurs jours en prison, ils risquaient, tout bonnement, de prendre rendez-vous, avant longtemps, devant un peloton d’exécution.
Dans le deuxième cas, soit Paul Garceau un militant des forces d’opposition ayant fait l’objet d’une dénonciation. A moins de circonstances improbables, il serait, dans ce cas, torturé pour lui faire révéler les complices et tout ce qu’il savait de l’organisation. Il était persuadé qu’en pareilles situations, même les plus courageux n’arrivent pas à résister, longtemps, avant de craquer. Par conséquent, même avec Paul, c’était inéluctable : il en viendrait, lui aussi, à livrer les informations qu’il possédait et, d’abord, les noms de ses amis de cellule. Les choses lui paraissaient claires de ce côté. Il lui restait à tirer les conclusions qui s’imposaient, s’il espérait sauver sa peau.
  A compter de cette nouvelle, il décida de quitter le foyer parental et de disparaître dans la nature. Auparavant, il écrivit un billet à l’adresse de Claudine qu’il formula ainsi :
     « Excuse-moi d’utiliser ce moyen pour t’informer de mon absence de la ville pendant quelque temps. Je n’ai pas pu faire autrement. Dès mon retour que j’espère le plus tôt possible, je tâcherai de rentrer en contact avec toi.
     D’ici là, essaie de bien te porter. Les événements devraient te permettre d’être optimiste pour ton père. Je suis certain que tu auras de bonnes nouvelles à m’apprendre à mon retour. »
                                                                Affectueusement
                                                                                                           S.V


Après avoir sonné un homme de service pour livrer le billet, il se ravisa par mesure de sécurité et crut préférable de le faire lui-même, à la faveur du black-out qui tombait sur la ville. Quand, le lendemain, Claudine trouva le parchemin, il était déjà dans un faubourg de la périphérie de la ville, chez un ami-étudiant, dont le père exploitait, à l’orée de la campagne, une petite entreprise agricole, pour le compte d’une société financière. Il était éloigné de son domicile d’à peine quelques dizaines de kilomètres,  pourtant, il se sentait tellement dépaysé, qu’il acquit très vite la certitude que jamais personne ne viendrait l’y trouver et, encore moins, sous ses déguisements. Dorénavant, il laissait pousser sa moustache, portait des verres et se croyait obligé de s’affubler d’un chapeau quand il franchissait, vers la sortie, le seuil de la demeure de son hôte. Ces précautions semblaient néanmoins superflues, car les interactions avec les gens étaient plutôt rares, à part les ouvriers agricoles qui venaient, le soir, réclamer leur salaire. Quelquefois, il se hasardait même à aller en ville dans la fourgonnette de livraison des légumes. En pareille circonstance, le militant en lui prenait un réel plaisir à passer incognito, à la barbe des tortionnaires du régime. Le soir, en entendant caqueter les poules et les pintades et en voyant les vaches ruminer philosophiquement à travers la haie de cactées qui séparait la maison de l’exploitation maraîchère, il se fût laissé facilement envahir par le mythe du paradis terrestre, s’il n’attendait à chaque instant que la radio livrât les noms des compagnons de cellule de Paul et que la chasse aux rebelles et aux traîtres pût commencer sur toute l’étendue du territoire. Voilà pourquoi, parallèlement à ce refuge provisoire, il s’évertuera à quitter le pays au plus vite.
C’est un matin que la bombe attendue éclata. Le propagandiste officiel du gouvernement se rendait, très tôt, maître de l’antenne pour annoncer au pays, l’anathème dans la bouche, que les complices de Paul Garceau venaient d’être arrêtés, tout en citant des noms dans lesquels Serge reconnaissait ses compagnons de cellule. L’espace de quelques secondes, il sentit l’haleine froide de la mort. Pourtant, il n’entendit pas son nom. Il eut alors l’impression d’être suspendu sur un gouffre par un fil. Était-ce une erreur de lecture? Allait-on s’en rendre compte et revenir à l’antenne la corriger?  Pendant l’heure qui suivit, toutes sortes d’idées farfelues lui passaient à l’esprit, avant de s’arrêter à l’erreur comme la plus plausible. Mais le bulletin suivant, en plus de se complaire dans une enflure verbale remplie d’imprécations, s’abstenait de mentionner son nom. L’idée d’un silence voulu, stratégique, lui traversa l’esprit, avant de s’imposer toute la journée comme une obsession. S’étant aperçu de son absence à son domicile, se dit-il, les flics avaient-ils voulu endormir sa vigilance et obtenir qu’il sorte de la clandestinité? Aussi, dès le soir, prit-il la décision de renforcer ses précautions, en attendant l’occasion de quitter le pays.
Mais avant de pouvoir mettre son projet à exécution, il devait assister, de son refuge, à un tapage médiatique, sans précédent, sur les crimes de ses amis. Cela devait se poursuivre même après leur exécution publique. Le jour venu, on les avait amenés sur les lieux désignés. Un héraut avait lu l’acte d’accusation, soulignant avec emphase, la gravité des crimes et leur condamnation à la peine capitale. Puis, il leur avait intimé l’ordre de crier : vive le président de la république! Devant leur refus d’obtempérer, après avoir bandé leurs yeux, un officier avait commandé : feu! Sur quoi, deux salves successives, par une demi-douzaine de soldats conscrits pour la circonstance, avaient rapidement coupé le fil de leur vie.
Tombés l’un sur l’autre dans ce coin de la place publique, ils ont été emportés une quinzaine de minutes plus tard. On apprendra par la suite que ce le fut par erreur, car il était prévu qu’ils fussent exposés, en ces lieux, pendant toute la journée, afin de servir d’exemples aux autres opposants qui voudraient lever la tête.
Serge était littéralement terrassé par le sort tragique de ses amis de cellule. Il avait toujours envisagé le pire dans son système théorique. Mais quand le pire survenait, il n’était pas moins surprenant et inacceptable. Ces moments lui étaient d’autant plus éprouvants, qu’à part son hôte très peu au fait de ses différentes appartenances et avec qui il se devait d’être prudent, il ne pouvait discuter de la situation avec personne.
 Il se souvenait des rares moments où il lui était arrivé de discuter d’autre chose que de stratégie politique et de militantisme avec ses amis. C’était un peu avant Noël de l’année précédente. Il avait alors appris que le père de Martin, car c’était le nom de l’un d’eux, était mort dans des circonstances étranges, probablement victime de la répression des Tontons macoutes et qu’il vivait avec sa mère et sa petite sœur. Il lui avait alors montré leur photo et, sans le lui dire, Serge avait reconnu la femme que ses parents aidaient depuis la mort de son mari et qui mettait beaucoup d’espoir dans la réussite de son fils. Après son diplôme de Normale Sup, il venait juste de commencer la carrière d’enseignant dans un collège.
     Il se souvenait également de Carl qu’on surnommait Josélito à cause de sa belle voix. Il était toujours en train de fredonner quelque chose. Cela lui donnait un petit air frivole malgré qu’il fût, d’une certaine façon, le plus sérieux des trois. Et aussi le plus efficace, dans un certain sens, parce que  moins susceptible d’être soupçonné de militantisme anti-gouvernemental, à cause de son air candide et bon enfant. Lui aussi était l’espoir de ses parents parce qu’ils n’en avaient pas d’autres. Ses deux aînés étaient morts, l’un en bas âge, l’autre d’un accident de circulation, il y a quelques années.
     Quant à Jean-Pierre que les amis appelaient Maître pour le taquiner, parce que devenu récemment un membre du barreau, il n’avait de rapports que sporadiquement avec ses parents qui vivaient en province, dans le Nord du pays. Sous des dehors rébarbatifs et, un tantinet, hargneux, il cachait la sensibilité la plus affinée. Cela se traduisait dans des poèmes de belle facture, que Serge se plaisait à lire à l’occasion, et dont il encourageait la publication. Au moment de son exécution, Jean-Pierre en était venu à cette décision et avait chargé Serge de prendre contact avec une maison d’édition.
     Voilà plus d’un an que cette rencontre avait eu lieu. Pourtant, l’image rémanente de cette journée, comme si elle était prédestinée à faire date dans leur vie ainsi que dans la sienne, s’était incrustée dans sa mémoire jusqu’aux moindres détails. C’était la première fois qu’on voyait rire Jean-Pierre aux éclats, et on ne se serait jamais douté que c’était la dernière.
     Pendant tout le temps que défilaient ces souvenirs, Serge se laissait envahir par une impression étrange, jusqu’au moment où il se rendit compte, qu’elle était liée à l’image de Paul Garceau. Comment se fait-il qu’il ne soit pas exécuté avec les autres? Étant donné qu’il est le premier à avoir été arrêté, a-t-il été passé par les armes avant les autres? Pendant toute la soirée, il demeurait dans l’obsession de ce sujet, guettant les nouvelles à la radio pour avoir un peu plus d’informations.
     En attendant, ne sachant quelle explication donner de la situation, il regrettait de n’avoir pu se rendre à la dernière rencontre prévue avec lui. N’était-ce ce contretemps, peut-être aurait-il eu, aujourd’hui, les clés pour comprendre ce qui lui paraissait comme une énigme. Peut-être aussi, en serait-il sorti requinqué, comme naguère, à chacune de leurs rencontres.
     Dans l’incertitude, et puisqu’il fallait se faire une raison, il se laissait aller, comme d’habitude, à des arguments logiques; il se disait que la situation, quelle qu’elle fût, ne pouvait ressortir qu’à deux possibilités. Ou bien Paul est en vie ; mais dans ce cas, comment cela pouvait-il être possible après avoir été arrêté et reconnu, il en était certain, comme le moteur des actions subversives? Ou bien il a été exécuté, probablement avant les autres; alors pourquoi n’en parlait-on pas, s’acharnant sur le « trio de vipères »que tout le monde identifiait comme étant Martin, Carl et Jean-Pierre? Et encore une fois, que faut-il penser du silence sur sa personne, comme s’il n’avait pas toujours fait les coups avec ses camarades ou même n’avait jamais existé?
     En se couchant cette nuit-là dans des appréhensions que dramatisait l’obscurité totale tombant sur la campagne, Serge se promettait plus de vigilance pour les jours à venir, en attendant de pouvoir débrouiller l’écheveau politique. Pour commencer, pendant quelques jours, il s’abstiendra de sortir des limites de la ferme, pour éviter de s’exposer inutilement pendant la période de nervosité populaire. Au cas où il serait recherché, il ne voudrait pas que sa présence inaccoutumée sur les lieux, suscite des interrogations de la part des passants. Il avait beau être grimé et offrir à la vue, des attributs qui ne lui étaient pas naturels, il n’était pas moins un personnage nouveau dans ce décor champêtre.
     Quand il se réveilla le lendemain matin au chant d’un coq, il eut du mal à se rendormir malgré des efforts en ce sens. De guerre lasse, il essaya de reprendre la lecture d’un texte d’économie politique commencé la veille. Ne pouvant avoir la concentration nécessaire, il déposa le texte et alla prendre position sur un petit promontoire du jardin, d’où il pourrait assister au lever du soleil. Cela ne devait pas tarder, car l’horizon était déjà  rougeoyant, comme si l’Orient tout entier était en flammes, dont la lueur fulgurante faisait resplendir les arbres encore chargés de rosée. Et sans qu’il sût par quelles associations de son cerveau son esprit se porta  sur Claudine, il essaya, à l’instant même,  de s’imaginer sa situation psychologique et ses activités. Avait-elle bien reçu son billet et quelles réactions cela avait-il suscité? Son père avait-il été libéré comme il l’avait laissé entendre à mots couverts? Y a-t-il des interprétations de sa disparition et de quelle nature? Devant ces questions qui lui trottaient dans la tête, il se promettait, dès que la période d’effervescence politique commencerait à se calmer, de prendre les moyens pour communiquer avec Claudine. Mais les événements devaient le forcer à attendre plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu.









                                                                   CHAPITRE  IV

                                                              


     Depuis quelque temps, la fièvre des milieux gouvernementaux et de leurs bras répressifs avait encore grimpé. Comme toujours, cela se traduisait par des diatribes enflammées à la radio gouvernementale contre les apatrides qui, de l’étranger, fomentaient des troubles à l’intérieur du territoire national. Les nouvelles de débarquement des groupes d’opposants armés, prêts à livrer une guerre de guérilla afin de renverser le gouvernement en avaient, en grande partie, précipité les symptômes. Depuis que l’aventure désespérée de Fidel Castro et de ses comparses, de la campagne mexicaine à la Sierra Maestra avait abouti à la chute de la dictature de Batista, plus personne en Amérique latine et dans les Antilles ne prenait à la légère des équipées militaires que, dans un autre temps, on percevrait comme des rodomontades de jeunes en mal d’activités, qu’une simple opération de police suffirait à enrayer. Au contraire, dans la plupart des capitales des pays concernés, on assistait à l’époque, à une vraie paranoïa dans les officines du pouvoir. C’était le cas en Haïti que la grandiloquence des discours n’arrivait pas à masquer. Sur toutes les routes défoncées du pays, en des endroits stratégiques, la fouille des individus et des bagages était devenue la règle. L’époque était heureuse pour les Tontons macoutes qui faisaient du zèle afin d’afficher leur pouvoir, en croyant prendre leur revanche sur le destin. Dans cette conjoncture, l’individu hésitait longuement avant de s’éloigner de sa résidence et de son théâtre d’opération. Car tout étranger rencontré dans l’arrière-pays, fût-il un ressortissant du pays même, était nécessairement suspect. Et quand cette situation se présentait dans des zones de débarquement plus sensibles, comme le Nord-Est ou le Sud-Ouest du territoire national, ces suspects devenaient  objectivement des coupables qui payaient de leur liberté ou de leur vie, de s’être trouvés en ces lieux en de mauvais moments. En ces périodes d’agitation générale, il ne faisait pas bon de rencontrer un Tonton Macoute en exhibant une barbe de plusieurs jours, à la manière des barbudos, ou d’avoir en main un livre sur le cubisme, sous peine d’être accusé  de parti pris en faveur de Cuba ou de l’idéologie castriste.
     C’est pourtant en ces moments troublés, que Serge s’était trouvé dans l’obligation de quitter son refuge. La décision avait été prise rapidement, car depuis une semaine, un poste de police avait été ouvert, non loin de la ferme. Il ne croyait pas que la présence des flics avait un lien  avec son séjour en ce lieu, mais il ne pouvait pas les supporter dans son dos, comme il disait. Rien qu’à cette pensée, il avait de l’urticaire. Il avait cru récemment que sa prochaine mission consisterait à essayer de reprendre contact avec Claudine, connaître les nouvelles de sa famille et l’informer des siennes, mais voilà, il devra écarter cette préoccupation pour donner la priorité à quelque chose de plus urgent où il était question de sa propre sécurité.
     Muni de vêtements féminins et d’un nécessaire de toilette approprié, il s’était éclipsé, non sans avoir laissé un billet à son hôte, lui apprenant son départ.
     Ainsi attifé, il se dirigea à la gare, d’où il s’embarqua à destination d’un village du Sud-Ouest où il avait des parents. Le soleil était au zénith quand la camionnette s’ébranla. Comme d’habitude, on avait accepté deux fois plus de passagers que le véhicule n’en pouvait contenir. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait l’expérience d’une telle promiscuité en voyageant, mais en raison de la fausseté de son personnage, l’impression d’inconfort s’était maximisée. En même temps, il devenait obsédé par une préoccupation : qu’adviendrait-il si des Tontons Macoutes  zélés ou libidineux se mettaient à rechercher de la dynamite dans les soutiens-gorge?
     Quand la camionnette s’arrêta, quinze minutes plus tard, au premier des cinq postes établis sur la route, tout le monde dut descendre pour la fouille. C’est à ce moment qu’il aperçut la présence parmi les passagers de Jules Castel, un ami du lycée perdu de vue depuis longtemps. En dépit de ses appréhensions, il passa sans encombre le barrage policier pour se retrouver, néanmoins, avec un problème qu’il était loin d’avoir envisagé. L’ami aperçu le poursuivait de ses prévenances, allant jusqu’à proposer à sa voisine de siège de changer de place avec lui. Qu’aurait-il fait si elle avait accepté?
     Pendant tout le reste du voyage, il était colleté à ces deux préoccupations : passer incognito auprès des policiers et maintenir l’ami à distance qui semblait vouloir se rapprocher de lui. Après avoir fait l’expérience du premier barrage routier, il avait tendance à conclure que les empressements de Jules l’effrayaient davantage, jusqu’à ce qu’il parvînt au deuxième poste installé à une trentaine de kilomètres de la capitale. Il était très affecté quand il vit la façon dont on s’y prenait pour le contrôle policier. Les voyageurs étaient répartis selon le sexe et une policière, couramment appelée Fillette Lalo, avait la responsabilité des femmes. A-t-elle senti le besoin de compenser sa fragilité naturelle par une dose d’agressivité particulière? Y a-t-il plutôt un déterminisme d’un autre ordre qui pousse les femmes,  aux commandes des forces de répression, à être plus féroces dans leur application? Toujours est-il qu’elle mettait un zèle beaucoup plus inquisiteur dans son travail, et se montrait plus rébarbative et plus hargneuse qu’aucun de ses deux collègues masculins. Non contente de fouiller les bagages, elle faisait des attouchements sous les bras et autour des reins pour vérifier, si par hasard, les voyageuses n’étaient porteuses d’armes à feu. Serge eut la peur de sa vie de la voir farfouiller partout. D’autant qu’il venait d’apprendre par la rumeur dans la cour du poste, qu’à l’aube ce matin-là, une femme avait été surprise subtilisant dans son soutien-gorge, une arme de poing qu’elle portait préalablement dans son sac à main.
     Quand la camionnette put quitter les lieux, une trentaine de minutes plus tard, il savait qu’il n’était pas au bout de ses appréhensions. De fait, le reste du trajet devait se dérouler dans le même climat d’incertitude qu’auparavant. Cela oscillait entre la crainte des Tontons macoutes  toujours à l’affût des occasions de manifester leur pouvoir et celle générée par la proximité de Jules, très entiché de Serge, dans son déguisement de jeune fille.
     C’est finalement l’arrivée à destination qui mit fin au cauchemar de Serge. Parvenu chez son oncle, beaucoup de gens heureux de le revoir, ne marquaient pas moins leur étonnement de l’y retrouver à cette époque de l’année. Habitués à le rencontrer lors des vacances d’été, sa présence jurait, en quelque sorte, avec le paysage et justifiait toutes sortes de questions sur ses activités, ce qui ne lui laissait pas le choix de falsifier la vérité. Pourtant, il n’était pas au bout de son inconfort moral. Cela avait commencé quand la nouvelle de sa présence dans la région était parvenue aux oreilles de quelques amis du lycée,  parmi lesquels, curieusement, Jules Castel. Ces derniers s’étaient mis en tête de lui faire une belle surprise en venant le voir, loin de deviner l’émoi que l’initiative allait susciter, tant chez Serge et son hôte, qu’auprès de la gent policière du village. Croyant avoir été mis sur la piste de militants communistes en cavale, pour échapper aux actions gouvernementales, pendant les deux ou trois jours que le groupe passait avec Serge, les Tontons macoutes, une fois la nuit tombée, assiégeaient la maison afin de recueillir des preuves de leurs méfaits. Rivalisant d’audace jusqu’à grimper sur des arbres qui surplombaient la maison pour être mieux à l’affût, on ne tarda pas à les démasquer tout en veillant à ce qu’ils ne s’aperçussent de rien. Ce qui permit à Serge et à ses amis de les fourvoyer, par un discours qui prenait le contre-pied de ce qu’ils voulaient entendre. Malgré tout, ils croyaient plus prudent de déguerpir et, la nuit même, ils s’en retournèrent clandestinement.
     Malgré la précarité psychologique des moments qu’il vivait, Serge s’était beaucoup amusé de la présence de Jules. Il eût aimé lui dire que cette jeune fille qui l’attirait n’était autre que lui-même, mais ses besoins de sécurité étaient de beaucoup plus importants que le plaisir de se payer une pinte de bon sang aux dépens de son ami. Et à chaque fois que l’envie de se démasquer le démangeait, il trouvait toujours ce qu’il fallait pour se contrôler jusqu’au départ du groupe.
     Mais les Tontons macoutes n’allaient pas faire face à la situation sans réagir. S’estimant avoir été bernés et lésés du départ des visiteurs, à leur insu, ils en imputaient la responsabilité à Serge, qu’ils s’étaient mis à surveiller très étroitement, lui envoyant des espions pour lui faire la conversation sur les situations d’actualité, histoire de le porter à se compromettre. Serge, flairant la manœuvre, s’était donné le plaisir de jouer avec leurs émissaires, comme le chat avec la souris, feignant parfois d’avoir des choses compromettantes à raconter et ne s’arrêtant, de justesse, qu’à la dernière minute, au grand dam de ses interlocuteurs suspendus à ses lèvres.
     Un après-midi où il était prévu que le président ferait un discours à la nation, à l’occasion d’un événement de nature civile, les deux émissaires s’étaient arrangés pour en  écouter la radiodiffusion en sa compagnie, appâtant Serge de commentaires peu bienveillants à l’endroit de la politique gouvernementale  tout au long du discours. Serge se délectait de leur manque de subtilité. Il prenait alors plaisir à les embrouiller par des commentaires philosophiques et hermétiques auxquels ils ne comprenaient rien. Et quand il en avait assez de les désarçonner, il se mettait à chanter sur tous les tons les louanges à la gloire du gouvernement devant leurs yeux ébahis, ne percevant pas la part d’ironie mordante qu’il y avait dans les attitudes et le discours.
     Pourtant, curieusement, cette parade aux yeux des commanditaires de l’opération, n’avait pas atténué leur soupçon. Au contraire, elle n’avait fait que les affermir dans l’idée qu’il était communiste et donc coupable. Aussi n’attendraient-ils que le feu vert  des autorités du district pour l’arrêter. Dans leur esprit, seul un communiste pouvait avoir un esprit aussi retors et tortueux. A travers la phraséologie politique de l’époque, ils se faisaient une conception diabolique de ces militants qu’ils voyaient toujours une arme au poing ou en bandoulière, quand ce n’était pas un couteau entre les dents, prêts à égorger le plus de monde possible, pour étendre leur emprise sur la population.
     Conscient du contexte qui mettait sa présence en relief, Serge crut encore plus sage de se fondre dans la foule à la capitale, plutôt que d’en être éloigné dans ces conditions. C’est sur la base d’une telle prémisse qu’il prit la décision de quitter la région, à la satisfaction de son oncle qui commençait à sentir la soupe chaude.
     Il se fit le même déguisement au retour qu’à l’aller, à quelques détails près. Ainsi attifé, il choisit un matin, à l’aube, pour déguerpir par un camion de marchandises qui s’en allait à la capitale. Tout au long de la route, il n’arrêtait pas de penser à la tête que feraient les Tontons macoutes lorsqu’ils s’apercevraient que l’oiseau s’était envolé. Si son oncle était plus jeune, ils eussent tenté de s’en prendre à lui de leur échec, mais il doutait qu’ils le fissent, en raison de son grand âge et de sa réputation d’intégrité dans toute la région.
      Serge s’attendait à ce que les fouilles fussent plus expéditives durant le voyage de retour, mais il n’avait pas tenu compte que, du point de vue de la sécurité du gouvernement, rentrer à la capitale comportait plus de risques que d’en sortir. Aussi les flics des avant-postes lui parurent-ils tout à fait au diapason de cette situation. Non contents de le fouiller, ils le dévisageaient comme s’ils se doutaient de quelque chose à son sujet. A deux occasions, le policier de garde se croyait obligé d’aller vérifier dans un fichier à l’intérieur. Y aurait-il quelqu’un de recherché qui lui ressemblait? Et après avoir passé cette étape de l’examen, il lui fallait décliner son âge, le but de son voyage et son adresse. Il ne s’attendait pas à cette dernière question et s’était contenté d’intervertir l’ordre des chiffres de l’adresse de ses parents.
     Tout cela le rappelait à la précarité de sa situation. Où allait-il demeurer à la capitale? Estimant que la poussière commençait à tomber depuis son départ, il eut envie de retourner chez ses parents, mais après avoir considéré cette éventualité pendant de longues minutes, il convint qu’une telle décision serait imprudente. S’il est vrai qu’on avait essayé d’endormir sa vigilance afin qu’il pût reparaître, ne s’apprêtait-il pas à se jeter dans la gueule du loup, en annihilant d’un seul coup, les sacrifices de toutes sortes qu’il s’était imposé depuis plusieurs semaines? Serge pouvait être téméraire mais il n’était pas stupide. Il comprit que le meilleur gage à la sagesse consistait à analyser, d’abord, la situation politique, avant de changer quoi que ce soit à sa cuirasse de sécurité. Si la conjoncture le permettait, il serait toujours temps de réintégrer la demeure familiale. Par conséquent, il importait, pendant un certain temps, de  trouver un autre refuge. La seule concession qu’il se permit, c’était de s’arranger pour apporter lui-même un billet à Claudine, aussitôt que la nuit serait descendue sur la ville. En attendant, assis sur un banc dans un petit parc attenant à une église, il écrivit :
                                                              Chère Claudine
            
     Mon absence devant se prolonger plus que prévu, j’ai pris la liberté de t’écrire ce petit mot. Ironiquement, c’est le désir d’avoir de tes nouvelles qui l’a justifié, pourtant, je ne réussirai qu’à t’informer des miennes. Je suppose que ton père a été relâché et que tu as cessé de vivre dans l’angoisse. Je suis heureux autant pour lui que pour toi.
     En ce qui me concerne, tout va bien. J’ai seulement hâte d’être parmi les miens afin de reprendre une vie normale. A défaut d’être en chair et en os avec les parents et les amis, je suis constamment avec eux par la pensée. Ce n’est pas peu d’avoir redécouvert, à cette occasion, combien la pensée confère à l’homme une place unique dans la création.
     Le jour où l’on pourra se voir, on aura tant de choses à se dire… Plaise au ciel que cela ne se fasse pas trop attendre! D’ici là, ne manque pas de me rappeler au souvenir de ton père que j’ai hâte de revoir et de l’entendre évoquer ses aventures, pour dire le moins.
Je te souhaite d’être toujours la même et de penser à moi quelquefois. Je n’ai pas besoin de te dire que j’applique depuis longtemps la maxime : fais à autrui ce que tu veux qu’il te fasse.
                                                                   Affectueusement
                                                                                                S.V
    




















                                                             CHAPITRE V



     Quand Claudine reçut le premier billet qui l’informait de l’absence de Serge en ville, sans être particulièrement superstitieuse, elle y voyait un signe du destin : elle s’apprêtait justement à prendre les moyens pour clarifier l’état de ses rapports avec lui. Y avait-il une force occulte qui empêchait leur rencontre? Fallait-il y voir un objectif qui devait être gagné de haute lutte par la persévérance et la détermination? Parce que cette alternative plaisait mieux à son cœur, elle s’y était accrochée, en se fortifiant à la pensée que c’était le sort de certains êtres, d’être constamment mis à l’épreuve, en vue de destins exemplaires. Il est vrai qu’elle pensait surtout à Serge qui lui avait toujours inspiré des idées de grandeur et de courage devant servir, elle en était certaine, à des fins dont la raison lui échappait.
     Pas une minute, elle ne se doutait que l’absence de Serge pouvait provenir de raisons politiques. En écartant d’emblée cet ordre de causes parce qu’elle n’y pensait tout simplement pas, elle se trouvait devant le vide complet. Pour quelles raisons Serge a-t-il dû quitter si précipitamment la ville? Cette question, elle ne sait combien de fois elle se l’était posée. Elle avait cessé de tourner en rond en se la posant, seulement après la libération de son père. Ce dernier, en ébauchant l’hypothèse d’une raison politique, l’avait fortement incrustée dans la tête de sa fille. Mais ce qui la déroutait singulièrement, si l’hypothèse était plausible, c’est qu’il semblait lier, ainsi que l’atteste son billet, le retour de son père à sa descente dans la clandestinité, comme s’il y avait une relation étroite entre celle-ci et celui-là. L’idée lui paraissait si grosse de conséquence, qu’elle avait peur de la serrer de trop près, d’avance effrayée de ce qui pourrait en sortir. C’est d’ailleurs pourquoi, elle réprima le désir de montrer le billet à son père, préférant en parler à Serge lui-même. A défaut de pouvoir le faire tout de suite, elle espérait que l’occasion lui serait donnée avant longtemps. Voilà pourquoi, chaque soir, elle ne manquait jamais d’inspecter ce coin de la véranda où il avait déposé le billet. Quelquefois même, il lui arrivait de patienter dans la pénombre, comme si d’un moment à d’autre, quelque chose allait survenir. Vu que la chaleur était souvent suffocante à l’intérieur, M. Saint-Pierre croyait qu’elle préférait passer toute la soirée à prendre de l’air sur la véranda. Il déplorait qu’elle se fût tant plue à rester si longtemps dans cette relative obscurité.
     Un soir pourtant, alors qu’elle commençait à s’assoupir, elle entendit un petit bruit sec, juste au moment où elle crut voir une silhouette imprécise, dans le champ de sa vision. Automatiquement, elle cria : Serge! A quoi la silhouette répondit : Claudine! Par un élan impétueux monté des profondeurs de leur être, chacun s’était lancé à la rencontre de l’autre, comme si le geste allait de soi, entre deux personnes qui s’aimaient et qui étaient séparés depuis longtemps. Après une étreinte chaleureuse pendant un long moment, ils étaient sortis sidérés de ce que leur corps et leur cœur avaient parlé de ce sur quoi chacun gardait silence encore. C’est seulement à ce moment-là, que Claudine commençait à comprendre que Serge était déguisé. L’instant d’après, il entreprit d’expliquer les raisons de ce déguisement, la mort qu’il avait touché de près, puisque ses camarades-militants avaient été exécutés, le silence qui avait été fait sur sa participation aux activités politiques, pour le porter à sortir de la clandestinité, et le risque d’exécution qu’il courait à réapparaître en public.
    -Mais, dit Claudine, dois-je comprendre que tu fais partie de ceux qui étaient à l’origine de l’accusation de mon père et de son exécution certaine, si les circonstances n’avaient permis de le disculper?
   -Permets que je te corrige, répartit Serge. Nous sommes des militants. Nous avions agi pour soulever la population et renverser le gouvernement pour le bien du peuple. Ce n’est pas de notre faute si certaines de nos activités ont été imputées à ton père. J’en étais très conscient et c’est pour cette raison que j’ai essayé de contribuer à sa libération.
   -xcuse-moi de mes propos dont la formulation laisse effectivement à désirer. Ce que j’y ai mis, c’est l’étonnement de te retrouver, toi Serge, dans une équipée qui s’est soldée par l’arrestation de mon père, et qui aurait risqué de se concrétiser par son exécution.
   -C’est en quoi le destin se montre parfois ironique et cruel et sur lequel, malheureusement, nous ne pouvons rien.
   -Il y a aussi quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer, dit Claudine. Tu laisses entendre qu’on a fait silence sur ta participation aux activités subversives pour te porter à sortir de la clandestinité. Cela ne colle pas avec ce que nous avons appris de l’événement  intervenu avant l’exécution des militants.
-Qu’en sais-tu? En as-tu des renseignements? Vite, dis-le-moi.
-Nous savons de source très sûre comment les événements se sont enchaînés. Paul Garceau a été dénoncé au palais, en rapport avec le mouvement de subversion qui était mené, depuis quelque temps, contre le gouvernement. En principe, comme les autres, il aurait dû passer par les armes. Mais à cause de son frère qui est l’artisan de la sécurité du palais et en qui le président a entièrement confiance, ce dernier a voulu lui donner une chance, à condition qu’il livre les autres membres de sa cellule. Il ne s’était pas fait prier pour mentionner les militants qui ont été exécutés. Le major Perceval qui était présent lors de l’entrevue avec le président, n’avait entendu que les noms de ceux qui sont passés devant le peloton d’exécution. Si tu faisais partie de cette cellule, d’évidence, Garceau avait voulu te protéger.
     Serge n’avait pas eu de mal à croire à cette interprétation. Elle permettait de comprendre certaines attitudes et lacunes qui lui apparaissaient énigmatiques. Avec cette interprétation, tout rentrait dans l’ordre. Néanmoins, il ne comprenait toujours pas pourquoi Paul a eu cette attitude qui l’a sauvé.
     Bien entendu, il était, de tous les camarades, celui qui admirait le plus Paul pour son intelligence et ses profondes connaissances. Il aimait voir à l’œuvre ses capacités d’analyse et de raisonnement ou le spectacle de son esprit caustique, quand il voulait bien se donner libre cours, dans la critique de l’actualité politique si riche, à l’époque, de toutes les vicissitudes de la vie nationale. L’ambiance alors était au vitriol et au gaz carbonique. Y avait-il alors dans ses yeux une flamme d’admiration qui flattait l’amour-propre de son ami? Ce dernier aimait-il se mirer dans le miroir qu’inconsciemment il lui renvoyait de lui-même? Probablement à cause de cela, il crut avoir été, rétrospectivement, celui dont il recherchait le plus la compagnie. Il se souvient même de lui avoir entendu dire qu’ils étaient de la même famille d’esprit. Était-ce pour cette raison? Il lui arrivait quelquefois de lui soumettre, avant les autres, certaines de ses hypothèses de travail. Mais cela suffisait-il pour expliquer qu’il n’ait pas voulu l’envoyer à l’abattoir?
     Si l’interprétation de Claudine s’avérait vraie, Serge était sensible à la situation difficile qu’avait dû confronter Paul devant l’ultimatum du président, mais il n’arrivait quand même pas à digérer, qu’il n’ait pas trouvé d’autre alternative que de livrer  ses camarades militants à la vindicte gouvernementale, sachant, sans l’ombre d’un doute, qu’il les condamnait à mort. Il y avait là un geste qui était aux antipodes des idéaux humanistes et de l’esprit de  solidarité qu’ils avaient développé dans le cadre de la cellule Alpha. Passe encore s’il avait été soumis à la torture! Mais si les renseignements de Claudine sont exacts, ce n’était évidemment pas le cas. Par conséquent, il y avait dans le  comportement de son ami quelque chose qui ressemblait à une trahison et qui le marquait profondément. Il faisait face à une sorte d’oximore, tout à fait à l’écart de l’idée qu’il avait de lui. A la limite, il croyait qu’il aurait dû risquer la mort lui-même, plutôt que d’être celui par qui la peine de mort avait été servie aux autres. Et il se jurait de ne pas manquer de le lui faire savoir, lorsqu’il aura l’occasion de le rencontrer sur son chemin.
     Perdu dans ses pensées sombres et engoncé dans son accoutrement surréaliste, que l’habitude de l’obscurité finit par bien faire ressortir, c’est finalement Claudine qui le rappelait à lui-même, en lui faisant prendre conscience que, désormais, son déguisement n’avait plus de raison d’être. Et alliant le geste à la parole, elle monta, dare-dare, dans la chambre de son père lui chercher des vêtements plus appropriés.
     En dépit de ce qu’il venait d’entendre, c’est avec beaucoup de réticence qu’il se dépouilla de ses vêtements féminins. Il lui sembla qu’en les quittant pour se rendre, tout à l’heure, chez ses parents, il allait se rendre vulnérable.  Mais parce qu’il était ambivalent, il se laissa influencer par Claudine et enfila les vêtements de son père, lesquels, curieusement, lui allaient à merveille. La tête pleine d’idées qui s’entrechoquaient, il s’apprêta à partir quand Claudine l’arrêta d’une main ferme par la manche.
     -Tu ne partiras pas d’ici, avant que tu ne m’aies juré, de renoncer à tes activités dans l’organisation, ou à toute activité susceptible de mettre ta vie en danger.
     Jusqu’à ce moment, Serge n’avait pas réfléchi à sa situation de militant et à l’orientation qu’elle pourrait prendre dans l’avenir. Il savait depuis longtemps qu’il s’adonnait à une activité dangereuse, au bout de laquelle, il risquait de trouver la mort. C’est la raison pour laquelle, il avait réduit au minimum, les conséquences qui s’ensuivraient, au cas où il tomberait en cours de route. Son refus, d’avoir des liens sentimentaux trop étroits, faisait partie des conditions de sa vie de militant. Le prix à payer était élevé, mais il l’estimait à la mesure des changements auxquels il avait rêvé, pour son pays. Pour lui, c’était la valeur suprême qui justifiait tous les sacrifices et toutes les abnégations. C’est en référence à cette valeur que toute sa formation avait été orientée. Depuis cinq ans, en dehors des lectures commandées par ses cours à l’université, c’est dans les ouvrages de philosophie, d’économie ou de sciences politiques, qu’il consacrait l’essentiel de ses lectures, toujours dans le même souci de trouver des outils, permettant de mettre son pays sur les rails de la modernité.
     Plus souvent qu’autrement, il lui arrivait de rêver aux lendemains qui chantent, quand les forces de la raison et du progrès finiront par l’emporter sur celles de l’apathie et du défaitisme et qu’au banquet de la vie, le plus grand nombre sera appelé. Il était conscient également qu’il risquait de ne pas voir ce grand jour, mais il se voyait tomber dans l’honneur, les armes à la main, pour ainsi dire. Jamais cependant, il n’avait imaginé se buter à un obstacle comme la trahison. Il était agité par un vif sentiment de dépit, perdant de vue que la trahison ne le concernait pas personnellement et que les circonstances de sa commission, si elles ne la justifiaient pas, n’en atténuaient pas moins la gravité. Aussi sorti de son pesant silence, il répondit à Claudine :
  -Je te le jure.
     Là-dessus, le prenant par la main, Claudine l’étreignit et l’accompagna vers la sortie de la véranda, agitée, elle aussi, par des sentiments confus.
     Qui eût cru, après la détermination qu’elle avait prise de parler à Serge, après s’être rongée les freins à attendre ce moment, qu’elle le verrait et s’abstiendrait de se livrer comme prévu!  Dans le silence des soirs d’attente, elle avait même monté un scénario sans rien manquer de la mise en scène appropriée. Elle se voyait dans toute la pusillanimité de sa situation, aborder Serge sur ses sentiments à son égard. Après avoir longtemps hésité sur ce que devrait être sa répartie, elle avait fini par imaginer un modèle de réaction qui allierait une galanterie de gentilhomme qui ne voudrait, certainement, pas être en reste par rapport à ses propres effusions. Quoi qu’il en soit de son scénario, sa rencontre avec Serge, à ce niveau, avait été menée à bien et elle craignait que ce ne fût autrement plus difficile dans la réalité.
     Néanmoins, quand elle regardait par l’autre bout de la lorgnette, sans même avoir dit un mot de tout le discours enflammé qui montait de son cœur, elle avait tenu un langage qu’elle n’avait pas cru possible, au plus fort de son ardeur sentimentale. Elle s’était laissée porter par son élan enthousiaste jusqu’à étreindre Serge. Et de sentir un élan équivalent, sinon supérieur de sa part, l’avait, en quelque sorte, réconciliée avec elle-même de ses effusions audacieuses.
     Mieux encore, elle avait obtenu qu’il lui jure de renoncer à son militantisme dans l’organisation et à toute activité pouvant mettre sa vie en danger. A quel titre pouvait-elle lui faire cette demande et au nom de quoi avait-il consenti à lui donner sa parole? Se pouvait-il qu’il ait juré sans prendre la mesure de ses engagements? S’en était-il bien pénétré de la symbolique pour l’avenir de leur relation?
     Malgré ces questions obsédantes, en gagnant cette nuit-là sa chambre, elle se sentait plongée dans une joie intense. Elle n’avait pas sommeil. En dépit de l’heure tardive, elle devait se contraindre pour imposer silence à une mélodie qui montait des profondeurs de sa mémoire. Elle l’avait apprise très jeune et voilà qu’elle affluait, apparemment, sans raison sur ses lèvres, dans la ville endormie.
     Elle ne savait pas qu’à cet instant, Serge reprenait à peine ses sens dans la maison paternelle.  Ayant égaré ses clés, il était entré sans avoir eu à réveiller ses parents, par un truc qu’il était le seul à connaître. Étendu sur son lit comme aux plus beaux jours, il avait du mal à se dégager des émotions de la soirée. En rangeant plutôt dans son vestiaire les vêtements de M. Saint-Pierre, par la force des choses, il s’était trouvé à passer en revue l’enchaînement des faits. Au-delà des renseignements appris sur la situation politique et qui le concernaient, il considérait que quelque chose de très significatif était survenu entre Claudine et lui. Dans un certain sens, c’était l’un des moments les plus intenses de sa vie. Jusqu’à présent, il avait toujours pu résister aux pulsions qui le poussaient vers elle, mais ce soir, il s’était passé quelque chose qui allait au-delà de sa volonté, une vague qu’il n’avait pas été capable d’endiguer et qui l’avait submergé totalement. Il se rendait compte également qu’il avait fait une expérience non anticipée. Généralement, il avait un bon contrôle sur lui-même, mais ce soir, son système de défense avait témoigné de sa faiblesse. Il s’était montré dans toute sa vulnérabilité émotionnelle quand il avait vu Claudine et succombé à un élan qui partait du tréfonds de son être à la rencontre du sien, avant de sentir leur cœur battre au diapason.
     Mais plus encore, il s’était engagé vis-à-vis d’elle, à prendre une certaine distance avec ses activités antérieures, c’est-à-dire, avec toutes choses qui pourraient mettre un fossé entre elle et lui. Quel était le sens de cet engagement? Était-ce le dépit des mortifications pour rien? La forme que prend l’instinct de survie, après avoir aperçu le visage livide de la mort? Ou une réponse à l’appel lancinant de l’amour et du désir? Longtemps après s’être couché, il se promenait de l’une à l’autre de ces considérations, voyant sa part de vérité à chacune d’elles et trouvant réconfortant, néanmoins, que l’alternative à ses activités politiques, fût la liberté de laisser parler son cœur. A cet instant, c’est la seule chose à laquelle il tenait. Non que ses autres préoccupations se fussent volatilisées comme par magie, mais avec la déconfiture de son organisation, ses activités basculaient dorénavant dans l’utopie.
      Sa relation avec Claudine était d’un autre type. Il sentait qu’il avait du pouvoir pour la construire, s’il voulait bien se libérer des interférences de sa vie de militant. Auparavant, l’image de Claudine s’était imposée à lui comme un adversaire de son idéal politique. Il lui en avait presque voulu pour cela. Pourtant, elle avait raison. A quoi bon d’être un militant exemplaire, porter le malheur de son pays dans sa tête et dans son cœur, si l’on devait mourir exécuté à l’âge où les autres pensent à bâtir leur vie? Ne convenait-il pas mieux de jouer de prudence, en prenant le temps nécessaire pour réfléchir à la situation?
     C’est sur ces pensées qu’il s’assoupissait, pendant que l’horloge de la maison faisait retentir les deux coups de ce matin précoce.














                                                      CHAPITRE  VI
                                                        

     Paul Garceau était de ces hommes dont le vrai contour était dessiné par les événements. S’il avait, le moindrement, un sens moral, il aurait pu se contenter d’être un opportuniste. Néanmoins, ce n’était pas le cas. Il s’apparentait davantage aux héros de Machiavel, du moins pour les mécanismes psychologiques à la base de ses actions. Intelligent, il avait une stratégie de caméléon qui illusionnait sur ses véritables idées, dépendant des interlocuteurs. Chez lui brûlait du Julien Sorel, ou plus encore du Rastignac, qui aurait grandi dans une société définie, bien sûr, par l’étanchéité de ses classes sociales, mais caractérisée, par ailleurs, par la dominante anarchique et répressive des institutions, de même que par la violence et le cynisme des rapports sociaux.
     A compter de sa rencontre avec le président, il ne lui suffisait pas de livrer à la mort ses camarades de cellule, il devenait aussi le conseiller de ce dernier dans sa lutte pour démanteler les forces d’opposition.
     De fait, pendant les mois qui suivirent, le gouvernement marqua des points sur plusieurs fronts de lutte, détruisant une bonne partie des maquis urbains et même de l’arrière-pays, en augmentant, comme jamais auparavant, la population des prisons. Lorsqu’on sait que l’espérance de vie de ces détenus, par tous les sévices qu’ils enduraient, était seulement de quelques mois, quand ils n’étaient pas exécutés sur-le-champ, on peut seulement avoir une idée du carnage qui s’opérait dans leur rang.
   Pourtant, cette performance macabre s’accompagnait d’une ascension très rapide de Garceau sur les marches du pouvoir, en même temps qu’un changement de même nature de son standing. Du jour au lendemain, le personnage devint une éminence grise, tout en faisant ostentation d’un luxe spontané et insolent, aux yeux des rares qui restaient de ses anciens camarades. Serge se rappelle, à cette époque, avoir eu beaucoup de mal à retrouver dans son ami de naguère, celui qui aimait faire état d’une remarque de Silone, l’ancien fondateur du parti communiste italien : « Le gouvernement, disait-il, a un bras long et l’autre court : le long sert à prendre et il arrive partout; le bras court sert à donner et il n’atteint que les plus proches »
     Non content d’afficher de tels comportements, il se montrait arrogant et parfois cruel à l’endroit des opposants qui lui tombaient sous la main. Dans une maison qu’il avait fait construire sur les hauteurs de la ville, il avait aménagé au sous-sol, une demi-douzaine de cellules devant recevoir, en détention, certains d’entre eux. Le gouvernement fermait les yeux sur ce comportement chaotique de franc-tireur, peut-être parce qu’il contribuait à l’efficacité dans la répression, mais aussi parce qu’il n’était pas le premier à l’avoir adopté. Dans l’arrière-pays, des barons du régime, très en vue, avaient, depuis longtemps, pris l’habitude de garder des opposants politiques dans des prisons privées, sous prétexte que leur démarche s’inscrivait dans le sens de la politique gouvernementale. A l’un de ces opposants détenus qui osait réclamer, en ce qui le concerne, l’application de la Charte des Droits de l’Homme, Paul Garceau avait répondu par un ricanement inextinguible et invité des hôtes, alors de passage, à se régaler avec lui de la belle blague que son sous-sol pouvait inspirer. Sur quoi, il avait promis à son détenu une prime de temps pour lui avoir gratifié du plaisir de son humour distingué.
     Quand les frasques de Garceau arrivèrent aux oreilles de Serge, il comprit que la décision qu’il avait prise, dans un premier temps, de lui reprocher sa trahison, n’avait plus aucune raison d’être. Le bonhomme avait, depuis longtemps, franchi le seuil moral où il pouvait faire son profit d’un reproche, à supposer qu’il voulût l’entendre. Plus sûrement, Serge le percevait comme hors d’atteinte, autrement que par les chemins de ses intérêts politiques ou autres. Du coup, sa rencontre avec lui n’avait plus aucune signification. Au contraire, quel que fût le sentiment  à l’origine de l’oubli qui lui avait sauvé la vie, il percevait Paul Garceau, dorénavant, comme quelqu’un qui pourrait recouvrer la mémoire, pour l’envoyer à la mort. Aussi, non seulement ne comptait-il plus lui reprocher sa trahison, mais se promettait-il, au contraire, d’éviter les interactions avec lui.
     Pendant longtemps, Serge se sentait coupable d’être passé à côté d’un monstre, sans l’avoir vu comme il fallait. Il vivait cette expérience comme un échec qui mettait en question, à ses yeux, ses propres capacités personnelles. Comment avait-il pu porter en si haute estime un homme capable de tant de bassesses et de vilenies? Un homme chez qui la voix de la conscience a été oblitérée, à ce point, par celle du pouvoir et de la vanité?
     C’est ce qu’il expliquait, ce soir-là à Claudine. Cette dernière croyait pourtant avoir réussi à changer les idées de Serge. Depuis quelques semaines, ils se rencontraient loin de ces préoccupations. Ils s’étaient fait mutuellement des déclarations d’amour. Ils avaient béni les jours merveilleux qui les avaient réunis dans les mêmes sentiments et le même élan l’un vers l’autre. Pour la première fois, le ciel de leurs relations semblait s’être éclairci pour les projets d’avenir. Mais le retour de Serge à Garceau, comme à un leitmotiv, avait été une douche froide pour Claudine. Et comme M Seguin à sa chèvre, elle lui avait demandé :
-Comment, tu n’es pas heureux avec moi?
-Je suis heureux et tu le sais Claudine, avait-il dit.  Mais la question n’était pas de savoir si je suis heureux, mais si nous pouvons le rester, quand l’air que nous respirons est toxique ; quand nous risquons, à tout moment, de perdre le contrôle sur nos vies. J’aime beaucoup mon pays, mais je dois reconnaître que la conjoncture n’est pas du tout favorable à des gens comme moi.
     Le jour même, il lui fit part de son projet d’aller aux États-Unis, le temps de laisser passer l’orage qui s’était abattu sur son pays. Avant longtemps, il la ferait venir et ils se marieraient. Cela ne devrait pas poser de problème, car il avait déjà la nationalité étatsunienne. Il est né à New-York où sa mère était allée se faire soigner pendant sa grossesse.
     Claudine avait le cœur brisé devant cette perspective. Sitôt que l’espoir commençait à naître, déjà le ciel s’assombrissait. Plus que jamais, elle avait le sentiment d’être un frêle esquif sur une mer démontée. Les rivages fleuris ne se montraient à elle à l’horizon que pour en être,  à chaque fois, éloignés comme si une puissance maléfique et cruelle faisait d’elle et de Serge le jouet maudit du destin. Cette nuit-là, après le départ de son ami, elle pleura à chaudes larmes. Elle avait essayé de le dissuader de mettre son projet à exécution, mais elle manquait de conviction. Avec ce qu’elle avait appris au sujet de Paul Garceau, elle craignait que la vie de Serge ne vînt à se trouver en danger. Et même si elle déplorait amèrement leur séparation éventuelle, elle ne voyait pas d’autre alternative que son départ du pays.
     On était en septembre de cette année-là.  Le départ de Serge était prévu, aussi tôt, que pour la fin  de novembre. Néanmoins, le projet était maintenu confidentiel, pour éviter les obstacles potentiels qui pourraient surgir des instances du pouvoir. A compter de cette date, ce fut la course contre la montre entre les deux amoureux désireux de passer le plus de temps ensemble. M. Saint-Pierre, informé du départ imminent de Serge, était dépité. Ayant toujours estimé l’ami de sa fille, il avait envisagé pour lui une trajectoire qui s’écartait de celle qu’il s’apprêtait à prendre. Une fois marié, il le voyait assurer son remplacement dans la gestion de La Maison Saint-Pierre, dans laquelle, du sang neuf serait le bienvenu. Mais son départ pour l’étranger sonnait le glas de ses espoirs. Il comprenait que dans les circonstances pouvant  être néfastes pour son avenir, sinon pour sa vie, sa décision était amplement justifiée. Cela ne l’empêchait pas d’être déçu de l’évolution de la situation. Néanmoins, il avait insisté, ce en quoi il rencontrait les vœux de sa fille, pour que les fiançailles eussent lieu avant son départ.
     Le jour convenu, il y avait plus d’une centaine d’invités recrutés, surtout, dans le réseau des Saint-Pierre. Les invités du côté des Valcour étaient, pour  l’essentiel, des parents par la volonté de Serge. N’ayant pas le contrôle sur la cérémonie, il avait essayé, au moins, d’intervenir sur les éléments qu’il pouvait influencer, soit, en partie, le nombre de participants. Il ne songeait pas à l’expliquer convenablement à M .Saint-Pierre, ni même à Claudine, mais il sentait, confusément, que le moment ne se prêtait pas à des manifestations trop éclatantes, qui risqueraient de le mettre en relief dans la société. Mais la tendance avait été donnée. Ce fut une fête grandiose qu’avivait, avec bonheur, l’orchestre retenu pour la circonstance. Jamais Serge n’avait vu Claudine avec un sourire plus radieux. Bien qu’elle affichât, par instant, un je ne sais quoi de mélancolique qu’il était, probablement, le seul à percevoir. Et que chassait aussi vite, son tourbillonnement à l’air d’une valse ou d’une meringue. Quand le moment était arrivé de lui passer l’anneau des fiançailles, Serge était heureux de voir avec quelle joie, elle l’arborait devant ses amies. Celles-ci n’en finissaient de l’admirer et d’interpréter la signification ésotérique de chacune des pierres qui l’ornaient. Puis, la musique et la danse reprirent leur droit, jusqu’à une heure avancée de la nuit. Ce fut, bien entendu, à la grande joie des participants, dont la gaieté bruyante sous l’action du vin, mettait néanmoins, trop en évidence à son goût, l’objet de la fête. Aussi ne fut-il guère satisfait, ni surpris, quand un entrefilet du journal du dimanche, signala la grandiose cérémonie des fiançailles de M.Serge Valcour, le fils du grand avocat Guy Valcour avec Mlle Claudine Saint-Pierre, la fille de Paul Saint-Pierre, l’homme d’affaires bien connu.
     Quand survint le jour du départ qui, normalement, arriva trop vite au gré des fiancés, ces derniers le vécurent comme un arrachement. Cependant, ils se consolaient en pensant qu’ils allaient pouvoir se réunir avant la fin de l’année. C’était le vœu de Claudine et la prouesse que se promettait Serge. Une prouesse qui se voulait quand même réaliste, puisque Serge n’avait pas à régulariser son statut aux États-Unis. Une fois qu’il serait installé, aurait un appartement et, peut-être, un emploi, Claudine viendrait comme visiteuse et ils profiteraient pour se marier. Ce procédé accélérerait de beaucoup le processus de sa condition statutaire à l’immigration et leur faciliterait le séjour aux États-Unis, en attendant que le beau temps revînt au pays et qu’ils pussent y retourner. En ce jour de son départ, pendant qu’il s’occupait des formalités de douane, c’est ainsi que se dessinait à Claudine et à Serge la perspective de leur séparation.
     Claudine ne pouvait pas prévoir ce qui allait advenir, une fois que son fiancé aurait quitté le sol du pays. Comme si cela avait été orchestré pour qu’il en fût ainsi, malgré que le hasard semble seul concerné, la radio gouvernementale avait déclenché une levée de boucliers contre Serge Valcour, le dénonçant comme un traître à la patrie, qui pendant des années, avait travaillé dans la clandestinité pour saper les fondements de la souveraineté du pays. On alla jusqu’à regretter qu’il se fût envolé, avant de payer, en prison, le prix de sa trahison et on laissa entendre qu’il ne  perdait rien pour attendre : dès qu’il remettra le pied sur le sol national, il devrait être arrêté et jeté au cachot sans autre forme de procès.
     Plus que jamais, Claudine et son père se félicitaient de la décision que Serge avait prise de quitter le pays. S’ils ne pouvaient pas avoir le bonheur de sa présence, au moins, n’avaient-ils pas l’inquiétude de savoir, qu’à tout moment, il était susceptible d’être arrêté et abandonné dans une geôle infecte, à coup sûr, jusqu’à sa mort. Dès ce moment, l’avenir de Serge auprès des siens, leur parut fonction de changements à souhaiter fortement au gouvernement, mais dont ils ne voyaient pas encore les prémisses.
     Claudine ne manquait pas, évidemment, de mettre son fiancé au courant de la situation politique au pays où il ne serait, à court terme, plus le bienvenu. Consciente que son courrier serait passé au crible de la police politique, elle procédait, dépendant des faits concernés ou des idées émises, selon le code qu’ils s’étaient donnés préalablement. Dans ses lettres, elle se désolait de devoir attendre longtemps avant de se retrouver et lui contait, de long en large, comment elle meublait son temps après le travail, pour s’empêcher de le voir s’étirer en longueur. Elle avait commencé à s’imprégner de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, mais elle n’avait pas la concentration nécessaire à des lectures sérieuses, en dépit de la satisfaction ressentie en lisant Le Deuxième Sexe. Ainsi avait-elle décidé de les renvoyer, à plus tard, quand elle sera près de lui pour en discuter. En attendant, elle continuait d’avoir la même impression d’être en marge du monde. On avait annoncé que les Beattles, en tournée aux États-Unis, avaient inscrit Port-au-Prince dans leur destination. Elle disait croire que cette nouvelle était une invention des hôteliers, fatigués de voir en rêve, les files d’araignées coloniser le hall de leur hôtel, depuis la désertion du pays par les touristes. Faute d’avoir pu entendre les groupes rock qui faisaient courir les jeunes de par le monde, la jeunesse de ce pays essayait de vivre par procuration, au rythme des nouvelles têtes d’affiche de la chanson française qu’étaient Françoise Hardy, Johnny Halliday, Sylvie Vartan etc. Elle l’informait, par ailleurs, combien elle a été émue de la mort de Che Guevara : « Les soldats de Barrientos aidés de la CIA l’ont assassiné… » « Prends garde à toi, continua-t-elle, car tu es de la même trempe que le  Che. C’est un type qui n’aurait jamais été heureux sans que les autres, autour de lui, le soient également. Astreint comme il le fut à la lutte titanesque d’améliorer les rapports des individus et des peuples entre eux, au point de verser le tribut de sa vie aux luttes de libération nationale, en Afrique comme en Amérique latine, c’est à l’ascension sociale pour tous que ce projet était voué. Or bien que les échelles concernées soient différentes, j’ai toujours retrouvé tes aspirations dans les siennes. Ils sont rares, en ce siècle d’individualisme, ceux qui peuvent vibrer à de telles valeurs de transcendance et sont capables d’y subordonner leur bien-être physique et matériel. »
     Les nouvelles du pays affectaient beaucoup Serge. C’était la première fois qu’il le quittait pour une longue absence. Il eut l’impression d’en être malade, d’un mal indéfinissable. Or, plutôt que de guérir avec les semaines, sa situation s’empirait, surtout quand il apprit qu’il ne pourrait pas aller voir Claudine, s’il en avait la possibilité. Des amis attentionnés pensaient qu’en le promenant à travers New-York et le confrontant à des réalisations merveilleuses de la ville, ils lui procureraient une dérivation à sa nostalgie, mais c’est à peine s’il n’était pas resté de glace devant les gratte-ciel du centre financier et toutes les curiosités de cette capitale mondiale.
     Pourtant, il était loin de se douter, que l’avenir allait lui réserver d’autres surprises qui auront une influence  considérable sur le cours de sa vie et, par voie de conséquence, sur celle de Claudine.



























                                                 DEUXIEME PARTIE

                                                   CHAPITRE   VII
                                                   
Selon Mark Lane[i] c’est  l’attaque par la marine nord-vietnanienne du destroyer étatsunien Maddox dans le golfe du Tonkin, au début de l’année 1964 qui a constitué le prélude à la guerre du Vietnam. Immédiatement, les faucons du Pentagone se frottaient les mains de satisfaction. Ils y trouvaient le climat psychologique nécessaire, pour avancer leur pion en faveur de l’entrée en guerre de leur pays. Bien sûr, les États-Unis étaient en Asie du Sud-Est depuis longtemps déjà. Ils y étaient, selon Lane, pour conseiller et soutenir le président Ngô Dinh Diem contre les visées annexionnistes du Vietnam du Nord socialiste, allié de la Chine et de la Russie Soviétique et mieux pourvu idéologiquement, comme sur le plan des capacités militaires que son voisin. Après l’assassinat du président Diem et l’émergence de Nguyen Van Thiêu à la tête du pays, l’intervention étatsunienne en vue, entre autres, de la réorganisation de l’armée sud-vietnamienne, n’avait fait que croître, atteignant 23000 soldats, sans franchir le seuil psychologique de l’entrée en guerre, jusqu’à l’attaque du Maddox. Donc à partir de ce moment, les faucons ont eu la partie belle et, c’est à n’en pas douter, continue l’auteur, en rapport avec le déclenchement de cet incident que survinrent les premiers bombardements du Vietnam du Nord au début de l’année suivante. Ce fut le signal de l’intensification de la présence étatsunienne dans cette partie du monde qui devait culminer en 1968, à une force militaire imposante de plus d’un demi-million  d’hommes munis d’armes les plus sophistiquées pour l’époque.
     A l’arrivée de Serge à New-York, la logique de la guerre du Vietnam était déjà profondément à l’œuvre dans les esprits, comme, bien entendu, dans l’administration militaire. Si l’effort de guerre des Étatsuniens pour faire du Vietnam « un rempart contre le communisme » était perçu comme financier, il était d’abord humain. Car, c’est dans les rangs de la jeunesse, que l’armée était allée puiser les contingents appelés à renforcer les soldats de métier.
     Deux mois à peine après son arrivée à New-York, Serge reçut une convocation à se présenter à un bureau gouvernemental. Sans trop savoir de quoi il en retournait, il était persuadé qu’elle émanait du service d’immigration : un fonctionnaire n’aurait pas remarqué qu’il est citoyen étatsunien et l’aurait pris pour un candidat à l’immigration. Le jour venu, il se présenta à l’adresse indiquée, pour s’apercevoir qu’il s’agissait d’un bureau de l’armée. A écouter ce qui se disait dans la salle d’attente, il comprit assez vite, qu’il se trouvait à un service de recrutement de l’armée étatsunienne.
     Quant vint son tour, il s’attendait à pouvoir faire état de sa situation particulière. Il est né, bien entendu, aux États-Unis, mais il venait juste d’y arriver, ayant vécu jusqu’à présent  en dehors de ce pays. Mais, à la mine que lui faisait son vis-à-vis, il se rendait compte que l’information n’était pas pertinente. Ce qui l’était, il allait pouvoir en faire état dans un formulaire qui lui était soumis et qu’il devait remplir. Cela concernait son curriculum vitae, notamment les informations relatives à sa scolarité, son service militaire, son état civil et son état de santé. Par rapport à ce dernier point, il était requis de noter sa situation actuelle de santé et les maladies dont il avait déjà souffert dans le passé. Finalement, on lui signifia un rendez-vous en vue de subir un examen médical. Il était interloqué, sans toutefois, avoir pris la mesure des gestes qui lui étaient imposés. Même s’il se débrouillait assez bien en anglais, il lui restait encore à surmonter certains éléments de la barrière linguistique et sociologique et, particulièrement, à acquérir une certaine connaissance concernant le fonctionnement des institutions. De sorte que son expérience de la société étatsunienne se présentait surtout dans une relative opacité. Lorsque requis de poser des gestes, il s’exécutait à la manière de fantômes, sans toujours en connaître les tenants et les aboutissants. C’est ce qui lui était arrivé quand il se présenta à la clinique médicale pour une évaluation de son état de santé. Ce jour-là, il fut examiné sous toutes ses coutures. Et pour ce qu’on ne pouvait pas déceler de manière auditive ou visuelle, on procéda par rayons-X ou par des analyses d’urine et de sang. Finalement, après plus d’une heure de tests variés, on lui signifia la liberté de s’en retourner chez lui. Quelques jours plus tard, il reçut avec joie une note de la clinique l’informant qu’il était en parfaite santé. Ce jour-là, comme il était en train d’écrire à Claudine, il ne manquait pas de l’en informer et de lui dire combien il serait heureux, de bénéficier d’un état psychologique et moral à la hauteur de son état physique.
     Quelques jours plus tard, il fut requis de se présenter à une base de l’armée dans la banlieue de la ville. Perplexe de cette convocation, il en fit part à Benoit, un compatriote doublé d’un ami. La réaction de ce dernier lui enleva tous ses doutes : il comprit qu’il avait été embrigadé d’office et que l’objet de cette convocation n’avait d’autre fin, que son entraînement militaire.
     Ce jour-là, il était tellement dépité que son premier réflexe était de retourner en Haïti. Il ne résista évidemment pas longtemps à l’analyse de la situation, car ce qui était en cause, à la limite, c’était, d’une part, son incorporation à l’armée étatsunienne et, bien entendu, aux forces expéditionnaires en Asie du Sud-Est, avec les risques que cela comportait.  D’autre part, la certitude d’être jeté en prison, une fois de retour en Haïti et celle de mourir sous la torture, quelques mois, voire, quelques semaines plus tard. Devant ce terrible dilemme, l’instinct de survie avait prévalu et c’est en choisissant le moindre des deux maux, qu’en ce beau matin d’octobre, dans la voiture de Benoit, il prenait à contre-courant, la circulation sur l’autoroute, avant de se perdre dans les dédales d’une banlieue mi-industrielle.
      Depuis son arrivée à New-York, jamais il n’avait fait un si long trajet. Pourtant, il n’avait pas dépassé les limites de l’agglomération urbaine. C’est ce jour-là qu’il commença à prendre conscience, vraiment, de l’étendue de cette ville qui jetait ses tentacules dans toutes les directions.
     Bien que la base militaire se déployât sur plusieurs centaines de mètres de façade, il ne leur était pas facile de la trouver. Ironiquement, après plusieurs vains détours, ils étaient presque contents d’apercevoir finalement l’enseigne de l’armée, qu’au fond, ils abhorraient en raison de l’arrogance qu’elle symbolisait dans leur esprit.
     Abandonné en quelque sorte par son ami qui s’en retournait achever sa journée de travail, Serge eut, tout à coup, l’impression qu’il était livré, pieds et poings liés, à des forces infernales. Timidement, il franchissait l’imposant portail de fer qui isolait la base du voisinage industriel. Il s’était fait une image des lieux avant de venir, mais il avait manqué d’imagination pour composer les différents éléments de la réalité qu’il avait sous les yeux. Il est vrai que l’univers de la vie militaire lui était totalement inconnu, mais en plus, cela n’avait jamais été pour lui un champ d’intérêt. En somme, il ignorait tout de cet univers  et de son mode d’organisation.
     En accédant à l’intérieur de l’enceinte, il découvrit une cité miniature avec un bâtiment central entouré de multiples autres  de différentes dimensions. De loin, il aperçut ce qui lui semblait un magasin général, de même qu’un petit parc où jouaient des enfants sous la surveillance de deux femmes qui poussaient des landaus. En dépit d’un sentiment d’anxiété, ce décor aperçu à la volée lui parut tout à fait incongru, là où il s’attendait à voir, rien de moins, que des chars d’assaut. En même temps, il le réconciliait, en quelque sorte, avec l’inhumanité projetée sur ces lieux. Quoi qu’il en soit, il n’avait pas le temps d’approfondir son observation, car l’heure de son rendez-vous venait de sonner. En fait, il était parmi les derniers à arriver, juste pour entendre un caporal les inviter à passer à une salle à côté. Il se doutait qu’il n’était pas le seul concerné, mais il ne s’attendait pas à être dans un groupe d’une cinquantaine de personnes, des jeunes en majorité.
      Au cours des trois heures qui suivirent, deux sergents et un caporal défilèrent devant eux, pour leur parler de l’entraînement militaire à différents aspects et leur dire ce qu’on attendait d’eux. Puis, il y eut une visite guidée des lieux et un arrêt particulier au magasin, pour le choix des bottes et des uniformes, ainsi que leur affectation transitoire à un pavillon jouxtant le bâtiment principal, pendant le temps de leur entraînement. Là, chacun se voyait attribuer une case pour entreposer ses effets. Ces activités mettaient fin à la journée et amorçaient le début d’une période dont il avait lieu d’être inquiet, par les propos des uns et des autres, y compris les soldats dédiés à leur entraînement. En tout cas, pendant le long trajet de retour, Serge eut tout le temps pour ruminer le déplaisir de sa situation et de se rendre compte, à nouveau, qu’il n’y a pas de porte de sortie. S’il avait des doutes sur les fins poursuivies par l’armée, maintenant, c’était clair. Les militaires rencontrés ne se gênaient pas pour faire allusion à leur déploiement au Vietnam. La seule chose qui restait imprécise, concernait la date à laquelle on ferait appel à eux, une fois l’entraînement terminé. Depuis le moment où il était entré en possession de cette information, son angoisse de l’entraînement s’était trouvée reléguée bien loin dans ses préoccupations. Le bilan anticipé qu’il faisait de cette période ne dépassait pas des épreuves d’endurance, lesquelles, si elles étaient loin d’être des jeux d’enfants, comme le prétendait l’instructeur, ne comportaient pas de risques graves. Donc rien qui dût mettre en cause son intégrité physique et le caractère limité dans le temps de l’expérience. C’était, en tout cas, très loin de la perspective d’aller en découdre avec les Vietcongs sur leur terrain. N’eussent été les fins pour lesquelles cette expérience s’imposait, elle fût apparue avec beaucoup moins d’appréhensions, un peu comme une épreuve sportive, certes, jalonnée d’obstacles, mais d’abord, une épreuve contre soi-même.
     La première idée à laquelle souscrivait Serge était de n’en rien dire à Claudine, tant que le danger ne sera pas manifeste. Mais comment s’abstenir de l’entretenir d’une situation qui colonisait ses moindres pensées? Comment ne pas lui dire qu’il était devenu le siège d’un problème obsédant qui neutralisait ses facultés intellectuelles et l’empêchait de se projeter le moindrement dans l’avenir? Et comment lui dire que la réunification envisagée, avant son départ de Port-au-Prince, devra être renvoyée dans un avenir indéterminé à cause de la situation?
     Pas plus tard que cette semaine, il devait lui écrire pour lui parler de son installation à New-York et envisager, éventuellement, la date de leur mariage. En principe, il aimerait pouvoir lui apprendre qu’il a un emploi. Au lieu de cela, il se voyait dans la nécessité de l’informer, qu’en raison de ses rendez-vous aux bureaux de l’armée, il avait dû laisser filer les deux opportunités qui s’étaient offertes à lui. De toute façon, pourrait-il ajouter, cela revenait au même, puisque, dès le début de l’entraînement militaire, ceux qui travaillaient, seraient obligés de laisser tomber leur emploi. Les soldes dues aux recrues à partir de leur enrôlement suppléeraient, sans doute, à ses besoins, mais pourraient difficilement lui permettre de bâtir pour l’avenir. De toute façon, à quoi servirait-il d’avoir tous les moyens possibles à sa disposition, s’il risquait, à bref délai, de laisser sa peau dans les marais de l’Asie du Sud-Est.
     Pire encore que la mauvaise nouvelle à annoncer à Claudine, ce qui le désespérait davantage, c’était le fait de son incapacité à garder espoir devant les événements : espoir d’éviter la guerre, d’y survivre et de se retrouver, à court terme. A plusieurs reprises, il essayait d’écrire à Claudine et à chaque fois, pas un mot ne pouvait sortir de son stylo. Non qu’il fût à court d’idées. Au contraire, les idées qui lui venaient, étaient tellement chargées de contenu, qu’il redoutait de les soumettre à l’attention de sa fiancée. A force de se demander comment elle allait réagir à la situation exposée, il finissait par s’abstenir de lui écrire, tout en étant convaincu qu’il ne pourra se passer de le faire. C’est au terme de ce processus psychologique qu’il finit par écrire la lettre suivante :
                                    New-York, 15 octobre 196*

                                           Très chère Claudine

     Tu me pardonneras d’avoir attendu plus longtemps que prévu avant de t’écrire. La raison à cela vient de ce que la réalité à laquelle j’ai dû faire face, depuis quelques jours, est très loin de celle que j’avais envisagée de Port-au-Prince.
     Je savais que les jours à passer loin de toi seraient longs et mélancoliques, mais je me réconfortais en pensant que cette situation n’allait pas durer trop longtemps. Je m’étais donné un laps de temps de trois mois, au cours desquels, mon installation serait complétée et que je commencerais à espérer ton arrivée ici. Mais j’avais compté sans une conjoncture tout à fait imprévisible. A peine avais-je mis le pied sur le sol des États-Unis, que j’étais devenu, en quelque sorte, le jouet du destin et sommé de choisir, soit de retourner sur le champ à Port-au-Prince, soit d’assumer jusqu’au bout ma condition d’Étatsunien. Tu penses bien que la première option m’était, tout à fait, inacceptable, dans la mesure où elle conduirait directement aux geôles infectes de Fort Dimanche, sinon, tout simplement, dans la tombe! Il ne me restait qu’à entrer dans la peau d’un Yankee, expérience vers laquelle j’étais inexorablement poussé, par l’obligation d’avoir à accomplir mon service dans les Forces, comme ils disent ici.
     Je viens à peine d’arriver de la base militaire où doit se dérouler ma formation et je ne suis pas encore revenu de l’austérité des lieux, une fois franchi le mur des apparences. Pendant mon trajet de retour, je me désolais à comparer ma situation à celle des dizaines de jeunes recrues qui ont le même sort que moi. S’ils ont aujourd’hui les inconvénients de leur condition d’Étatsunien, me suis-je dit, ils en ont, pour la plupart, déjà eu quelques avantages. Tandis que moi, je n’ai en partage que les inconvénients. En effet, je n’avais pas plutôt pris quelques bouffées de l’air new-yorkais, que me voilà requis d’aller défendre la patrie menacée! Mais que dis-je? Passe encore s’il s’agissait de faire face à une menace appréhendée sur le pays, mais je me vois plutôt obligé de devenir agresseur d’un pays du Tiers-Monde, pour consolider l’hégémonie mondiale des États-Unis!
     Car Claudine, c’est bien de cela qu’il s’agit à terme, c’est-à-dire, mon incorporation aux contingents militaires étatsuniens devant envahir le Vietnam, sous le prétexte que leur idéologie politique est incompatible avec celle des Étatsuniens, défiant, par ainsi, l’ambition de ces derniers de dominer le monde.
     J’ai beaucoup hésité à te parler comme je le fais maintenant; mais j’ai compris aussi que je n’avais pas le choix. Sous peine de te chagriner amèrement, je me devais de te dire les choses telles qu’elles sont, du moins telles que je les perçois, en me disant, plus vite tu les sauras, plus tôt nous serons deux pour envisager l’avenir et ses problèmes.
     En attendant, je donnerais, volontiers, une partie de ma vie pour être à tes côtés quand les nuages s’amoncellent à l’horizon. Il me manque énormément de savoir la vision que tu peux avoir de la situation que je t’ai décrite. Je sais, a priori, que cette vision n’est pas du tout indifférente de la nature des sentiments qu’elle t’inspire. Par conséquent, je serais heureux si, dans ta prochaine lettre, tu peux éclairer un peu ma lanterne. Tu n’oublieras pas de m’apprendre, en même temps, quand on pourra recommencer à se servir du téléphone.
     J’ai beau avoir gardé dans mon cœur et dans mon esprit tout ce qui fait que tu es toi-même, il me manque d’entendre ta voix chaude quand le moment est à la sérénité, ta voix langoureuse et lointaine par les soirs mélancoliques et tes soupirs haletants quand l’inquiétude, à mon sujet, te barrait le front. Dans la situation qui est la mienne, je devrais pouvoir souhaiter ta venue prochaine. Et pourtant, tant que l’avenir demeure si confus, je suis obligé de reconnaître qu’il ne serait pas dans ton intérêt de quitter Port-au-Prince.
     Je t’embrasse tendrement et attends impatiemment ta lettre et ton téléphone. Je compte sur toi pour présenter mes hommages à ton père. Ne manque pas de lui exposer ma situation et de me faire part de sa réaction prochainement.
                            Je t’embrasse amoureusement
                                                                                         Serge

     Après avoir écrit cette lettre, Serge était passé à un cheveu de la détruire. Il trouvait qu’il avait, à la fois, trop dit et pas assez à Claudine. Pourtant, en se remettant en esprit à lui écrire à nouveau, il ne fit pas autre chose que rééditer son ambivalence dans une lettre imaginaire où il disait, encore une fois, trop et trop peu.
     Trop, parce qu’il avait la conviction que sa lettre jetterait Claudine dans une profonde tristesse qu’il aimerait pouvoir lui épargner. Trop peu, pour être passé trop rapidement sur les multiples implications de son enrôlement.
     Pourtant, il était le premier à n’avoir pas appréhendé l’étendue de telles implications, obnubilé qu’il était par le caractère extraordinaire de son enrôlement et, en tout cas, aux antipodes de ses tendances profondes, nourries aux idéaux de justice et de liberté. Mais ses yeux se dessilleront assez vite pour qu’ils puissent saisir des aspects insoupçonnés de son aventure.
























                                                        CHAPITRE  VIII

                                                  

       A l’arrivée de Serge à New-York, les nouvelles dans les médias, ne laissaient pas supposer l’effervescence qui régnait dans l’armée. Une activité intensive s’y déroulait, dont l’entraînement militaire constituait l’élément le plus apparent. Dans toutes les bases étatsuniennes disséminées sur le territoire, les recrues se relayaient, sans relâche, dans les centres d’entraînement, qui se subdivisaient en deux catégories, selon qu’il s’agissait de l’entraînement préliminaire ou spécialisé, le premier étant une étape obligée du second.
     Le but de la phase préliminaire était de dispenser les premiers rudiments de l’art et de la discipline militaires aux recrues et aussi, de s’évertuer à obtenir qu’ils répondent adéquatement aux fins de la guerre. Dans le cas particulier de la guerre du Vietnam, le point de départ se trouvait dans la justification de cette guerre, soi-disant, au nom des valeurs de civilisation qui y étaient concernées. On expliquait aux recrues qu’il fallait préserver la liberté et la démocratie du Vietnam du Sud, devant l’invasion des communistes du Vietnam du Nord. Pour diaboliser ces derniers et susciter les instincts de haine et de destruction à leur sujet, on les décrivait comme des barbares criminels à la limite de l’animalité. Personne parmi les conscrits n’avait le droit, en les évoquant, de les appeler par leur nom, mais plutôt par les surnoms très péjoratifs de « vermines gluantes» qualifiant des êtres d’une bassesse et d’une traîtrise visqueuse et répugnante par lesquelles, plus sûrement, pouvait se justifier la guerre  et la décision de les tuer, sans exception, y compris les femmes, les enfants et les vieillards. L’obligation de voir des ennemis, même parmi les catégories de personnes vulnérables, se justifiait par l’armée étatsunienne, sous le fallacieux prétexte, que même ces  personnes seraient exploitées par les communistes pour faire du sabotage. C’est d’ailleurs pourquoi, pendant toutes les années de guerre, l’objectif opérationnel du général Westmoreland, focalisera l’essentiel de son énergie dans la destruction des villages et de leurs habitants.
     Donc, cette première étape servait, bien entendu, à une opération de sélection des futurs soldats. Si elle permettait de discriminer et de mater, parfois avec beaucoup de violence, les récalcitrants aux efforts et à l’endurance physique que commande l’entraînement militaire, un seul groupe de recrues arrivait à faire échec à cette opération. Il s’agissait des durs à cuire capables de traverser indemnes, les entreprises d’endoctrinement ou de lavage de cerveaux de la hiérarchie. De tout temps, l’armée avait horreur des fortes têtes, celles qui pensent et, surtout, celles qui peuvent le faire par eux-mêmes. Aussi ne manquait-on pas de s’occuper de façon particulière de cette catégorie de candidats.
     C’est finalement au terme de cette première étape, qu’on pouvait se diriger vers l’un ou l’autre des services de l’armée, comme l’infanterie, la marine, l’aviation etc. Généralement, on reconnaît le privilège aux engagés volontaires, de pouvoir choisir leur corps de service. Quant aux conscrits de force, ils étaient privés de cette possibilité de choix et se voyaient, dans l’ensemble, orienter vers l’infanterie, la moins prestigieuse des corps de service.
     Compte tenu des particularités de son engagement, Serge était donc appelé à partager le sort des ces derniers. S’il connaissait le fonctionnement de l’armée étatsunienne, les valeurs des différents corps de services, il serait fondé à être inquiet des difficultés multiples qui l’attendaient. Heureusement pour lui, qu’il ignorait à l’époque, jusqu’aux différences les plus grandes, existant entre les affectations. Cela lui permit d’investir toute son énergie sur les épreuves de l’entraînement.
     Pour plusieurs raisons dont, surtout, celle qu’il fût dans sa phase de sa première démarche d’intégration à la société étatsunienne, il avait intuitivement décidé qu’il ne serait, apparemment, pas dans le groupe des fortes têtes, se contentant d’acquiescer le plus souvent, même quand il était, fondamentalement, aux antipodes des exigences d’une telle attitude. La socialisation passe parfois par des stratégies qu’une morale désincarnée peut réprouver. S’il arrivait à donner le change par rapport au processus d’endoctrinement dont il était l’objet avec les autres, il ne pouvait, néanmoins, pas s’échapper des contraintes relatives aux épreuves d’entraînement, dont certaines lui apparaissaient, tout bonnement, insurmontables. Ce fut le cas, par exemple, de l’épreuve de la course qui consistait à parcourir une certaine distance en 90 secondes, avec des bottes trop grandes et lestées d’un poids de  20 kilos. Il en était de même de celle de la corde qui l’obligeait à grimper le long de la dite corde jusqu’à une certaine hauteur, dans un intervalle de 15 secondes. Même après s’être repris une demi-douzaine de fois, il ne descendait jamais à moins de 18 secondes. Cette incapacité était sanctionnée par cinquante pompes qu’il devait exécuter instantanément, avant de recommencer à nouveau. En fait, il n’avait jamais pu parvenir aux quinze secondes réglementaires et se considérait quand même chanceux, de n’avoir pas encouru des sanctions plus graves, à l’instar de certains de ses compagnons qui avaient été rudoyés pour des manquements de même nature.
     L’entraînement se poursuivit pendant huit semaines, au cours desquels, il connut des moments frisant l’abattement, à cause des multiples sentiments qui l’agitaient, en découvrant, au fur et à mesure, l’envers de la médaille étatsunienne. Si l’arrogance et la morgue des ressortissants de ce pays, lui étaient bien connues depuis longtemps, il se surprenait, à travers le processus de lavage de cerveaux, à  découvrir ces travers à une ampleur qu’il n’aurait jamais imaginée. Jusqu’alors, l’ethnocentrisme était pour lui quelque chose de vague et d’abstrait. Avec les différentes illustrations de la guerre dont témoignaient à profusion les instructeurs, pour la première fois, il comprit que ce concept n’avait rien à voir avec l’image inoffensive qu’il avait à l’esprit. Cela était à la source de crimes innombrables que la morale des Étatsuniens ou ce qui en tient lieu, n’avait pas de peine à justifier. L’insistance avec laquelle l’amalgame de la mort  d’un  Vietcong et d’une vermine était fait, lui donnait le vertige.  Il se rendit compte que ce n’était pas le moindre des mécanismes psychologiques mis en branle dans le processus de l’entraînement, que de tuer d’abord l’adversaire en le déshumanisant, afin de pouvoir le faire avec facilité techniquement après. Il passait des nuits entières à se demander quoi, dans le phénomène de la différence, pouvait provoquer tant de haine : était-ce la culture ou les caractéristiques physiques ou les deux à la fois? Pendant que lui revenaient, de manière obsessionnelle, à la faveur de la nuit, les cris gutturaux par lesquels les recrues devaient ponctuer leur détermination, au cours des exercices, de tuer les « vermines», il sentait monter en lui, l’angoisse face à l’avenir. Serait-il obligé d’aller au Vietnam, comme d’autres auparavant? Chaque jour, il sentait l’étau de l’armée se resserrer autour de lui par toutes les nouvelles qui arrivaient du front, mais surtout, par la décision du Pentagone d’augmenter les effectifs militaires, pour faire face aux activités du F.L.N et du Nord-Vietnam. Et ce qui n’était pas pour le rassurer, il sentait un fossé infranchissable, entre ses valeurs et celles de ses compagnons. La plupart d’entre eux étaient des noirs. Cela l’avait surpris que ces derniers soient si nombreux aux États-Unis. Jusqu’au moment où il comprit  qu’ils sont nombreux dans des lieux ou à des positions bien déterminées, en chômage, en prison, comme soldats etc. Bien qu’il soupçonnât quelques-uns d’avoir résisté à l’entreprise d’endoctrinement des instructeurs, une minorité d’entre eux et leurs camarades blancs montraient une bonne adhésion au lavage de cerveau. Cela se traduisait par leur enthousiasme dans les vociférations qui clôturaient les séances d’entraînement et leur profession de foi de tuer les « vermines gluantes ».
     Une fois, après les exercices, il fut requis de rencontrer le sergent-chef, à qui il dut expliquer pourquoi il n’était pas plus expressif dans ses attitudes, en ce qui concerne la défense des États-Unis. Avait-il oublié où il était? Ou s’avisant que le sergent était un noir comme lui, se sentait-il plus en confiance? En tout cas, il répondit avec beaucoup d’assurance que la raison résidait dans le fait, qu’à son avis, les États-Unis n’étaient nullement menacés. Si les feux du regard de son interlocuteur pouvaient avoir une action physique sur lui, il serait instantanément réduit en cendres. De quelle planète était-il? Depuis quand les soldats et, encore moins, les recrues, avaient-ils des avis? L’intervalle de quelques secondes, il songea à sanctionner vertement son attitude et son langage qu’il considérait virtuellement comme un acte d’insubordination. Après s’être lancé dans un discours tonitruant sur le métier de soldat et sur l’obligation pour Serge de se défaire de ses idées, s’il lui en reste, sous peine de se les faire arracher de force par l’armée des États-Unis, il se calma un peu pour lui dire la chance qu’il avait d’être tombé sur lui. Il acceptait de passer l’éponge aujourd’hui, mais il n’y aurait pas de seconde chance.
     L’algarade du sergent- bien que relativement modérée, compte tenu de la mentalité  du milieu-eut la vertu de rendre encore plus problématique son orientation future. La perspective qu’il puisse se retrouver dans la peau d’un soldat au Vietnam, dans n’importe quel corps, le rendait malade et l’interaction venait dramatiser encore davantage cette possibilité, en lui rappelant le mot combien percutant de Florence Nightingale sur le métier de soldat : « Une certaine dose de stupidité, disait-elle, est nécessaire pour faire un bon soldat » Et il songeait, malheureusement pour le sergent, que sa dose n’était pas suffisante!
     Il tournait déjà les talons quand ce dernier, répondant sur les entrefaites à un appel téléphonique, lui demanda d’attendre un peu. Il comprit de ses propos, quelques secondes plus tard, qu’il lui fallait, sur-le-champ, se rendre au bureau du capitaine Jack Burger, l’officier d’ordonnance du colonel O’Donnell. En entendant ce message, c’est tout juste si Serge ne sentit pas l’étau  de la répression militaire autour de son crâne. Qu’avait-il à voir avec la hiérarchie militaire, sinon pour écoper des sanctions, que sa performance à l’entraînement lui avait values? Bien entendu, cette réflexion était l’indice même de sa méconnaissance du fonctionnement de l’armée. Par ailleurs, s’il avait pris la peine de s’analyser, il saurait que les pensées qui l’angoissaient, en ce qui a trait à son avenir dans l’armée, n’étaient connues que de lui. A force d’y patauger à longueur de ses nuits d’insomnie, il avait fini par avoir l’impression, que le premier venu pouvait s’en douter. Dans cette disposition psychologique, il liait naturellement le message reçu à ses craintes par rapport à son incorporation. Ainsi, prenant son courage à deux mains, il se dirigea, cahin-caha, vers le pavillon où se trouvait le bureau de l’officier. Parvenu en ce lieu qui s’est révélé plus modeste que ce à quoi il s’attendait, sa tension artérielle, il le devinait, ne pouvait manquer de monter à un niveau anormal. Adoptant une attitude de garde-à-vous, il se tenait dans le vestibule, jusqu’à ce qu’un soldat qui jouait le rôle de secrétaire, après lui avoir demandé son nom, se mît en devoir de l’interroger sur la période d’entraînement qui arrivait à sa fin, les études qu’il avait faites antérieurement, les langues qu’il parlait etc.
     Sur ce, il s’éclipsa à l’intérieur du bureau, pour réapparaître au bout de quelques minutes, en lui offrant à boire. Comme il avait soif, il opta pour une bière qu’il trouva incroyablement rafraîchissante. Au même moment, dans une attitude de civilité à laquelle il n’était pas habitué, depuis son séjour au camp d’entraînement, le secrétaire lui demanda de bien vouloir patienter quelques minutes, le capitaine Burger le recevra bientôt.
     Serge était dérouté par les événements qui lui apparaissaient de plus en plus surréalistes. Il s’attendait à être sanctionné et voilà qu’on se comportait avec lui avec des égards. Il était certain qu’à ce moment-là, on s’était trompé sur son compte. Pendant les quelques minutes de son attente, chaque fois que la porte s’ouvrant au bureau du secrétaire, tourna sur ses gonds, il s’attendait à le voir sortir et faire état de son erreur. Quand, finalement, il vint le voir, ce fut pour l’inviter à passer au bureau du capitaine, lequel le pria, en guise de réponse à son salut militaire, de s’asseoir, pendant qu’il se lançait dans un discours sur la guerre.
     Les États-Unis, disait-il, ne peuvent pas se permettre de voir se prolonger la guerre du Vietnam. Pour gagner sur les communistes, ils doivent prendre tous les moyens à leur disposition. Ce n’est pas un devoir, c’est une obligation. C’est une exigence morale qui est inscrite dans la civilisation occidentale dont les États-Unis constituent la figure de proue. L’un de ces moyens est celui des communications, c’est-à-dire, savoir aussi décrypter tous les langages dont les Vietcongs se servent pour communiquer entre eux. Étant donné que la colonisation française venait à peine d’échouer dans cette région de Sud-Est asiatique, la probabilité que le français soit utilisé dans certaines communications n’est pas négligeable. C’est dans cette perspective que l’armée se dote, bien entendu, de spécialistes en langue vietnamienne, mais aussi en français. Compte tenu de votre connaissance de cette langue, nous avons pensé que vous pourrez jouer le rôle qui convient au bureau du colonel O’Donnell de la Sécurité de l’armée. Je ne sais quel corps de service vous auriez aimé choisir, dit-il, si vous en aviez la possibilité, mais vous devez vous sentir honoré d’être affecté à ce corps prestigieux que la plupart des recrues indiquent, d’ailleurs, comme premier choix.
     En principe, au terme de votre entraînement préliminaire, vous devriez être orienté à Fort X pour l’entraînement spécialisé, mais il a été décidé que vous en serez dispensé. Vous serez dirigé, de préférence, à l’École des Renseignements de l’armée, notamment, pour des cours d’analyse et de décryptage des messages-radio. Vos tests d’aptitude indiquent un Q.I de 135, ce qui paraît tout à fait adéquat, et même plus, pour les Renseignements, où vous recevrez une formation accélérée de huit semaines.
     Et quand, à la veille de mettre fin à la rencontre, le capitaine lui demanda s’il avait des questions, c’est tout naturellement qu’il répondit par la négative, en protestant de la clarté de la situation. Pourtant, même si l’entretien ne fut pas long, il n’avait pas moins suscité beaucoup d’interrogations qu’il n’osa formuler.
     D’abord, il n’en revenait pas de sa rencontre avec un gradé de l’armée. Dans un milieu si féru de hiérarchie et où de telles interactions ne sont pas courantes, comment interpréter celle dont il était l’objet? Tant qu’il s’attendait à être blâmé, cela ne le surprenait pas outre mesure. A un certain moment, il pensait même que la rencontre était à la hauteur du blâme qu’on voulait lui infliger. Mais maintenant qu’il s’apercevait de son erreur, le but de la rencontre ne devenait que plus nébuleux. Y a-t-il des raisons qui l’effraieraient éventuellement et qu’il ne soupçonnait pas pour justifier le procédé?
     Par ailleurs, même s’il ne savait pas toute l’importance du Service de Renseignements auquel il était destiné, il se sentait un peu comme un malade en rémission, voire même, en convalescence. Que ce soit dans l’infanterie, dans l’aviation ou dans la marine, ce qui le terrifierait, c’était d’être sur le terrain, d’avoir à sauver sa peau, à tout bout de champ et pour cela, à devoir tuer des gens dans une guerre qui ne le concernait pas et qu’il jugeait injuste et criminelle. Mais, affecté aux Renseignements, il avait vaguement l’impression qu’il serait hors des opérations et que, dans les circonstances, c’était mieux que ce qu’il pouvait désirer.
     Il était surtout heureux d’avoir pu s’épargner l’entraînement spécialisé, car après avoir eu la première partie, il était saturé de la haine et du racisme qui suintaient par tous les pores des instructeurs et, par ricochet, de la masse des recrues. Il se souvient comme d’une continuelle obsession, des comportements et des propos de ses instructeurs qui essayaient de leur entrer dans le crâne, combien il était de leur devoir, au Vietnam, de tuer le plus de  Vietcongs  possibles. Mettez-vous dans la tête, disait l’un d’entre eux, qu’une  fois au Vietnam, votre obsession doit être de  tuer le plus de ces sales vermines. Vous devrez ça  à votre mère et à vos sœurs de les empêcher de venir en Amérique les violer.
     Il lui revenait aussi cette rencontre qu’il avait faite, un peu plus tôt, avec ce soldat dépité, de retour du Vietnam. Ayant participé au programme d’éradication des Vietcongs promu avec beaucoup de volonté et de moyens par le général Westmoreland lui-même, il avait de quoi témoigner de cette haine des Étatsuniens à leur égard et de la façon dont cela se traduisait dans l’horreur des actes de guerre. Longtemps avant My Lai qui a dévoilé au monde la barbarie étatsunienne au Vietnam, il relata des centaines de cas du même ordre dans toute l’étendue des zones de guerre. Sous prétexte de rendre impraticable les bases de retraite des Vietcongs, ainsi que le rappelle Lane, on détruisait à l’artillerie, au lance-flammes, au napalm et finalement au bulldozer, des centaines de villages habités essentiellement  par des femmes, des vieillards et des enfants, en l’absence des hommes partis au front, sans même songer à l’évacuation préalable des habitants. Passe encore si ces atrocités étaient les basses œuvres de la soldatesque, en rupture de contrôle de la hiérarchie militaire! Au contraire, ces hécatombes comblaient d’aise beaucoup de hauts gradés qui ne se gênaient pas pour y aller joyeusement d’une description macabre de l’éparpillement des membres d’un peloton de ’’bêtes puantes’’ ou de ‘’sales vermines’’ à la suite des ravages d’un obus. Cette brutalité déborde de l’action sur les champs de bataille pour contaminer jusqu’à la représentation de l’adversaire, à commencer par le langage à son sujet.
     En cette soirée de la fin de son entraînement, Serge était littéralement sous le coup de ses états d’âme. D’une part, sentiment de satisfaction d’avoir évité de justesse les grands corps de l’armée et l’enfer qui accompagne les opérations sur le terrain; d’autre part, l’angoisse de l’inconnu, avec son affectation au service des Renseignements. En se laissant dériver sur cette idée, il revoyait en imagination certains films de guerre ou d’espionnage qu’il avait vus. Les rôles d’agents de renseignements ou d’espions n’étaient pas sans danger dans cet univers où foisonnaient des engins de mort sophistiqués qui ne laissaient pas souvent des traces. Dans l’autocar qui le ramenait au Centre-ville, il avait plein le temps de passer en revue, nombre de situations qu’il croyait, à tout jamais, enfouies dans sa mémoire. Et pourtant, par une sorte de magie qui tenait à l’intensité émotive des moments qu’il vivait, des épisodes oubliés venaient s’échouer sur le bord de sa mémoire. Cela contribuait encore davantage aux représentations disparates qui le hantaient et l’angoissaient. Perdu dans ses pensées, il serait resté longtemps dans un état d’hébétude caractérisé, à regarder le plafond de l’autocar, sans le chauffeur venu lui signaler son arrivée au terminus. Là, plutôt que de s’engouffrer dans le « subway » comme il eût été logique, il se mit à déambuler le long de la rue adjacente au poste d’attente des passagers, jusqu’à ce qu’il s’aperçût de sa déviation, dans la direction opposée à celle qu’il lui conviendrait de prendre. Une ambulance qui s’en venait à une vitesse folle et à laquelle il dut précipitamment livrer  passage, le ramena à lui-même. En la voyant tourner le coin de la rue, il se demanda combien d’appels d’ambulances on pouvait enregistrer dans une ville comme New-York. Et comme si, de vivre dans cette ville dont les habitants ont la manie des statistiques, il était, lui aussi, contaminé par ce virus, il se mit à réfléchir dans les mêmes termes, à beaucoup de réalités concernant la vie dans cette cité, l’évaluation du nombre de conscrits qui, comme lui, devaient être effrayés d’avoir, inéluctablement, à servir au Vietnam, le nombre de ceux qui ont trouvé la mort sur le terrain, qui ont laissé femme et enfants etc. Du coup, cette préoccupation finit par le sortir, tout à fait, de son état de léthargie, en le mettant en prise directe sur lui-même et ses contraintes existentielles et le porter à faire diligence pour aller écrire à Claudine.



















                                                                    CHAPITRE  IX

                                      
                                                     
     Quand Serge arriva chez lui, ce vendredi soir, en cet appartement qui sentait le renfermé et le beurre rance, avant qu’il ne songeât à ouvrir la fenêtre, il se rabattit sur deux lettres de Claudine aperçues dans son courrier.
     Dans l’une d’elles, elle exhalait une déception, tout de même retenue, devant les malheurs qui s’abattaient sur eux, tout en formulant l’espoir de voir s’estomper, avant longtemps, les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon de leur bonheur. Une petite éclaircie dans la grisaille : le téléphone attendu depuis des mois venait d’être installé. Elle avait voulu célébrer l’événement en lui faisant la surprise de son appel, mais en dépit de multiples tentatives, elle n’avait pas réussi à le joindre. Pourrait-il la rappeler au plus vite? Elle avait tellement envie d’entendre sa voix, qu’à court terme, c’était la seule préoccupation de ses journées, quand le travail lui en laissait la possibilité.
     Dans l’autre, elle lui fit le reproche de n’avoir pas téléphoné comme elle le lui avait suggéré. Elle avait passé toute une semaine en vain à attendre son appel. Finalement, elle s’était rangée à l’idée qu’il n’avait peut-être pas reçu sa lettre. Était-ce le cas? Elle préférerait le croire, sinon elle ne comprendrait pas. Son père faisait beaucoup de soucis de la situation. Il craignait que Serge ne dût aller au Vietnam, avec toutes les conséquences que cela impliquait pour elle-même comme pour lui. En attendant  qu’elle lui explique un peu mieux tous les ressorts de la situation en cause, elle était portée à croire qu’il exagérait.
     Sans prendre le temps de dépouiller tout son courrier, Serge succomba à l’urgence de la deuxième lettre de Claudine et composa tout de suite son numéro de téléphone. Quand Claudine entendit la voix de Serge, elle fut transportée de joie. Et comme pour s’empresser de calmer les appréhensions de son père, elle cria : « Papa, c’est Serge » avant même de commencer à parler à son fiancé. Pendant tout le temps de son attente, elle avait composé mentalement une liste de choses à lui dire et à lui demander, mais envahie par les émotions de l’instant, tout s’était évanoui dans son esprit. Ce qu’elle exprimait, c’est le trop-plein de son cœur, dans un langage qui s’apparente à celui du Cantique des Cantiques. Elle avait des accents jusqu’alors inconnus et qui étaient aussi doux à Serge qu’une musique. Jamais auparavant il ne lui avait entendu évoquer avec une telle intensité les souffrances de la séparation. Et Serge en eut presque le vertige de considérer le vide qu’il lui offrait en échange. Oui, les craintes de son père étaient valables. Comme elle, il aimerait que quelque chose survienne pour empêcher l’inéluctable. Quelque chose d’aussi fort qu’un miracle que seul l’amour pourrait envisager. Mais, comme son père, il ne voyait pas d’alternative à la situation. Sa seule planche de salut, c’était de se trouver sur une voie qui lui épargnerait, peut-être, le terrain des opérations au Vietnam. Mais, de cela, il n’était pas encore sûr : il avait besoin de passer au travers de l’École des Renseignements pour se faire une idée plus juste de la réalité.
     Si Serge pouvait la voir pendant qu’il parlait, il observerait une scène surréaliste. Au moment où il lui faisait part de ses appréhensions concernant le théâtre de la guerre, des larmes ruisselaient sur son visage pendant qu’elle essayait, par une certaine intonation, de neutraliser l’expression de son chagrin. Elle venait d’avoir conscience qu’une petite manifestation de sa douleur avait, un peu plus tôt, apporté à son fiancé un niveau d’accablement qu’elle aimerait lui épargner, au moment où sa vie était en danger. Mais Serge n’était pas dupe. Il comprit très bien le drame qui se jouait dans le cœur de Claudine et il sentit sa flamme se raviver comme la braise dans l’âtre, sous l’action du soufflet. Après avoir, pendant plus d’une demi-heure, étanché leur soif de l’un et de l’autre, ils se décidèrent à raccrocher, la mort dans l’âme, certain, chacun de son côté, que le couple s’approchait de la zone des tempêtes, que les récifs pointant à l’horizon ne rendaient que plus dangereuse.
     En dépit de toutes les raisons qu’il avait d’être mélancolique, c’est une petite phrase, tout à fait anodine, de Claudine qui avait apporté le coup de grâce à Serge. Elle laissait entendre que son père, par ailleurs, très pessimiste sur la possibilité qu’il pût être épargné du Vietnam, verrait mal qu’elle passe son temps à se morfondre, sans essayer de trouver une alternative à sa douleur. Si Claudine avait pris conscience des effets que cette remarque pouvait produire dans l’esprit de Serge, elle se serait, à coup sûr, abstenue de la faire. Mais ce n’était pas le cas. Bien loin de le rassurer comme elle en eut le réflexe, elle avait, à son insu, distillé dans sa conscience un venin dont le temps de maturation, pour être lent, n’en était que plus toxique. Mais, pour le comprendre, faisons un pas en arrière.
     Depuis que M Saint-Pierre avait perdu sa femme, à part une idylle sans lendemain, à quelques années de son veuvage, avec une amie de sa femme, on ne lui connaissait aucune relation tendant à donner une mère à Claudine. En fait, dès le lendemain du décès, il était devenu, à la fois, le père et la mère de la fillette. A partir de l’adolescence, là où le père, en général, laissait la place à la mère pour anticiper les besoins des filles et même créer les occasions pouvant en permettre la satisfaction, c’est lui qui assurait cette fonction avec un dévouement tout maternel.
     Il aimait beaucoup Serge en qui il voyait, potentiellement, un gendre sérieux et intelligent qui pourrait assurer le bonheur de sa fille et le développement du patrimoine familial. Mais la direction que prenait son destin l’inquiétait au plus haut point, certes, pour l’intégrité de sa vie, mais surtout pour le sort de Claudine qui lui serait étroitement attaché. Non seulement Serge ne pouvait-il pas revenir au pays, du moins avant le changement du régime politique, mais le départ de sa fille pour le rejoindre à New-York lui semblait une entreprise cauchemardesque. Au moment où ce dernier risquait de se voir affecter aux contingents appelés à grossir les forces étatsuniennes au Viet-nam, la situation ne lui parut receler aucune perspective heureuse pour elle. Il n’était donc pas question qu’elle songe à se marier au cours de son séjour à New-York. Au contraire, par la force des choses et en raison de son amour pour sa fille, il en était venu à se demander, s’il ne convenait pas de mettre en question, la validité de ses fiançailles. Cela avait pris la forme d’un nouvel intérêt pour Yves Bernal, le fils d’un ami du Club Altitude. Ce jeune homme, grand sportif et brillant causeur, était bien perçu dans un certain monde pour sa maîtrise des codes de la bonne société, alors qu’ailleurs, on lui faisait grief de n’avoir pas vraiment de statut personnel. Il se contentait d’exister à l’ombre du prestige tutélaire de sa famille. Sa trajectoire académique eût été brillante s’il avait accepté de se soumettre à la discipline du travail et de l’effort. Mais il avait sans doute estimé que ces contraintes n’étaient pas nécessaires à la réussite de sa vie, car, à chaque fois, il préférait s’arrêter en chemin, plutôt que de prendre les moyens pour parvenir à ses fins. Ses études en droit et en administration participaient de la même démarche. A chaque fois, faute de mettre tous les moyens de son côté, il avait dû les abandonner.
     Au moment où nous le découvrons en relation avec M Saint-Pierre, il occupait une fonction dans la gestion des affaires de son père et fréquentait, comme ce dernier, le Club Altitude. Quand il répondit à l’invitation à dîner de M  Saint-Pierre, Claudine était un peu surprise, mais ne voyait rien d’anormal. De fait, ce fut une agréable soirée, où l’art de la conversation s’était manifesté de manière splendide. Très informé de tout ce qui se passait dans le monde et maniant la langue avec bonheur, M. Bernal fut, par moments, brillant au grand plaisir de M Saint-Pierre, qui trouvait quand même le moyen de jouer les faire-valoir, ne manquant pas de souligner ses boutades époustouflantes et ses bons mots percutants. D’ailleurs, la conversation se poursuivit longtemps après son départ, car tous les détails de la soirée faisaient l’objet de commentaires. M. Saint-Pierre voulait savoir comment Claudine avait trouvé M. Bernal, si elle avait passé une bonne soirée, si elle pensait qu’il en était de même pour lui et, si à son avis, il n’a pas mal interprété telle ou telle remarque qu’il a faite au cours du dîner. Claudine était un peu étonnée de l’insistance de son père à passer au crible de son jugement, les moindres petits faits qui jalonnaient le cours du dîner, mais elle ne s’en formalisait pas davantage.
     Son étonnement était monté d’un cran, cependant, une semaine plus tard, quand son père revenait sur l’assurance que dégageait la personnalité de M. Bernal et l’annonçait, tout de go, comme commensal à son prochain dîner d’anniversaire. A partir de cet instant, elle commença à voir son père sous un autre jour. Sans avoir la certitude de ce dont il s’agissait, elle flaira quelque chose de tout à fait contradictoire avec l’image qu’elle avait de lui jusqu’alors. Se pouvait-il qu’il vît en lui le gendre qu’il voudrait avoir? Si c’était le cas, elle avait bien des choses à apprendre sur son père, dont le poids relatif de certaines valeurs dans l’évaluation globale de sa personnalité.
     Néanmoins, elle avait maintenu son opinion en suspens, attendant la soirée d’anniversaire pour réorganiser sa perception à son sujet. Pourtant, loin que ses craintes en fussent ruinées de la dynamique des situations, elles en sortaient renforcées, quand ce dernier insistait pour qu’elle se plaçât, à table, en face de M. Bernal.
     Elle croyait avoir été une hôtesse parfaite, montrant de l’intérêt à tous les convives et à la rescousse de ceux qui risquaient de briller par leur silence. Mais, ostensiblement, son père attendait davantage d’elle en ce qui concerne particulièrement M.Bernal. Son but, lors de ces rencontres sociales, était de lui fournir l’occasion d’un intérêt, pouvant la détourner de la seule chose qui la préoccupait, soit l’avenir de sa relation avec Serge. Or, il avait bien vu qu’il n’en était rien. C’est d’ailleurs à cette époque que date sa remarque de la voir se trouver une alternative à sa douleur plutôt que de passer son temps à se morfondre.
     Mais si Claudine faisait silence sur plusieurs aspects de sa situation familiale, Serge avait tôt fait de flairer, à travers ses sous-entendus, le drame qu’elle vivait, de se trouver au centre de manœuvres, parfois assez subtiles, pour la porter à une remise en question de ses fiançailles. Bien sûr, il avait confiance en sa fidélité à son égard, mais il savait aussi que la faiblesse est humaine et que les comportements héroïques ne le sont, qu’à la mesure des enjeux qui sont en cause.  A défaut d’être présent dans ces circonstances et de pouvoir aider Claudine à faire face à la situation, il eût aimé la réconforter en lui faisant entrevoir un avenir radieux de la floraison de leur amour. Mais l’horizon lui apparaissait plutôt bouché. Seule la vision infernale du Vietnam avec son cortège d’horreurs, se présentait à son esprit. C’est dans une telle disposition qu’il se trouvait, au moment de clore l’entretien avec Claudine, à son retour à l’appartement, cet après-midi-là.
     Fatigué et déprimé, il se jeta sur son lit, les yeux fixés au plafond à essayer de trouver une solution, tantôt à la situation que vivait Claudine à Port-au-Prince, tantôt à son départ inéluctable pour le Vietnam et, enfin, à une situation globale qui semblait, apparemment, sans issue.
      Deux heures plus tard, sa situation n’avait pas évolué d’un iota, sauf qu’il avait, cent fois, fait le tour du cercle vicieux, comme un rat pris dans une ratière. Une teinte violette se laissait percevoir en face de lui, à travers la fenêtre. Celle-ci s’ouvrait sur le jardin. Prenant conscience que le soir tombait, il se leva prestement et alla se placer dans l’embrasure, comme si, poursuivant sa quête, il cherchait dans les ombres qui s’engouffraient déjà sous le feuillage de la pommeraie, on ne sait quelle alternative à sa douleur. Un hélicoptère se maintint dans son champ de vision, quelque moment, dans un vacarme assourdissant que striaient, ça et là, les sirènes des ambulances et les klaxons des automobiles. Dans le désarroi de cette soirée mélancolique qui ne lui ouvrait aucune voie sur l’avenir, ne pouvant rester en tête-à-tête avec sa solitude et compte tenu de l’engourdissement torpide qui le gagnait petit à petit, il referma la porte derrière lui et se jeta,  à tout hasard, sur le trottoir. Les voitures passaient à toute vitesse au coin du boulevard. L’heure de pointe se prolongeait très avant dans la soirée pour des raisons inconnues. A cet instant, il se surprit à penser que si un accident lui arrivait, il serait obligé, par la force des choses, de quitter le circuit infernal dans lequel il était emprisonné. En même temps, il se rendait compte que personne ne saurait ce qui lui serait arrivé, de façon à prévenir sa famille et Claudine. La vue de sa mère et de sa fiancée en pleurs s’imposa à lui. Il en était tellement bouleversé que devant traverser la rue, il prit mille précautions pour éviter le moindre accident.
     Une voiture qui s’arrêta à côté de lui, après avoir dû appliquer frénétiquement les freins, l’obligea à chercher des yeux le conducteur et à s’interroger sur son intention. Quelle ne fut pas sa surprise de voir la silhouette de son ami Benoit, se dessiner à travers la vitre légèrement teintée de la portière. L’instant d’après, il filait à côté de lui dans une direction inconnue, remarquant à peine le flot des clients que déversaient les magasins à leur fermeture.
     Dans sa situation psychologique, ce fut une rencontre providentielle. Elle lui apportait un dérivatif à sa douleur, laquelle était en train de prendre possession de tout son être. La dernière chose qui lui serait venue à l’esprit, ce serait de savoir si la destination de son ami convenait à ses attentes. Car, à part les problèmes qui lui taraudaient l’esprit et qui attendaient d’impossibles solutions, il n’avait aucune attente…
     Quand Benoit, après avoir quitté l’autoroute sur laquelle il s’était engagé une demi-heure plus tôt, parvint au faubourg de South Village, sans savoir pourquoi, Serge eut l’impression de pénétrer dans un autre monde. Cela ne lui prit pas longtemps, néanmoins, avant de comprendre qu’il était entré dans un secteur de la ville, essentiellement habité par des immigrés originaires de l’Amérique centrale et des Caraïbes. D’ailleurs, s’il pouvait encore avoir des doutes, les sonorités musicales qui lui parvenaient, dès que la voiture s’engagea sur Highland Street, avaient tôt fait de lui apprendre, qu’il était dans un contexte presque familier. Bien sûr, ce n’étaient pas les rythmes Compas et les meringues de tous genres qui avaient agrémenté ses loisirs de collégien, mais il se reconnaissait autant dans les salsas et les sambas entendues et qui étaient, en quelque sorte, naturalisées depuis des lunes dans le pays de sa jeunesse. Il y avait loin de cette musique à celle qu’il entendait souvent le soir de sa fenêtre et qui montait tout droit des profondeurs de l’âme noire. Avec sa prescience de danseur, il lui arrivait d’en anticiper le swing diabolique auquel pouvaient se prêter les accents syncopés des modulations jazzistiques.
     Parvenu à la hauteur d’une maison d’où partaient les trilles d’une trompette, les deux amis descendirent de voiture comme s’il était clair pour Serge, depuis longtemps, que telle était leur destination. La salle de danse était déjà bondée. Deux jeunes filles, à défaut de partenaires masculins, semblait-il, dansaient entre elles. Bien avant  que les arrivants leur fussent présentés, ces derniers furent happés dans une sorte de sarabande, où ils se retrouvaient, successivement, avec l’une ou l’autre des filles. Et comme les pièces musicales se succédaient en enfilade, sans aucune transition, ils étaient, d’une certaine façon, à la merci de ces filles pour qui le besoin de danser jusqu’à en perdre haleine, semblait transcender tout le reste. Ce n’est pas avant demi-heure environ après leur arrivée, qu’ils s’arrêtèrent pour prendre un verre, permettant à Serge d’apprendre que la danseuse essoufflée qui lui avait valu de faire état de tout son savoir-faire, était une congénère d’immigration récente, qui répondait au nom de Paola. A la fin de sa semaine de travail, c’était sa manière de s’aérer l’esprit, que de venir se retremper dans cette ambiance musicale, qui lui rappelait ses week-ends à Port-au-Prince.
     Quand trois heures plus tard, Serge, de même que son compagnon, décida de tirer sa révérence après s’être bien amusé, il dut promettre à Paola qu’il l’appellerait, ainsi que cette dernière semblait le souhaiter.
     De fait, dès le lendemain, une nouvelle rencontre devait avoir lieu. Serge espérait qu’elle se ferait chez elle, mais prétextant son insatiable besoin de danser, elle avait préféré retenir un bar attenant à une piste de danse. Elle portait un fourreau noir qui la faisait onduler comme une sirène et que rehaussait un sautoir de perles, soulignant une poitrine stratégiquement pigeonnante. Avec un maquillage à l’avenant, elle était extrêmement aguichante et, en la voyant descendre du taxi comme une reine, Serge se demandait si c’était vraiment pour lui qu’elle était en campagne. D’un côté, il était fier d’avoir été, selon toute probabilité, l’objet de l’étalage de tant de beauté, d’un autre, il avait peur d’avoir libéré une force qui pourrait s’avérer incontrôlable. Alors qu’hier, il pensait avoir perçu quelle jeune femme elle était, aujourd’hui, elle lui parut rien de moins que mystérieuse, n’ayant rien à dire sur elle-même, comme si sa vie n’avait pas d’histoire et était sans importance. En contrepartie, les moindres petits gestes ou les moindres propos de Serge étaient significatifs de quelque chose et avaient, par conséquent, un grand intérêt pour elle. Si elle en était venue à indiquer ses goûts en musique, c’était parce que son interlocuteur avait été sollicité à faire état des siens. Il en était de même pour ses lectures préférées qui, comme par hasard, étaient, à quelques auteurs près,  les mêmes que pour ce dernier. Cette conversation, cent fois interrompue, pourrait-on dire malgré elle, était rythmée par le va-et-vient sur la piste de danse que la lumière tamisée emplissait d’un halo de mystère. En s’abandonnant lascivement dans une musique de bolero, la main caressant ostensiblement la nuque de Serge, Paola s’exhibait dans une attitude des plus explicites. Paradoxalement, cela suscita, bien qu’à son corps défendant, la crainte de Serge. Il se rendait compte qu’il gravissait les premières marches d’une aventure sentimentale qui risquait de ne pas être tranquille. D’autant qu’il ne s’était pas fixé un tel but. En fait, il n’avait pas de but du tout. Il avait simplement sauté sur une opportunité, sans se poser la question de savoir, jusqu’où il voulait aller. Par la force des choses et, surtout, en raison de l’insistance de Paola, ils avaient convenu de se rencontrer, comme cela lui arrivait dans le passé avec d’autres filles, sans que cela eût des suites nécessairement. Il pensa à Marjorie et à Vanessa qui étaient restées ses meilleures amies et avec qui, il était sorti, à quelques reprises, à l’époque de sa vie de collégien.
     La musique venait de finir et en lui cédant le pas, Serge la regardait regagner sa place, à l’autre bout de la salle, dans une cadence chaloupée de danseuse. En imagination, il vit alors s’élargir son halo de mystère, pendant qu’elle obtenait que Serge la rencontre à nouveau dans ce bar, la semaine prochaine. En l’entendant se congratuler de sa rencontre avec lui, Serge se demandait comment expliquer qu’il fût devenu, tout à coup, le messie affectif de cette beauté, aux pieds de laquelle, il verrait, à coup sûr, beaucoup d’hommes avant lui. A plusieurs reprises, il voulut l’informer de ses interrogations à son sujet, mais il estimait que le moment de telles libertés n’était pas encore arrivé. La prochaine fois, sa perception aura eu le temps de s’enrichir davantage et ses propos pourraient être plus pertinents. D’ici là, il tâchera de patienter. C’est sur de telles dispositions qu’ils se séparèrent, à une heure avancée de la nuit, Serge lui offrant de la raccompagner à son domicile, alors qu’elle déclina l’offre, au moment de monter dans un taxi.







                                                                      CHAPITRE  X

                        
     En achevant de lire la lettre, Serge, de mauvaise grâce, éructa : « Le sort en est jeté.» Il n’y avait plus maintenant d’alternative. Dans un mois, il devra se présenter à l’École des Renseignements de l’armée… Tant qu’il n’avait pas reçu cette maudite lettre, il lui restait encore un petit peu d’illusion. Maintenant, les choses étaient claires. Et avant que ne commençât son embrigadement, il réfléchissait à la façon d’utiliser le temps qui lui restait. Vaguement, l’idée de Paola s’imprégna à son esprit et il songea à prendre les moyens de la revoir, quand il dut décrocher le téléphone qui sonnait : il paraît, lui dit Benoit, que des espions à la solde du tyran étaient à l’œuvre à New-York, avec la mission d’éliminer les opposants les plus virulents du gouvernement. Vu qu’on ignorait les personnes visées, il convenait d’être très prudent dans les contacts et les lieux fréquentés. Bien entendu, Serge ne manqua pas de remercier son ami, mais perdu qu’il était dans la grande ville de New-York, il ne se sentit nullement dans l’insécurité et, sans le lui dire, se promit de n’envisager aucune précaution particulière dans ses déplacements. Le soir même, après avoir répondu à une lettre de Claudine, il prit l’autocar en direction d’un club fréquenté par des congénères haïtiens.
     Sans s’annoncer, la pluie commençait à tomber, d’abord faiblement, puis avec plus de force, au fur et à mesure qu’on avançait. Parvenu au Centre-ville, à proximité d’un amphithéâtre jouxtant une station de subway, le chauffeur et ses passagers pouvaient observer le spectacle d’une trombe d’eau qui dévalait la pente, à l’intersection de la rue Church et Charleston. Elle charriait sur son passage des sacs d’immondices éventrés et des résidus de la tonte d’une pelouse, ayant dû être, par leur abondance, ceux d’une grande cour. Par-ci, par-là, des détritus laissés par le courant, jonchaient le trottoir. Au fur et à mesure que l’autocar quittait le quartier commercial, plus personne ne se voyait dans la rue, laissant la place à une kyrielle de voitures qui semblaient s’être données le mot d’aller à tombeau ouvert et d’éclabousser tout ce qu’il y avait des deux côtés de la rue. Une vague inquiétude commençait à se manifester à l’esprit de Serge : allait-il y avoir des activités au club par un temps pareil? N’eut-il pas mieux valu qu’il fût resté chez lui? Il regrettait presque qu’il se fût laissé convaincre par Benoit d’aller y faire un tour, sous prétexte de trouver un dérivatif à ses préoccupations. Quand, une heure plus tard, il mit pied à terre, rien en effet dans l’aspect des lieux, ne le porta à penser au club, dont la réputation dépassait bien les limites de la ville. Ce qu’il y voyait, c’était un édifice assez terne, qui ne différait en rien des maisons qui jalonnaient cette section de la rue. Mais quand il pénétra à l’intérieur, il découvrit une salle d’une étendue que rien ne permettait d’anticiper de l’extérieur. Sauf qu’elle était relativement vide, à part un groupe de gens qui discutaient, à sa grande surprise, de la répression politique; on décida de faire silence, en attendant de le situer sur une échelle idéologique. Mais quand quinze minutes plus tard, on sut qu’il était un ami de Benoit, les langues se délièrent et la conversation reprit son cours comme auparavant.
--Quelqu’un d’entre vous les connaît-il, fit le gérant du club?
--Moi, j’en connais trois. Il paraît qu’ils sont cinq dont deux avec des missions spéciales qui peuvent aller jusqu’à l’exécution… Ils investissent les lieux où nos congénères sont susceptibles de se trouver. C’est pourquoi, je ne serais pas surpris de les rencontrer ici.
--Luc, peux-tu nous donner quelques renseignements sur ceux que tu connais, répartit le gérant?  J’aimerais rendre le filtrage plus efficace à l’entrée.
--Je pourrais te fournir ces renseignements demain, au plus tard. En attendant, je peux déjà te dire  que le trio compte une très belle jeune femme qui n’a aucunement l’apparence de son rôle.
     Tous les yeux étaient rivés sur Luc. A l’époque, New-York était, certes, une des villes les plus violentes du monde. A y circuler la nuit, on pouvait risquer, à tout moment, de se faire dévaliser ou même d’y laisser sa peau. En dépit d’une telle situation, la ville ne restait pas moins un havre de paix pour les opposants au régime en place en Haïti. Bien entendu, ils n’étaient pas sans avoir des préoccupations multiples, mais ils avaient  perdu l’habitude de regarder à droite et à gauche, chaque fois qu’il faisait un pas. Ce sentiment de sécurité était, pour beaucoup d’entre eux, la dimension la plus intéressante de leur immigration, au point d’arriver souvent, à neutraliser la nostalgie qui revenait sporadiquement les hanter.
--C’est curieux, enchaîna un autre, le fait que tous les régimes répressifs ne se développent jamais sans leur Mata-Hari. Il y a là un filon qui dépasse les services de renseignements et qui devrait intéresser les théoriciens de la philosophie politique ou de la sociologie. On se serait attendu à ce que le Marcuse d’Eros et civilisation apporte sa contribution à cette question, mais ce n’était pas le cas.
--Peut-être qu’il te laisse le champ libre Jean-Claude…Pourquoi le penseur que tu es ne nous mitonnerait pas un petit essai sur cette question brûlante. Cela nous avancerait tellement dans la lutte que nous menons contre les criminels au pouvoir au pays!
     Un rire comprimé se voyait ostensiblement sur les visages auxquels l’ironie du propos n’avait pas échappé. Luc se contentait de rire jaune parce que Jean-Claude était son ami.
Serge qui était encore un inconnu, malgré sa référence à Benoit, ne pouvait, par ailleurs, pas manquer de provoquer encore de la suspicion. C’était le sens de la question du gérant.
--Connaissez-vous le Valcour qui a été dénoncé, il y a quelques mois, dans La Vérité, le journal gouvernemental?
--C’était moi. Je m’appelle Serge Valcour. Je venais à peine de quitter le pays. Et il se mit à raconter, pour la première fois depuis qu’il est à New-York, ses aventures en Haïti, la trahison de son groupe politique par Paul Garceau, l’exécution de ses amis, les péripéties de son séjour à New-York, ainsi que la perspective de son départ pour le Vietnam.
     En racontant son histoire, Serge crut voir la tension qui se manifestait dans l’assistance réagir comme un soufflé, à la baisse de l’intensité du feu. L’un d’entre eux ne manqua pas, néanmoins, de marquer un brin de scepticisme, en lui demandant d’expliquer pourquoi il n’a pas été trahi par Garceau comme ses amis. Un autre était plutôt intrigué du fait qu’à peine arrivé au pays, il se voyait recruter d’office pour le Vietnam, alors que ce n’était pas le cas pour ses congénères vivant dans cette ville depuis longtemps. Mais, il faut croire que ses explications convainquirent ses interlocuteurs, car ni l’un, ni l’autre ne réclamait de renseignements supplémentaires. Au cours de la discussion, néanmoins, Serge sentait sourdre ses propres interrogations.
--A défaut de nous donner le nom de cette jeune fille, poursuivit-il, pourriez-vous nous indiquer à quels traits  il serait, éventuellement, possible de l’identifier?
--Je ne l’ai vue qu’une fois. Par conséquent, ce que je peux en dire risque d’être très approximatif. Je me souviens tout de même qu’elle est grande, sûrement au-dessus de la moyenne des femmes. Elle est belle avec des sourcils bien dessinés. Quand je l’ai vue, sa chevelure tirant vers le brun, lui tombait en torsades sur les épaules. Était-ce dû à la coiffure à ce moment-là? Je ne saurais le dire. Elle avait une mise élégante et raffinée, et  des bijoux à l’avenant, qui la situaient dans une certaine aisance.
--Dans un pays comme le nôtre, il y a une variété innombrable de nuances épidermiques entre le noir et le blanc. A laquelle la rattachez-vous?
   -- Elle est ce qu’on appelle une  brune en Haïti. Mais ce qui retient l’attention surtout en la voyant, c’est son port altier et dominateur, de l’air d’une personne qui ignore le regard des autres.
  La pluie qui s’était arrêtée, recommençait de plus belle, accompagnée, cette fois, de rafales de vent. Par la fenêtre, on voyait les branches se livrer à des contorsions abracadabrantes, pendant que les feuilles étaient emportées dans un tourbillon vertigineux. Sous la porte, le sifflement du vent, par l’éventail de ses nuances, exprimait toute la gamme d’intensité des rafales. Rien qu’à l’entendre et à en voir les assauts dans les branches, le gérant savait que la soirée était sur une pente dangereuse. Déjà deux appels venant de musiciens, s’enquéraient de la décision des responsables : allait-on renvoyer, à une autre fois, les activités de la soirée ou les maintenir en dépit de la tempête? Après une demi-heure d’incertitude et, devinant que les gens n’oseraient pas s’aventurer sous le mauvais temps, il  décida de tout laisser tomber.
     Serge n’était pas grandement déçu de la situation. A défaut de pouvoir se divertir, il avait rencontré des gens avec qui il pouvait échanger des idées et se sentir à l’aise. N’était-ce pas, d’ailleurs, son loisir de prédilection en Haïti, avant l’époque de son militantisme? Que de fois n’avait-il pas refait le monde, lorsqu’il s’amusait avec ses amis, à décortiquer la politique mondiale dans le contexte de la guerre froide! Autant dire qu’une heure d’autocar, par ce temps de chien, n’était pas pour lui un pensum. Depuis son arrivée  à New-York, c’est la première fois qu’il s’était trouvé en compagnie d’un groupe si important d’Haïtiens, à causer de tout et de rien. Mais surtout, cette rencontre le laissa sur une hypothèse qui agissait dans son esprit comme un brûlot. Tellement, que le temps d’arriver à son appartement, il était presque gagné à l’idée que celle dont on parlait au club, n’était autre que l’objet, depuis peu, de ses émois.
     Déjà, il envisageait de quelle façon il devait faire face à la situation : il ne conviendrait pas de la démasquer, comme il en avait d’abord l’idée. Cette stratégie avait ses inconvénients au point de vue politique et il préférait ne pas s’y exposer. Il lui parut plus approprié de jouer les naïfs, du moins provisoirement, en lui laissant suffisamment de corde pour pouvoir se pendre avec.
     Au fond, malgré sa déception, il était plutôt content de ce qu’il venait d’apprendre sur le compte de Paola. Avant, la rencontre en esprit de l’image de cette dernière, à côté de celle de Claudine, lui causait bien des scrupules. Cette impression, en s’évanouissant comme par magie, lui permettait l’économie d’une indécision. Il est vrai que l’enjeu n’avait jamais été Claudine ou Paola, mais plutôt Claudine et, confusément, Paola en appendice, du moins, provisoirement. Mais tel quel, c’était trop compliqué pour lui. Comme si ce n’était pas assez de devoir composer avec la situation que ses conditions de vie à New-York imposent à sa fiancée!
     Dès le lendemain, il reçut un appel de Luc : la jeune femme du groupe d’espions haïtiens serait prénommée Andrée-Lise.  Serge ne marqua aucune surprise. Les indices accumulés jusqu’à présent étaient suffisamment révélateurs pour que cette information devînt superflue. Pourtant, à la réflexion, elle n’était pas inutile, elle lui apportait, a priori, l’objection à une parade qui pourrait s’avérer nécessaire de la part de cette femme.
     En attendant, Serge anticipait déjà ce que pouvait être leur rencontre prévue pour le surlendemain, dans ce bar qui commençait à leur devenir familier.
     Il la voyait arriver dans son fourreau noir comme la dernière fois, la tête altière dans sa démarche ondulatoire caractéristique. Les clients s’arrêteraient de boire pour la voir se rendre à sa table, dans cette attitude hautaine et mystérieuse qui la suit comme son ombre. Malgré tout, il serait fier d’elle. Tout de suite après son installation, il lui offrirait à boire et elle réclamerait un brandy Alexander, à moins de jeter son dévolu sur un café calypso pour commencer, avant de passer à un cocktail. En attendant d’être servie, elle voudrait savoir comment il se portait, connaître ses activités dans les détails, les rythmes auxquels il s’y adonnait, en groupe ou seul etc. Ces questions ne se donneraient pas pour un interrogatoire en règle. Elle est trop habile pour cela. Elle s’arrangerait pour ne pas laisser voir les bouts de ficelle qui pendraient. Pour le dérouter, elle risquerait de montrer de l’intérêt pour des questions insignifiantes, cachant ses véritables préoccupations pour des renseignements stratégiques sous une épaisse couche d’indifférence.
     Elle se montrerait avenante et toute aménité au cours de l’entretien, se réservant, cependant, d’offrir une dimension impénétrable de sa personne, toutes les fois que le hasard de l’échange la mettrait sur la sellette. Si bien, qu’au terme de la soirée, Serge ne saurait rien qu’il ne sût déjà. Entre autres, qu’elle est conseillère en tourisme au consulat, que son emploi lui laisse beaucoup de latitudes au plan des horaires de travail, en raison des multiples déplacements qu’elle était appelée à faire et, tout compte fait, que sa vie ne présentait pas beaucoup d’intérêt.
     Bien entendu, Serge essaierait d’aller au-delà de cette carapace, se promettant d’utiliser des subterfuges logiques pour la pousser à ses derniers retranchements et obtenir, par la force des choses, sa reddition, au moins sur quelques éléments problématiques de sa vie. Ce serait sa version optimiste de la joute entre eux; mais il craindrait que sa version pessimiste ne soit plus réaliste, compte tenu des attributs intellectuels supposés à sa partenaire. Dans cette perspective, il lui prêtait déjà des stratagèmes de haut calibre pour faire diversion sur ses activités obscures, tout en le laissant enlisé dans le marais des insignifiances et des invraisemblances.
      Ainsi, Serge serait bien pourvu pour faire face à cette rencontre qui, il le sentait, risquerait d’avoir des suites fâcheuses et, peut-être même, des conséquences politiques pour toute la communauté haïtienne de New-York.
     Assis au même coin que naguère, dans cet angle qui lui permettrait de contrôler la porte d’entrée, il commanderait un double scotch à être servi pur. Il lui semblerait que la chaleur et les effluves de l’alcool seraient un élément non négligeable, dans l’épreuve qu’il s’apprêterait à livrer contre les charmes de Paola. Il avait beau savoir que c’était un prénom d’emprunt, il y aurait quelque chose en elle qui l’attachait davantage au faux et qui le porterait à vouloir le garder, du moins, provisoirement.
     Quand finalement sa silhouette se découpa dans le clair-obscur de l’entrée, il douta que ce fût elle, avant de l’identifier quelques secondes plus tard, dans sa démarche cadencée. Néanmoins, il crut percevoir quelque chose de différent dans cette démarche éloignée de l’entrain affiché auparavant. Mais, ce qui le surprenait davantage, c’était sa mise en général. Bien entendu, elle était encore élégante, mais pas de cette élégance lumineuse et un tantinet ostentatoire de leur dernière rencontre. Quelque chose en elle avait changé, qui affectait autant sa mise que sa façon d’être. Elle apparaissait moins hautaine et moins altière que dans l’image qu’il en gardait. L’expertise de son maquillage ne se retrouvait pas dans les procédés minimaux qu’elle affectait, cette fois-ci. Elle attirait néanmoins toujours les regards dès deux côtés de l’allée centrale, ce qui témoignait, s’il était besoin, que son attrait n’était pas essentiellement dû à sa parure. Mais elle n’avait cure des yeux rivés sur elle. Elle semblait poursuivre le fil d’une idée, ce qui lui conférait une apparence de concentration, dans laquelle Serge ne l’avait jamais vue auparavant. Tout ceci lui donnait aux yeux de ce dernier, un air tout à fait singulier et, s’il ne croyait opportun de renvoyer à plus tard ses commentaires, il l’aurait accueillie avec de grandes interrogations sur son comportement.
     A la vérité, Paola ne lui laissa pas le temps de s’interroger bien longtemps, car, à peine assise, elle lui révéla qu’elle avait un grand secret à lui confier. Pendant quelques minutes, elle lui parla de ses fonctions dans les services secrets du gouvernement et de son rôle dans sa relation avec lui. Et comme si Serge ne le savait déjà, elle lui avoua qu’il courait un grand danger. Pas seulement s’il s’avisait de retourner en Haïti : ici à New-York, le danger n’était pas moins grand. Des agents avaient pour mission de supprimer des militants d’opposition beaucoup moins compromis que lui. Ce n’est pas tous les jours qu’on avait pour objectif d’opération, un adversaire politique qui avait fomenté le plan de renverser le régime dans le cadre d’une révolution et d’instaurer à sa place un système socialiste. Généralement, le service se contentait de poissons moins gros. Par conséquent, s’il voulait échapper à son destin qui, dans le contexte des luttes politiques, semblait tout tracé, il avait besoin de se tenir loin des clubs fréquentés par les exilés ou les émigrés haïtiens, lieux stratégiques privilégiés d’épuration du service.
     Et comme si elle prenait, tout à coup, conscience du rôle qui avait été le sien auprès de Serge, changeant de ton, elle lui dit, mortifiée, qu’elle n’était pas celle qu’il pensait. Elle est, dit-elle, un vil personnage qui n’est pas digne de son attention et encore moins de sa confiance et dont la fonction n’était pas autre chose, que de rabattre des gens comme lui et, le plus souvent, moins important que lui, dans les filets de la répression gouvernementale.
     Si elle ne s’était jamais enorgueillie de cette fonction, elle n’éprouvait pas, pour autant, des sentiments de culpabilité à exécuter les exigences de sa charge. C’était, en tout cas, la situation jusqu’à très récemment. Tant qu’il n’était qu’un nom sur une feuille de papier, elle n’avait aucune répugnance à jouer les rôles qui lui étaient demandés. Cette attitude n’avait pas pu, néanmoins, résister à l’expérience de la rencontre avec lui. Elle en avait pris la mesure une fois parvenue à son appartement.  Au début, elle ne comprenait pas ce qui lui était arrivé; elle se sentait confuse. Un sentiment duquel, des activités domestiques avaient eu, provisoirement raison, avant qu’il ne rebondisse au moment de se coucher. C’est ainsi qu’après avoir passé sa nuit à réfléchir à son rôle au service des renseignements et les conséquences désastreuses qu’il pouvait avoir sur le destin des gens comme lui, elle en était venue, au matin, à mettre en question la poursuite de sa collaboration à ce service. Au moment où je vous parle, continua-t-elle, j’en fais encore partie officiellement; mais c’est une question de temps. Moralement, je l’ai  déjà quitté depuis plus de vingt-quatre heures, tout en sachant que moi aussi, je devrai apprendre à raser les murs et à regarder à droite et à gauche, avant de m’aventurer dans certains lieux de rassemblements populaires. Déjà, ai-je dû envisager mon déménagement à bref délai : ce sera fait, d’ici demain, avant que ma lettre de démission ne parvienne à l’ambassade, histoire de leur rendre la tâche de me retrouver, si elle ne s’avère pas déjà des plus difficiles, un peu plus ardue que ce n’est le cas d’habitude.
     Depuis le jour où j’ai accepté de m’enrôler, j’ai appris à connaître une des règles d’or du service . «  Quand c’est nécessaire, le service congédie, mais personne ne démissionne. » De fait, à ma connaissance, personne avant moi n’avait jamais démissionné depuis l’instauration du service. J’ai pris le risque, sans le considérer ainsi, car l’enjeu est tellement plus important…Il y est question de votre vie, M. Valcour, et dois-je le dire, je crois que je vous aime!
     Serge était sidéré. L’était-il davantage de la déclaration d’amour de Paola ou de sa participation comme espionne au service des renseignements? Il ne saurait le dire, pas plus qu’il ne pourrait dire, de quoi était rempli le silence qui suivit la tirade de son interlocutrice. Quand finalement il revint de son mutisme, c’était pour y aller d’une réflexion qui trahissait tout son drame intérieur.« dois-je vous remercier de risquer votre vie pour sauver la mienne, répondre à l’expression vibrante de votre amour pour moi ou seulement vitupérer l’espionne en vous, qui aurait pu me conduire tout droit, sous les balles d’un agent de votre service? »
     A vous de juger, répondit Paola, les yeux baissés, les regards perdus dans les arabesques qui festonnaient le tapis de l’allée centrale, comme si, là, résidait la clé de son drame psychologique.
     L’instant d’après, Serge entreprit, sans grande conviction, de lui expliquer pourquoi les relations évoquées entre elle et lui n’étaient pas possibles, que ses sentiments à son endroit étaient un leurre pour elle, s’ils ne l’étaient pas pour lui et que, de toute façon, ils ne pourraient pas avoir d’effet puisqu’il était déjà attaché ailleurs. En conséquence, continua-t-il, il lui était encore possible de revenir sur la décision de quitter le service de renseignements et qu’il lui sait gré des informations, qu’au demeurant, il possédait déjà. Sur quoi, elle rétorqua à Serge qu’il n’avait rien compris, ouvrant la vanne d’un dialogue, qui devait se prolonger à une heure avancée de la matinée. Au terme de  l’entretien, la décision de Paola de quitter le service de renseignements s’était trouvée  renforcée, pendant que Serge, de son côté, se débattait affreusement dans un état de déséquilibre psychologique.
   C’est dans cette disposition d’esprit qu’il regagna son appartement. Un vent frais chassa devant lui les amas de neige disséminés le long des talus. Ils se répandaient dans l’air en fines gouttelettes adamantines qui venaient mourir sur son visage, dans une impression fugace de chatouillis. Serge savourait cette sensation qui, pendant quelques instants, le distrayait des deux images chères et, pourtant, oppressives, qui prenaient le contrôle de son esprit. Ce fut, d’une part, celle de Claudine, aux prises avec les ardeurs de M. Bernal et la complaisance, à cet égard, de M Saint-Pierre; de l’autre, l’image de Paola qui a trouvé son chemin de Damas, à cause de sa rencontre avec lui et qui lui avait peut-être sauvé la vie en risquant la sienne.
     Pourtant, il était écrit qu’avant d’entrer à l’École des Renseignements de l’armée, il connaîtrait toute la gamme des sentiments, car à peine avait-il franchi le seuil de sa demeure, qu’il tomba sur une lettre de Claudine lui annonçant son arrivée pour le lendemain, chez sa cousine Alexandra. Il n’avait pas sitôt fini de la lire que le téléphone sonna. C’était Claudine qui voulait s’assurer qu’il avait bien reçu sa lettre et a été prévenu de son arrivée. Après quelques échanges lapidaires, il fut convenu que Serge serait à l’aéroport à l’attendre.
     En déposant le récepteur, Serge était agité par des sentiments tellement contradictoires, que pendant un long moment, il eut comme la sensation d’être dans les montagnes russes. Les enjeux de sa situation étaient si cruciaux qu’ils le projetaient dans un état constant de déséquilibre : chaque plan idyllique que son imagination lui permettait d’entrevoir, semblait être le prélude à des perspectives négatives qu’il ne pouvait  prévoir.
    Malgré que l’arrivée inopinée de Claudine lui fît un immense plaisir, en répondant à un vœu qu’il avait ardemment caressé, sans avoir jamais osé le lui formuler, elle n’ajoutait pas moins à la somme de préoccupations qui bouillonnaient dans son cerveau, depuis quelque temps. D’abord, pour combien de temps allait-elle être à New-York? Il n’avait pas pensé à lui poser la question…Était-ce possible qu’il dût gagner l’École de Renseignements avant son retour en Haïti? Allait-elle vouloir qu’il fût plus précis dans son plan d’avenir qu’il ne l’avait été, jusque-là, au téléphone? Par ailleurs, comment devra-t-il réagir à la démarche de Paola? Si elle lui était indifférente, il n’y aurait pas de problème. Mais la confession qu’elle avait faite sur son appartenance politique et les rôles qu’elle avait joués, n’avaient pas effacé l’émoi qu’elle avait fait naître en son cœur, lors des rencontres antérieures. Maintenant qu’il était persuadé que sa déclaration d’amour n’avait rien des manœuvres perfides d’une espionne, comment y faire face? Devra-t-il affronter la situation, plutôt  que d’y répondre par des moyens élusifs? Et si d’aventure il prenait le désir à Paola de le relancer, pendant que Claudine serait dans le paysage? Ainsi donc, Serge avait le sentiment de vivre un moment de grande intensité émotionnelle qui commandait des mesures d’urgence sur plusieurs plans en même temps. Ce n’était pas la première fois qu’il repassait dans les chemins ardus de ces sentiments contradictoires et, de façon régulière, il faisait face toujours aux mêmes données, soit, entre autres, son profond amour pour Claudine et son grand désir de lui aplanir la route de l’avenir. Il se rendait compte, qu’à cet égard, sa volonté n’était pas à la mesure de ses désirs et il en éprouva une profonde frustration, tout en se demandant, chaque jour, ce qu’il pourrait faire, sinon pour compenser ses manques et ses incapacités, du moins, pour l’empêcher de désespérer tout à fait. C’est dans un tel contexte que le personnage de Paola dans le paysage commençait sérieusement à l’inquiéter.
     Pourtant, le problème qu’il avait, ne se réduisait pas au modèle de l’homme écartelé entre deux objets d’amour. Il vivait quelque chose de plus profond, dont il ne prenait pas conscience du premier coup. La réalité ne lui apparaissait que très tard, quand l’obscurité de la nuit avait mis en déroute ses inhibitions de la journée.
     Bien sûr, ses rencontres précédentes avec Paola, n’avaient pas manqué de le mettre en émoi. Sa déclaration d’amour avait fait le reste, en le jetant dans un trouble sans pareil. Mais de savoir, en même temps, qu’elle était une espionne et qu’il s’en fallait de peu, qu’elle ne le livrât pieds et poings liés aux exécuteurs de la police secrète, aurait dû être assez fort pour le guérir de sa sensibilité à son égard.
     Pourtant, son inclination vis-à-vis d’elle, loin de décroître, se renforçait paradoxalement. Sans qu’il s’en rendît compte, la mystique judéo-chrétienne du rachat de la faute par le repentir avait fait son œuvre. Acculé au pardon comme à la seule voie possible, il se sentait dépositaire d’une responsabilité vis-à-vis de Paola : sa confession l’avait, en quelque sorte, rédimée à ses yeux et lui avait ouvert la porte de son cœur, comme à l’enfant prodigue, la porte de la maison du père. Et dans la joie de la conversion dont il était le principe, il crut  reconnaître les éléments  de l’allégresse générale qui avait accueilli le retour du fils dilapidateur, malgré la hantise d’une pensée de Mme du Deffand. «Les femmes, disait-elle, ne sont jamais plus fortes que lorsqu’elles s’arment de faiblesse.» Mais il ne s’y arrêta pas, se refusant à considérer qu’il aurait pu être le jouet d’une comédienne. A compter de cet instant, toute la question était de savoir, comment assumer cette responsabilité vis-à-vis de Paola, sans qu’elle fasse ombrage à sa relation avec Claudine.
     Il avait déjà pris de grands risques dans sa vie et livré des combats contre la peur et les forces d’inertie liguées, pour maintenir Haïti dans un état permanent de décomposition. A plusieurs reprises, il était passé très près de laisser sa peau. Néanmoins, il avait l’impression que la lutte qu’il se livrait à lui-même, dévoilait une douleur dont la nature lui était tout à fait inconnue. Auparavant, ses combats mettaient en question son courage et sa volonté, mais il les sentait comme prédéterminés pour accomplir quelque chose d’extérieur à lui. Il se souvenait bien du mot de Georg Lukàcs : « Le destin est ce qui vient à l’homme de l’extérieur. » Mais, cette fois, les choses se passaient entre lui-même et lui-même, loin des forces extérieures, sur la scène de son esprit et de son cœur. Mais, après avoir pataugé un bon moment dans ces idées sombres, changeant de perspective, il crut, malgré tout, avoir été le jouet du destin, le jour où Paola s’était trouvée sur sa route. Il n’avait rien fait pour la rencontrer; il passait par hasard dans ce club, à l’invitation de Benoit, sans prévoir la cascade d’événements qui allait débouler de cette rencontre.
     Autant à certains moments il se glorifiait de sa liberté et de sa capacité de choisir son chemin dans la vie, autant il aimait à penser que sa liberté n’était pour rien dans son drame. Subitement, les lumières de l’appartement s’éteignirent. Ouvrant la fenêtre, il remarqua qu’une nuit d’encre avait enseveli le jardin et les espaces alentour. Une coupure d’électricité, se dit-il. Et, sous le coup de l’émotion de la soirée, il pensait que ce n’était pas le moindre des paradoxes que ce phénomène qui bouleversait des dizaines de milliers de gens fût, à son avis, moins important que le « black-out » qu’il sentait au fond de lui.





























                                                                     CHAPITRE  XI
                                    
     Dans la voiture qui les conduisait cet après-midi-là à travers les rues de New-York, Serge et Claudine n’en finissaient de rappeler les événements, petits et grands, qui ont jalonné leur vie respective, depuis les quelques mois de  séparation. Cela ne faisait pas un an, mais chacun, de son côté, avait l’impression qu’un laps de temps beaucoup plus long s’était écoulé depuis ce jour fatidique. C’est ainsi que poussée par Serge, Claudine en était venue à évoquer les rapports difficiles avec son père, dès le moment où il avait commencé à multiplier les invitations à M. Bernal.
     Au début, elle ne savait pas où il voulait en venir; mais, très vite cependant, quand les rapports avec ce dernier étaient mis en perspective, avec la distance qu’il semblait prendre par rapport à ses fiançailles, les choses étaient devenues claires pour elle. Pour toutes sortes de raisons, il ne croyait plus en Serge. A défaut de voir sa fille adopter la même attitude que lui, il avait essayé de forcer les choses, en la mettant dans la situation d’accepter la cour assidue de M. Bernal. Et sur l’insistance de Serge, elle raconta de long en large, les multiples situations dans lesquelles elle avait dû monter aux barricades pour sauver leurs relations.
     Ces propos soulevèrent une grande émotion chez Serge. Il se désespérait de penser que sa bien-aimée était pourtant appelée à revivre, peut-être, pendant longtemps encore, cette situation difficile dans l’incompréhension, voire l’animosité de son père. Une fois de plus, il revivait cette séquence d’être acculée au pied du mur, quand il a la conviction de perdre, au moins temporairement, l’autonomie de ses mouvements.
      Pourtant, quel ne fut pas son étonnement d’entendre Claudine le rassurer! La probabilité qu’elle retourne au pays était faible, à moins qu’il ne dût effectivement partir pour le Vietnam. Cela impliquait qu’elle allait s’arranger pour rester à New-York jusqu’à son départ pour le front, si tel devait être le cas.
     Le conducteur gara la voiture au bord du trottoir, près de Central Park, pour permettre à un passager de se désaltérer. Une grande agitation régnait sur les lieux. On était en train de tourner un film et, non loin de l’endroit où ils se trouvaient, des camions remplis d’équipements cinématographiques étaient stationnés à l’entrée du parc. A quelques mètres de là, des éphèbes bronzés en tenue de sport, dont on ne savait s’ils étaient des badauds ou des acteurs requis pour la circonstance, déambulaient dans une des allées du parc. Tandis que Claudine s’amusait de cette rencontre inopinée, en croyant reconnaître l’actrice d’un film qu’elle avait vu en Haïti, Serge était autrement préoccupé. Devant la perspective d’un séjour prolongé de sa fiancée à New-York, il essayait de voir de quelle façon conduire sa barque, pour que cela fasse le moins de vagues possibles. Car c’est un fait, Claudine est arrivée à un moment où il était passablement déséquilibré psychologiquement. Il se sentait comme un boxeur qui venait de se faire asséner un double crochet de gauche à la mâchoire, sans avoir pu encore recouvrer ses moyens. Les autres promeneurs s’émerveillaient de ce qu’ils avaient sous leurs yeux, alors que lui réfléchissait aux possibles raisons, pour que Paola eût tant insisté à lui parler. Il avait d’abord tenté de renvoyer la rencontre souhaitée à une date ultérieure, mais il avait vite fait de comprendre que, ce faisant, il risquait de passer à côté d’une réalité qui impliquait son intégrité physique ou morale. Cela avait donc été suffisant pour le porter à prendre rendez-vous avec elle au début de la soirée, dès qu’il aura raccompagné Claudine chez  Alexandra.
     La rencontre eut lieu, ce soir-là, dans un petit restaurant, non loin de la cinquième avenue. Il avait  été choisi par Paola parce qu’elle s’y sentait plus à son aise qu’ailleurs. C’était encore le printemps, mais l’été était dans l’air depuis longtemps, même au restaurant, créant les conditions d’un exhibitionnisme assez précoce pour la saison. De partout, de longues jambes s’offraient aux regards, prenant leur revanche de l’enfermement hivernal qui avait trop duré.
     Paola était arrivée avant Serge. Elle était habillée simplement, mais il y avait quelque chose en elle qui transformait tout et l’empêcherait toujours de passer inaperçue. Quand Serge arrivera dix minutes plus tard sans être en retard, il s’empressera de connaître l’objet des inquiétudes de Paola, entraînant cette dernière dans un exposé qui ravivait aux yeux de Serge, la précarité de la situation de l’un et de l’autre.
     Naguère, quand Paola travaillait au service de renseignements, elle avait accès à un fichier sur tous les exilés haïtiens vivant aux États-Unis. L’information colligée ne concernait  pas seulement l’individu, mais aussi les principaux membres de sa famille. En prenant sa décision de quitter le service, elle avait détruit non seulement les données le concernant, lui Serge, mais également celles relatives à une dizaine d’autres jeunes dont la vie était en danger.
     De sorte qu’il ne lui avait pas suffi de faire ce que personne avant elle n’avait pensé à faire, soit déserter le bateau, mais elle avait, de plus, saboté, au moins en partie, la machine de la répression dans des dossiers jugés essentiels. Cet acte et toutes les informations qu’elle possède, faisaient d’elle un élément tellement dangereux pour l’organisation, qu’on chercherait par tous les moyens à l’éliminer. Ce n’était pas une hypothèse, c’était une certitude basée sur une connaissance intime des procédés en usage. Aussi se doutait-elle de la forte réaction qui allait s’ensuivre, quoique sans la promptitude qu’on serait porté à penser. S’il le faut, le service saurait prendre du recul pour pouvoir frapper avec précision, à la mesure des dommages  estimés.
     Par conséquent, sa vie était devenue grandement en danger. Et parce que Serge lui était associé, dans l’esprit des gens du service, elle faisait nécessairement l’objet d’une attention particulière qui l’obligerait, lui aussi, à déménager sans tarder. Dorénavant, il lui faudra  en plus, être très vigilante dans ses déplacements.
     Pendant qu’elle parlait avec flamme, Serge la regardait avec une telle intensité, qu’on eût dit qu’il lisait dans son âme. Alors que sa vie était en danger, c’est davantage la vie de Serge qui semblait l’inquiéter.
     Promets-moi, disait-elle, que tu vas déménager d’ici deux ou trois jours, sinon…Et elle s’était arrêtée comme on s’arrête brusquement devant un précipice.
     Depuis le jour où elle avait fait sa déclaration d’amour, elle s’était abstenue de telle manifestation. Certes, la réaction de Serge avait été pour beaucoup dans cette attitude. Elle aurait pu, alors, réfuter les allégations selon lesquelles, les relations entre elle et Serge n’étaient pas possibles, comme si cette émotion était d’ordre instrumental ou technique, mais elle avait préféré passer outre, sentant que Serge n’avait pas ses coudées franches sur ce plan. Cela n’avait nullement entravé l’évolution de ses sentiments et l’émotion que ceux-ci généraient chez elle. Sauf qu’elle avait pris la mesure des choses et avait appris à  garder ses sentiments dans le fond de son cœur, tout en étant incapable de neutraliser toutes ses voies d’expression. Elle s’informait des lieux que les activités de Serge le porteraient à fréquenter et lui donnait des conseils sur la façon de déjouer les stratégies des agents qui seraient à sa recherche. Mais surtout, elle lui indiquait des personnes et des lieux à ne pas fréquenter, des habitudes à ne pas avoir et des précautions à prendre au téléphone.
     Pendant qu’elle parlait, Serge était ébloui par une lumière qui irradiait de son âme comme un soleil et dont seuls ses yeux, il était sûr, avaient la capacité de capter. Il se demandait au fond de lui-même, comment est-il possible qu’une telle lumière ait été maintenue sous le boisseau d’un service policier? Et comme si elle se doutait des questions qui s’agitaient dans l’esprit de Serge, elle enchaîna sans transition, sur le mode de la confidence.
     Lors d’une rafle mémorable à Port-au-Prince qui a valu à plusieurs dizaines d’opposants d’être arrêtés, j’avais 19 ans et j’étais en 2ème année à Normale Sup. Mon père était parmi les opposants arrêtés ce jour-là. Cela avait créé une détresse incroyable dans la famille, d’autant qu’on connaissait bien le scénario. On savait qu’on ne risquait plus de le voir vivant, une fois qu’il serait envoyé à Fort Dimanche. Sur ces entrefaites, j’ai été approché par une femme qui agissait pour le compte d’un membre influent du régime, lequel voulait me rencontrer. Le jour du rendez-vous, j’ai compris que ce membre influent était une autre femme bien connue qui, à l’époque, en effet, avait non seulement beaucoup d’ascendants sur les activités du parti, mais aussi beaucoup de cruautés à son actif à l’égard des opposants.  Ce qu’elle me proposait, c’était de travailler pour le régime à New-York, si je voulais que mon père soit relâché. A l’époque, avec la méconnaissance que j’avais des dimensions souterraines de la pratique politique, j’avais pris cette proposition comme une bénédiction .Pourvu que mon père soit préservé de Fort Dimanche et puisse rester en vie! Étant donné qu’alors, je faisais déjà des démarches pour aller étudier à l’étranger, je n’avais jamais dévoilé à mes proches, encore moins à mon père, les conditions de mon départ. On croyait généralement que j’avais bénéficié d’une bourse d’études. Il est vrai que j’avais poursuivi les études  commencées en Haïti, mais en plus de cela, j’avais dû acquérir une formation plus adaptée aux exigences de mon travail. De sorte que si je ne prétends pas tout connaître sur les services de renseignements, j’ai, au moins, les rudiments nécessaires pour savoir ce qui vous attend à l’école de Renseignements de l’armée étatsunienne.
     Serge commençait à comprendre. Il avait encore d’autres interrogations, mais il commençait à comprendre que Paola n’avait pas vraiment choisi son chemin dans la vie, du moins, jusqu’à ce qu’elle le rencontre. Ce jour-là, elle avait envoyé tout promener pardessus bord, à ses risques et périls. Il se trouvait donc dans ce restaurant, devant une personne qui a « choisi », peut-être pour la première fois de sa vie et qui, par le fait même, l’interpellait sur le choix qu’il devrait faire à son tour. Devrait-il l’envoyer promener par-dessus bord, une fois pour toutes? Telle était la question douloureuse et cruelle qui lui traversait l’esprit. Mais il n’eut pas l’occasion d’y réfléchir davantage, à cause de l’invitation de son interlocutrice à lui parler un peu de lui-même.
--Pouvez-vous, en passant, laisser tomber M. Valcour? A mon tour, si vous le permettez, je vous tutoierais.
--Je ne voulais pas initier le changement, mais cela fait longtemps que je l’attends de ta part. Je sais quel opposant tu as été en Haïti, mais à quoi as-tu carburé? Quel a été le fer de lance de tes prises de position, de tes actions?
--C’est une grande question que tu me poses, car moi-même, je n’ai pas de certitude là-dessus. Je suppose que mes lectures m’ont orienté, à peu près, dans cette direction. Mais, des fois, je me demande si seulement le fait de naître dans ma famille, avec un parti pris en faveur de tous ceux qui sont marqués au coin d’un déficit quelconque, n’a pas été le déterminant fondamental de mes convictions.
     Avant de prendre sa retraite, mon père était un ardent défenseur de la justice. Comme avocat, il lui arrivait de défendre gratuitement des clients pauvres, au grand dam, parfois, de la partie adverse, surtout quand elle était le parti au pouvoir. En ce qui concerne mes croyances religieuses, j’ai été trop abreuvé de principes évangéliques, d’abord, par ma mère, ensuite, pendant une partie de  ma trajectoire scolaire au collège des religieux, pour que cela ne vous marque pas et qu’il ne vous reste rien.
--Je le soupçonnais, mais je voulais en avoir la confirmation. Aussi surprenant que cela puisse te paraître, vu ma propre trajectoire, nos milieux familiaux se ressemblent. Comment se fait-il que nous soyons si différents?
--Nos différences sont illusoires, Paola. Les principes qui t’ont porté à mettre en question ton rôle au service de renseignements sont de la même famille que ceux qui me faisaient agir.
     Le serveur leur apportait l’addition. Ils se rendaient compte que, bientôt, ils devaient se quitter. Serge aurait aimé dire à Paola combien il était transporté de sa présence, combien les moments passés avec elle lui étaient doux et combien il avait hâte de la revoir, mais s’il pouvait courir le risque de voir ses sentiments être découverts, il en était tout autre que d’en apporter verbalement la confirmation, surtout s’il devait lui expliquer qu’il était fiancé et qu’il comptait bientôt se marier. Mais plus grave encore, il ne pouvait pas lui dire que la rencontre avec elle l’avait, d’une certaine façon, fait vaciller sur ces certitudes au sujet de Claudine. Il ne pouvait pas lui dire, car il venait pour la première fois d’en avoir conscience.
     Mais le cœur de Paola avait deviné bien des choses ce soir-là. Quand elle quitta ce restaurant dans le taxi qui la ramenait chez elle, sa joie était grande. Pour la première fois, elle était certaine que Serge ne lui était pas indifférent. À défaut d’être certaine qu’il l’aimait, cela lui donnait des ailes pour faire face aux inconvénients de sa nouvelle vie.
   Comme il était prévisible, Serge rentra chez lui plus bouleversé qu’il n’avait jamais été dans le passé. En franchissant le couloir attenant à son appartement, il aperçût un homme à mine patibulaire qu’il n’avait jamais remarqué auparavant. Cette constatation le ramenait aux conseils qui lui avaient été précédemment prodigués par Paola. Il se demandait s’il n’était pas en présence d’un agent du service des renseignements sous un déguisement. Pendant un certain moment, cela lui avait suffi comme diversion à son trouble. C’est ainsi qu’il ouvrit la porte de son logis en pensant, moins à sa situation d’écartèlement entre Claudine et Paola, mais plutôt à la nécessité de prendre tous les moyens pour assurer sa sécurité.
     Cependant, il était écrit qu’il n’aurait pas la tranquillité d’esprit ce jour-là, car à peine arrivé, il trouva une lettre qui eut la vertu de reléguer au second plan, l’essentiel de ses préoccupations de la journée. En effet, il était requis de se présenter, une semaine plus tôt, à l’École des Renseignements de l’armée. L’heure à laquelle il était attendu était déjà connue, de même que le numéro de la salle où l’on devait procéder à son admission. Il n’avait donc pas de temps à perdre pour être prêt au moment voulu. D’autant que la base où se trouvait l’école était approximativement à quatre cents kilomètres de New-York. Il eut le réflexe d’appeler Claudine et de l’en informer. Il se ravisa et composa plutôt le numéro de téléphone de Benoit, très heureux d’entendre sa voix et, surtout, revenu de son inquiétude due à son absence prolongée. A plusieurs reprises, il avait essayé sans succès de le joindre. Où était-il passé? Avait-il quitté New-York? Une femme qu’il avait hâte de connaître, était certainement là-dessous, disait-il. Quand voudra-t-il la lui présenter? Dans sa hâte de formuler des questions qui lui brûlaient les lèvres, il n’avait pas entendu la molle protestation de Serge : c’est un cas de coïncidence malheureuse, car il n’avait pas quitté New-York. Cependant, il comptait vraiment lui dire adieu bientôt, du moins pour quelque temps. Et il fit part à son ami de l’obligation qui lui était faite, d’avoir à se présenter à l’École des Renseignements de l’armée, aussi vite que la semaine prochaine. Sur quoi, après quelques secondes d’ahurissement, Benoit s’offrit à le conduire, prétextant que cela lui permettra de visiter une région qui lui était à peu près inconnue.
     Rassuré d’une certaine façon, Serge appela Claudine dont la déception se manifesta très fortement, en apprenant qu’il devait la quitter dès la semaine prochaine. Elle avait cru pouvoir jouir davantage de sa présence avant ce jour fatidique. Mais puisqu’il ne pouvait rien faire pour échapper à ce rendez-vous inéluctable, elle espérait, au moins, pouvoir l’accompagner, jusqu’à cette école qu’elle haïssait déjà. Serge n’avait pas eu de difficulté à la rassurer de ce côté, lui disant de quelle façon il comptait s’y rendre.
     Ce changement inopiné, dans les derniers jours de Serge à New-York, eut pour conséquence de le porter, à la suite de son entretien avec Paola, à mettre en question le scénario de son déménagement sur lequel il avait commencé à réfléchir. Il savait que ce faisant, il prenait un risque, mais il était prêt à l’assumer.
     Comme il voulait en discuter avec Paola, pour ne pas utiliser son téléphone, il descendit dans une cabine téléphonique publique au coin de la rue. A l’instar de Claudine, Paola était amèrement déçue de la précipitation d’un événement qu’elle attendait sans, bien sûr, le souhaiter. D’autant qu’il arrivait au moment le plus inopportun de la dynamique des relations entre elle et Serge. Elle se félicitait que ce dernier lui eût promis de lui écrire, car cela lui enlevait la nécessité d’une telle initiative. Elle n’aurait donc pas à souhaiter d’avoir de ses nouvelles, se contentant d’espérer qu’il pût avoir le temps pour cela, dès les premiers moments de son installation.
      Au cours de la conversation, Serge s’avisa de l’immobilisation d’une voiture à quelques mètres du poste téléphonique. Cette constatation, qui était d’abord anodine, commença à changer, quand ses regards tombèrent sur le conducteur, un grand dégingandé, d’origine africaine avec des rouflaquettes trop régulières pour n’être pas postiches et qui lui donnaient l’air de certains personnages d’agents secrets, dans certaines émissions d’après-midi pour enfants. L’idée lui vint alors de jeter un coup d’œil sur les deux passagers. A leur col monté, leurs lunettes fumées et leur mine rébarbative, il se laissa envahir par une crainte qui lui rappelait les conseils de Paola un peu auparavant. Et sans essayer de vérifier si l’objet de ses craintes était réel, sitôt l’échange téléphonique terminé, il décampa avec l’envie réprimée de prendre ses jambes à son cou, pour laisser, néanmoins, prévaloir une dégaine nonchalante et insouciante, comme s’il n’avait même pas remarqué la présence de ces louches individus. En se disant tout bas : « n’importe où, sauf à l’appartement », il se lança dans le premier taxi qui passait, en observant convulsivement s’il était suivi. Après deux ou trois kilomètres et s’être rassuré qu’il n’y avait pas âme qui vive jusqu’au bout de la rue, il mit pied à terre et reprit la direction du retour, en prenant mille précautions à l’approche de son logis. Quand il fut sûr que personne n’était dans les parages, il sortit du bistrot dans lequel il était entré, une vingtaine de minutes auparavant et s’aventura dans la section de rue où se trouvait son logis. Après avoir inspecté les alentours, il se décida à entrer, non sans avoir exploré le couloir menant à son appartement, en ayant presque hâte de quitter New-York et ses dangers.














                                                                    CHAPITRE  XII


L’École des Renseignements de l’armée se trouvait au Maryland. Plus précisément, à Holabird. Le voyage avait été long. Plus long qu’il n’aurait été, sans les circonstances qui l’expliquaient et les dispositions psychologiques qui en découlaient. Serge et Claudine auraient aimé faire ce voyage dans de meilleures conditions. Pour l’un comme pour l’autre, c’était leur première occasion de sortir de New-York et de humer les effluves des campagnes étatsuniennes. Pourtant, c’est à peine s’ils avaient eu le temps d’observer l’aménagement de ces grandes prairies, que le printemps venait de couvrir d’une mince couche de verdure. Les pâles rayons du soleil, en se reflétant sur la rosée de la nuit, leur donnaient une teinte argentée. Pénétrés de la tristesse de ce moment, ils avaient, chacun vaguement, l’impression de mettre le pied sur la première marche de leur descente aux enfers.
     La voiture filait à 90kms à l’heure, dans le matin clair. Sur la banquette arrière, un silence lourd de tout ce qu’ils avaient sur le cœur donnait d’eux une impression de profonde morosité. Ils n’étaient dérangés que par les propos de Benoit et de sa compagne qui, de temps à autre, les invitaient à regarder tel site ou tel paysage. Des fois, il se contentait de les prendre à témoin, en écoutant la radio, de l’évolution des tendances musicales en Haïti.
     Quand finalement, ils parvinrent à Holabird, c’est dans un bistrot au bord de la route, qu’ils attendirent l’heure du rendez-vous de Serge et, bien entendu, le moment de la séparation. Claudine le vit à la manière d’une déchirure, comme si quelque chose d’irrémédiable venait de survenir. Ce sentiment s’imposa à elle avec une telle force, quand Serge eut franchi la dernière étape qui la séparait de lui, qu’elle pleura comme un bébé, pendant que Karine, la compagne de Benoit, essayait de la consoler. Cela dura quinze minutes environ. Puis, sans transition, elle retint ses larmes, arrangea ses cheveux et se perdit dans la contemplation de l’horizon, en attendant le signal du retour. N’était-ce le timbre sonore de la voix de Benoit qui la rappela à elle-même, elle n’aurait pas aperçu, non loin d’elle, à travers un treillis de fils métalliques bordant une cour attenante à la base, des soldats s’exerçant au base-ball. Elle n’aurait pas eu besoin de cette réalité anodine pour la brancher, derechef, sur Serge et les difficultés de sa relation avec lui. Mais elle ne pleura pas comme elle l’eût fait auparavant, vrillant de ses regards un panneau attaché au treillis et qui semblait contenir la solution de sa situation problématique.
     Elle était encore enlisée dans ses pensées marécageuses, quand la voiture démarra en direction de New-York, laissant Holabird sous un voile d’ombres, comme un insecte englué dans une toile d’araignée.
     Mais la réalité était tout à fait différente du côté de Fort Holabird. Était-ce  naïveté de la part de Serge? Il était loin de l’avoir imaginé dans ses exigences et son prosaïsme. A peine arrivé, il avait dû se contraindre à plusieurs activités dont il ne soupçonnait pas la nécessité. Pourtant, ce n’est pas par hasard qu’il avait été affecté à cette école. Il le devait, entre autres, à sa performance de 135 au test du Q.I. Beaucoup de ceux qui étaient ses condisciples cotaient à plus de 120 à ce test, et il se mit à réfléchir à la complexité et à la multiplicité des voies du déterminisme.
     Très vite, il avait dû se colleter à des cours sur la gestion des dossiers relatifs à l’ennemi, sur l’utilisation des codes et le décodage des messages, sur l’interprétation cartographique et l’analyse des photos aériennes. Le défi de ces cours ne résidait pas dans les cours eux-mêmes, mais dans sa difficulté à se décentrer de lui-même et à s’occuper d’autre chose que les problèmes qui l’habitaient en permanence. Il était à Fort Holabird, mais son âme était ailleurs. Pourtant, les cours les plus difficiles étaient à venir. Ils concernaient l’interrogation des prisonniers et les méthodes barbares et inhumaines consacrées à cet effet, au nom de l’efficacité. D’autant que la formation dans ce domaine était loin d’être théorique. Elle allait être servie par un sergent-instructeur qui avait préalablement peaufiné ses méthodes sur le terrain, dans les marais de Da Nang ou dans les tranchées de Cu Chi au Nord de Saïgon, où était basée la 25ème division d’infanterie à laquelle il appartenait, un peu avant le déclenchement de l’opération « Destruction »
     Mais les cours, les plus prisés intellectuellement, traitaient du contre-espionnage vers lequel, d’ailleurs, la hiérarchie militaire se faisait fort  de rabattre une partie des éléments d’élite. Bien entendu, Serge était du nombre. Il comprit que depuis longtemps, les données sur lui circulaient dans les officines de l’armée, alors qu’il était maintenu dans l’ignorance la plus complète. Deux corps d’armée se l’arrachaient, la marine et l’infanterie jusqu’à ce que la volonté du colonel O’Donnell de la sécurité militaire l’emportât sur les autres. Dès le début, il comprit que son Q .I et d’autres éléments de son background, dont sa connaissance du français, en faisait un sujet d’une certaine importance dans la fonction du décodage des messages-radio de l’ennemi. Le Front National de Libération (FNL) utilisait cette langue dans sa stratégie de communication, pour faire échec, à la fois, aux soldats de l’armée gouvernementale sud-vietnamienne, ainsi qu’aux Étatsuniens qui les encadraient.
     Par une ironie des événements, lui qui ne croyait pas à la légitimité de la guerre et qui, volontiers, prendrait la défense des Vietnamiens contre les Yankees envahisseurs, le voilà un pion dans la stratégie de la sécurité militaire étatsunienne. L’absurdité de la situation lui donnait presque le vertige. Comment est-il possible qu’un tel rôle lui soit dévolu, lui qui, hier encore, rasait les murs en Haïti pour éviter de se faire descendre par les sbires de la dictature en place. Comment arrivera-t-il à déjouer les traquenards placés sur son chemin, par cette volonté omnisciente et omniprésente de l’armée étatsunienne?
     Longtemps, cet après-midi-là, pendant son installation, il resta à penser à son destin. Il s’était toujours vu comme quelqu’un de réfléchi, capable de se donner des objectifs et des moyens de les atteindre malgré beaucoup de difficultés. Même sous la dictature haïtienne, il avait encore une certaine marge de manœuvre, ne fût-ce que l’espace de liberté que permettaient les opérations clandestines. Maintenant, il avait vaguement l’impression, que son théâtre d’opération venait, paradoxalement, de se réduire aux dimensions d’un rectangle de tapis, dans un des territoires les plus étendus de la planète, et en relation avec l’armée la plus puissante du monde. Pourtant, le temps de passer à la cafétéria, sa décision était prise : il savait qu’il lui sera toujours difficile de faire valoir sa volonté, mais il refusera d’abdiquer, de céder le dernier mètre carré par quoi il se considère comme un homme libre de ses mouvements. A défaut de trouver la fissure par laquelle il pourra passer pour témoigner de sa volonté, il s’arrangera pour la créer, quelque prix que cela lui en coûte.
     C’est à ce moment seulement que le monde extérieur, qui avait cessé d’exister, se manifestait à ses yeux. En pénétrant dans cette salle qui résonnait d’éclats de rires sonores de soldats en train de se restaurer, il eut l’impression d’avoir, tout à coup, sur lui, des dizaines de paires d’yeux, comme s’il témoignait d’une singularité particulière. A la vérité, il se contentait d’être nouveau et cela était suffisant pour le mettre en relief dans ce milieu.
     Il n’alla pas se mettre seul dans un coin, comme il en avait l’intention. Il s’invita plutôt à une table occupée par trois personnes dont il n’était pas certain qu’ils étaient des soldats. De fait, ils n’en étaient pas et cela lui fit plaisir. Et tout à coup, il prit conscience d’un autre paradoxe de sa situation. Alors que tout ce qu’il faisait depuis des mois n’avait d’autre but que de faire de lui un soldat et, potentiellement, engagé dans la guerre qui n’en finissait d’agiter les milieux de gauche et la jeunesse étatsunienne, il ne pouvait supporter l’état de soldat, voire même, la proximité de ce dernier, comme s’il était le seul à avoir été piégé par la machine de guerre en action aux États-Unis.
--Êtes-vous en Amérique depuis longtemps, lui demanda le grand blond du trio?
--J’y suis né et j’y ai toujours vécu, répondit-il.
--Pourtant, je reconnais, par votre accent que vous êtes étranger, remarqua le noir.
--C’est vrai que né aux États-Unis, je n’y suis pas resté longtemps; néanmoins, j’ai toujours vécu en Amérique.
     Après un échange de regards, le rouquin des  trois enchaîna :
--Comment pouvez-vous soutenir que vous avez toujours vécu en Amérique si vous n’y êtes pas resté longtemps?
--Je suis né ici, mais j’ai vécu en Haïti jusqu’à récemment.
     Ils se regardèrent derechef, se demandant probablement si le nouveau venu essayait de se payer leur tête. Au moins, jusqu’à ce que le grand blond, revenu d’une profonde réflexion, laissa tomber sentencieusement :
--La prétention de l’ami…Tu t’appelles comment, à propos?
--Serge pour votre service…
--La prétention de Serge n’est pas nouvelle. Beaucoup de gens du continent se réclament le nom d’Américain depuis longtemps.
--Tu veux dire, répartit le rouquin, que les Argentins, les Jamaïcains et les Cubains seraient des  Américains?
--Oui, selon cette prétention.
       Et les trois, en se tapant les cuisses, y allèrent d’un rire si sonore qu’ils attirèrent l’attention de la dizaine de soldats qui achevaient de dîner à la table voisine. Le temps de quelques échanges, tout le monde comprit que, pour le nouveau venu, « les Cubains sont des Américains. » L’ineptie leur parut immense et, à la mesure de l’ironie tordante d’un loustic qui fit remarquer, en corollaire, qu’à son avis, « les Américains sont des Cubains. »
     C’est ainsi que sans demander son reste, Serge quitta la cafétéria après une entrée qu’il eût voulue moins remarquée. Bien entendu, il se sentit, dans un premier temps, un peu froissé dans son orgueil. Néanmoins, l’instant d’après, en plaçant les choses dans une autre perspective, il en vint à banaliser l’expérience qu’il avait faite, trouvant qu’il témoignait simplement de l’ignorance des soldats et, se convainquant, une fois de plus, qu’il n’avait rien de commun avec eux malgré qu’il fût pris pour partager leur objectif.
     L’après-midi ne le trouva pas enlisé dans les retours infinis sur sa rencontre avec les soldats. Il songea plutôt à Claudine. Il eût toujours voulu paver de roses, les sentiers qu’elle était appelée à fouler. Pourtant, il n’aura réussi qu’à parsemer de ronces son itinéraire, depuis leurs fiançailles. A son souvenir, son cœur s’emplit de sentiments suaves, mêlés d’accents de culpabilité, comme s’il était responsable de son cheminement chaotique dans la vie et, par voie de conséquence, de toutes les difficultés qu’elle a connues à cause de lui.
     Là-dessus, interrompant sa réflexion, il s’appliqua à lui écrire. Jamais auparavant, il ne lui avait écrit une aussi longue lettre chargée de tous les sentiments que les circonstances lui inspiraient, mais aussi, de tous ceux que son départ d’Haïti avait occasionnés, à différents moments, depuis cette époque. Dans le demi-jour de sa chambre aux stores baissés et, en plein dans son exaltation, il se représentait Claudine comme ayant  dû livrer une guerre de titan, pour préserver sa fidélité envers lui, en dépit du cheval de Troie personnifié par M. Bernal. Ce n’est pas la première fois, depuis l’arrivée de sa fiancée à New-York, qu’il se sentait aiguillonné par cette représentation. Pourtant, jamais encore, il n’avait fait le point avec elle là-dessus, de vive voix, comme s’il avait peur d’entendre de sa bouche ce qu’il avait à savoir. Maintenant qu’il en était séparé, il regrettait de ne pas l’avoir fait avant. Il était donc plus que temps de le faire et, dare-dare, il coucha sur la moitié d’une feuille, toutes ses interrogations à ce sujet. Mais, à peine avait-il fini de traduire les craintes et les peurs qui tapissaient le fond de sa conscience, qu’une voix intérieure se fit stridente pour lui rappeler l’inconvenance ou la couardise de son procédé. Il resta longtemps, cet après-midi-là, à se demander quel sort il allait faire de ses notations, avant de se décider finalement à les garder et de confier la lettre à la poste.
     L’idée lui vint d’écrire aussi une lettre à Paola. Toutefois, après réflexion, il préféra attendre, disposant plutôt du temps qui lui restait, à préparer sa formation devant commencer dès huit heures, le lendemain matin. On lui avait dit que les candidats à l’École des Renseignements étaient, à certains égards, l’élite de l’armée. L’expérience de cet après-midi ne lui avait pas permis de confirmer cette prétention. Peut-être, les soldats rencontrés n’en faisaient-ils tout simplement pas partie. En tout cas, il avait hâte de voir qui étaient ses collègues et de quelle trempe étaient les formateurs. Il avait beau vouloir les représenter différents de ces êtres grossiers et brutaux coudoyés à l’entraînement au début, il n’arrivait pas, comme si l’imagerie mentale qu’il avait de l’armée des États-Unis était, à tout jamais, faite de ce microcosme obtus et pervers, aperçu lors de ses premières expériences.
     Il en était encore à ses réflexions quand une sirène de la base déchira l’air et l’obligea à prêter attention à l’environnement. Un trio de soldats qui passaient en grande conversation, non loin de sa chambre, lui firent deviner la proximité d’un lieu de divertissement au lieu même où il se trouvait. Et sans demander son reste, il se mit à les suivre. Mais il n’avait pas plutôt tourné le coin, qu’il se trouva en face d’une salle de  cinéma, une bâtisse de briques rouges, couverte d’affiches annonçant les films au programme, dont Opération C.I.A pour le soir même. C’est ainsi que cinq minutes après être sorti de sa réflexion, il se retrouva, croyant faire diversion à ses pensées, au milieu  d’une salle obscure, dans le sillage de Burt Reynolds, en route pour Saïgon, au cœur d’un drame d’espionnage.
     Dans le rôle de l’agent de la C.I.A se trouvait Mark Andrews.  Il allait faire une enquête sur la mort suspecte d’un confrère, ayant découvert le complot visant l’assassinat de l’ambassadeur des États-Unis.
     Serge n’en revenait pas, de voir combien l’environnement se chargeait de le maintenir dans l’unique préoccupation de la guerre du Vietnam qui tenait fermées les seules portes pouvant donner accès à une dérivation. Parallèlement, il en avait marre de se colleter, encore une fois, à quelques-uns des poncifs courants dans ce pays : des exploits dignes de James Bond, une efficacité qui arrivait à se jouer de tous les obstacles placés sur sa route et une brutalité toujours présente, qui lui rappelait que la violence est coextensive à la personnalité, au pays de l’oncle Sam.
     Pourtant, il ne se fit pas d’illusion sur ce qui l’attendait dans les marais du Sud-Est asiatique. En dépit des difficultés auxquelles les héros ont dû faire face, il avait la certitude que les choses seraient pires dans la réalité. Il ne saurait dire pourquoi cela devrait être ainsi, mais il y avait dans sa pensée, quelque chose qui tenait autant de l’inconnu dans les manifestations multiples du phénomène de la guerre, que de l’éloignement de ce phénomène. Par ricochet, cela conférait aux scènes imaginées, un degré d’épouvante et de terreur loin des seuils expérimentés en ce coin plutôt familier de la planète.
     C’est ce soir-là, qu’au sortir du cinéma, il rencontra pour la première fois, un soldat et, dans ce dernier, l’étoffe d’un homme qui devait jouer un rôle important dans sa vie. Pour lors, il se contentait de prendre une bière en sa compagnie et de parler du film qu’ils avaient vu. Il s’appelait Arturo Mendoza et était d’origine portoricaine. A quelques exceptions près, il était dans la même situation que Serge, obligé de s’enrôler dans l’armée et se voyant orienter à l’École des Renseignements. Était-ce à cause de ce facteur? Tout de suite, ils se sont découvert des atomes crochus. Et ce qui ne gâtait rien, ils étaient assignés aux mêmes cours, malgré leur appartenance à des corps de service différents.
     Comme Serge, Arturo supportait très mal la perspective de devoir aller au Vietnam, avec son cortège de malheurs de toutes sortes. D’autant que John, un de ses amis de collège, y avait déjà laissé sa peau. Mise au courant des circonstances dans lesquelles il avait péri, sa fiancée avait connu le désespoir. Souvent la nuit, les rêves d’Arturo se peuplaient d’êtres étranges qui n’avaient de cesse de lui tendre des pièges, comme ils l’avaient fait pour John. C’est dans ce contexte que la perspective de son départ pour le Vietnam  avait pris corps.
     En attendant, Serge et Arturo se réconfortaient mutuellement, en envisageant  les probabilités d’échapper aux bataillons d’avant-garde sur le théâtre des opérations au Vietnam. Après sa piteuse expérience à la cafétéria, Serge était heureux de trouver dans son confrère, quelqu’un avec qui il pouvait causer. Même s’ils se connaissaient à peine, il sentait vaguement que certaines valeurs leur étaient communes. Il se félicitait également de trouver chez Arturo, quelqu’un de rompu aux us et coutumes à New-York, sinon aux États-Unis, sans pourtant se départir de ses capacités critiques au plan des valeurs. N’empêche qu’il était plus Étatsunien que lui, même s’il n’y était pas né.
     Il avait cinq ans et sa sœur Ashley sept quand ses parents durent quitter Porto-Rico pour venir s’établir à New-York. Depuis, vingt et un ans ont passé sans qu’il ait eu l’occasion d’aller revoir les lieux de sa naissance. Il n’y pensait jamais sans regret, car, dans l’intervalle, sa maison natale avait cessé d’exister, à la suite d’un incendie qui avait dévasté plusieurs immeubles de son quartier.
     Il disait ces choses avec un brin de mélancolie, comme s’il touchait à un point sensible de son existence. Et Serge songeait que depuis qu’il était à New-York, Arturo était une des rares personnes rencontrées à s’identifier par une profonde humanité et qui pouvait vibrer pour des choses intangibles comme le souvenir de son enfance.
     De son côté, si Arturo ne pensait pas la même chose que Serge, il n’en était pas loin. L’accueil qu’il fit  du récit de la trajectoire de Serge était, à cet égard, significatif. Bien que ce dernier se fût contenté de dire le minimum, Arturo y voyait déjà le scénario d’un film avec son caractère héroïque, ses retournements de situation ou ses rebondissements. Si Serge avait ajouté d’autres éléments, peut-être son ami y aurait-il trouvé le climat psychologique pour un drame d’espionnage. Quoi qu’il en soit, on n’en était pas là. Ce qu’Arturo cherchait, en regardant fixement Serge, c’est ce qu’il serait devenu, si le révolutionnaire en lui, avait trouvé l’occasion d’advenir. Serait-il devenu un autre « barbudo » dans les Caraïbes à tenir la dragée haute aux États-Unis? Il ne faisait pas que le penser, il en fit part à Serge et les deux s’étaient mis à rire, en se représentant Serge dans l’uniforme vert olive et la dégaine de Castro. Depuis son arrivée au camp, c’était la première fois qu’il passait un moment délicieux et il était reconnaissant à Arturo de lui permettre de finir ainsi la journée.






                                                      TROISIÈME PARTIE

                                                         CHAPITRE XIII
                                           
                                              
     Une semaine après son retour de Maryland, Claudine prit une décision qui, sur le coup, pouvait paraître banale, mais qui devait, au fond, avoir une influence déterminante, tant sur le cours de sa vie, que sur celle de Serge. Elle décida de précipiter son retour en Haïti. Non sans, toutefois, avoir pris la peine d’en exposer les raisons à Serge. Jusqu’alors, compte tenu de la confusion entourant l’orientation de son ami, elle s’était rangée à l’idée de devoir demeurer plus longtemps que prévu à New-York ; les  circonstances semblaient le justifier. Surtout si elle voulait garder une image moins floue, plus précise, du sens de sa relation avec Serge. Mais, après réflexion et, ne voyant pas de changement à l’horizon, elle avait résolu de faire, disait-elle, par anticipation, l’économie d’une frustration. C’est que, dans l’intervalle, elle avait acquis la conviction, qu’une fois sa formation terminée, au terme de ces trois longs mois, Serge se verrait tout de suite montrer le Vietnam comme sa prochaine étape d’opération. Elle était très attachée à Serge, mais pas au point de se condamner à l’attendre à New-York, plutôt qu’en Haïti auprès des siens. C’est à cette pulsion qu’elle avait réagi, quand elle s’embarqua sur ce vol à destination de Port-au-Prince, sans trop savoir où cette décision devait la mener. Autant le vol Port-au-Prince-New-York lui était plaisant, autant le voyage de retour était vécu avec amertume. Au départ de son pays, elle était certaine que son voyage allait le rapprocher de son fiancé et lui permettre de partager un peu ses angoisses. Or, bien loin qu’il en fût tel, elle avait l’impression, au contraire, qu’elle s’en éloignait et ce sentiment lui était insupportable. Pendant tout le vol, elle se demandait si elle avait pris la bonne décision. Cette interrogation s’intensifiait quand, en plus de son sentiment d’arrachement, elle se représentait la tête que ferait Serge en lisant sa lettre. Elle se sentait aussi confuse que la sentinelle qui a déserté à l’approche de l’ennemi. Au fond, pensait-elle, il eût mieux valu qu’elle n’eût pas fait ce voyage. Elle aurait peut-être des désirs insatisfaits, mais elle ne nagerait pas aujourd’hui dans une mer de déceptions, dont l’ultime expérience était, peut-être, d’avoir dû  abandonner le bateau pendant qu’il prenait l’eau. A la vérité, la métaphore qui lui venait à l’esprit n’était pas conforme à la réalité. Mais elle s’imaginait ainsi la vision que pouvait en avoir Serge. Et à force d’épouser les sentiments prêtés à son fiancé, elle en était venue à perdre de vue les vraies dimensions de la réalité. Elle en était encore dans le marécage de ses idées  sombres quand l’avion amorça sa descente sur Port-au-Prince.
     Comme elle s’y attendait, elle n’eut pas à chercher longtemps à l’aéroport. La tête de M. Saint-Pierre apparut de prime abord et, à côté, celle de M.Bernal. Elle comprit, tout de suite, à quelle « machination » son père s’était prêté pour venir l’accueillir. Après les échanges d’usage, il aura suffi d’une demi-heure pour qu’elle franchisse le seuil de la maison familiale qu’elle avait quittée près d’un mois auparavant. Seulement, l’enthousiasme de son départ avait fait place à un sentiment complexe, fait d’un peu de satisfaction, mais surtout, de déception et de culpabilité. Satisfaction peut-être d’avoir remporté une victoire sur elle-même en étant chez elle, plutôt qu’à se morfondre à New-York pour des lendemains incertains; mais déception de n’avoir pas réussi à atteindre le seul objectif qu’elle s’était fixé en faisant ce voyage, soit de vérifier les assises sur lesquelles étaient fondées les attentes secrètes de son cœur. Surtout, elle ressentait de la culpabilité d’avoir fait faux bond à Serge, dans les circonstances où il avait peut-être le plus besoin d’elle.
     Pourtant, sans qu’elle le voulût expressément, il lui semblait avec le temps, qu’elle devait tirer un trait sur certains éléments de sa vie. Si elle n’avait pas fait le voyage à New-York, elle n’aurait pas eu le courage d’une telle décision. Mais d’être allée jusqu’au bout de sa volonté, dans ce qui lui paraissait comme une tentative pour sauver son amour en perdition la légitimait, en quelque sorte, dans son orientation. Comme si, par son action, elle en avait acquis le droit. Pas seulement en ce qui concerne la décision en cause, mais aussi, à tous les objets secrets sur lesquels s’était exercée sa censure personnelle.
     On aurait pu croire que remplie comme elle était de la culpabilité de son aventure neworkaise, l’intervention épistolaire de Serge parviendrait à la déséquilibrer tout à fait, mais quand elle eut lu ses deux lettres arrivées, à peu près, en même temps, du Maryland et qui parlaient d’abondance de l’avenir de leurs relations, elle ne sentit, pourtant, pas le désenchantement de la situation avec la même intensité que par le passé. Cela explique pourquoi, en réponse, elle n’alla pas plus loin que noter une certaine déception de la situation, tout en concluant, à défaut de trouver une alternative opportune, à la nécessité d’en respecter les contraintes.
     Serge n’était pas habitué à autant de sagesse de la part de Claudine. Son premier mouvement, c’était d’interpréter son stoïcisme comme un affaiblissement de ses sentiments : elle pouvait être philosophe, parce que la passion avait fui. Mais il jugea plus conforme à sa connaissance de Claudine, de conclure qu’elle était enfin parvenue à accepter le cours de son destin.
     C’est sur ces entrefaites que Serge reçût sa première lettre de Paola depuis son départ. Il lui avait précédemment écrit pour la mettre au courant de son installation à Holabird, et surtout, pour se rappeler à son souvenir. Mais il comprit tout de suite, en lisant sa longue lettre, que cette entreprise était, rien de moins, que superflue : il était vivant dans son souvenir, comme son image l’était dans le sien. En fait, la lettre de Paola arriva une semaine après celle de Claudine par laquelle, celle-ci manifestait son  stoïcisme de l’évolution de ses relations avec Serge. C’est peu de dire que ce dernier  reçût les manifestations d’affections de Paola à la manière d’un baume. Toutefois, si une partie de lui-même était transportée de joie, il s’en trouvait une autre, torturée par la culpabilité,  pour considérer que la moralité aurait été  qu’il soit privé de ce baume.  C’est pour cette raison, qu’en guise de compensation, le soir même où il goûtait au plaisir de lire Paola, il se livra de ses sentiments à Claudine, dans une lettre torturée et désespérée où il laissait affleurer sa propre interprétation de sa dernière lettre.
     Quand, quelques semaines plus tard, sa formation prit fin et qu’il regagna New-York, comme il n’avait, jusqu’alors, rien reçu de Claudine depuis sa dernière lettre, il entreprit de l’appeler, pour s’apercevoir que le numéro de téléphone utilisé ne permettait pas de l’atteindre. Le recours aux bons soins des parents de New-York n’arrangeait pas les choses, pas plus que ses propres parents en Haïti qui étaient, à l’époque, en villégiature sur la côte Sud-Est. De sorte qu’il n’avait que le choix d’attendre qu’elle voulût bien se manifester elle-même, d’une façon ou d’une autre.
     C’est au cours de cette période, au cœur d’un été qui se révélait particulièrement torride, qu’il rencontra Paola pour la première fois, après son séjour au Maryland. Elle avait dû changer d’adresse pour tenir en respect les agents haïtiens qu’elle avait à ses trousses. C’est du moins ce qu’elle pensait. Elle en avait identifié un, non loin de son appartement et, à tort ou à raison, elle avait cru préférable de s’en éloigner. Elle le fit si bien qu’elle se retrouva, désormais, à l’autre bout de la ville, si tant est que la ville de New-York eût jamais un bout. Mais il ne lui suffisait pas de s’en tenir si loin du centre, elle changea encore davantage ses habitudes de vie et déserta certains lieux qu’elle avait l’habitude de fréquenter, y compris le complexe administratif où elle travaillait, allant même jusqu’à changer d’apparence. En cet après-midi d’été, elle arborait un look que Serge ne lui connaissait pas, un look savamment négligé, qui allait être à la mode sur la côte Est, après l’avoir été depuis quelques mois sur la côte Ouest, auprès d’une jeunesse d’avant-garde.
     C’est ce jour-là qu’elle apprit que Serge devait partir, sous peu, pour le Vietnam. Depuis longtemps, chacun savait que cette échéance arriverait un jour. Mais d’être pris, tout à coup, par le tourbillon de la guerre, au point de sentir déjà son haleine mortelle, les remplissait d’émotions. Des émotions d’autant plus intenses qu’elles étaient, d’un côté comme de l’autre, lourdes de sens, de l’éloquence de leurs silences, des effusions étouffées et des déclarations retenues ou censurées. Mais il y a des silences qui parlent à l’âme mieux que des discours enflammés et ils s’étaient compris au moment de se séparer. Paola avait compris que Serge était loin de lui être indifférent, sans pouvoir encore apprécier la force de ses sentiments.
     On était à deux semaines du départ de Serge. Celui-ci revenait à peine de sa déprime d’avoir été affecté au Vietnam, pour deux ans, à la 101ème unité de renseignements militaires. Son abattement de la durée de sa mobilisation était tel, qu’il perdait de vue que son affectation s’était faite dans une unité aéroportée. Qu’avait-il à voir avec l’aviation, se dit-il, une fois qu’il a eu pris conscience de l’orientation préconisée dans les papiers officiels? Il était certain qu’on avait fait erreur à son sujet et qu’on s’évertuera à la corriger, une fois qu’il aura pris les moyens pour cela. Mais, après plusieurs tentatives de clarification, aucune erreur n’avait pu être relevée. Il s’agissait seulement d’une affectation temporaire, en attendant que lui parvînt, une fois sur place, sa destination définitive pour le temps de sa mission. Il avait pu savoir alors, que la 101ème unité aéroportée était basée non loin de Hué, une ville qui avait déjà défrayé, à ce qu’il lui semblait, la chronique militaire à travers le monde. L’espace d’un instant, il eut la peur de tomber à pic dans le feu de l’action, mais il s’était vite ressaisi, pour considérer que les renseignements militaires étaient, peut-être, dans cette horrible guerre, ce qu’il y avait de moins dangereux et que, tout compte fait, il devait se percevoir chanceux de n’avoir pas été orienté dans l’infanterie par exemple.
     Abattu par cette découverte et, dans le dessein de faire diversion, il rejoignit Benoit et deux autres amis, à qui il enjoignit de lui trouver un loisir approprié. Il aurait dû y penser, car ses amis ne lui trouvèrent pas autre chose qu’une visite au club de danse. Et dès le soir même, il franchissait le quartier  South Village, où se nichait son lieu d’élection, dans ce coin de verdure, où il avait rencontré Paola. En pénétrant dans le club qui vibrait au son d’une musique ensorcelante, machinalement, il jeta un coup d’œil circulaire à la recherche de son égérie. Il avait beau avoir la certitude qu’elle n’y était pas, il fallait absolument que ses yeux aillent la chercher à l’autre bout de la piste, non loin du coin des musiciens qu’ils avaient hanté de leur danse frénétique. Tout à coup, l’idée lui vint d’inviter Paola et, sans perdre une minute, il s’éclipsa à la recherche d’un téléphone. Comble de chance, elle s’apprêtait à aller au cinéma et était plutôt heureuse d’avoir à changer de destination. Précipitamment, elle sauta dans un taxi, en  recommandant au chauffeur de faire diligence obstinément. Une demi-heure plus tard, elle faisait son arrivée au club, lieu naguère très fréquenté, pour les besoins de sa fonction. En mettant pied à terre, elle n’eut pas à chercher. Elle se trouva en face de Serge qui l’attendait à l’entrée de l’établissement. Il y avait, pour l’un comme pour l’autre, quelque chose de magique dans ce rendez-vous inopiné, en ce lieu de leur première rencontre. Ils s’étaient lancés sur la piste comme au premier jour, enchaînant les pièces musicales les unes après les autres, pendant près d’une heure, jusqu’au moment où ils sentirent le besoin de se reposer. Munis d’un rafraîchissement, ils s’étaient retirés quelques instants dans le jardin afin de prendre de l’air.
     Il avait fait très chaud le jour, mais l’air ambiant était doux. Une brise légère avait suffi à neutraliser la chaleur emmagasinée par le béton. Malgré l’opacité habituelle du ciel, ils étaient surpris de voir scintiller tant d’étoiles sur leur tête, dans un coin d’un bleu transparent qui les comblait d’émotions. Serge, se laissait-il influencer par l’enchantement du décor? Quoi qu’il en soit, en déambulant à côté de Paola le long de l’allée, il fut pris, tout à coup, du besoin de dire des choses, que vingt-quatre heures auparavant, il aurait censurées.
 -- Depuis que l’éventualité de mon départ pour le Vietnam est devenue une réalité, dit-il, c’est la première fois que je vis des moments de bonheur.
--Serais-tu surpris, répondit Paola, si je te disais qu’il en est de même pour moi?
--Oui, un peu, reconnut Serge. J’ai beau t’avoir parlé de ce pays qui me hante depuis plusieurs mois, je doute que tu sois subjuguée comme moi, de toutes les images macabres et de toutes les tragédies, que l’univers de la guerre et des soldats m’a laissées à l’esprit. C’est comme une drogue dont l’effet se fait sentir lentement et qui finit par envahir tout mon être.
--Je pense te comprendre Serge, du moins, jusqu’à un certain point. J’ai, a priori, une certitude : je ne pourrai jamais me substituer à toi dans l’appréhension de ce qui fait ta hantise. En contrepartie, par son opacité même, ton expérience ne devient que plus obsédante pour moi. La prise de conscience que je ne peux rien faire pour pallier tes désagréments m’est insupportable. Je ne suis pas hantée par le Vietnam comme toi, mais je suis obsédée par ma propre incapacité à t’aider dans ton expérience. C’est pourquoi, moi aussi, j’ose affirmer, comme toi, que c’est la première fois, depuis quelque temps, que je prends congé de mes démons.
--J’ai donc passé à côté d’une réalité, celle qui se nourrit de tes propres inquiétudes, que je ne flairais nullement. J’étais loin de penser que mon aventure pouvait te torturer à ce point.
--…
--Dis-moi Paola, de quel drame sommes-nous les héros? De quel destin malicieux prenant plaisir à nous jeter, l’un contre l’autre, dans la mêlée de la vie, sommes-nous les jouets?
--Pourquoi voir les choses de cette façon? N’y a-t-il pas une explication plus généreuse de ce qui est en cause?
--Que veux-tu dire?
--Au contraire de toi, je suis persuadé que le destin s’est servi des voies inusitées pour nous porter à nous rencontrer et à nous rapprocher. Plus je réfléchis aux circonstances de notre rencontre, plus j’en suis persuadée.
--Et que fais-tu des obstacles rencontrés dans le plan du destin?
--Ce sont des difficultés qui doivent être vaincues pour assurer sa réalisation.
--C’est bizarre, notre conversation… Elle serait certainement plus à propos à Thèbes qu’à New-York. Je nous sens revenu à une époque où l’individu n’avait nulle volonté, étant plutôt le jouet des décisions des dieux et où même l’amour portait la marque de la fatalité.
--Je ne sais pas si j’ai raison ou tort, mais je  crois fortement que nos sentiments portent la marque de cette fatalité. Je dois cependant te demander une chose, Serge, c’est d’accepter de me considérer selon ton cœur, à l’abri de tout mécanisme de fuite ou de défense, par quoi tu nierais la voix  qui parle au fond de toi-même.
     Il s’ensuivit un échange qui amena Serge, peut-être pour la première fois, à entreprendre la décantation des éléments de sa relation avec Claudine. Et quand, un peu plus tard, il s’offrit à reconduire Paola à son appartement, il avait déjà arrêté sa position par rapport à  cette dernière, manifestant une attitude de spontanéité qui le surprenait lui-même.
--Après cette soirée, dit-il, je suis triste de penser qu’on devra se quitter.
--Mais tu n’as aucune obligation…avait répondu Paola.
     Tout se passa par la suite, comme si la perche tendue par celle-ci, était pour lui l’occasion rêvée de creuser un fossé entre lui et Claudine. Cette nuit-là, il ne regagna pas son appartement, mais dormit dans le lit de Paola, sans toutefois avoir évacué un sentiment de culpabilité en pensant à Claudine : il l’avait trahie sans aucune hésitation, comme si sa fiancée n’avait pas, de son côté, livré bataille, d’abord contre son père, ensuite contre M. Bernal et, qui sait? peut-être contre elle-même, pour sauvegarder l’intégrité de leurs relations. Le temps de quelques minutes, il n’avait que du dégoût pour  sa veulerie qui était, à son avis, l’autre nom de sa traîtrise. Heureusement pour lui que cette vision de soi n’était pas appelée à perdurer! Car, par un retournement moral auquel il devenait sujet, tout à coup, il trouvait des arguments sentimentaux pour contrebalancer la rigueur de son appréciation de soi, et justifier le maintien de Paola à côté de Claudine, dans son cœur.
     Quoi qu’il en soit, cette nuit-là n’était pas remplie que de leurs effusions, elle était symbolique d’un rapprochement qu’ils avaient rêvé, depuis assez longtemps. Cela leur paraissait comme un monument auquel ils avaient rituellement posé la première pierre. Avec l’enthousiasme de le construire, quels que soient les obstacles, y compris celui de la guerre du Vietnam. Cette nuit même, Serge dut promettre à Paola qu’il sortirait vivant de son aventure au Sud-Est asiatique.



























                                                       CHAPITRE  XIV

                                                    

     Quand Claudine avait pris la décision de se rendre à New-York, à défaut d’arriver à la dissuader, M. Saint-Pierre avait nourri l’espoir qu’elle y reviendrait dépitée de son aventure et qu’en retour, cette expérience la rendrait plus raisonnable et favoriserait l’éveil d’une liaison avec M. Bernal. Il en était tellement persuadé, qu’il se fit accompagner par ce dernier pour aller accueillir sa fille à l’aéroport. Mais, dans les jours suivants, il avait beau épier les gestes de l’un et de l’autre, aucun changement sensible ne lui semblait apparaître à l’horizon. C’est alors qu’il prit la décision d’aider la nature : puisque les relations semblaient persister entre Claudine et Serge, il allait tâcher de les rendre difficiles, voire de les neutraliser tout bonnement. Dans la même semaine, il s’était arrangé pour enrayer un mécanisme du téléphone et subtiliser les lettres en provenance de New-York. Pour le reste, c’était plus facile, car de tout temps, il lui revenait de s’assurer que le courrier pour la poste aille à destination. C’est par le truchement de ce système qu’eut lieu la rupture circonstancielle entre les fiancés. Et quand plus tard le téléphone se remit à fonctionner, c’est sans aucune hésitation que M. Saint-Pierre échafauda un autre plan propre à détourner, une fois pour toutes, Serge de sa fille. Son plan marcha si bien que Claudine était désespérée de la situation. Mais, bien loin que son désespoir la porte vers M. Bernal, il parut avoir atteint jusqu’à sa sociabilité et sa capacité de s’émouvoir de sa présence. Dorénavant, elle s’enfermait en elle-même et dans sa chambre, déclinant toutes les invitations qui lui étaient faites de participer à des activités mondaines.
     M. Saint-Pierre s’aperçut, un peu tard, que son plan n’avait pas rapporté les fruits escomptés. Devant le désespoir de sa fille qu’il avait, d’abord, pris pour l’expression de foucades sans lendemain, il eût voulu revenir en arrière, mais il n’avait pas le courage de lui révéler ses propres turpitudes dans la situation. Il alla même jusqu’à appeler Serge à New-York pour essayer de rétablir les contacts, mais il n’y avait personne au numéro connu de Serge. C’est ainsi qu’il assista impuissant au dépérissement de sa fille, après avoir œuvré par tous les moyens pour y parvenir.
     C’est à peu près à cette époque que Serge gagna la côte Ouest pour s’envoler vers le Vietnam. Il ne comprenait pas pourquoi les choses devaient être ainsi, mais il devait les accepter. Ce soir-là, après l’attente interminable de l’embarquement qu’il passa difficilement à lire un journal, aussitôt que chacun des soldats avait pris place dans l’avion, les lumières de la ville de San-Francisco ne tardèrent pas à disparaître du hublot. Plus rien de sensible ne le rattachait aux États-Unis, à part le souvenir. Autour de lui régnait une atmosphère irréelle d’excitations générée, autant par les affabulations des réservistes devant l’inconnu, que par les récits surréalistes et les péripéties d’une poignée de soldats, de retour au Vietnam d’une permission aux États-Unis.
     Tout le contingent devait partir par le porte-avions Cleveland. Serge, pour sa part, par ce périple de plus d’une semaine, escomptait faire le voyage avec Arturo Mendoza et retarder le moment où il mettrait le pied sur le sol asiatique. À l’occasion de leur dernière rencontre à Brooklyn, ils avaient fraternisé et pris des dispositions à cet égard. Ces quelques jours sur un navire en compagnie d’un ami, plutôt que dans un avion, lui semblaient autant de gagné sur le destin qui l’attendait dans l’enfer bouillonnant du Vietnam. C’est donc avec une grande déception et pour lui et pour Arturo, qu’à deux semaines de son départ, il se vit assigner à ce vol aérien de San-Francisco. Après avoir vainement essayé d’en connaître les raisons auprès de ses supérieurs, il comprit qu’il ne parviendrait à aucun résultat par ce moyen. Aussi décida-t-il, tout bonnement, d’évacuer ce sujet de son esprit.
     L’avion avait, depuis longtemps, atteint son altitude de croisière. Calé sur son siège, Serge ne prenait part que distraitement à la palabre générale. C’est que, physiquement dans l’avion, son esprit était pourtant ailleurs. Il était, à la fois, en Haïti et à New-York, à essayer d’appréhender et de comprendre la seule chose qui lui importait vraiment en dehors du danger de la guerre, c’est-à-dire, les relations avec Claudine et Paola.
     Bien entendu, jusqu’à un certain point, compte tenu de ses expériences négatives de communication, il commençait à se faire à l’idée que ses rapports avec Claudine risquaient de se terminer en queue de poisson. Néanmoins, il n’acceptait pas ce qui lui paraissait comme un fait. Il y avait quelque chose qui l’horripilait et le rebutait dans la manière dont les choses s ‘étaient passées, comme s’il avait manqué à son devoir  de gentilhomme. Pourtant, à la réflexion, s’il pensait avoir donné à Claudine plus que sa part d’angoisse et de frustration, il était quand même obligé de reconnaître qu’il n’était pour rien dans les difficultés qu’elle avait essuyées. N’empêche qu’un sentiment, comme un remords lancinant, n’arrêtait pas de lui tarauder l’esprit à son sujet, prêt à jeter de l’ombre sur un autre, non moins exaltant, où il était question de Paola. Il resta longtemps à penser à cette dernière, n’étant dérangé, de temps à autre, que par les éclats de voix des uns et des autres dans la chaleur de la discussion. Par la suite,  la cacophonie du début  fît place à des murmures et des chuchotements plus localisés. Bientôt, une partie du contingent de soldats dormait à poings fermés et Serge sentait qu’il allait être du nombre, lui qui n’avait jamais pu retrouver le sommeil en avion auparavant.
     Serge n’oubliera jamais l’impression bizarre qu’il avait, en mettant le pied sur la base étatsunienne de Long Binh, aux confins du monde. Une impression d’instabilité physiologique et  émotive, voire morale, d’être perdu dans le temps et l’espace… On avait beau lui dire que le décalage horaire en était l’explication, il était persuadé que d’autres éléments, non encore identifiables, s’en étaient mêlés, pour faire de lui une espèce de zombi que le moindre souffle pourrait emporter. Alors qu’il avait besoin de repos, il tombait dans une agitation époustouflante de soldats, s’affairant sur une immense piste jalonnée de bombardiers géants, à l’entretien. D’autres se préparaient à des expéditions de bombardements, pendant que retentissaient des sirènes annonçant, il ne savait quelle catastrophe survenue ou à venir.
     Pourtant, à côté de ce qui se passait dans un rayon d’une centaine de kilomètres sur différents fronts, il était tombé au paradis, un lieu où il était relativement en sécurité. Mais, avant de s’en rendre compte, il aurait, volontiers, accepté de le changer pour aller n’importe où. Heureusement que cette impression ne dura pas longtemps. De fait, dès le soir, il avait pu prendre la juste mesure des choses et convenir, en entendant les nouvelles du front, que la base était un havre de paix dans les circonstances. N’empêche qu’il souhaitait que l’ordre de transfert arrive assez vite, pour lui permettre de gagner les Services de Renseignements, objets de sa mobilisation. Il devait arriver, non pas en vue de son affectation définitive, mais pour que l’autorisation lui soit donnée de rejoindre, aux environs de Hué, le camp Eagle où était basée la 101ème unité de renseignements militaires, à laquelle il était temporairement attaché. C’est à cette unité qu’il avait, pour la première fois,  touché à un aspect méconnu de la guerre, en participant par hasard comme observateur, à une séance d’interrogatoire.
 Cette séance concernait sept Vietcongs dont une femme qui avaient été faits prisonniers le matin même. Les deux premiers n’avaient pas voulu coopérer et on les avait branchés sur des circuits électriques par les testicules. Même alors, au paroxysme de la douleur, il ne fut pas possible de leur soutirer la confirmation de leur participation à un raid qui avait été très meurtrier pour les Étatsuniens. Quand venait le tour de la jeune femme, Serge souhaitait qu’elle collabore avec les tortionnaires, pour les priver de la nécessité de la torturer. Mais, s’il avait des illusions sur la nature de ce qu’on appelle généralement le sexe faible, elles ne résistèrent pas longtemps devant le courage manifesté par cette frêle femme, sous la torture des Sud-Vietnamiens et des Étatsuniens. Incapable de lui soutirer le moindre mot, ils lui ont attaché des électrodes aux seins et au vagin, obtenant sa perte de conscience, mais jamais les noms attendus.
     Pourtant, ces scènes qui pour Serge étaient déjà extrêmes, s’étaient avérées routinières à la base comme le révèle Mark Lane [ii]dans son livre. En tout cas, à entendre parler ses confrères, il n’y avait là rien de très extraordinaire. Et pour lui signifier ce qu’ils voulaient dire, ils s’étaient mis à lui raconter quelques modèles de traitement qu’ils infligeaient aux Vietcongs. Il y avait le traîneau qui consistait à les attacher à un véhicule de transport de troupe au bout d’une corde et à démarrer en vitesse sur une certaine distance, occasionnant l’arrachement de certains membres; il y avait aussi la pendaison qu’on obtenait en les attachant par les pieds à un hélicoptère et à les promener à travers les arbres de la jungle. Quant à la chute, il s’agissait de pousser le  Vietcong dans le vide à partir d’un hélicoptère, soit pour le punir lui-même ou pour obtenir la collaboration de ses complices. Mais la méthode la plus courante pour commencer à le torturer, c’était de lui enfoncer des éclats de bambou sous les ongles ou dans les oreilles pour lui crever le tympan. D’autres fois, on pouvait se contenter de les pendre par les pieds jusqu’à une fosse d’aisance. Pourtant, cela ne concernait que quelques formes de tortures individuelles, excluant d’autres plus originales, à la limite de l’imagination du G.I. A cet égard, prévenait l’interlocuteur, c’est la torture des femmes qui semblait le plus titiller leur esprit. Souvent elles étaient maintenues complètement nues et les tortionnaires, car ils étaient souvent plusieurs en pareille circonstance, après les avoir violées les uns à la suite des autres, étaient souvent en compétition dans le raffinement des supplices. Des fois, les femmes pouvaient être exécutées sur-le-champ après le viol, alors que d’autres fois, on les soumettait à des tortures qui conduisaient à la mort lentement. On a vu une femme nue pendue les jambes écartées pousser son dernier souffle après deux jours de supplices.
     Les répressions collectives, en marge de la guerre proprement dite, prenaient d’autres formes. Soit que les Étatsuniens avaient perdu des soldats non loin d’un village et voulaient se venger, soit que dans leur logistique de guerre, ils voulaient faire passer un convoi dans un village; à défaut d’obtenir, à bref délai, le déguerpissement des habitants, ils pouvaient, tout bonnement, décider de raser le village avec tout le monde. Ce modèle a prévalu à plusieurs reprises. Dans ces cas, différents types d’armes étaient utilisés : le mortier, les bombardements au napalm et au phosphore, le bulldozer, les fusils M-16 dont les balles, comme on sait, explosent dans le corps de la victime et dont l’emploi, en pareille circonstance, est condamné par la Convention de Genève. Mais, en plus de ces armes, pour couper les repères des Vietcongs, ils faisaient pleuvoir un déluge de gaz toxiques (le fameux agent orange) sur les forêts, hypothéquant pour longtemps et la végétation et la vie des survivants. Dans certains cas, ils allaient jusqu’à  saliniser  le sol du village pour éviter des peuplements ultérieurs.
     Serge n’était pas tout à fait surpris de  ce qu’il avait appris. Beaucoup de ces récits lui étaient connus déjà aux États-Unis. Mais de se faire montrer les lieux d’un incident ou d’un massacre, conférait à ces récits, un caractère de vérité qu’ils étaient loin d’avoir à l’origine. Par exemple, non loin de la base, on lui avait montré un espace désertique où l’herbe poussait difficilement et qui était, auparavant, un village de cinq cents personnes dont il avait déjà entendu parler de New-York. Or, selon l’interlocuteur, il y en avait des dizaines de cas de ce genre partout où sévissait la guerre.
     Serge était effrayé par l’atmosphère de la base. Il se souvient du commentaire d’un psychologue rencontré, deux mois auparavant, à l’École des Renseignements du Maryland. Il avait dit : « Personne n’est à l’abri d’une régression déshumanisante dans une guerre. Il lui suffit d’un conditionnement par trois ou quatre variables, dont l’habitude et la peur, pour devenir un monstre. » Il était alors surpris de cette réflexion en ce lieu, et il se rappelle avoir pensé que des gens capables d’émettre de telles idées devaient être très rares  dans l’armée. Il n’avait pas encore une connaissance valable de ce milieu, mais à observer le va-et-vient des soldats et, surtout, à entendre leurs propos, il se convainquait de la justesse de son opinion à ce moment-là, doutant plus que jamais, que des commentaires analogues pussent venir de l’intérieur.
     Au fond, l’intérêt de ce souvenir était de le mettre en contact avec une de ces craintes. Il craignait en effet de devoir rester longtemps sur cette base et d’être contaminé, en quelque sorte, par l’habitude de côtoyer les phénomènes de tortures et de dépersonnalisation des prisonniers. Cela demeurait pour lui une infamie pour la victime comme pour le bourreau.  Il ne voulait pas qu’à la longue, il développe une certaine complaisance pour l’acte, en raison d’une certaine proximité spatiale ou temporelle.
     Mais ces craintes se sont avérées vaines, car après seulement deux semaines, il reçut l’ordre de gagner son poste de mission à Saïgon, au quartier général du service de Renseignements de l’armée. Sa mission principale consistait à intercepter les messages radio du FNL, surtout en français et les acheminer au commandement stratégique après interprétation. Il s’agissait de rassembler le plus d’informations possibles sur les objectifs de l’ennemi et les moyens opérationnels envisagés, de les classer et de sélectionner les plus importantes à être expédiées aux États-Unis.  Plus précisément, au quartier général de la Sécurité Nationale au Maryland où ces données étaient analysées et archivées.
     Bien que Serge fût, d’une certaine façon, éloigné des opérations quotidiennes, il n’en était pas moins concerné. A plusieurs reprises, il était conscient que les messages interceptés et, tout de suite refilés aux échelons supérieurs, servaient aux ratonnades, aux razzias quand ce n’était pas simplement à la destruction de plusieurs villages vietnamiens. Dans un cas qui lui était particulièrement connu, non contents de tuer les soixante-quinze habitants du village, les G.I avaient traqué une dizaine de fuyards dans un tunnel au moyen d’un gaz lacrymogène. Et quand finalement ils furent pris dans des conditions de détresse épouvantables, les femmes majoritaires dans le groupe furent violées avant d’être exécutées avec les hommes.
     Néanmoins, Serge n’avait jamais compris pourquoi, avant l’offensive du Têt où le FNL avait marqué des points importants dans la lutte contre Saïgon, son service avait intercepté si peu de messages  en rapport avec les objectifs des forces révolutionnaires. De constater, à l’époque, le peu d’efficacité des forces sud-vietnamiennes et étatsuniennes, beaucoup de soldats commençaient à être démoralisés. Ce n’était, d’ailleurs, pas sans raison que la hiérarchie militaire au Pentagone essayait de camoufler les victoires des Vietcongs et leurs actes d’héroïsme. La combativité et le courage dont ils faisaient preuve étaient à l’opposé de toutes les informations négatives colportées sur leur compte à l’entraînement.
     Une histoire qui circulait à l’époque dans beaucoup de milieux militaires étatsuniens et que la hiérarchie n’avait pas pu étouffer, concernait la prise d’un îlot grand comme un terrain de football, où s’était retranché un escadron de Vietcongs. Pendant une journée, ces petits hommes, qu’ils appelaient « sales  vermines », par mépris et par haine, avaient résisté aux assauts conjugués des forces sud-vietnamiennes et étatsuniennes, plusieurs fois supérieures et disposant les armes les plus sophistiquées. Après plusieurs tentatives sans succès, ces dernières avaient fait appel à l’aviation qui, sans désemparer, à l’aide des forteresses volantes que sont les B-52, avait fait pleuvoir sur eux des tonnes de bombes et de napalm, évaluées à plusieurs centaines de milliers de dollars et, même alors, ce ne fut pas facile de les déloger, blessés, brûlés et hébétés. L’exercice qui aurait dû être une petite promenade avait pris une journée entière et des ressources considérables et, par le fait même, comportait une dimension tout à fait démoralisante pour tous ceux qui en avaient pris part. La hiérarchie militaire ne s’était pas trompée de penser que l’ébruitement de l’événement n’était pas favorable au maintien du moral de l’armée.
     C’est au cours de cette époque que visitant le temple où Diem avait été assassiné dans le quartier chinois de Cho Long, Serge rencontra quelqu’un qui allait devenir, pendant un certain temps, son meilleur ami. D’abord, il crut que c’était un des congénères des États-Unis, mais, s’avisant qu’il n’en avait pas la dégaine, en passant à sa hauteur, il hasarda quelques mots en français qui eurent, comme prévu, la vertu de le faire réagir. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Dominique, un Haïtien qu’il n’avait jamais rencontré auparavant, mais de qui il avait déjà entendu parler par des soldats. C’est en tout cas, à ce dernier, qu’il dut de fréquenter pendant quelques mois,  soul snack-bar, un bistro- restaurant de Saïgon  dont la clientèle était, pour l’essentiel, constituée de noirs des États-Unis. On y servait des mets qui leur étaient familiers dans leur pays. En près d’un an, ils s’y étaient donnés rendez-vous, pas moins d’une demi-douzaine de fois, pour faire le point sur l’évolution de la guerre, faire état de leurs propres difficultés psychologiques et, à l’occasion, évoquer les problèmes économiques et politiques  d’Haïti.
     Une fois, au sortir du restaurant, ils s’étaient rendus dans un marché public dont on parlait beaucoup dans les milieux militaires. Ce marché qui devait être connu sous le nom de Marché aux voleurs, était, par ce qu’on y voyait, à la hauteur de sa réputation. On y transigeait beaucoup d’accessoires militaires y compris des armes, mais surtout des appareils électroniques, ménagers et même des véhicules de transport de l’arsenal étatsunien. C’est la première fois que Serge prenait conscience, si concrètement, que la guerre pouvait être une occasion d’enrichissement pour certains. Il savait depuis longtemps que l’industrie de l’armement aux U.S.A présentait, à l’époque, le maximum de rendement, mais cela restait académique jusqu’à un certain point, tant que ce constat n’avait pas déclenché sa réflexion à ce sujet. A telle enseigne que le jour même, il s’était trouvé à différer d’opinion avec Dominique qui semblait réduire cette industrie aux limites du corps des militaires. Si ce qu’on appelait alors le complexe militaro-indusriel, à l’origine de cette guerre, rassemblait des militaires, il était autant dominé par des industriels ou des entrepreneurs pour qui la guerre a toujours été une occasion en or de maximiser leurs profits. D’ailleurs, il imputait à ces deux groupes, le conditionnement de la population dans les médias, dès le début des années soixante.
     L’opinion de Dominique était plutôt faite d’une longue expérience des militaires. Soldat d’infanterie, il était caporal, il avait failli laisser sa peau à plusieurs reprises et  n’avait eu la vie sauve, à sa dernière mission, que par le plus grand des hasards. Une bombe qui n’avait pas explosé, les jours ou les semaines précédentes, avait choisi ce moment pour le faire, créant l’impression aux Vietcongs qui l’assiégeaient, lui et ses hommes, que les ennemis étaient plus nombreux et mieux armés que prévu. Ils avaient donc retraité, leur donnant l’occasion de se frayer une voie de sortie. Mais, c’est à ses supérieurs que Dominique imputait les plus grandes difficultés qu’il avait connues. Ils étaient tellement obsédés par le besoin d’écraser les «sales vermines », qu’ils lésinaient sur certaines mesures de prudence. D’ailleurs, les atrocités de ses chefs, au cours de cette guerre, étaient innombrables. Dominique se préparait à écrire un livre sur la question. Il était de ceux qui ne voyaient aucune différence de nature, entre les rapports que les Étatsuniens avaient vis-à-vis des Vietcongs et ceux des Nazis à l’égard des Juifs. Il y voyait les mêmes atrocités inspirées par le même racisme primaire et viscéral. Et si l’on tenait, absolument, à voir une différence, il la situait dans les contextes politiques et, peut-être à cause de cela aussi, dans les échelles et les formes que revêtaient ces atrocités.
     Dominique venait d’avoir trente ans. Il vivait aux États-Unis depuis sept ans et était fiancé à une jeune floridienne d’origine haïtienne. Son objectif, une fois que sa mission au Vietnam arriverait à son terme, était de se marier, de se retirer dans le patelin de sa femme et de commencer à écrire son livre. Malheureusement, il n’a pas eu à l’écrire, ni même à revoir sa fiancée. Peu de temps avant sa démobilisation, il allait sauter sur une mine, non loin de Saïgon.
     Pourtant, il s’en fallut de peu qu’il ne connût le même sort que Dominique. A quelques jours  de là, revenu de Saïgon avec un convoi de troupes, le détachement de tête dans lequel il se trouvait, sauta dans un champ de mines où plusieurs soldats perdirent la vie. Pendant près d’un mois, on le crut mort au service de Renseignements jusqu’à ce qu’il fît son apparition au quartier général de ce service.
     Son arrivée inopinée déclencha un branle-bas tout à fait surprenant à la police militaire. Comment se fait-il qu’il ait eu la vie sauve alors que les cinq autres survivants de son détachement ont été exécutés? Ou était-il depuis les trois ou quatre semaines de l’incident? Se peut-il que les Vietcongs aient délibérément choisi de le laisser en vie? A quelles fins ces  « vermines gluantes » qui n'avaient aucune morale ont pris une telle décision? Ces questions et d’autres, qui n’ont pas toujours été posées sous cette forme, ne revenaient pas moins, systématiquement, à l’esprit de ses tourmenteurs, lors des trois séances d’interrogations auxquelles il avait dû se prêter. A plusieurs reprises, il aurait aimé pouvoir calmer leurs appréhensions, mais il n’avait rien à dire. Que pouvait-il dire de l’incident qui l’a laissé, paraît-il, trois jours dans le coma? La seule chose sur laquelle il pouvait exprimer quelque chose concernait son réveil. La tête lui faisait affreusement mal et, en recouvrant peu à peu ses moyens, il crut néanmoins les avoir perdus à tout jamais, quand il se vit, à travers le brouillard de sa vision, au milieu d’un trio de Vietcongs. Sa première réaction, lorsqu’il eut pris la mesure de la situation, fut de chercher son arme. Mais on avait tôt fait de le calmer en lui faisant comprendre que sa vie n’était pas menacée. L’eût-elle jamais été, lui expliquait-on, qu’il ne serait pas là à s’inquiéter aujourd’hui. En fait, il comprit par la suite qu’il avait été recueilli par une Vietcong à qui Dominique avait déjà porté secours.
     Si sa vie n’était pas en danger, il n’était pas moins prisonnier. Il était attaché en permanence sous la surveillance d’un Vietcong. A travers les bribes de conversations qu’il avait pu capter, il s’était rendu compte que le but de ses gardiens n’était pas clair : comptaient-ils le garder prisonnier jusqu’à la fin de la guerre ou prévoyaient-ils l’utiliser auparavant comme monnaie d’échange? C’est alors qu’il prit la décision de leur fausser compagnie à tout prix. L’occasion lui fut donnée à sa douzième journée de captivité. Profitant d’un moment d’inattention de son gardien, il se libéra de ses liens et s’en  servit pour l’attacher à son tour avant de prendre la fuite avec son arme.
     En racontant cet épisode à ses interrogateurs, Serge n’en revenait pas de leur appréciation de l’événement. Selon ces derniers, il aurait dû, avant de fuir, exterminer ses gardiens et mettre le feu au village. Pour avoir omis de le faire, plusieurs soldats étasuniens risquaient de perdre la vie à cause de lui. Cette décision  considérée comme un manquement grave en temps de guerre et la manière surprenante dont il a été sauvé par les ennemis, ont concouru à lui donner une image suspecte aux yeux des agents de la police militaire. Il comprit qu’à compter de cet instant, il était dans la mire de ces derniers.
     Peu d’événements au Vietnam avaient, à ce point, affecté le moral de Serge. Il s’en était ensuivi une remise en question de ses activités de soldat. Il est vrai qu’un tel exercice, au demeurant, pas tout à fait exceptionnel, n’allait jamais bien loin, pris qu’il était dans le carcan des contraintes de son état. N’empêche, la suspicion dont il était l’objet et la mort de son ami l’atteignirent au plus profond de lui-même. Il lui semblait que ce dernier événement esquissait en épure ce que pourrait être sa mort elle-même, s’il n’y prenait garde. L’émotion ressentie de se regarder dans le miroir de l’expérience de Dominique le porta à écrire sa deuxième lettre à Paola.
     C’est la première fois que la prose destinée à son amie de New-York était à ce point teintée de préoccupations philosophiques et existentielles. Il lui semblait que l’humanité travaillait de toutes ses forces afin de parvenir à sa perte. Quand il considérait ce qu’il avait fallu d’intelligence et de patience pour arriver à mettre au point les engins de mort dont s’enorgueillissaient les responsables des arsenaux étatsuniens, il était pris de vertige devant l’insouciance des hommes. D’autant qu’à son avis, une partie seulement des ressources utilisées pour la production de ces engins, aurait permis à des dizaines de millions de gens de ne pas mourir de faim et d’être épargnés de beaucoup de misères inséparables de la pauvreté. La planète serait devenue plus belle,  plus humaine et plus vivable. Mais le pire de tout cela, c’est que lui, Serge, était devenu un des rouages essentiels dans la mise en œuvre du destin de mort de l’humanité. Au plan personnel, il vivait ce phénomène comme un non-sens existentiel, qui appelait sans tarder une réorientation de sa vie. Mais comment? Et comme un chien qui tourne après sa queue, il se retrouvait dans le même mouvement giratoire, incapable de trouver une échappatoire à la situation. Cette nuit-là, c’est la stridulation des sirènes et le vrombissement des moteurs qui mirent fin à sa réflexion, en le remettant en plein dans les dangers de la guerre et la nécessité de sauver sa peau, devant l’incursion des Vietcongs, dans un périmètre jusque-là protégé, aux alentours du quartier général des services de Renseignements.








                                                                CHAPITRE XV

                                   

     Revenu à New-York depuis une semaine, Serge vivait ces moments dans une intense exaltation altérée seulement par le sentiment de l’inconnu que représentait pour lui la situation de Claudine. Après avoir essayé sans succès de la joindre par téléphone, il s’était rabattu sur le projet de lui écrire à l’adresse de La Maison Saint-Pierre. Il regrettait que l’idée ne lui fût pas venue avant, persuadé qu’il avait, cette fois, des chances de parvenir à des résultats positifs. Car si l’adresse de la maison familiale avait changé pour des raisons qui lui étaient inconnues, il n’était pas probable qu’il en fût de même de celle de  l’entreprise.
     Mais, ce qui l’excitait surtout, c’était la conscience d’être bien en vie, après avoir traversé les horreurs épouvantables du Vietnam, et même d’avoir recouvré la santé dès l’instant où il a eu touché le sol des États-Unis.
     De fait, il a été démobilisé pour des raisons de santé. N’était-ce cet accident de parcours qu’il considérait, aujourd’hui, comme un cadeau du ciel, il lui serait resté près d’un an encore à entendre tonner les canons, exploser des bombes et à assister au ballet incessant des avions de combat, sous le mugissement des sirènes et les clameurs des foules en déroute. Il souffrait d’une réaction allergique caractérisée par des boursouflures sur tout le corps, particulièrement à la poitrine et au dos constellé de plaques rougeâtres, induisant des picotements qui l’empêchaient de dormir. Après trois mois de soins médicaux, non seulement n’avait-il pas connu d’amélioration de sa situation de santé, mais les médecins n’avaient pas non plus identifié la source de ses allergies. C’est dans de telles circonstances que sa démobilisation avait été envisagée. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise de constater, qu’en plus d’avoir été délivré des dangers de la guerre, il était, en prime, guéri de ses allergies. Il avait encore quelques boursouflures, mais moins cette sensation incessante de fourmillement. En fait, il ne s’en était pas rendu compte tout de suite, mais après cinq jours à New-York, il lui avait bien fallu se rendre à l’évidence : il n’était plus le zombi qui n’arrivait pas à trouver le sommeil et qui promenait son ombre dans ce climat dantesque où la folie des hommes était devenue la seule réalité.
     Au cours de cette semaine, il essaya d’entrer en communication avec Paola, mais il  n’arrivait pas à la joindre à son domicile. Après bien des démarches, il finit par obtenir ses coordonnées à son bureau, pour apprendre finalement, qu’elle était en congé de maladie. Serge n’en croyait pas ses oreilles d’une telle coïncidence. Il ne lui resterait plus qu’à découvrir que Claudine était, elle aussi, en congé de maladie ou en vacances en Europe, y voyant par avance, le signe par lequel le destin semble témoigner de l’incommunicabilité fondamentale des êtres. Néanmoins, il comprit vite que si c’était le cas pour Claudine, il risquerait de ne jamais le savoir, compte tenu des aléas de leur relation. Pour l’instant, comme il n’avait d’autre chose à faire que d’attendre, il attendit, en essayant de s’imaginer toutes les étapes, jusqu’à la réception de sa lettre. Il était sûr qu’une fois en sa possession, le premier réflexe de Claudine serait de lui téléphoner. Mais, après trois semaines d’attente, il n’avait reçu aucun appel et pas davantage les semaines suivantes.
     Un mois s’était écoulé depuis le retour de Serge à New-York. Durant cette période, hormis une visite à l’ex-fiancée de son ami Dominique et quelques visites aux bureaux administratifs de l’armée, il ne s’était adonné à aucune activité, à part celle de téléphoner, tous les jours à Paola, d’attendre une hypothétique nouvelle de Claudine et de découvrir des facettes insoupçonnées à la vie de New-York. De temps à autre, il se rendait au parc non loin de son appartement et observait les mille petits riens qui font partie de l’existence des New-Yorkais. C’était, par exemple, des enfants et des vieillards qui prenaient plaisir à nourrir les pigeons et les écureuils; un bébé que sa mère promenait avec une laisse, comme un  chiot; un enfant qui avait fait une chute, qui pleurait de s’être fait mal au genou et que sa mère avait guéri avec un baiser sur le bobo; des enfants qui se disputaient, requérant la médiation des parents et, par-ci, par-là, des amoureux qui se bécotaient, souvent à l’abri des regards et parfois, à cause de ces regards, dans des gestes de provocation aux vieux à la tronche hargneuse. Serge observait toutes ces choses et bien d’autres encore qui lui avaient, jusque-là, échappé et qui font partie des éléments de la vie. Il les rapprochait en imagination de l’enfer qu’il venait de quitter et qui était encore le lot de tant de confrères… Il songeait qu’il se devait de faire quelque chose, en souvenir de Dominique, pour faire arrêter cette guerre monstrueuse qui avait déjà détruit tant de vies vietnamiennes et étatsuniennes. Mais il ne savait dans quelle direction aller et par où commencer. En attendant de réfléchir plus longuement sur cette question, il continuait à attendre les nouvelles d’Haïti et à appeler tous les jours chez Paola. Quand un matin, après avoir machinalement composé son numéro, il entendit le déclic du récepteur, il fut transporté de joie. Il ne douta pas un instant que la personne à l’autre bout du fil pût ne pas être Paola. Ainsi, sa surprise et sa déception furent grandes d’entendre la voix fluette d’une fillette. Il allait raccrocher quand il fut rattrapé, de justesse, par nulle autre que Paola au bout d’un autre récepteur. Elle venait à peine de rentrer de Floride avec la fille d’un ami et était heureuse d’entendre sa voix. D’où appelait-il? Était-ce possible que ce fût de Saïgon? Quand il fut clair qu’il parlait de New-York, qu’il ne comptait plus retourner au Vietnam et qu’il était entier avec tous ses organes, Paola était au comble de la joie. Elle convint avec lui, de se rencontrer le jour même à son appartement.
      Le temps de traverser la ville, il sonnait au 3ème étage où elle résidait. On avait fait des travaux de rénovation. Il n’aurait pas reconnu le décor du couloir à l’arrêt de l’ascenseur, s’il n’avait vu se profiler la silhouette de Paola, dans l’entrebâillement d’une porte. Il y avait quelque chose en elle qui l’avait transformée et l’avait rendue, sinon plus belle, disons autrement belle. A Serge qui se cassait la tête pour en trouver la raison, elle l’avait imputée au repos et à la tranquillité d’esprit. Elle lui avait expliqué ce qu’avait été sa vie au cours des derniers mois, entre le stress de son travail et celui de sa vie privée, toujours branchée sur la nécessité de fuir les agents du gouvernement lâchés à ses trousses.
     Puis, sans transition, elle avait sommé Serge de parler de lui, de sa santé, de la guerre du Vietnam, de sa démobilisation et de ses projets. Ses questions avaient, suffisamment, de quoi rendre son ami intarissable  pendant plusieurs heures. Néanmoins, comme il avait ses propres curiosités à satisfaire, il ne s’était pas étendu sur les thèmes soumis, se contentant d’y toucher en surface, pensant probablement qu’il aura tout le temps pour y revenir. Il voulait savoir, de son côté, la raison et la durée du congé de maladie de Paola. De sorte que, pendant près de deux heures, ils faisaient un curieux va-et-vient entre Saïgon, New-York et Miami,  comme si chacun essayait de s’intégrer les éléments de la vie de l’autre qui lui manquaient pour organiser sa perception. Et quand Paola dut s’échapper à la cuisine pour préparer le repas, la conversation la suivit, ne s’arrêtant, parfois, que pour faire de la place à Gail-c’était le nom de la fillette-qui s’ennuyait ou qui voulait téléphoner à sa mère.
     Plus tard, après le dessert, pour respecter la promesse faite à l’enfant de visiter Manhattan, tout le monde prit place dans la nouvelle voiture de Paola. Ce fut pour Serge l’occasion de visiter, pour la première fois, l’Empire State Building avec ses 102 étages, laissant tomber d’autres sites touristiques, en raison de l’affluence des visiteurs. Pendant qu’il était en ce lieu, l’esprit libéré un moment des multiples contingences de naguère, il s’évertuait à regarder les gens vivre à côté de lui. Il avait attendu bien longtemps avant de faire cette expérience. Jusqu’à ce qu’il s’approche de près de l’enfer du Vietnam, il avait vu des enfants aller à l’école, des adultes vaquer à leurs occupations, d’autres se contentant de bayer aux corneilles quand ils ne se retrouvaient pas à l’occasion de toutes sortes d’activités. Des fois, ils ne faisaient que se parler, écouter de la musique, partager leur repas etc. Il ne lui venait pas à l’esprit alors, que les mille petits gestes des uns et des autres témoignaient de ce qu’il y a de plus fondamental en ce monde, soit la vie. Aussi n’a-t-il pas fallu grand-chose pour que le bavardage et l’insouciance des badauds dans la file d’attente le renvoient en Asie du Sud-Est où les formes que prend la vie sont généralement inobservables depuis la guerre et où les hommes et les femmes sont devenus des morts en sursis.
     Pour ne pas donner à Paola l’inconvénient d’aller le déposer à l’autre bout de la ville, Serge avait préféré prendre le subway. Depuis son retour du Vietnam, il n’avait pas eu l’occasion d’utiliser ce mode de transport et il considérait que de recommencer à le faire, participait de son apprivoisement de la ville. En regardant les graffiti partout dans le train et en observant les accoutrements des teen-agers, il avait l’impression qu’il en a été absent de près de dix ans. Il observait un couple qui venait d’entrer dans son wagon et il se croyait dans les temps bibliques avec, en sa présence, le Christ et Marie-Madeleine, fredonnant une chanson de Joan Baez contre la guerre du Vietnam. Plus loin, trois jeunes filles, pieds nus, arboraient des fleurs dans leurs cheveux retenus par un bandeau, portant l’inscription Peace and Love. Il comprit qu’il était en présence de hippies inoffensifs, dont on disait pourtant tant de mal dans les officines de l’armée, en raison de leur psychédélisme et surtout, de leur refus manifeste de la guerre et de leur non-violence. Même les placards publicitaires, le long de son trajet, le rappelaient à lui-même. Tout lui paraissait curieux sinon tout à fait inédit. Pourtant, il y avait des choses qui n’avaient pas changé depuis des lustres, mais il ne s’était jamais arrêté à les observer. Et comme si d’avoir fait la guerre lui conférait un supplément d’âme, il se mit à voir des choses qui existaient depuis longtemps et à y réagir pour la première fois.
     Le reste de son parcours, il le passa à rêver. Paola lui avait dit : « Aussitôt que Gail sera partie à la fin du week-end, j’aimerais t’inviter chez moi. Je pense que nous avons beaucoup de choses à nous dire. » Sans s’en rendre compte, il répétait ces mots comme une incantation, pistant du sens à la limite du rêve, comme si l’écartèlement dont sa conscience était le champ, se faisait sur une scène dont la Caraïbe et New-York étaient les deux pôles. Est-ce que Claudine a retrouvé sa lettre? Si c’est le cas, devait-il s’attendre à un appel d’elle d’un jour à l’autre? A moins que, l’ayant reçue, elle ait  décidé de couper tout contact avec lui, comme les propos de M. Saint-Pierre avaient tendance à l’accréditer? La connaissant cependant, il serait surpris qu’elle n’eût pas tenté de lui parler une dernière fois, ne fût-ce que pour faire le point sur les raisons de sa rupture. Voilà pourquoi, malgré tout, il se croyait fondé d’attendre encore un peu. Dans son esprit, en se rendant prochainement à l’invitation de Paola, il prévoyait déjà que ses dispositions seront fonction de ce qui se sera passé au cours de la semaine.
     En ouvrant la porte de son appartement, il se jeta sur le téléphone qui sonnait. Quel bonheur, pensait-il, si c’était Claudine! Malgré sa déception de s’être dérangé pour un importun, il trouva les ressorts psychologiques pour composer, plutôt, le numéro de Paola et de s’enquérir de ses nouvelles. Celle-ci venait à peine d’entrer. Elle était heureuse de son appel et aimerait qu’il fût maintenant à ses côtés. A défaut, elle se consolait en pensant que ce n’était que partie remise.
     Puis, machinalement, il ouvrit la télévision pour entendre le chef du Pentagone faire le point au Congrès sur la situation de la guerre au Vietnam. Il jugeait comme inexactes les nouvelles répercutées par les médias voulant que lors d’une confrontation avec les Vietcongs, les contingents étatsuniens aient été taillés en pièces dans les environs de Saïgon. Il prétendait que c’était un cas classique de propagande et de désinformation. A l’entendre, l’ennemi avait infiltré la presse et noyautait l’opinion étatsunienne. Ce qui était vrai selon lui, c’est que les Sud-Vietnamiens, appuyés des forces aéroportées étatsuniennes, avaient infligé une grande défaite aux troupes communistes qui avaient dû se replier en catastrophe sur leur base.
     Serge n’en croyait pas ses oreilles. S’il n’avait lui-même participé aux opérations dans le cadre des services de renseignements, il aurait bu les paroles du Chef du Pentagone comme la plupart des Étatsuniens. Mais il savait qu’il mentait, que les choses s’étaient passées différemment et que les soldats de l’Oncle Sam avaient bel et bien mordu la poussière, ayant dû dénombrer plusieurs centaines de morts parmi leurs soldats lors de cet affrontement.
     Évoquant par ailleurs le siège de Khé Sanh par les forces occidentales, l’homme d’état était content de rappeler leur victoire sur les Vietcongs. Mais il avait omis de mentionner, comme le rappelle Lane,  que cette victoire était loin de faire honneur aux États-Unis, dans la mesure où elle fut, rien de moins, qu’un acte de barbarie. Non contents de tuer tous les Vietcongs, ils avaient soumis la ville entière au pilonnage de leur B-52. Si bien qu’il n’en restait plus aucune trace  après leur passage.
     Jusqu’à cette expérience qui était loin d’être unique, Serge ne pensait guère que la désinformation pouvait se pratiquer à si haute échelle aux États-Unis. Il était bien conscient qu’à certains moments, une déformation de la réalité pouvait être justifiée pour éviter la démoralisation de l’armée. Mais leurrer si effrontément l’opinion de toute une nation par des mensonges si grossiers, lui apparaissait en contradiction avec la notion de démocratie dont se gargarisait la classe politique étatsunienne, en plus de l’imposer à la terre entière, comme un phare au bout de l’océan. C’est de ce moment que naquit l’idée de ce qu’il lui fallait faire, en souvenir de Dominique, pour essayer d’arrêter cette guerre qui n’en finissait de broyer des existences. Il s’évertuera à rétablir les faits concernant l’aventure étatsunienne au Vietnam partout où ils lui apparaîtront comme controuvés : dans les médias comme dans les écoles. Il était content de sa trouvaille. A priori, il pensait que la démarche ne serait pas facile, mais il avait l’assurance qu’avec de la volonté et de la persévérance, il arriverait à des résultats. Il était persuadé que si le peuple étatsunien n’avait pas été berné, s’il avait compris les tenants et les aboutissants de cette guerre et, particulièrement, les enjeux politiques qui n’avaient rien à voir avec une quelconque menace à la nation ou au pays, il serait déjà descendu dans la rue pour la faire arrêter et sauver une bonne partie de la jeunesse étatsunienne.
     Sa stratégie était arrêtée sur le moment même. Dès le lendemain, il envisageait de se mettre en communication avec l’un ou l’autre des réseaux de télévision pour essayer d’apporter un démenti aux propos du Pentagone. Étant donné qu’il arrivait du Vietnam, il devrait bénéficier de toute la crédibilité nécessaire pour les fins de son démenti, d’autant qu’il s’apprêterait à aligner tous les éléments significatifs comme les lieux, les dates et les situations concernées par les incidents, à l’appui de la véracité de ses informations. C’était la première démarche envisagée. Par la suite, il songeait à prendre contact avec la presse et la radio, laissant les visites aux écoles comme une activité ultime pour rejoindre les jeunes.
     C’est sur de telles pensées qu’il alla se coucher. Évidemment, il ne dormit pas tout de suite, prenant le temps de s’accompagner en imagination, lors de ses visites aux réseaux de télévision. Il faut croire que les démarches étaient réalisées sans anicroche, car, quand il se réveilla le lendemain matin, la journée s’annonçait pour lui dans une atmosphère irréelle d’optimisme. Prestement, il s’habilla, prit son petit déjeuner et se lança dans l’autobus qui arrivait en même temps que lui au débarcadère.
     Parvenu à l’adresse du siège d’un des réseaux, il débarqua et enfonça la porte du rez-de-chaussée, pour se faire arrêter par un gardien de sécurité qui voulait savoir où il allait, qui il voulait rencontrer. Incapable de fournir des renseignements satisfaisants, il lui fut interdit d’aller plus loin. Après avoir longuement parlementé, il obtint que l’agent de sécurité s’informe si quelqu’un du service de presse voulait le rencontrer. Il se présentait comme un soldat qui arrivait du Vietnam et qui avait des informations intéressantes à communiquer sur l’évolution de la guerre. Au terme d’une longue attente, on finit par l’inviter à monter au cinquième étage où, effectivement, un journaliste le rencontra. D’entrée de jeu, il fut requis de décliner son identité, son statut actuel dans l’armée et le corps de service auquel il avait appartenu au Vietnam. Après ce préambule, il eut l’occasion de dire ce qu’il avait sur le cœur : l’hécatombe qui se faisait chaque jour dans l’enfer vietnamien, l’ignorance dans laquelle était maintenue la population au sujet de la réalité et des vrais enjeux, en plus de  la désinformation dont le peuple faisait l’objet. C’est à cette désinformation qu’il imputait le maintien de cette situation et le rôle actif que se donnait le gouvernement dans cette entreprise. Il citait le cas du Chef du Pentagone comme un exemple flagrant : sa déclaration au Congrès était, dit-il, truffée de mensonges propres à endormir l’opinion publique, corrigeant à chaque fois, l’écart extraordinaire par rapport à la réalité dont il a été témoin.
     Le journaliste lui posa beaucoup de questions sur ses idées politiques, son type d’expériences militaires au Vietnam et les motivations de sa démarche à la télévision. Puis, il conclut en le remerciant de ses informations, lui assurant qu’il en a pris bonne note et qu’on le contacterait chez lui, éventuellement, si on a besoin de ses services.
     Au sortir de cette rencontre, il ne rentra pas chez lui. Il fila tout droit à un réseau concurrent où il répéta l’expérience. Cette fois-ci, il pensa avoir marqué un point, car on crut pertinent d’avoir une vidéo de ses déclarations.
     Il passa la semaine à se démener auprès des médias, accumulant des impressions très variées de ses expériences. Contrairement à une décision prise antérieurement, il fit des approches à trois journaux, se disant, finalement, que plus ses informations seront répercutées par des sources différentes, plus grande sera leur capacité d’influence de l’opinion publique.
     Après cette semaine qui lui a été, d’une certaine manière, éprouvante, il se préparait, comme prévu, à se rendre dans l’après-midi chez Paola, quand il reçut une convocation au bureau de l’armée. On était au vendredi de la semaine. Il aurait pu, quand même, attendre à lundi pour s’y rendre, mais croyant que la convocation avait rapport avec la question de sa solde en suspens, il se dépêchait de se présenter au bureau, histoire de clarifier, au plus vite, une situation qui lui tenait à cœur. Il n’était pas plutôt arrivé qu’on le fît passer au bureau de sécurité du poste, où il se vit reprocher ses activités subversives qu’on considérait comme très graves en temps de guerre. Sans plus de précision sur les charges qui étaient retenues contre lui, on lui imputait la volonté et l’intention de saper le moral des troupes au front. Et, en attendant d’être plus spécifique sur l’acte d’accusation,  eu égard au code de procédures de l’armée, il fut mis en état d’arrestation et consigné à l’un des bâtiments du poste qui fait office de centre de détention à l’occasion. C’est à peine, ce jour-là, si on lui donnait la possibilité de téléphoner. Il put le faire, néanmoins, à Paola inquiète et désappointée de savoir que Serge ne sera pas au rendez-vous.
     Au cours de ce week-end, il comprit quelque chose qu’il n’avait guère soupçonné aux États-Unis de la Démocratie : la liberté d’expression n’existait que dans la mesure où elle ne tirait pas à conséquence. Sinon, les institutions montaient à l’assaut, pour empêcher que la parole dérangeante ne soit entendue. C’est l’expérience dont il avait été victime. Plutôt que de lui donner accès à l’opinion publique, les médias l’avaient dénoncé à l’armée. On l’avait considéré comme une brebis galeuse qui menaçait le troupeau. Il ne bêlait pas comme les autres et, par ainsi, dérangeait le conformisme général au sujet de la guerre.
     Ce qu’il avait de doute sur le comportement de l’armée, en ce qui a trait à son arrestation, trouva confirmation dans les propos de l’officier qui, cinq jours plus tard, lui lut les accusations qui ont été portées contre lui. Il était accusé, entre autres, d’avoir diffamé l’armée des États-Unis auprès de cinq organes de presse et de télévision, dans le but de le faire auprès de toute la population, avec l’intention de saper le moral de l’armée et de provoquer des actes d’insoumission. Il lui fit comprendre qu’il s’agissait d’un crime très grave, dont la moindre des conséquences était qu’il dût en répondre auprès d’une cour martiale. En attendant, il serait maintenu en détention et transféré à la prison de Norfolk.
     Avoir traversé l’horreur du Vietnam, en dépit des difficultés innombrables et voir le ciel lui tomber sur la tête en arrivant aux États-Unis où il pensait être à l’abri du destin, c’était la suprême ironie de la vie. Pourtant, ce n’était pas la moindre de ses surprises que de faire une telle expérience : il lui fallait, de plus, avoir été piégé dans la patrie par excellence des libertés, pour avoir cru à la liberté d’expression et s’en prévaloir.
    Après avoir rongé son frein, il a dû attendre son transfert dans une prison plus conventionnelle. Dans l’intervalle, il échafaudait mille hypothèses en ce qui a trait à son devenir et à  l’inexorabilité des drames féminins dans lesquels il se débattait.









                                                      CHAPITRE XVI
                                             

     Avec le temps, la situation sociale et politique en Haïti, plutôt que de s’améliorer, s’empirait à vue d’œil. Cela concernait, bien entendu, ce qui restait des libertés individuelles et politiques, mais également, les possibilités sociales d’existence. Chaque jour, la lutte pour la vie, dans ses formes les plus élémentaires, devenait plus difficile. Les maigres revenus nationaux, qui auraient dû être injectés dans l’économie pour accroître les moyens de subsistance de la population, ont été détournés au bénéfice des forces de répression. Toute l’énergie du pouvoir avait été canalisée par le besoin et la volonté de durer. Le volcan qui couvait ne pouvait, néanmoins, entrer en éruption en raison du quadrillage social par la police politique. La méfiance populaire du fait de la délation généralisée, empêchait toute action collective d’opposition, même familiale. On a vu des parents, peut-être, en souvenir des adolescents des affreuses Jeunesses Hitlériennes qui allaient jusqu’à dénoncer leurs parents, maintenir une certaine distance psychologique avec leurs enfants, générant et empirant la division dans la société.
     A cette époque, Serge était au Vietnam depuis près d’un an, sans aucune nouvelle de Claudine et sans pouvoir lui en faire parvenir des siennes. A force d’avoir attendu des réponses à ses précédentes lettres, il avait fini par en prendre son parti : sa relation avec Claudine prenait, dorénavant, la forme de poèmes dans lesquels il évoquait son souvenir, plutôt que d’une correspondance qui avait fait la preuve d’aboutir à une impasse. Pourtant, Serge n’était pas le seul à avoir dû prendre son parti. En dépit de ses ardeurs, incapable de percer la cuirasse affective de Claudine, M. Bernal avait fini par reporter ses sentiments sur une des amies de cette dernière, au grand désespoir de M. Saint-Pierre qui voyait s’envoler le rêve de l’avoir pour gendre et d’apporter, en même temps, du sang neuf à son entreprise. C’était pour lui un double fiasco, d’autant qu’il assistait impuissant, à l’étiolement de sa fille. Quand elle n’était pas au bureau à s’occuper, avec lui, de la gestion de l’entreprise familiale, elle s’enfermait en elle-même en s’isolant dans sa chambre, réduisant à néant ou presque ses relations mondaines. Elle était comme un violon dont les cordes s’étaient brisées : elle ne résonnait plus. Le gros de son temps, elle le passait à lire et à écouter de la musique. Le soir, quand le crépuscule faisait traîner des ombres dans le jardin, elle aimait s’étendre sur une chaise longue à écouter le bruit de la ville, à se remémorer malgré elle, certains souvenirs de sa relation avec Serge, au premier chef, cette visite à la tombée de la nuit, quand ils s’étaient embrassés pour la première fois. A ces moments, elle résistait mal au désir de s’apitoyer sur son sort et, plus souvent qu’elle ne l’eût voulu, seules des larmes soulignaient son accablement. A l’observer subrepticement, M. Saint-Pierre aurait pu comprendre toute la portée de cette interrogation de Proust : « L’absence n’est-elle pas, pour qui aime, la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences? » Peut-être, serait-il tombé volontiers d’accord avec l’auteur pour considérer que « dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autre présence »
     Un soir que la vie lui paraissait particulièrement absurde, une nouvelle entendue à la radio la força, en quelque sorte, à sortir d’elle-même. On rapportait qu’un entrepôt de produits alimentaires venait d’être pillé par une bande d’affamés d’une cité limitrophe. Le journaliste profitait pour faire le point sur le nombre grossissant de ces miséreux pour qui chaque journée constituait une épreuve dramatique.
     Ce fut pour elle comme une illumination. Pendant qu’elle broyait du noir en s’apitoyant sur son sort, il y avait un nombre incroyable de gens qui n’avaient pas à manger à leur faim et qui croupissaient dans l’indigence et l’ignorance. Ces gens-là seraient justifiés d’être désespérés, au point de s’abstenir de lutter. Pourtant, contre toute logique, ils s’arc-boutaient à n’importe quoi,  pour essayer d’émerger des profondeurs de leur misère.
     Ce soir-là, Claudine prit la décision de faire quelque chose pour essayer d’améliorer leur sort. Elle passa trois jours à réfléchir à un projet dans ce sens, au terme desquels, elle crut nécessaire, pour mettre toutes les chances de son côté, d’obtenir l’appui de son père.
     M Saint-Pierre n’avait rien d’un philanthrope. Il avait développé un mécanisme psychologique qui lui permettait de se fermer les yeux sur les malheurs de l’environnement social immédiat, jusqu’à en être cuirassé. Aux mendiants qui tendaient la main à l’entrée de son magasin, jamais il ne faisait l’aumône. Sans doute, n’allait-il pas aussi loin que certains des membres de sa classe, qui ne cessaient de les injurier comme des fainéants, des paresseux ou des déchets de la société, mais il regardait le geste de leur faire l’aumône, comme nul et sans effet, sinon une perte de temps. D’ailleurs, il ne s’arrêtait  jamais à s’interroger sur les causes de la pauvreté dans le pays. Vaguement, les gens qui en étaient affectés lui paraissaient différents de lui d’une manière ontologique. Cette attitude en faisait quelqu’un d’une grande imperméabilité au courant humaniste qui traversait l’époque.
     Quand Claudine s’ouvrit à lui de ses idées sociales, il ne comprit pas tout de suite où elle voulait en venir. La distance psychologique qui caractérisait son rapport à de telles préoccupations était trop considérable. Mais il avait vite fait de saisir l’importance de sa démarche, par l’apparence inquiète et radieuse, à la fois, de son visage. Il n’avait pas fait une pareille observation depuis très longtemps. Aussi décida-t-il de lui donner son aval et son encouragement bien avant de se rendre compte de la portée de son projet, confiant qu’il pourrait être un dérivatif inespéré à son existence solitaire et mélancolique.
     Néanmoins, la mise en forme du projet n’était pas encore arrêtée. Ce qui paraissait relativement simple au début, s’était révélé très compliqué à appliquer. En y réfléchissant, elle considérait la charité comme une activité désuète qui doit être remplacée par la justice sociale, tant qu’il s’agit de l’envisager dans les sociétés développées. Mais, à l’aune des situations sociales dans son pays, cette activité ne lui apparaissait pas encore anachronique. Néanmoins, elle avait compris, dès le début, que la crédibilité de sa démarche vis-à-vis d’elle-même, comme vis-à-vis de la clientèle à desservir, commande qu’elle prenne les moyens pour élargir le cadre des ressources nécessaires. C’est dans ce but qu’elle avait sollicité la collaboration d’une dizaine de ses anciennes amies de collège. Cette démarche qu’elle faisait avec appréhension et timidité avait, cependant, suscité des réponses inespérées d’enthousiasme.
     C’est ainsi que quatre mois  plus tard, elle se retrouvait au sein d’une équipe, à planifier et à organiser des activités, pour financer une œuvre caritative destinée à venir en aide aux enfants de parents démunis de la Cité Z. En dépit du fait que la conception émotive et intellectuelle du projet lui revenait, ce ne lui fut pas facile au début, de se contraindre à sortir d’elle-même et à se maintenir dans un champ de réflexion qui lui était si inhabituel. C’est une discipline à laquelle la culture familiale ne l’avait pas prédestinée. Si elle avait connu sa mère, les choses en auraient été différentes, elle en était absolument convaincue. Mais l’absence d’une telle sensibilité chez son père, n’avait pas favorisé chez elle, l’intégration des éléments de la misère sociale dans le champ de sa réflexion. En fait, elle ne dut qu’à sa rencontre avec Serge d’avoir pu vibrer, même de manière sporadique et fugitive, à l’expression de cette réalité. Il avait une éthique de la dignité humaine qui impliquait comme son double, l’idée de la responsabilité sociale selon, semble-t-il, la maxime suivante : tout homme digne de ce nom doit employer sa vie à favoriser le progrès social de ses semblables.  Sa vie active avait été, quand leur chemin s’était croisé, la démonstration manifeste de cette maxime. Peut-être qu’il n’avait pas encore réalisé ses objectifs dans ce sens, mais il était incontestablement dans la voie qui devait y conduire. Néanmoins, ce qui lui revenait avec le plus de force, ce furent deux idées desquelles il s’autorisait au sujet de la question du don et qui semblaient, jusqu’à un certain point,  paradoxales. « Vous ne donnez, disait Gibran, que peu lorsque vous donnez de vos biens, c’est lorsque vous donnez de vous-même que vous donnez réellement. » A cette idée, il aimait rapprocher ces vers de Corneille :
                             Un service au-dessus de toute récompense
                             A force d’obliger tient presque lieu d’offense.

C’est donc à l’intérieur de ces balises qui connotent une philosophie de la personne chez Serge, que Claudine allait situer son intervention auprès des démunis de la cité Z.
    Par conséquent, malgré elle, Claudine pensait à Serge. Elle s’était lancée dans une œuvre de bienfaisance pour s’écarter du chemin passant par Serge. Or, qui rencontra-t-elle sur sa route? Nul autre que Serge lui-même qui lui aura laissé en héritage, sans qu’elle en prenne conscience, de prime abord, une certaine sensibilité à la misère humaine et, peut-être, une certaine façon d’y répondre par des activités privilégiées.
     De retour d’une kermesse organisée avec les membres de son groupe, en vue de garnir les coffres de son œuvre, c’est à quoi elle pensait. Elle se sentait fatiguée mais radieuse. Elle éprouvait un sentiment de satisfaction dont elle n’avait pas eu de pareil depuis le collège, lors de la réception des prix. Elle se félicitait d’avoir invité ses anciennes condisciples à se joindre à elle, car, cette initiative  avait été, on ne peut plus bénéfique. Cela lui avait permis d’élargir son réseau d’amis et de connaissances et contribué à faire de leurs activités sociales de collecte de fonds, des expériences de succès. Déjà, elle se promettait de renouveler, en mettant à profit d’autres types d’activités, comme les bals de charité, les tombolas etc.
     Petit à petit, sa vie commençait à prendre du sens et même à en avoir un tout nouveau auquel, il y a quelques mois seulement, elle n’y avait guère songé. Jusqu’à récemment, le sens de sa vie se réalisait dans le mariage projeté avec Serge. Il lui arrivait comme de l’extérieur et elle se représentait comme la fleur qui attend l’abeille butineuse pour être fécondée. Cette image romanesque la berçait pendant longtemps, comme l’adolescente évaporée qu’elle pense avoir été même à l’âge où les aventures sentimentales sont passablement dépouillées des fanfreluches de la passion. Si la psychologie de l’adolescent se complaît dans l’idée d’une âme sœur dont la rencontre est nécessaire au sentiment de sa propre complétude, il ne faut pas moins, paradoxalement, à l’âge adulte, accomplir la dissociation de ce processus réflexif, pour parvenir à  l’intégrité de sa propre identité. En fait, jamais auparavant, elle ne s’était sentie autant elle-même. Elle n’avait besoin d’attendre aucun complément de l’extérieur, du moins, au plan psychologique, pour réaliser sa vocation humaine.
     Cette révélation ne se réalisait pas pourtant au détriment de l’image de Serge. Elle venait la visiter avec les mêmes sentiments que naguère : des souvenirs, combien agréables, que n’arrivait pas à ternir l’aigreur des derniers moments de leur rencontre. Au lendemain de son retour de New-York, elle était totalement submergée par ce sentiment d’amertume. Avec son nouveau champ d’intérêt, elle était peu à peu propulsée des profondeurs de sa tristesse, pour redécouvrir les attraits de la vie, à commencer par le paysage alentour et les bruits de l’environnement. Elle redevenait tout à coup sensible à de multiples banalités qui remplissaient la vie quotidienne. Elle cessait de voir les membres du personnel domestique comme des robots. Ils étaient, de nouveau, des personnes qui avaient des familles et dont elle s’informait comme auparavant. Elle s’enfermait toujours dans sa chambre, haut-lieu de sa solitude et de ses réflexions, mais ce n’était plus pour y rester des heures entières.
     Le premier à prendre conscience de sa transformation psychologique, c’était son père. Combien avait-il trouvé long le temps de sa mélancolie qu’il appelait sa descente aux enfers! Dorénavant, les dîners n’étaient plus aussi moroses que par le passé. Ce n’était pas, tout à fait, comme à l’époque où ces rituels étaient marqués au coin de l’insouciance et de la joie. Mais ils commençaient, déjà, à recouvrer leur intérêt de naguère, par la nouvelle attitude de réceptivité  mentale qui caractérisait, autant Claudine que M Saint-Pierre. Certains jours, oublieuse de cet être taciturne qui occupait, pas si longtemps encore, toute la scène de l’esprit paternel, Claudine pouvait être hilarante, tout bonnement, quand elle se mettait à raconter les incidents cocasses qui parsemaient parfois ses journées d’activités de charité. Telle, par exemple, la déconvenue d’un collégien en présence de ses amis du collège, quand il fut avéré que la jeune fille à qui il contait fleurette, avec assiduité, à la journée de la kermesse n’était autre qu’un jeune homme déguisé pour la circonstance. Le temps de quelques secondes, ce récit l’avait branchée, encore une fois, sur une aventure analogue de Serge un certain soir de carnaval. Il en était de même de son rire gouailleur, quand elle faisait à son père, le récit loufoque des espiègleries d’un trio de jeunes à l’endroit du dandy du quartier. Celui-ci n’était pas la coqueluche des filles sans susciter des jalousies de la part de ses concurrents. Pour prendre leur revanche sur ses succès féminins, ces derniers, la journée de la kermesse, avaient décidé de le ridiculiser en faisant de lui l’auteur d’une lettre bourrée de fautes monstrueuses et de platitudes sentimentales qu’il aurait écrites à une jeune fille. En se passant cette lettre d’un jeune à l’autre, avec des commentaires désobligeants, il s’était créé une atmosphère empoisonnée contre laquelle la victime ne pouvait avoir de parade, à moins de prendre ses jambes à son cou comme il le fit, d’ailleurs, sans demander son reste.
     C’est ainsi que lentement et doucement, la vie reprenait son rythme dans la maison familiale des Saint-Pierre, non sans que les événements eussent laissé leur trace dans les esprits. Désormais, M. Saint-Pierre approchait l’univers de sa fille sur la pointe des pieds, sans faire de bruit, comme on pénètre dans la chambre d’un bébé endormi. Refoulant sa douleur, il se considérait comme en rémission et prenait toutes les précautions pour ne pas la raviver. Maintenant que M. Bernal est marié, il se pardonnait d’autant moins d’avoir joué le rôle que l’on sait pour séparer les fiancés. Ainsi, la blessure de Claudine lui était insupportable, à plus d’un titre. D’une part, cela concernait l’être qu’il chérissait le plus au monde et pour qui il avait rêvé tous les bienfaits possibles. D’autre part, sa douleur assurait, chez lui, la permanence d’une mortelle culpabilité. Pour se racheter, il crut nécessaire, désormais, d’aller au devant de ses désirs, en l’occurrence, au premier chef, l’organisation et le financement de son œuvre de charité. C’est ainsi que malgré son indifférence vis-à-vis des besoins élémentaires de son environnement social, il était devenu le principal commanditaire des activités de bienfaisance de la ville.
     C’est à peu près à cette époque qu’eut lieu un incident, somme toute, banal le concernant, qui devait avoir des conséquences importantes sur le climat idéologique et politique.
     Comme la situation économique continuait de se détériorer, la population avait, de moins en moins, la capacité de satisfaire ses besoins alimentaires. Le commerce périclitait. Sur la question de la baisse considérable des statistiques de vente, l’opinion de M. Saint-Pierre avait été citée dans un journal sur le mode du constat, histoire de dire qu’il était grand temps que des mesures soient prises pour enrayer la chute.
     Il n’en fallait pas plus pour que le Pouvoir prenne ombrage de ses propos. S’ensuivit une dénonciation par la radio gouvernementale de la famille Saint-Pierre et de tout le groupe social auquel elle appartenait. On vitupérait avec virulence ces privilégiés, toujours prêts à critiquer le gouvernement pour les difficultés économiques, au moment même où ces derniers n’avaient rien de plus urgent que de saigner le pays, en exportant les devises dont la nation a un si grand besoin, dans les banques suisses et étatsuniennes.
     Parallèlement, l’œuvre de bienfaisance qui avait commencé à faire parler d’elle devenait tout à coup suspecte. C’était, au mieux, une entreprise de diversion pour ne pas attirer l’attention sur des transactions illicites; au pire, une activité communiste qui se donnait sous des airs de générosité philanthropique ou d’activités humanitaires.
     Pour les agents du gouvernement qui ne s’embarrassaient ni de paradoxes, ni de contre-vérités dans le processus de leur argumentation, le second terme de l’alternative paraissait plus probable. D’autant que venant à la rescousse, Paul Garceau avait tôt fait de rappeler, que la famille Saint-Pierre était alliée à Serge Valcour, actuellement en fuite à l’étranger pour ses activités communistes. Le mot de Jean Rostand se vérifiait encore une fois : « Une hypothèse, comme une calomnie, est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus plausible. »
     A compter de ce jour, la famille Saint-Pierre s’était trouvée en butte à toutes sortes de tracasseries. Le dédouanement des marchandises devenait, du jour au lendemain, une opération chaotique et aléatoire. Même après avoir acquitté les taxes réglementaires à leurs activités commerciales, elle se faisait harceler par le service compétent pour non-paiement. Il avait fallu, par trois fois, perdre du temps pour aller clarifier les choses au bureau de perception des comptes. A deux reprises, Claudine s’était fait signifier par un agent de police que sa voiture devait être inspectée, alors qu’elle portait, dans une vignette au pare-brise, la preuve d’une inspection récente. Et pour rendre la situation plus inquiétante, on se faisait fort de rappeler, lors des diatribes gouvernementales à l’adresse des privilégiés, que M. Saint-Pierre avait été arrêté, puis relâché, seulement par manque de preuves, lors de la campagne anti-gouvernementale des communistes, au milieu des années soixante. C’était une menace voilée que les intéressés avaient décryptée de la bonne façon.
     Évidemment, M. Saint-Pierre était inquiet. Il l’était pour lui-même et pour sa fille. Cela transparaissait dans son comportement. Du jour au lendemain, le panache de l’homme d’affaires avait fait place à une attitude réservée et un profil bas, comme s’il craignait de se faire remarquer. Plus encore, il croyait nécessaire que sa fille mette en veilleuse ses activités, le temps que les nuages disparaissent et qu’on sache à quoi s’en tenir.
     Mais, à son grand désarroi, plutôt que d’assister à une retenue équivalente de la part de sa fille, c’est à l’attitude contraire qu’il faisait face. De fait, Claudine ne se montrait, depuis le changement de climat politique, que plus dynamique et plus enthousiaste dans l’exercice de ses activités charitables, comme si elle voulait défier les forces de la répression gouvernementale.
  Était-elle consciente de l’embarras du pouvoir, par rapport à la réponse qu’elle apportait aux besoins des démunis de la cité Z? En tout cas, elle était sûre d’une chose : si l’on s’avisait de fermer ses bureaux et tarir la source de l’aide que son œuvre prodiguait depuis quelque temps, il y aurait probablement une émeute. Elle en avait la preuve dans la réaction de la foule, quand une rumeur dans ce sens avait couru, le matin d’une séance de distribution de vivres alimentaires. Beaucoup de gens concernés avaient attendu longtemps avant l’ouverture des bureaux. C’était leur seul espoir de manger de la journée. Autant dire qu’ils n’avaient rien à perdre de se révolter, contre une mesure qui les priverait de leur pain. Sans avoir jamais lu Soljenitsyne, Claudine était arrivée à la même évaluation que lui de la situation des parias de la société. « Quelqu’un que  vous avez privé de tout, dit-il, n’est plus en votre pouvoir. Il est de nouveau entièrement libre. »
     Après quelques semaines, ce qui semblait une campagne orchestrée contre les privilégiés de la société en général et contre la famille Saint-Pierre en particulier, à qui on reprochait ses activités communistes, mourrait petit à petit comme un feu qu’on avait cessé d’attiser. En dépit des accents au vitriol des propagandistes du gouvernement, les accusations portées n’avaient pas été prises au sérieux, même dans les cercles du pouvoir. Tous les observateurs étaient persuadés, qu’encore une fois, le Pouvoir avait sacrifié au besoin d’écraser ses opposants potentiels, selon la maxime bien connue en pareille circonstance : « qui veut noyer son chien, le dit enragé. » Néanmoins, la logorrhée avait fonctionné à vide, la pâte n’avait pas levé et les metteurs en scène avaient compris qu’il fallait passer à autre chose.
     Mais, ils n’étaient pas les seuls à avoir compris quelque chose. C’était également le cas de Claudine. Plus que sur la situation politique nationale, cet incident l’avait surtout révélée à elle-même. Quand dans le silence de sa chambre, elle revenait à ce qu’avait été son attitude, au fur et à mesure de la campagne gouvernementale, elle avait peine à croire qu’elle eût pu, si longtemps, résister à la pression psychologique orchestrée par la propagande politique. Mais en y réfléchissant mieux, elle avait dû reconnaître qu’elle n’avait pas grand crédit d’avoir adopté cette ligne de conduite. A l’instar des déshérités qui attendaient son aide et qui n’avaient rien à perdre, tout s’était passé chez elle comme si, pour elle aussi, il n’y avait psychologiquement rien à perdre. En effet, par son expérience de la séparation dans les circonstances que l’on sait, elle avait, à sa façon, touché au fond d’une sorte de souffrance, d’où elle ne pouvait revenir qu’aguerrie et cuirassée, voire même, jusqu’à un certain point, indifférente et donc, n’ayant plus peur de grand-chose. Par cette épreuve, elle confirmait, en quelque sorte, l’observation de Maître Eckhart : « Le coursier le plus rapide qui nous porte à la perfection, c’est la douleur. »
     Pour la première fois, elle se regardait comme si elle était double et qu’elle aurait observé son autre elle-même, mener une existence en dehors d’elle, selon des paramètres qui lui étaient, tout à fait, étrangers. Elle ne se reconnaissait pas dans les rôles qu’elle avait dû jouer. En s’appréhendant avec une certaine distance qui avait l’avantage de mettre en relief, autant ses comportements que le contexte social dans lequel ils s’inscrivaient, elle percevait avec netteté  le danger  couru jusque-là et, auquel, elle était entièrement insensible au moment critique.
     C’est pour cette raison qu’elle n’hésitait pas à répondre aux gens qui la trouvaient courageuse d’avoir pu faire face, sans broncher aux harcèlements du pouvoir, qu’elle n’avait aucun mérite et  qu’en l’occurrence, ce qu’on prenait pour du courage n’était, en somme, qu’une sorte d’inconscience ou d’absence de lucidité temporaire.
 Il ne demeure pas moins que, dorénavant, elle passait pour beaucoup de gens du Pouvoir, comme une femme qui avait la couenne dure et qui n’avait pas froid aux yeux. Même ses associées, voire son père, s’étaient laissées prendre, jusqu’à un certain point, à cette image. Et souvent, il lui arrivait de s’imaginer la tête que ferait Serge, si jamais la nouvelle de sa résistance lui parvenait.

























                                                       CHAPITRE XVII

      En attendant d’être orienté dans un centre de détention conventionnel, aiguillonné par une idée qui lui trottait dans la cervelle depuis quelques jours, Serge avait sollicité une permission de vingt-quatre heures pour assister aux funérailles de sa grand-mère. Il n’avait pas trop d’illusion sur l’issue de sa démarche. L’armée avait si peu de considération pour les fortes têtes ou ceux qui refusent de marcher au pas avec les autres, qu’il doutait, a priori, qu’on donnât jamais une certaine attention à sa demande. Quand, un matin, le sergent de garde le fit venir dans son bureau pour lui annoncer que sa requête avait été agréée, il resta un moment perplexe à réfléchir sur les raisons possibles qui lui avaient valu cet acquiescement. Tellement, que le sergent se crut dans l’obligation de s’enquérir si, dans l’intervalle, il avait changé d’idée. Il s’attendait fortement à une enquête sur la véracité du motif allégué en vue de la permission, mais par le résultat obtenu, il comprit que cela n’avait pas été fait. A moins qu’on ne voulût le piéger, en lui donnant la corde pour se pendre… C’est à ce moment seulement que commença à se développer chez lui la conviction qu’on allait le soumettre à la filature.
     Dès qu’il a eu franchi le portail des casernes, contrairement à ce qu’il se proposait de faire, soit d’appeler Paola par un téléphone public qui jouxtait le bâtiment de l’armée, se souvenant d’avoir entendu dire que ce téléphone était sous écoute, il prit l’autobus dans la direction contraire de son adresse. Parvenu à une certaine distance et s’étant assuré qu’il n’y avait rien de suspect à l’horizon, il refit le parcours en sens inverse jusqu’à un téléphone public dont il connaissait bien l’emplacement. Après avoir vainement essayé de joindre son amie, il se dirigea à son appartement où il décida de mettre l’essentiel de ses biens dans une valise, d’abandonner le reste, de régler une note de loyer, de remettre les clés de l’appartement au concierge et d’attendre le moment opportun pour héler un taxi. Quand il fut sûr qu’il ne courait aucun danger, il se précipita dans le premier qui passait et se fit conduire à la banque, où il retira le peu d’argent qui lui restait. Après quoi, il se dirigea à la gare où il acheta un billet en direction de Montréal. Par bonheur, il n’avait pas eu à attendre longtemps. Néanmoins, il avait presque la certitude qu’il allait être arrêté. Quand le train se mit en marche, il n’était pas, pour autant,  rassuré : au lieu de procéder à son arrestation dans la salle d’attente, ce serait plutôt dans le train. Aussitôt, l’imagerie d’un film d’Agatha Christie se mit à palpiter dans son esprit. Pas pour longtemps, d’ailleurs, pris qu’il était à scruter les visages et à supputer d’où pouvait venir le coup qui marquerait son destin. A un certain moment, il eut envie d’aller aux toilettes, mais la perspective de se donner en pâture à des agents de l’armée qui ne l’auraient pas encore remarqué, le porta à différer son projet, l’obligeant à demeurer dans un inconfort irrésistible pour sa vessie. A un arrêt du train, suivi du déplacement de quelques passagers, il prit le risque de quitter sa place, non sans se tordre de douleur. De crainte de tomber sur des regards soupçonneux, il regarda droit devant lui, s’attendant cependant, soit à être interpellé, soit à être arrêté. Mais rien n’y fit, jusqu’au moment où il regagna son siège. Pour la première fois depuis le début du voyage, il connut une baisse de sa tension nerveuse, sans pour autant être tout à fait rassuré. Pour lui, c’était impossible que l’armée le laisse filer : il serait rattrapé tôt ou tard et, plutôt  tôt que tard, c’est-à-dire, de son point de vue, avant son arrivée à Montréal. C’est pourquoi, à l’abri d’un journal, il prenait son temps pour dévisager tous ceux qui se hasardaient dans le couloir. Personne n’éveillait vraiment ses soupçons, hormis deux gaillards à l’air interrogateur. Il les voyait anxieusement s’adresser à un membre du personnel lequel, ipso facto, promenait un regard circulaire qui venait s’arrêter dans sa direction. Et avant qu’il réfléchît à la manière dont il fallait réagir, ce dernier se dirigea tout droit vers lui, plus précisément sur son voisin de siège, à qui il fit observer l’interdiction de fumer dans ce wagon.
     Durant quelques instants, Serge a eu la frousse. Pourtant, il n’était pas au bout de ses épreuves. A une cinquantaine de kilomètres de là, le chef de train s’adressant  par l’interphone, à la cantonade, annonça qu’il allait devoir s’arrêter bientôt, pendant quelques minutes. Ce fut pour Serge la preuve de grandes manœuvres de l’armée, pour mettre la main sur lui. Si ce n’était pas le cas, pourquoi  cet arrêt subit? De fait, le train ne tarda pas à s’immobiliser.
     Le paysage paraissait sauvage. Aucune habitation sur une bonne distance le long de la voie. S’il doit être arrêté, à tout prendre, il préférerait que ce soit dans un milieu moins sauvage et, autant que possible, en présence de gens. Tandis qu’ici, si on pensait l’assassiner, personne ne serait là pour en témoigner, une fois le train parti. Le temps de quelques minutes, cette idée le hanta au point d’induire chez lui un sentiment de panique, qui ne s’estompa qu’au moment où le train se remit en marche, avec l’étonnement de ne pas voir surgir les sbires qui devraient mettre fin à son voyage.
     Dans l’intervalle, il eut très faim, mais il n’en avait pas pris conscience. Bien sûr, il entendait les bruits de ses convulsions intestinales, mais accaparé par des préoccupations autrement plus urgentes, son cerveau n’alla pas jusqu’à lui en dévoiler le sens. Il a fallu, bien entendu, une baisse de sa tension nerveuse et les préparatifs du dîner, avec les allées et venues des serveurs, pour que le sens de ces stimuli lui fût restitué. Ce fut le premier bon moment de son voyage quand il put, à la fois, assouvir sa faim et reconnaître ses chances de terminer sans encombre son voyage. Il en résulta, au café, un sentiment de bien-être qui ne tardait pas à se transformer en un état larvé de somnolence pendant une demi-heure. Quand finalement il recouvra ses esprits, il avait depuis longtemps franchi la frontière canadienne et comprit, par les préparatifs de son voisin, que son arrivée à la gare  était imminente. De fait, c’est avec une grande joie que quinze minutes plus tard, il fit son entrée à Montréal. Il ne savait encore où aller. Maintenant qu’il n’avait plus peur d’être arrêté par l’armée des États-Unis, c’est ce problème qui occupait toute son attention. S’il avait beaucoup de ressources, il aurait envisagé la situation comme une aventure intéressante, mais avec le peu d’argent dont il disposait, il ne pouvait pas se permettre de séjourner longtemps à l’hôtel. « Qui veut aller loin, pensa-t-il, ménage sa monture. » En attendant, il n’avait aucune idée de la longueur de la route qu’il aura à parcourir. Il avait dû quitter New-York sans que l’armée lui eût versé sa solde et les arrérages. Il en était là de ses réflexions quand il s’entendit appeler.
     Une foule compacte, que vomissaient les escaliers roulants venant du sous-sol, s’agglutinait le long de la passerelle du rez-de-chaussée et l’empêchait de voir de qui venait l’appel. Il eut le réflexe d’attendre la dispersion de l’attroupement, mais la foule avait plutôt tendance à grossir, obstruant de plus en plus son champ de vision. Essayant de deviner de qui pouvait provenir cette voix de baryton, il avait beau chercher dans sa mémoire, il ne trouvait personne. En fait, il ne se connaissait aucun ami sous cette latitude, hormis quelques congénères avec lesquels il n’avait pas de liens très étroits.
     Quand finalement quelqu’un lui mit la main sur l’épaule, il eut une sensation étrange de joie, ayant identifié un ami, avant de connaître son identité dans la vie. Mais quand il tourna la tête pour le dévisager, ce qu’il perçut d’abord, ce fut une barbe qui ne lui disait rien qui vaille. Il lui avait fallu quelques secondes pour déceler derrière la barbe, des traits jadis familiers et qui furent ceux d’un camarade de la J.E.C. Il l’avait perdu de vue depuis son départ pour ses cours de médecine à Montpellier.
     Après des effusions qui eussent été encore plus manifestes sans l’inconvénient de la foule, les deux amis convinrent de se mettre un peu à l’écart, pour pouvoir se parler à loisir.
--Je ne me serais tellement pas attendu à te rencontrer ici… dit Serge.  Tu es l’un des derniers de mes amis à qui j’aurais pensé.
--Tes réactions me l’ont bien démontré, répartit Jules. Pourtant, en ce qui me concerne, je t’ai, tout de suite, reconnu. Il est vrai, à ta décharge, que tu n’es pas le premier des anciens copains à hésiter devant moi. Il paraît que la barbe m’a beaucoup changé.
--Depuis quand es-tu au Canada?
--Oh! Depuis bientôt cinq ans. En fait, depuis la fin de mes études à Montpellier. Je travaille dans un hôpital à Montréal et je suis marié. A propos, devine qui est ma femme? Je te le donne en mille…
     Serge n’avait aucune idée de l’identité de la femme de son ami. Il avait dû le lui avouer. Le temps avait fait son œuvre sur les événements et il ne lui restait pas beaucoup de souvenirs sur les particularités des relations du groupe d’amis qu’ils formaient, à l’époque de leurs activités à la J.E.C, hormis, bien entendu, celles jugées essentielles.
--Avec Joëlle, enchaîna Jules. Te souviens-tu de Joëlle?
     Comment ne pas se souvenir de Joëlle? Serge n’en revenait pas d’apprendre cette nouvelle, car la rencontre dans un couple de ces deux tempéraments, lui eût apparu fortement improbable, si ce n’était déjà la réalité. L’intervalle de quelques secondes, il avait passé en revue les membres de l’univers féminin qu’il fréquentait au temps de sa  jeunesse et il ne s’était pas arrêté à Joëlle. Autant cette dernière était impétueuse et passionnée, autant Jules, de son côté, était réservé et réfléchi. De plus, à aucun moment, à l’époque, ils ne se signalaient comme ayant des atomes crochus ou des préoccupations communes. Ce n’est donc pas par hasard, que l’association de ces deux images ne s’était pas faite à son esprit.
     Jules qui sentait ce qui se passait dans la tête de son ami, s’était contenté d’ajouter :
--Oui, nous sommes mariés Joëlle et moi depuis cinq ans et nous avons deux enfants : Alain, 4 ans et Michaëlle, 2 ans. Maintenant,  tu sais à peu près tout de moi, parle-moi un peu de toi, que fais-tu ici? Les dernières nouvelles que j’ai eues de toi, faisaient état de tes démêlés avec le gouvernement en Haïti. Où en es-tu aujourd’hui?
 --C’est vrai que j’avais de graves problèmes avec ce gouvernement, répartit Serge. S’il pouvait mettre la main sur moi aujourd’hui encore, il n’hésiterait pas à me zigouiller séance tenante. Je militais dans un groupe d’opposition dont les membres ont été trahis par l’un d’entre eux. Certains de mes amis ont été exécutés. Je n’ai eu la vie sauve que par un subterfuge. Quand, un peu plus tard, le gouvernement voulut se saisir de moi pour un sort pareil à celui de mes amis exécutés, j’avais déjà quitté le pays pour les États-Unis.
     Mais là ne s’arrêtaient pas ses péripéties et, sans désemparer, il conta à son ami ébaubi, les accidents de parcours de son aventure étatsunienne depuis son enrôlement dans l’armée, jusqu’à son retour du Vietnam et la fuite vers le Canada.
--Ce que tu me racontes, c’est beaucoup plus que je ne saurais imaginer. En t’écoutant parler et évoquer les écueils contre lesquels tu as dû et dois encore te protéger, je me sens presque ridicule avec mes papotages d’avant. Dis-moi Serge, comment puis-je t’aider?
--Pour l’instant, j’aimerais seulement que tu m’indiques un hôtel pas cher, car c’est la première fois que je mets le pied au Canada.
--Il n’est pas question que tu ailles à l’hôtel. Tu vas venir chez moi et rester le temps qu’il faudra pour clarifier ta situation. Tu verras, Joëlle sera très heureuse de te recevoir. Nous avons deux chambres d’amis qui n’ont jamais reçu personne depuis notre emménagement. D’ailleurs, je vais tout de suite prévenir Joëlle de ton arrivée.
     Là-dessus, il alla à un téléphone public et s’entretint avec sa femme, laquelle, sans désemparer, demanda à parler à Serge. Après lui avoir souhaité la bienvenue à Montréal, elle lui fit part de sa joie d’avoir à le recevoir chez elle.
     C’est ainsi qu’une demi-heure après son arrivée à Montréal, Serge prenait place dans la voiture de Jules en pensant qu’il avait de la chance dans ses malheurs, de tomber sur un ami si providentiel.
     La vie montréalaise de Serge s’initia donc sous d’heureux auspices. Si bien qu’après seulement trois semaines, il pouvait commencer à travailler comme suppléant dans un collège. Dans l’intervalle, il avait pu entrer en communication avec Paola qui éprouvait de la peine à croire  à tous les malheurs qui se sont abattus sur lui et qui était, néanmoins, heureuse de le savoir, maintenant, à l’abri du long bras de l’armée. Elle n’avait pas entendu parler dans les médias de l’évasion de Serge. Cela ne l’avait pas étonnée. Compte tenu de la nature de l’accusation, elle avait compris que l’armée n’avait pas intérêt à ébruiter les faits relatifs à son arrestation et à son évasion. Cela n’en faisait pas un dossier moins préoccupant pour autant. Elle imaginait, au contraire, que tout allait être mis en œuvre pour qu’il soit arrêté et traîné devant la cour martiale. Aussi se glorifiait-elle de savoir, qu’à l’instar de nombre d’objecteurs de conscience qui ne voulaient pas combattre au Vietnam et qui avaient fui vers le Canada, Serge pourrait y mener une vie relativement normale.
     Cet événement avait été chez elle, l’occasion d’un retour sur sa condition de vie à New-York. Pourquoi n’irait-elle pas sur les traces de Serge en quittant cette ville? Une telle décision lui permettrait, à la fois, de s’éloigner des sbires qui la poursuivaient sans relâche et de se rapprocher du seul homme qu’elle aimait. Quand elle s’en ouvrit à ce dernier, ils se sont trouvés, tout de suite, sur la même longueur d’ondes et, sans tarder, elle commença à amorcer les préparatifs dans ce sens. De sorte que, quatre mois après l’évasion de Serge,  elle mettait le cap sur Montréal, au volant de sa voiture.
     Pour la circonstance, Serge avait pris congé de Jules et de Joëlle et c’est à son nouvel appartement, non loin du Mont-Royal qu’il était allé attendre Paola. Le voyage s’était déroulé sans encombre. Une pluie fine tombait sur la ville imprégnant la nature d’une note de tristesse. Mais la voyageuse qui l’aurait perçue à d’autres moments, se sentait envahie par un trop grand bonheur, au fur et à mesure qu’elle s’approchait de son but, pour être disponible à ce phénomène. En vérité, c’est à peine si elle prenait conscience des transformations de l’environnement autour d’elle, même après avoir franchi la frontière et l’arrêt obligé de la douane. Quand enfin, après des détours inutiles, elle s’engagea sur la rue où l’attendait Serge, son cœur se mit à battre très fort comme une adolescente à sa première sortie dans le monde. Après un voyage de sept heures, elle était fatiguée, mais elle n’avait rien perdu, ni de sa détermination, ni de sa concentration. Elle allait lentement et prenait son temps pour regarder les numéros dans la pénombre. Quand elle vit se détacher celui qu’elle cherchait, à la lueur d’un tube luminescent qui éclairait l’entrée, elle eut un sursaut de joie, très vite neutralisée, par une certaine inquiétude sur l’authenticité de l’adresse. Elle venait de se souvenir que dans un arrondissement de New-York, il y a plusieurs rues qui portent le même nom. Toutefois, se rappelant immédiatement qu’elle avait suivi toutes les indications de Serge, elle se rassurait déjà au moment de sonner.
     Non content d’ouvrir la porte, ce dernier se porta à sa rencontre dans l’escalier et c’est avec une joie débordante qu’ils firent leur entrée dans le logis.
     Il s’agissait, en fait, d’un appartement très simple, semblable par ses dimensions à celui qu’occupait Paola à New-York. Il était composé d’une chambre munie d’une vaste garde-robe, et dont la fenêtre s’ouvrait sur un espace boisé servant de repaires à quelques espèces d’oiseaux. Quant au salon, il occupait l’autre bout de l’appartement et était orienté à l’Est, permettant au soleil d’y pénétrer en abondance. La pièce la plus étonnante de l’appartement était la cuisinette qui portait, d’ailleurs, mal son nom. Elle était beaucoup plus grande que celle dont on dispose généralement dans un tel ensemble. De sorte que Serge n’exagérait nullement de parler, plutôt, de salle à manger. De fait, six personnes pourraient aisément prendre place autour de la table.
     A défaut de disposer de plus d’espace, Serge avait tenu à ce que l’ameublement soit choisi avec soin et puisse convenir au goût de Paola. De fait, il s’était avéré un peu la réplique de celui qu’elle avait à New-York. Il en était de même du lit, à la seule différence que celui-ci était plus grand, ce qui faisait dire à Paola qu’il était prévoyant. Il n’était pas jusqu’aux tentures et rideaux qui ne fussent choisis sur le modèle de ceux de son amie. De sorte qu’en pénétrant dans ce décor, Paola avait l’impression de ne pas s’être trop dépaysée.
     Pour les deux amis, c’était la première fois que s’esquissait, autrement qu’en pensée, la perspective de vivre ensemble. Jusqu’à présent, les liens invisibles qui ligotaient Serge, rendaient problématique l’expression de cette idée, sans empêcher son existence refoulée sous la forme de velléités. Maintenant que les circonstances semblaient favorables à sa concrétisation, tout s’était passé comme si, entre cette idée charriant tous les désirs contenus et la réalité, le discours était le chaînon manquant. En effet, Serge qui a fréquenté Musil sait à quel point le discours participe de l’expression des sentiments. Pourtant, il devra, momentanément, refréner son désir de parler. De fait, au soir de l’arrivée de Paola, pas un n’a eu l’idée de revenir sur les sous-entendus de leur situation. Ils avaient peur de voir s’envoler la magie du moment par l’analyse d’une situation qui n’était pas tout à fait claire. Serge semblait se faire une raison par rapport à Claudine, mais qu’arriverait-il s’il recevait un appel d’elle dans les jours prochains?
     Bien entendu, de telles préoccupations ont été maintenues dans le silence, mais elles n’existaient pas moins. Néanmoins, cela ne diminuait en rien le bonheur du couple de se retrouver. Mais cette nuit-là, malgré le sentiment de bien-être produit par la présence de Paola à ses côtés, Serge ne dormit pas. Pour la millième fois, il essayait de poser l’équation de sa situation. Il avait pris conscience que son esprit était habité en permanence par les deux femmes de sa vie. Par rapport à Claudine, il se sentait lié par quelque chose qui allait au-delà des sentiments, par un engagement qui se fondait sur leur amour, mais aussi, par une responsabilité qui en était l’émanation au plan moral, autant vis-à-vis d’eux-mêmes que vis-à-vis de la société, via l’interposition des parents et amis lors des fiançailles.
     Bien entendu, s’il avait cessé d’aimer Claudine, il aurait pu se délier de la parole donnée. Mais, ce n’était pas le cas. Il s’agissait plutôt d’une rupture de communications, dont il ne connaissait ni la cause ni la durée. Il est vrai, qu'à cet égard, il n’était pas persuadé d’avoir tout tenté, même si, à sa décharge, une dizaine de lettres était restée sans réponses. Vis-à-vis de Paola, il se sentait également lié par quelque chose qui transcendait leur sentiment. Par une conception janséniste du repentir et de la grâce et qui faisait de lui, non plus un individu rencontré au hasard, mais quelqu’un qui rentrait dans le plan de la Destinée ou de la Providence pour son rachat ou son accomplissement.
     Après avoir passé une bonne partie de la nuit sans parvenir à une opinion ferme et satisfaisante, il était bien obligé de reconnaître, en regardant Paola s’éveiller lentement, de ce qui fut un profond sommeil, que le sort semblait plaider pour elle. C’est cette idée qui lui vint à l’esprit pour le rassurer au moment de s’adresser à son amie.
--Je ne te demanderai pas si tu as bien dormi, j’en ai été témoin.
--Cela prouve que tu n’as pas dormi de ton côté. Cela ne m’étonne guère de toi.
--Et pourquoi? Me connais-tu insomniaque?
--Je commence à te connaître, Serge. J’avais prévu que mon arrivée précipiterait chez toi des bouleversements intérieurs. N’ai-je pas raison?
--Je mentirais si je prétendais le contraire. Dois-je te dire, à mon tour, que tu m’étonnes?
--Tu me pardonneras ce que je vais te révéler : j’ai lu une lettre que tu destinais à Claudine. J’aimerais te dire que j’ai hésité à la lire, mais ce serait faux. C’était à ton retour du Vietnam, quand nous avons soupé ensemble. Ce jour-là, je t’avais conduit au subway et c’est à mon retour que je l’ai découverte aux toilettes. Par ce que tu lui disais et par la façon dont elle occupait tes pensées, j’étais profondément jalouse d’elle. Puis-je te le dire? J’ai pris conscience, en même temps, que vous étiez sans nouvelles, l’un de l’autre, depuis longtemps, et ce fut comme un baume à mon cœur. Surtout quand j’ai lu ces quelques phrases, que je n’ai cessé de relire depuis : « est-ce possible, demandais-tu, que recevant mes lettres, tu aies sciemment décidé de ne pas y répondre? Je ne le crois pas. Cela ne te ressemble aucunement. Pourquoi le ferais-tu? Ne nous sommes-nous pas quittés en bons termes, même si mon départ pour le Vietnam pouvait rendre notre réunion très aléatoire, dans un proche avenir? »
     Je ne sais pourquoi, j’ai cru y voir une dynamique psychologique à l’œuvre, aussi bien chez toi que chez Claudine et qui n’était pas pour me déplaire. La jalousie y avait trouvé de quoi cultiver ses motifs d’espoir, comme le coureur cycliste face au talon d’Achille du concurrent qui l’a doublé.
     Je peux me tromper, mais j’ai presque la certitude que depuis, les choses n’ont pas changé  pour toi, aussi bien dans les communications avec Haïti, que par rapport à la façon dont tu vis cette impasse psychologique. J’étais donc persuadé, qu’en dépit des problèmes de tous ordres que tu as dû confronter en quittant les États-Unis et en t’installant ici, ma seule arrivée allait t’obliger à te recentrer, encore une fois, sur tes problèmes sentimentaux.
--C’est donc à cause de toi, répartit Serge, mi-figue, mi-raisin, que je n’ai jamais pu envoyer cette lettre? Il est vrai, s’empressa-t-il d’ajouter, que j’ai envoyé d’autres lettres, ultérieurement, qui sont restées sans réponse. Au fond, je n’aurais pas été capable de te dire toutes ces choses par respect pour Claudine elle-même; mais puisque le sort a fait de toi, au moins en partie, le témoin du drame de mon cœur, je veux que tu saches que je n’en suis pas guéri encore.
--Ne comprends-tu pas Serge qu’il est superflu de me le rappeler? Peux-tu me dire, néanmoins, quel sens tu accordes à ma présence ici, à coté de  toi?
--Il n’y a, Paola, rien de plus complexe que l’âme humaine. Quand nous parlons, nous le faisons en utilisant, autant que possible, des arguments qui se veulent logiques; nous évitons de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, comme si nos vies n’étaient pas, par leurs parties, dans une continuelle contradiction. Elles sont, ces vies, à l’image de l’automobiliste traversant une ville et qui doit surmonter un nombre infini d’écueils, pendant que l’aviateur, semblable en cela à l’âme, peut faire l’économie de ces difficultés en les survolant. Mais là où l’âme diffère de l’aviateur, c’est que ces difficultés ou ces contradictions, elle ne les annihile pas, elle les intègre en elle-même, dans une construction qui ne peut être pensé que par un dieu, où le semblable côtoie le dissemblable; le bon, le mauvais; le grand, le petit; le beau, le laid etc.
     Si donc tu t’attends à ce que je t’explique pourquoi j’ai salué avec tant d’enthousiasme ta venue à Montréal, avec des arguments rationnels, je risque de te décevoir. Cela ne signifie pas, cependant, que cette décision n’a pas une grande portée, tant sur mon cheminement personnel que sur notre avenir. Mais, encore une fois, mon discours, à ce sujet, laisserait à désirer et ne pourrait embrasser un enjeu dont je n'ai pas toute la mesure.
--A défaut d’avoir, comme tu dis des arguments rationnels, je m’attendais à plus de clarté, plus de précision, mais je comprends aussi que je ne peux te l’exiger. Peux-tu, au moins, me dire si mon séjour ici, a des chances de contribuer à cette clarté?
--Non seulement je le crois, mais je le souhaite, répartit Serge.
--S’il en est ainsi, embrasse-moi dit Paola. Les deux amis s’embrassèrent et se dirigèrent à la cuisine pour le petit déjeuner.















                                                     QUATRIÈME PARTIE

                                                   CHAPITRE XVIII
       Au cours de l’année qui a suivi, plusieurs événements ont jalonné la vie de Serge et de Paola. Quelques mois seulement après avoir débuté comme suppléant au collège, Serge avait été bien servi par le départ à la retraite d’un des professeurs, car, c’est sur lui que le choix s’était porté pour le remplacer comme professeur titulaire. Cela lui avait enlevé le souci d’avoir à chercher ailleurs un emploi, peut-être, plus lucratif pour les objectifs qu’il voulait atteindre.
     Au cours de cette période, il avait entendu parler, pour la première fois, des activités humanitaires de Claudine. Voulant en savoir davantage, on lui avait indiqué deux petits journaux qui  traitaient des nouvelles du pays. On y faisait, en effet, largement état de ses œuvres charitables dédiées, en priorité, aux familles de la Cité Z et du défi que cela constituait pour le gouvernement. On parlait également de son courage et de sa détermination. Dans un pays où l’efficacité des forces répressives avait, depuis longtemps, contraint tout le monde à ramper ou à se coucher, elle se tenait debout, insouciante du danger, afin de faire prévaloir les objectifs pour lesquels, elle et son groupe, œuvraient d’arrache-pied. A un certain moment, continuait-on, on pouvait croire que sa vie était en danger, mais elle avait forcé le pouvoir à retraiter.
     Les accents sur le courage de Claudine étaient tels, qu’ils portaient Serge à vérifier s’il s’agissait de la personne qu’il connaissait. Il n’y avait pas de doute, il était bien question de Claudine Saint-Pierre, la fille de M. Saint-Pierre, l’entrepreneur bien connu de Port-au-Prince.
     En fermant les journaux, Serge eut un sentiment de dépit d’être passé si près d’une personne, sans la saisir à sa juste mesure. C’est la deuxième fois que cela lui arrivait dans la vie. La première fois, c’était avec Paul Garceau sous les apparences de qui il n’avait pas flairé le tortionnaire; maintenant, c’est avec Claudine. Jamais il n’avait imaginé que ses préoccupations sociales pouvaient être si près des siennes, ni même, qu’il y eut en elle l’étoffe d’une héroïne. Il s’en voulait amèrement de ne pas l’avoir découvert avant.  Il en avait gardé, pendant plusieurs jours, un pincement au cœur dont il serait bien en peine d’en révéler toute la nature.
     Quelques mois plus tard, il ne tarda pas à se marier. Pour plusieurs raisons dont le fait de continuer à se protéger de leurs puissants ennemis, la cérémonie a été voulue en toute simplicité, en présence d’un nombre restreint d’amis dont, au premier chef, Jules et Joëlle et leurs enfants.
     Par curiosité pour ce haut-lieu des voyages de noces que constituaient les Chutes du Niagara, ils avaient tenu, eux aussi, à y faire leur pèlerinage. Ils en étaient revenus un peu déçus, non pas de la splendeur du paysage-encore qu’ils croyaient les Chutes, après avoir lu Chateaubriand, plus vertigineuses et féeriques-mais de la commercialisation à laquelle elles se prêtaient.
     Finalement, ce qui les avait le plus surpris du voyage, c’était, moins l’aspect grandiose du site, que d’y avoir rencontré, en lune de miel, elle aussi, une ancienne amie de collège de Paola. Cette coïncidence avait beaucoup amusé les femmes, beaucoup plus que les hommes, tenus, jusqu’à un certain point, de jouer les observateurs des retrouvailles. C’est à de tels moments, pensait Serge, que l’idée de la planète comme un village, peut être perçue autrement qu’une figure de style.
     Pas longtemps après le mariage, Paola avait dû se rendre à New-York, au chevet d’une amie récemment victime d’un accident de circulation. Elle croyait qu’elle avait été heurtée par une voiture, mais la vérité se voulait tout à fait différente. Elle circulait sur le trottoir d’une rue achalandée de Manhattan, quand un échafaudage d’un bâtiment en rénovation, lui était tombé sur la tête. Trois ouvriers avaient perdu la vie sur-le-champ, alors qu’elle-même était grièvement blessée. En dépit d’une longue intervention chirurgicale et des soins intensifs pendant plus d’une semaine, elle n’avait pas survécu à ses blessures.
     Curieusement, c’est au cours de cette visite à New-York, qu’un renseignement capté au hasard, l’a mise sur la piste d’une nouvelle orientation à Montréal. Plutôt que de donner suite au projet vacillant de son inscription à l’université, l’occasion lui avait été donnée de tenter sa chance, sitôt son retour à Montréal, dans une agence de voyages. Elle sauta d’autant plus vite sur l’occasion que le domaine ne lui était pas étranger.
     C’est ainsi que le déménagement, qui paraissait une aventure très incertaine, et pour l’un et pour l’autre, se changeait, en peu de temps, en quelque chose de tout à fait différent, une sorte de havre de paix tout à fait idéal pour jeter l’ancre.
     Petit à petit, ils s’inséraient dans la société montréalaise, prenant leur place, sans toutefois faire de vagues, évitant autant que possible, de se trouver dans les lieux fréquentés par les compatriotes.
     Ainsi allait la vie quand, un beau matin, Serge se fit tirer de la salle de bain, par la nouvelle de la mort du dictateur d’Haïti. Ce fut pour lui, comme pour sa femme, une joie immense, mais aussi une déception. Ils avaient toujours cru qu’il serait évincé du pouvoir par une révolution. Mais, de toute évidence, ce n’était pas le cas. De son point de vue, cette mort entraînait deux conséquences néfastes pour le présent et l’avenir de la démocratie. Par elle, le dictateur s’était soustrait, d’une part, du bras vengeur de la justice pour des crimes impardonnables; d’autre part, elle annonçait en même temps, que le régime avec ses structures autoritaires obsolètes, a survécu à lui-même sans aucun changement.
     C’était donc la joie et le désenchantement à la fois, malgré une propension dans tous les foyers d’opposition de la diaspora à manifester d’abord cette joie. De partout, en effet, dans ces foyers, les gens en liesse descendaient dans les rues de l’éclatement du verrou qui les avait, jusque-là, empêché de parler et d’entrevoir l’avenir. A les croire, dès le lendemain, ils allaient prendre la route du retour, pour participer à la reconstruction du pays et à l’instauration de la démocratie. Mais, ils devaient être rattrapés très vite par la réalité avec ses contraintes à différents niveaux, à commencer par celles reliées à la permanence du régime. Une nouvelle ère semblait s’ouvrir sur Haïti. A distance, les gens paraissaient en convenir par l’aisance avec laquelle ils dévoilaient leur vrai sentiment. Alors que quelques jours auparavant seulement, ils étaient muets comme des carpes, beaucoup affichaient un franc-parler qui traduisait leur  conviction de l’abolition définitive du régime.
     Pourtant, la nouvelle du maintien du régime ne tarda pas à se confirmer avec,  à la tête  du pouvoir, le propre fils du dictateur décédé.
     Si pour plusieurs, il y avait un relâchement des contraintes que subissait le peuple pendant plus d’une décennie, les structures du pouvoir n’avaient pas vraiment changé. Les opposants des premières années continuaient à avoir sur leur tête la même épée de Damoclès qu’auparavant. Tel qui croyait, après être resté longtemps en exil, qu’on l’avait peut-être oublié dans les officines du pouvoir, avait malheureusement fait l’expérience du contraire. En pareil cas, il lui arrivait d’être arrêté à sa descente d’avion et orienté vers Fort Dimanche pour un séjour jamais très long, puisque le plus souvent, le malchanceux risquait de ne pas pouvoir en subir les rigueurs pendant longtemps.
     Il ne demeurait pas moins que pour certains, s’il n’y avait rien de changé dans la nature du régime, il y avait quand même, par-ci, par-là, des lueurs de changement, sinon toujours dans la rigueur des stratégies de coercition ou de répression, du moins, dans une attitude politique moins austère et plus favorable à l’ouverture.
     Ce sont des signaux de cette nature qui justifiaient chez plus d’un, la décision de prendre le chemin du retour. Dans cette tombola où il arrivait à certains de ne pas être inquiétés, beaucoup, malheureusement ne gagnaient qu’un tombeau.
     Comme plusieurs de ses congénères, Serge avait, pendant un laps de temps, joué avec l’idée du retour, dans le but d’aller voir ses vieux parents. Conscient que les nouvelles qui le concernaient auparavant ne pouvaient que les attrister, il avait préféré rester silencieux plus souvent qu’il ne l’eût voulu. Pendant toute la période comme soldat au Vietnam, il ne leur avait écrit que deux fois seulement, n’ayant repris les bonnes habitudes qu’une fois parvenu à Montréal. C’est à ce moment qu’il a su que son père avait dû être hospitalisé et opéré de la prostate. Il se portait bien maintenant, disait sa mère, mais qui pourrait savoir si cette note positive ne procédait pas du besoin de ne pas l’alarmer? C’était, en tout cas, la question qui le hantait. Si bien, qu’en dépit de ses réticences quant à l’utilisation du téléphone, il les avait appelés le jour même.
     Il s’attendait à ce que ses parents lui reprochent son silence ou son absence prolongée, mais ce ne fut pas le cas. Tout juste, sa mère avait-elle fini par déplorer le risque de mourir avant son retour. Cela avait suffi pour le renforcer, un moment, dans l’idée d’envisager un voyage avant longtemps. Mais autant Paola que son ami Jules croyait que le risque était trop grand, lui faisant revoir, dans la perspective du pouvoir, la gravité de l’accusation qui pesait sur lui. Poussé dans ses derniers retranchements par les arguments de sa femme et de son ami, il avait dû se ranger à leur avis de reconnaître qu’il ne serait pas sage de tenter le diable même au prix de la piété filiale.
     Il n’empêche que ses ardeurs ne se sont calmées que le jour où il apprit que Paola était enceinte. Il s’ensuivit un véritable chambardement dans son esprit, comme s’il n’avait jamais envisagé cette situation. Du jour au lendemain, il était devenu un nouvel homme, particulièrement dans sa façon de se projeter dans l’avenir.
     S’il avait pu, jusqu’alors, surmonter les dangers que de mauvais génies se plaisaient à placer sur sa route, c’est parce qu’il avait cultivé, à un haut degré, sa volonté de survie. Bien sûr, certaines de ses actions frisaient parfois l’héroïsme, mais il n’allait jamais tête baissée dans une aventure au risque de sembler parfois téméraire. Le calcul des réussites et des échecs avait toujours été un préalable à ses actions. Mais, à la nouvelle que sa femme portait un bébé, il comprit que le niveau de risques qu’il s’assignait généralement n’était plus acceptable et la grossesse de Paola lui donnait, tout d’un coup, l’impression que ses responsabilités étaient décuplées. Aussi, confusément, prit-il la décision d’apporter les changements qui convenaient à la conduite de sa vie.
     La première de ces décisions consistait à se fortifier dans l’idée de s’abstenir de rentrer en Haïti. Ce n’était pas nouveau comme position, mais désormais, les choses étaient devenues claires.
     La deuxième décision avait plutôt rapport avec son évasion des États-Unis. Ces derniers temps, il avait plutôt tendance à ne pas y penser. A force de mettre de la distance entre lui et la société qu’il avait quittée, il en avait oublié les menaces; or, celles-ci étaient toujours présentes ; c’était bien connu, l’armée étatsunienne a les bras longs et la mémoire fidèle. Le jour où, s’oubliant, il franchirait la ligne imaginaire de l’immigration de l’Oncle Sam, on mettrait la main sur lui, il en avait la certitude. D’où la nécessité d’être toujours vigilant. Et, allant plus loin encore dans la manière d’assurer sa protection, il en était venu à l’idée, plusieurs fois suggérées et repoussées auparavant, de réclamer la nationalité canadienne. Il s’étonnait, tout à coup, que cette perspective, qui lui apparaissait antérieurement si mal venue, ne fût plus aussi répugnante. Tellement que le jour même, il chercha dans ses papiers un dépliant que Jules lui avait remis concernant les conditions à remplir pour devenir Canadien.
     En attendant, il entoura Paola d’une tendresse tout à fait nouvelle, comme si ses sentiments, une fois disséqués, il y avait la part de la femme comme amante et celle de la mère de son enfant. Vis-à-vis de cette dernière, sa tendresse était, si l’on peut dire, toute maternelle, allant au-devant de ses besoins et anticipant une relative incapacité de la mère qui viendra peut-être en son temps, mais qui n’était pas encore présente.
     Paola était heureuse et son bonheur faisait boule de neige dans le couple. Après son mariage, elle avait renoué avec la religion, allant régulièrement à la messe le dimanche et y entraînant son mari. Quelquefois, ils dînaient en ville et utilisaient l’après-midi, à la reconnaissance des régions périphériques qui recelaient encore beaucoup de mystères pour eux. D’autres fois, ils se dépêchaient de rentrer, quitte à sortir à nouveau le soir, pour aller au restaurant ou à un quelconque spectacle.
     A compter de l’inscription de Serge à des cours d’administration, il arrivait que le rituel du dimanche subît quelques anicroches quand il avait des travaux académiques à exécuter. Mais, cela correspondait en même temps, à une période où les déplacements de Paola étaient devenus plus problématiques, en raison de la progression de sa grossesse. Pourtant, elle continuait encore à travailler. Elle estimait que ses fonctions à l’agence, ainsi que les conditions dans lesquelles elle les exerçait, n’étaient nullement incompatibles avec la poursuite de ses activités. Elle aimait la relation avec le public et avait la conviction que son travail lui assurait un bon moral, en tout cas, mieux que n’aurait pu le faire un congé de maternité anticipé.
     Quand, finalement, elle dut se rendre à l’évidence qu’il fallait se faire conduire à l’hôpital, elle n’eut pas à attendre longtemps le moment de la délivrance. Cela fut sans histoire. Et, contrairement à d’autres femmes qui, au terme de l’accouchement, disent : « jamais plus » avant d’en perdre assez vite la mémoire, elle prétendait sans ambages qu’elle se sentait à même de s’en permettre un ou deux par année sans problème. A quoi Serge avait répondu dans une bonne humeur contagieuse qu’il fallait, dans ce cas, commencer le plus tôt possible, avant de se faire demander par l’intéressée, s’il pouvait, au moins, attendre sa sortie de l’hôpital. Les propos qui n’avaient pas échappé aux oreilles de l’infirmière de service lui avaient arraché un éclat de rires sonores et communicatifs, si bien que, l’instant d’après, toute l’unité de soins se trémoussait dans une rigolade générale.
     Dès les premiers vagissements du bébé, Serge avait avancé le prénom de Philippe, mais il avait dû, très vite battre en retraite, car c’est Daniel, en souvenir de celui que portait feu le grand-père maternel de Paola, qui l’avait emporté d’assaut.
     La famille quitta l’hôpital après trois jours. Par une fantaisie que seule la beauté de la journée pouvait expliquer, bien avant  de rentrer à l’appartement, c’est au cimetière du Mont-Royal qu’il emmena la famille en promenade. Les lieux étaient ensoleillés. A part quelques rares ouvriers qui vaquaient à des activités de maçonnerie ou de jardinage, le silence était général, donnant du cimetière, à juste titre, une impression de tranquillité que ne dérangeait, ni le volettement intempestif de quelques oiseaux, ni le pépiement dans les branches de châtaigniers. A la vérité, il n’y avait rien de lugubre, de macabre ou de funèbre dans le paysage qui, davantage, inspirait la gaieté. C’est d’ailleurs cette impression, déjà perçue antérieurement, qui avait peut-être motivé cette destination; car, sur le coup, rien de saugrenu dans l’itinéraire ne frappait sa sensibilité avant le travail de la mémoire.
     La famille n’était pas plutôt entrée à l’appartement qu’elle s’y sentait à l’étroit. Bien sûr, la nécessité d’un déménagement avait effleuré l’esprit de Serge et de Paola pendant la grossesse de cette dernière, mais ils ne s’y étaient pas arrêtés suffisamment. Si bien que jusqu’à l’accouchement, l’idée n’avait pas vraiment fait de progrès. Il avait fallu qu’ils rentrent avec le bébé, pour saisir comme il fallait, l’acuité nouvelle de la question spatiale et l’urgence de la régler.
     Dès le lendemain, Serge se résolvait à se fendre en quatre, pour lui trouver diligemment une solution. Mais il n’eut pas à s’en préoccuper longtemps, car sur la foi d’un tuyau au collège, il put mettre la main, non sur l’appartement spacieux qu’il convoitait, mais sur quelque chose de mieux encore. Il s’agissait d’un bungalow muni de toutes les commodités,  situé sur une petite presqu’île de la Rivière-des-Prairies et très abordable quant au pris du loyer. Le propriétaire venait, sans préavis, d’être nommé à un poste de l’ACDI au Cameroun.
     Serge était satisfait à plus d’un titre de sa transaction. Il considérait sa maison comme une perle rare qui lui permettait de disposer, à peu de frais, de tous les avantages du statut de propriétaire sans les inconvénients, en plus de pouvoir disposer d’un équipement ménager assez complet. Mais il aimait d’une façon particulière le fait qu’il fût, à la fois, dans la ville et hors de la ville. En effet, la presqu’île en question, habitée par de rares familles, était reliée à la ville par un ponceau qui enjambe une voie de la rivière. De sorte que la famille Valcour pouvait vivre dans une totale indépendance spatiale, mais à cinq minutes d’une station d’autobus.
     C’est donc en ce lieu féerique que s’acheva la deuxième année de Serge à Montréal. Dès le début de l’installation familiale, il avait été confronté à une expérience qu’il n’avait pas prévue dans l’accueil qui allait être réservé à sa famille. En effet, dès le lendemain, les voisins se pressaient pour lier connaissance et offrir leur service. Très vite, Serge avait compris que l’acte de résidence dans ce lieu privilégié s’accompagnait d’une sorte de fraternité d’appartenance qui incluait, a priori, un sentiment de solidarité des uns vis-à-vis des autres, comme s’il s’agissait d’une même famille, en quelque sorte. De  fait, à plusieurs reprises, ses hypothèses à cet égard s’en trouvaient confirmées. Quand arrivait le temps des sucres d’érable, tout le monde vivait au rythme des friandises de cette période, à cause de M.Vigeant qui avait une érablière à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Le temps de la chasse amenait ses propres surprises. Il était rare, en effet, qu’à cette occasion les résidants n’aient pas à se partager du gibier, car, bon an mal an, M.Pagé ne manquait pas de ramener à son boucher, la carcasse d’un orignal ou d’un chevreuil. Quant à M. Nadeau qui faisait dans la gestion des placements boursiers, il se bornait généralement à donner des renseignements précieux aux investisseurs potentiels dans l’espoir de les avoir comme clients. C’est d’ailleurs sur la foi de ses propos que M. Pagé avait vendu à temps, avec un bon profit, des titres qui allaient perdre la moitié de leur valeur. Mme Leila Bilakian dont le mari était mort, il y a quelques années, compensait les bons offices de ses voisins en leur prodiguant des conseils de santé. Travaillant comme infirmière à l’hôpital le plus proche, elle leur facilitait le rapport avec l’institution, en plus de les diriger vers le cabinet de son frère dentiste, pour leurs problèmes dentaires. En ce qui concerne Serge et sa femme qui venaient d’arriver, ils savaient déjà, qu’éventuellement, leur contribution ressortirait au domaine de l’enseignement et,  plus sûrement, à celui des voyages quand Paola recommencera à travailler.
     Dans l’intervalle, il semblait que les mille questions auxquelles ils étaient obligés de  répondre pour satisfaire la curiosité des voisins fussent la contrepartie de toutes les sollicitudes dont ils étaient l’objet. Dans le cortège des marques de sympathie, ce qui faisait le plus plaisir à Paola, c’était l’engouement des trois jeunes filles du petit village à garder le bébé. Le plus souvent, elles allaient le promener à travers la petite rue, faisant station à chacune des maisons, le temps de permettre à la mère ou à la grand-mère du lieu d’avoir la faveur de ses risettes. Plus rarement, c’est Paola qui prenait le relais des gardiennes le long du rempart, en poussant doucement le landau, tout en regardant distraitement les canots automobiles dans leurs pérégrinations sur le fleuve. Parfois, le manège se poursuivait jusqu’à ce que l’obscurité, en chassant peu à peu les sportifs, mette un terme au spectacle nautique ou le rende moins intéressant.
     A cette époque, il faut le dire, Paola avait, depuis quelque temps, repris le travail. Un jour, elle était rentrée toute bouleversée. Un client rencontré à l’agence semblait l’avoir reconnue ; après l’avoir observée avec insistance, il lui avait trouvé des ressemblances avec une dame qui travaillait au consulat d’Haïti de New-York. Prise au dépourvu, elle avait nié y avoir jamais travaillé. Mais, à bien réfléchir, elle se repentait d’avoir eu cette réaction. Il aurait mieux valu ne pas le nier et enlever à l’importun le besoin de clarifier la situation, au risque de découvrir des choses qu’elle aurait à gagner de les voir être maintenues dans l’ombre. Que lui arriverait-il si, en approfondissant la question, il amenait les ennemis politiques sur sa piste dans son refuge? Certes, le dictateur abhorré n’était plus, mais le pouvoir n’avait perdu ni de sa férocité ni de sa sévérité.
     Pendant deux ou trois semaines, cette question était quasiment une obsession pour Paola. A l’agence, il scrutait le visage de tous ses clients, essayant de flairer celui qui, à son avis, ne manquerait pas de revenir pour une seconde vérification. Mais, à la longue, à force de ne pas rencontrer de visages interrogateurs ou énigmatiques, elle avait fini par oublier l’objet de ses inquiétudes.
     Mais sa tranquillité d’esprit allait être de courte durée. A quelque temps de là, revenant à pied de l’église, elle s’était sentie observer. Elle avait levé les yeux et avait cru voir les mêmes yeux qui l’avaient fixée à l’agence.
     Parvenue à domicile, elle avait raconté sa mésaventure à Serge qui avait éclaté de rire, la laissant un moment, interloquée. Devant sa contrariété, il s’était contenté de lui dire en manière de plaisanterie:
--Si jamais je rencontre sur mon chemin un beau spécimen de femme comme toi, je te jure que je vais le regarder.
     A quoi elle avait répondu, agacée :
--Tu dis toujours des niaiseries quand je suis sérieuse. Ne penses-tu pas qu’il y a lieu pour moi d’être inquiète?
--Non seulement je ne le pense pas, mais je suis sûr qu’il s’agit d’un autre des hommages que les gens te font quand ils te voient passer.
--Que dis-tu? De quels hommages tu parles?
--Est-ce possible Paola que tu ne sois pas consciente des réactions que tu suscites? Si c’est le cas, je te plains et je te jalouse en même temps. J’ai presque envie de te demander, au risque d’agiter un souvenir douloureux, pourquoi, à l’époque de nos premières rencontres, ta mise ne se signalait pas particulièrement par sa modestie…
--Veux-tu dire que j’étais provocante par ma façon de m’habiller?
--Je n’ai jamais rien dit de  cela.
--Tu ne l’as pas dit mais tu l’as pensé. N’est-ce pas?
--Paola, arrêtons-nous là. Je sens que nous sommes en train de dérailler.
--Je veux bien arrêter, Serge. Mais pas avant de savoir ce que tu avais à l’esprit.
--Puisque tu insistes, sache que l’époque que je viens de faire revivre n’est nullement le passé pour moi. Il n’y a pas de jour où je ne l’appelle à la barre, pour témoigner de celle que tu fus, à côté de celle que tu es aujourd’hui. Mis à part ton changement radical au plan politique, je constate que tu es la même personne. La seule chose qui a changé c’est ta tenue. Depuis le changement auquel je faisais référence, tout à l’heure, elle est devenue moins ostentatoire. Je suppose qu’auparavant, elle était dans la nature du rôle que tu devais remplir.
--C’est curieux, Serge que tu aies attendu si longtemps avant de mettre le doigt sur l’aspect de mon rôle qui me fait le plus souffrir quand j’y reviens. Si tu veux tout savoir, nous devions appâter les Haïtiens de qui nous voulions avoir des renseignements sur les opposants au régime. J’imagine tout de suite les questions que tu dois te poser : Jusqu’où j’ai poussé le rôle d’appât? Et aux dépens de combien de dissidents j’ai joué ce rôle? Laisse-moi te dire, tout de suite, que tu es le seul auprès de qui j’ai poussé ce rôle si loin. La preuve en est que nous sommes mariés aujourd’hui et que notre rencontre a consacré la fin de mon appartenance au régime. Quant à savoir le nombre d’individus contre qui mes activités se sont exercées, il ne m’est pas facile de l’évaluer, d’autant qu’il s’agissait, dans la plupart des cas, de gens qui n’avaient rien à dire ou rien que nous ne sachions déjà. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le nombre de personnes que j’ai « trahies » qui me fait souffrir, car elles ne sont guère nombreuses. Ce qui me taraude l’esprit sans relâche, c’est d’avoir dû jouer ce rôle.
--je regrette d’avoir abordé cette question. Mais ce que je voulais te dire, c’est que tu passes difficilement sans être remarquée, même sans tenue ostentatoire. Tiens, ce matin ta mise était simple et je suis sûr que cela n’a empêché personne de te voir.
--Pas même celui qui croit m’avoir reconnu dans le rôle que j’occupais à New-York. Si je comprends bien, cela ne mérite pas qu’on s’y arrête…
--Je vois que je n’ai pas réussi à te convaincre. Tant pis! La seule alternative qui me reste c’est d’attendre avec toi, que la démonstration soit faite de l’inanité d’attendre. De toute façon, nous sommes, toi et moi, dans le même bateau et voués à être confrontés aux mêmes intempéries éventuellement. Telle est la condition de notre aventure.
--Je crois entendre quelqu’un qui se résigne, malgré lui, devant la rigueur de son destin. Comment dois-je comprendre ce langage?
     C’est ainsi que la morosité, jusque-là, étrangère au couple, s’installa doucement sur cette matinée dominicale. Pourtant, au dehors, la presqu’île entière était baignée par une nappe de soleil que des nuages véloces et vagabonds soulignaient de temps à autres, entraînant de grands quartiers d’ombres sur le toit des maisons et le long du fleuve.
















                                                           CHAPITRE XIX
                                                       

      Depuis quelques mois, le statut de Serge était régularisé dans son pays d’adoption. En dépit des circonstances particulières à l’origine de sa demande de naturalisation, il n’était pas arrivé à cette décision sans un pincement au cœur. A défaut de demeurer Étatsunien, il se voyait indéfectiblement Haïtien. Balayant avec désinvolture les circonstances atténuantes venant à la rescousse de son choix, il ne pouvait se départir de l’image de traître qui le hantait ou de celle d’amoral, comme s’il avait abandonné son enfant handicapé. Son inconfort n’était pas, bien entendu, de l’ordre du rationnel, mais plutôt idéologique ou plus certainement sentimental, en raison de sursauts émotionnels récurrents, depuis le jour où il avait commencé à jongler avec la perspective de sa naturalisation.
     Maintenant que c’était fait, il pouvait prendre congé de ces préoccupations et donner son attention à autre chose. D’emblée, l’idée naguère rejetée d’aller faire un tour en Haïti resurgit de plus belle, avec cette fois, en sa faveur, des expériences réussies de compatriotes exilés, préalablement honnis sous le règne du dictateur. De plus, il se satisfaisait de savoir que Paul Garceau venait, en raison du changement à la tête du pouvoir, de tomber en disgrâce. Cette fois-ci,  Paola et Jules  n’avaient pas réussi à faire barrage contre lui, malgré le haut degré d’engagement de ce dernier vis-à-vis de sa famille. Il lui fallait, coûte que coûte, répondre à un appel que lui seul pouvait entendre et dont l’injonction était d’ordre quasi biologique. Aussi convint-il avec sa femme de faire une réservation sur un vol pour Port-au-Prince à être effective dès les premiers jours de vacances. Dans l’intervalle, c’est avec impatience qu’il attendait le moment de son départ. N’aurait-il pas mieux fait d’attendre encore un peu avant de planifier ce voyage? Et s’il lui arrivait quelque chose, qu’adviendrait-il de Paola et de Daniel? Il est vrai que sa femme volait de ses propres ailes, mais n’aurait-il pas mieux valu attendre que sa situation soit clarifiée au service d’immigration? D’un autre côté, allait-il attendre que ses parents soient morts pour se décider? Il est vrai que son nom était abhorré auprès des fidèles du pouvoir : identifié comme communiste, il était accusé d’avoir voulu renverser le gouvernement pour instaurer, à sa place, un régime socialiste. Mais sa situation n’était, à son avis, pas plus grave que celle de Carl Morisseau, le ci-devant secrétaire général du parti communiste haïtien qui, lui, était entré au pays sans être inquiété après treize ans d’exil, à l’étonnement de certains observateurs. D’autant que Garceau qui, pendant des années, ne manquait pas d’attiser la braise à son endroit, avait perdu les faveurs de ses protecteurs au gouvernement…
     Après avoir mis en balance ses possibilités de succès et d’échecs, il s’embarqua un samedi matin, à bord d’un vol pour Port-au-Prince. Il avait avec lui des magazines qu’il se proposait de lire, une fois installé dans l’avion. Mais quand il voulut s’exécuter, il n’eut pas le cœur à la lecture; il était tellement anxieux qu’il ne pouvait se concentrer. Brièvement, la psychologie de l’évadé du train de New-York refit surface. A la seule différence que naguère, son anxiété s’affaiblissait au fur et à mesure qu’il s’éloignait de New-York, alors que dans cet avion, c’était le contraire. Quand le pilote annonça Port-au-Prince, dans une vingtaine de minutes, il eut la conviction d’avoir fait une bêtise en réalisant ce voyage. Il pensa alors à Paola qu’il aimait et à Daniel qui lui avait gratifié d’un « papa » avant même de savoir dire maman. Il était heureux que sa femme n’eût pas été présente, car, de son point de vue, cela lui apparaissait quasiment une injustice à son endroit. Aussi  se demandait-il si cela ne préfigure pas une sorte de compensation du destin pour le lot qui allait être le sien de ne plus revoir son fils. Mais il se dépêcha de chasser cette idée qui jurait avec l’homme rationnel en lui. N’empêche que l’interpellation de Daniel lui avait fait chaud au cœur, d’autant qu’il avait encore frais à l’esprit, la boutade d’une féministe qui, paraphrasant le mot de Simone de Beauvoir, avait déclaré sans ambages, qu’en cette fin de siècle, l’homme  était devenu  « inessentiel » dans la procréation. De sa place, il regardait par le hublot, mais il ne vit rien. En fait, il ne vit en imagination qu’un homme apeuré et fragilisé par l’inconnu qui l’attendait à l’aéroport. Risquait-il d’être conduit, dare-dare, à Fort Dimanche, à l’insu de ses parents maintenus dans l’ignorance de son voyage? Telle était la question angoissante qui l’obsédait. A cet instant, il regrettait de ne pas les avoir prévenus ; sans nul doute, ils seraient là, à guetter son apparition. Au lieu de cela, le voilà qui arrivait comme un étranger sans personne pour l’attendre. Il avait promis à Paola de l’appeler, le plus tôt possible; n’allait-elle pas mourir d’inquiétude s’il devait tarder à le faire? L’avion atterrissait sans encombre. De sa place, il voyait des militaires en tenue de combat le long de la passerelle et il se sentait alerter symboliquement par le combat qu’il aurait lui-même à livrer. Mais, puisqu’il fallait quitter l’avion, il suivit vaguement les gens, jusqu’à une des trois files qu’ils formaient, pour franchir le service d’immigration. Quand son tour survint de présenter son passeport, le fonctionnaire n’arrêtait pas de le dévisager avec une mine rébarbative. Cela dura quelques secondes qu’il vécut comme des heures. Au terme de son analyse, il se contenta de lui dire de manière réprobatrice : « Vous avez passé tout ce temps-là à l’étranger sans revenir au pays! »
     Serge ne répondit pas au blâme que sous-tendait l’exclamation,  car il avait peur de fournir des munitions à ces gens. Qui sait à quelles interprétations ils pourraient en arriver de ses moindres propos? D’autant que le fonctionnaire avait tout l’air de vouloir provoquer la bagarre. Cela faisait quelques minutes qu’il examinait son passeport, notamment son visa d’entrer, (oui, un visa d’entrer dans son pays) comme s’il était une contrefaçon. En attendant, les gens après lui trépignaient d’impatience sans pouvoir le montrer de façon manifeste, de peur de le courroucer. En même temps, Serge se rendait compte que le modèle était pareil à l’autre file où devaient se diriger les Haïtiens, alors que les choses allaient comme sur des roulettes dans la rangée des visiteurs étrangers. Il pensa : drôle de pays où les autochtones se font davantage cuisiner à l’immigration que les étrangers! A cet instant, il regretta amèrement de n’avoir pas repoussé ce confus sentiment de gêne qui l’avait empêché d’exhiber le passeport de son pays d’adoption…
     Quand finalement le document lui fut rendu de mauvaise grâce, son épreuve n’était pas finie. Il lui restait à attendre de quel côté allait arriver le coup le plus dur qu’il redoutait : son arrestation. Dans plusieurs directions, il voyait se profiler des ombres policières, mais il ne savait encore lesquelles étaient munies du mandat le concernant. Dans cette incertitude, il resta de longues minutes comme hébété et incapable d’agir. Mais voyant, tout à coup, passer sur le convoyeur une valise qui ressemblait à la sienne, machinalement, il décampa pour aller la récupérer. Ce n’était pas la sienne et, les yeux rivés sur le carrousel, il se mit à l’attendre, ne sachant s’il aurait l’occasion de la récupérer ou si, auparavant, la main pesante de la police n’allait pas s’abattre sur lui.
     L’apparition de sa valise et sa saisie frénétiquement furent saluées par une sorte de
joie secrète, comme s’il avait gagné quelque chose sur les forces policières. Cependant, il n’osait se retourner de peur de se retrouver dans la mire d’un des agents. Pour faire vite, il déclina l’offre de service d’un porteur et se précipita dans le premier taxi qui se présentait, avec la conviction d’avoir réussi à berner ceux qui avaient pour mission, il en était persuadé, de l’arrêter et de le conduire à Fort Dimanche.
    Malgré tout, ce n’était pas avant quinze minutes plus tard, au Centre-ville, qu’il acquit l’assurance d’avoir vraiment échappé à la « cruauté du destin » comme aimait dire, par euphémisme, un de ses amis qui s’en était échappé.
     Après avoir décliné l’adresse de ses parents comme destination de la course, il était tout à fait étonné d’entendre le chauffeur pérorer à son sujet.
--J’imagine, patron, disait-il, que vous arrivez de Montréal après plusieurs années d’absence.
--Je ne peux pas vous le cacher.
--Je ne serais donc pas surpris que vous ayez été  un peu inquiet de l’accueil qui allait vous être réservé.
--Pourquoi serais-je inquiet?
--Allons donc! Maintenant que vous êtes en route pour aller voir vos vieux, vous devez commencer à reprendre vos esprits et à constater combien Port-au-Prince a changé, depuis votre départ. N’est-ce pas, patron?
 --  Pour commencer, dit Serge, vous allez me dire, par quel signe vous savez que j’arrive de Montréal. Je ne porte sur moi rien de tangible à cet égard. La fiche de départ sur ma valise a été enlevée. De plus, à l’aéroport, il y avait deux fois plus de gens qui arrivaient de Miami…
-- Vous savez, patron, des fois, on peut se tromper, mais neuf fois sur dix, on le sait, ne serait-ce  par les bagages eux-mêmes. Il y a beaucoup plus de voyageurs légers et discrets, pour ne pas dire autre chose, à venir du Canada que de New-York ou de Miami. Je ne sais comment vous dire, patron, mais les Haïtiens arrivant de Montréal déplacent moins d’air que ceux venant des États.
-- Maintenant, dites-moi pourquoi, à votre avis, je reviens d’un séjour prolongé du Canada?
-- Ça se voit tout de suite, par votre teint.
-- Expliquez-moi ça. Entre vous et moi, il n’y a, apparemment pas une grande différence.
-- Vous avez bien dit : apparemment. A la vérité, il y a une différence que les « viejo » comme moi décèlent automatiquement. Il y a une patine que donne le soleil d’ici  que vous n’avez pas. On peut être blême sous sa peau noire ou métissée et c’est ce qui caractérise beaucoup d’entre vous qui arrivez des pays du Nord.
     Serge n’en revenait pas des propos du chauffeur de taxi. Lui qui pensait pouvoir passer incognito, venait de se rendre compte que dans certaines sphères de la société, il était plutôt un livre ouvert. Pourvu de ce renseignement il crut, néanmoins, qu’il lui sera plus loisible, désormais, de prendre des précautions pendant la durée de son séjour à Port-au-Prince.
     Mais son esprit ne tarda pas être mobilisé par une autre préoccupation à l’écoute d’un message à la radio. On annonçait que le bal prévu au bénéfice de Bel espoir, œuvre de bienfaisance dirigée par Mme Claudine Saint-Pierre, aura lieu samedi prochain à l’hôtel Taïno. Le chauffeur qui était stimulé par le message n’avait pas manqué de regretter que le prix d’entrée soit prohibitif pour la plupart des gens. Mais, à la décharge des organisateurs, il disait comprendre qu’il s’agissait, d’abord, d’une activité de dotation d’une œuvre dont les bienfaits sont immenses pour les déshérités de la Cité Z.
    Évidemment, au seul nom de Claudine, les neurones de Serge étaient entrés dans une activité époustouflante. Fallait-il profiter de cette occasion pour rencontrer celle qui fut sa fiancée? Était-il pertinent de mettre les pieds à cet hôtel? S’il consentait quand même à y aller, était-il décent de chercher à voir Claudine? Mais au delà de tout, convenait-il, à peine arrivé au pays, de se faire voir, sans même identifier les lieux où pourraient venir les mauvais coups et ou gisaient les pelures de banane? Qu’adviendrait-il s’il se trouvait en face d’un Paul Garceau? Et si son apparition allait réveiller les rancunes endormies, au point de mettre sa vie en danger?
      Inutile de dire que son arrivée fut une fête. D’heure en heure arrivaient des amis avec qui les contacts ont été interrompus depuis son départ et qui venaient voir ce qu’il était devenu avec toutes les rumeurs qui courraient à son sujet. Avait-il été inquiété, comme on le dit, par les services secrets d’Haïti à New-York? Avait-il dû aller au Vietnam comme on le prétend? Comment avait-il été accueilli ici à l’immigration? Lui avait-il été difficile d’avoir un visa d’entrée?
     Si ces questions avaient été posées à une ou deux reprises, il n’y aurait pas de problème. Le hic venait du fait qu’il lui fallait se répéter au fur et à mesure que les amis défilaient pour le voir. Au bord de l’impatience, il réussit à se contrôler quand il comprit combien son nom était devenu mythique au pays. Dans certains cercles, il était celui qui avait roulé les services secrets haïtiens dans la farine avant de prendre la fuite aux États-Unis et de répéter l’opération dans cette ville. D’autres étaient davantage obnubilés par sa participation à la guerre du Vietnam et du rôle qu’il avait effectivement joué dans l’armée étatsunienne. Dans les milieux de gauche haïtiens, on lui prêtait plutôt la témérité d’avoir fait « sa guerre d’Espagne » en se rangeant du côté des Vietcongs pour la défense de la liberté. Par ce trait, certains le mettaient à côté de Malraux alors que d’autres y voyaient la voie tracée par le « Che. » Il aimait, en effet, citer cette réflexion de l’Argentin, moins pour se l’appliquer que pour baliser ses pistes de réflexion : « Vous me demandez ce qui me pousse à l’action? C’est la volonté de me trouver au cœur de toutes les révoltes contre l’humiliation, c’est d’être présent, toujours et partout, chez les humiliés en armes. »
     Au cours de la soirée, son tête-à-tête avec parents et  visiteurs venus le voir devait continuellement être interrompu par des absences d’esprit sporadiques. Certaines questions  relatives à sa famille et à sa sécurité  l’obsédaient. Mais, il n’eut pas à vivre longtemps l’écartèlement qu’induit sa situation, car, au soir même de son arrivée, deux agents de la police politique se présentèrent pour l’arrêter.
     La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Relayée par différents réseaux y compris par celui de Bel espoir, c’est de partout, à travers la ville, qu’on tirait les ficelles pour le faire relâcher.
     Est-ce que les pressions sur les instances du pouvoir s’avéraient insupportables? La clameur publique était-elle devenue assourdissante? Toujours est-il que trois jours plus tard, Serge était libéré avec une joie d’autant plus intense qu’il ne s’y attendait pas. Dans le laps de temps de son emprisonnement, son cerveau avait échafaudé divers scénarios dont la relaxation lui apparaissait le moins probable. Pourtant, contre toute attente, c’est ce scénario qui avait prévalu, au lieu de celui dans lequel il avait mijoté le plus longtemps et qui consistait à être déféré à Fort Dimanche, l’infernale prison. Rien qu’à imaginer cette dernière perspective, il en avait perdu le sommeil, si bien qu’en ce matin de libération où il exultait de bonheur, il était persuadé que son insomnie ne pouvait manquer de lui donner l’apparence d’un zombi. Ce en quoi il se trompait royalement, car son visage irradiait plutôt la joie de son cœur.
     C’est dans cette disposition d’esprit qu’il quitta le centre de détention. En signant, au moment du départ, le registre que lui soumettait le militaire de garde, ce dernier lui fit comprendre qu’il était chanceux de compter parmi ses amis des femmes aussi dévouées.  Il avait acquis alors la conviction que les pressions du groupe de Claudine, entre autres, étaient pour quelque chose dans ce renversement de situation.
     Ce commentaire lapidaire avait eu sur lui un impact important. Malgré sa joie du moment, cela remettait sur la table un des secrets bien gardés de son voyage. Tout à coup, la rencontre avec Claudine n’était plus cette fantaisie qu’il s’était plu à cultiver à Montréal et pour laquelle, sans jamais se le dire, il avait, en partie, projeté le voyage, elle était devenue une nécessité, charriant dès lors, des avatars avec lesquels il n’était pas à l’aise. Tant qu’il s’agissait d’un fantasme, la vision de cette rencontre perçue, a priori, comme contingente, se présentait comme une activité ludique qui faisait appel à son émotion ou à la mémoire de son cœur. Mais à compter du moment où cette rencontre devenait pour lui une obligation, la spontanéité des émois entrevus avait cédé le pas à des réflexes de protection ou de fermeture, sans paver néanmoins la voie à l’inaction.
     C’est donc dans ce bonheur mâtiné d’inquiétude qu’il fit son entrée chez les Valcour, en ce jour faste de sa libération. Auparavant, comme si le mot avait été passé, ceux qui n’avaient pas eu le temps de le voir, lors de son arrivée, s’y étaient donnés rendez-vous, attendant le héros que la plupart n’avaient pas revu, depuis le jour fatidique où il avait dû prendre le large, devant la meute de ses poursuivants et les aboiements de Paul Garceau.
     Bonheur d’être en vie, de revoir les siens, de découvrir dans leurs yeux le pétillement de l’amour et de l’amitié, de respirer l’air frais du soir en regardant sous une brise passagère, frissonner la frondaison glauque du corossolier, les mille éventails  du latanier et en écoutant les roucoulades mélancoliques des pigeons.
     Mais, inquiétude grandissante d’être happé par le trou béant d’un drame, dont il percevait nettement les contours, sans en percevoir la fin et dont il était l’acteur principal. Hier encore, il pouvait jouer avec l’idée de savoir s’il convenait ou non de chercher à voir Claudine. Aujourd’hui, la question ne se posait plus. Cela devenait une obligation.
     Mais que se passera-t-il lors de cette rencontre? En dépit des circonstances de leur rupture de contact, le considéra-t-elle encore comme son fiancé? Dépendant de sa perception de la fidélité ou de l’engagement, cette éventualité n’était pas une aberration. Quel était son état d’esprit par rapport à lui? Lui en voulait-elle? Avait-elle accumulé beaucoup de griefs à son endroit? Comment réagirait-elle de savoir qu’il était maintenant marié?
     D’un autre côté, si lui Serge était prêt à donner des gages de sa fidélité à la mémoire de leurs fiançailles, jusqu’où pouvait-il aller sans donner prise à une perception d’une infidélité trop cynique à l’égard de Paola? Sur le coup, il lui revenait à ce sujet un mot cruel d’Alain Rey qu’il a toujours voulu occulter. « Il y a dans la fidélité, disait-il, de la paresse, de la peur, du calcul, du pacifisme, de la fatigue et quelquefois de la fidélité. »Fallait-il pour protéger l’intégrité de sa relation avec sa femme, signifier sa rupture symbolique avec Claudine après que celle-ci eut été un fait pendant plus de deux ans?
     Pour plusieurs raisons dont celle que le milieu pourrait contenir l’avalanche des émotions qui risqueraient de surgir de sa rencontre avec Claudine, le bal de charité avait été retenu comme cadre de cette rencontre. Il avait préalablement envisagé un scénario où ils seraient seuls dans l’intimité de leurs souvenirs et, pourquoi pas, de leurs élans naturels, mais cette éventualité, sans garde-fou, lui avait fait peur, compte tenu des circonstances. Il se voyait  plutôt dans une foule, dansant  à plusieurs reprises avec Claudine, tout en sachant  qu’il y avait des limites à ce scénario, s’ils voulaient, tous les deux, prendre le temps de disséquer les événements à l’origine de leur séparation.
     En revanche, cette perspective avait l’inconvénient de permettre la présence en ce lieu de beaucoup de ses adversaires,  y compris Paul Garceau lui-même. Dès l’instant où il avait entendu parler de ce bal, il ne savait pourquoi, il avait la certitude que ce dernier y serait. S’il ignorait comment le drame allait se terminer avec Claudine, il savait encore moins, la tangente que prendrait sa première rencontre avec ce butor, depuis la trahison de sa cellule politique.
     Cinq véhicules remplis de militaires casqués et portant baïonnettes au canon de leur fusil vinrent à passer en toute vitesse. Au loin une sirène retentissait. Il y avait assurément, selon lui, un lien entre les deux événements. C’était un appel à l’aide auquel répondaient les militaires. Il était persuadé que le Quartier Général des Forces Armées ou même le Palais national avait été attaqué par des rebelles, selon un modèle qui avait fait ses preuves par le passé. À moins qu’il ne se fût agi du signal de l’invasion des côtes par des exilés politiques, comme le débarquement de sinistre mémoire qui avait tourné court, non loin de la route nationale no1… Pendant un certain temps, l’émoi gagna tout le quartier dans l’attente de la conclusion de l’événement, renvoyant aux calendes grecques tout autre sujet de préoccupations. D’autant que le choc en retour ne manquerait pas de se faire sentir au chapitre de la sécurité générale, comme une agression à une ruche se paie de l’agressivité des abeilles dispersées.  Jusqu’à Serge qui parvint à oublier entièrement l’objet de son inquiétude, devisant très tard avec ses amis des tenants et aboutissants de la politique dans ce pays et, particulièrement, du problème qui défrayait la chronique à cette époque. Il s’agissait du procès, alors en cours, contre un ex-ministre du régime dans une affaire de timbres. Les idées étaient partagées quant à la suite du procès : certains croyaient que le ministre risquait sa tête, alors que d’autres étaient d’avis que le gouvernement s’était piégé dans une aventure judiciaire qui allait lui être très préjudiciable. Des deux côtés, néanmoins, on avait la certitude qu’il s’agissait d’un coup monté contre l’accusé, à qui la rumeur publique prêtait l’ambition de devenir président du pays. Il était symptomatique que l'idée qui commençait à émerger de leur discussion, consistait à voir dans cette manifestation de forces, un rituel bien connu du pouvoir pour se donner à voir et d’effrayer ceux qui songeraient à lever la tête contre la dictature. Serge pensait que les choses n’avaient pas changé depuis l’époque de sa participation à la cellule alpha et, pour exprimer ses idées à ses amis, il ne trouva pas mieux que cette formule d’Alphonse Karr : « Plus ça change, plus c’est la même chose. »
     Le temps qui passait et le départ des visiteurs le remettaient, petit à petit, à ses premières préoccupations. Aussi étonnant que cela puisse sembler, ce n’était pas l’image de Garceau qui lui inspirait le plus de crainte, voire d’angoisse, mais plutôt celle de Claudine. Elle l’inquiétait d’autant plus qu’elle lui était plus proche et plus chère. Dans les deux cas, cependant, il songeait que la nature de l’argumentation n’avait aucune importance. C’était donc le genre de situation dans laquelle aucune défense ou justification n’était possible et cela lui enlevait donc, par anticipation, tous ses moyens.
     Cependant, il n’eut pas à se répandre davantage dans le marais de ses divagations, à cause de la sonnerie insistante du téléphone. C’était Paola. À la suite de son appel, après son arrivée, elle avait, ultérieurement, été incapable d’entrer en communication avec lui. Elle croyait qu’il allait rappeler le lendemain, mais ses attentes ont été vaines. Pourquoi n’avait-il pas téléphoné? Dans l’intervalle elle avait fait du mauvais sang. Sans savoir comment l’expliquer, elle avait eu l’impression que les choses ne tournaient pas rond pour lui. S’était-elle trompée? Oui, elle s’était trompée. Le téléphone n’avait seulement pas fonctionné. Il avait fallu le faire réparer. En ce qui le concerne, tout allait bien. Elle s’était donc fait du mouron pour rien. Depuis son arrivée, il ne finit pas de rencontrer des amis venus le visiter et à qui il fallait, à chaque fois, faire le récit de ses aventures, du moins dans ses grandes lignes.
     Bien entendu, il ne disait rien de son arrestation et de sa détention et, encore moins, de l’appréhension qui l’obsédait de vouloir rencontrer Claudine. Si seulement Paola se doutait du quart de ce qu’il avait dans la tête, elle n’hésiterait pas à prendre l’avion avec le bébé pour venir le rejoindre. C’est un aspect de son caractère qu’il avait vaguement entrevu récemment et qui s’était précisé dans son esprit, à travers le contenu de leur échange téléphonique. Il y avait en elle, il le sentait, l’étoffe d’une tigresse blessée qu’il espérait ne pas rencontrer au détour du chemin. Pourtant, il pourrait jurer qu’il serait toujours à l’abri de cette éventualité. Bien sûr, loin de lui une quelconque velléité de faire souffrir Paola. Il l’aimait et il n’en avait ni l’envie ni la volonté. Mais le secret désir de rencontrer Claudine comportait, il le subodorait, des aspects qui lui étaient inconnus. Devant ce projet, il était comme en face d’un labyrinthe. Il savait par où entrer, mais ne savait, ni par où sortir, ni même si cela pouvait être possible. Cette incertitude devrait le prémunir d’aller plus loin, mais il s’y sentait poussé par une force qu’il ne contrôlait pas et, contre laquelle, il ne pouvait rien.
     Cette nuit-là, il fit un cauchemar qui lui semblait s’être prolongé pendant tout le temps de son sommeil. Il avait assisté, impuissant, à l’écartèlement de son fils par deux ombres qui le tiraient, chacune, de son côté. Il aurait voulu intervenir, mais il avait les mains et les pieds liés. Il avait essayé de crier, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Par la suite, les ombres se changeaient et devenaient des femmes qu’il n’arrivait pas à identifier. Elles n’avaient pas l’air de s’inquiéter de ce qui arrivait à Daniel. A plusieurs reprises, il faisait des efforts pour leur parler, mais  il ne parvenait ni à proférer des sons, ni à manifester sa présence. C’est sur ces entrefaites qu’il se réveilla en sueur.   































                                                                 CHAPITRE XX
                                              

     C’était une belle journée. Tôt le matin, le ciel resplendissait à la lumière du soleil. Sur la ville qui s’éveillait prestement à la clameur des marchands ambulants, des nuages blancs, immobiles, striaient l’immensité du ciel d’un bleu océan, comme une broderie au plumetis. Normalement, au cours de l’après-midi, la chaleur aurait dû être insupportable, mais grâce à une brise légère qui en atténuait l’intensité, les badauds n’en ressentaient que peu l’inconfort. L’hôtel Taïno avait beau être climatisé, les participants aux activités de cet après-midi, n’auraient pas aimé s’y rendre en nage. Dans l’ensemble, en effet, ce n’était pas le cas. Mais au fur et à mesure que les gens arrivaient, il devenait évident que la grande salle de bal aurait du mal à contenir toute cette foule. Était-ce une erreur ou un risque assumé à l’avance? Il semblait, en effet, que le seul gagnant dût être le coffre qu’on essayait de garnir. De fait, les participants munis de billets dépassaient de loin la capacité de la salle. Après que celle-ci fut devenue  une piste de danse, la climatisation s’esquintait à avoir raison de la poussée calorifique ambiante. C’est donc dans la moiteur de ce milieu que la rencontre eut lieu entre Serge et Claudine.
     Depuis quelques minutes, Serge observait Claudine qui s’affairait, allant d’un collaborateur à l’autre. Il n’entendait ni ne comprenait le contenu de ses dialogues, mais il imaginait facilement les dernières directives concernant la bonne marche des activités. Quand il la crut relativement disponible, il s’avança vers elle, à sa grande stupéfaction et, avant qu’elle ne se ressaisît tout à fait, l’embrassa chaleureusement, ce qui sembla pour les deux, quelques minutes plus tard, tout à fait naturel. Après quoi, comme l’orchestre entama un pot-pourri, Serge profita de l’opportunité pour l’inviter à danser. De but en blanc, il la remercia d’être intervenue en sa faveur : il avait appris que plusieurs démarches avaient été faites en vue de sa libération et que les siennes avait été décisives. A ce moment-là et, à quelques reprises au cours de la soirée, ils avaient abordé les principaux problèmes existant entre eux, sans toutefois les approfondir. L’instant n’était tout à fait approprié, ni pour Claudine qui devait superviser le déroulement de la soirée, ni pour Serge obsédé par son rendez-vous imaginaire avec Paul Garceau. N’empêche que Claudine avait pu se faire confirmer ce qu’elle savait depuis peu, à savoir, que Serge était marié et qu’il avait un enfant. Mais ce qui lui paraissait une énigme avec les informations fournies par Serge, c’est que ses lettres ne lui étaient jamais parvenues, pas plus que celles envoyées par ce dernier n’étaient arrivées à destination. Dès cet instant, une hypothèse germa dans son esprit, mais, à la réflexion, elle lui apparaissait si incroyable qu’elle s’empressa de la repousser, sans oser l’exposer à son ex-fiancé.
     Pendant toute la soirée, Serge attendait l’apparition de Paul Garceau. Ne le trouvant pas sur les lieux au début, il lui prêta l’idée d’une mise en scène qui lui permettrait de le surprendre, au moment voulu. Vaguement, il associait son arrivée à l’occasion d’un esclandre dont il redoutait a priori les manifestations, sans trop préjuger des formes qu’elles pourraient revêtir.
     C’était quand même un comportement étrange de sa part. Car, jusqu’à la trahison dont furent victimes ses amis de la cellule alpha, il ne s’était jamais représenté Garceau dans la peau d’un malotru ou d’un rufian, en marge des règles de la bonne société. Au contraire, il admirait chez lui l’éclat de l’intelligence et un éventail de connaissances bien au-dessus de la moyenne. Dans son esprit, tout le reste était à l’avenant. Comment se fait-il que ces attributs, dans le brassage perceptif auquel le transfuge chez lui a donné lieu, fussent à ce point recouverts par les alluvions de bassesses et de corruptions charriés dans sa carrière politique? Pourquoi son image était-elle devenue le symbole d’une crapule?
     Au cours de son trajet de retour après la soirée, c’est à quoi il réfléchissait. Garceau n’était pas venu et cela l’avait grandement surpris. Mais il en était heureux. En fait, il exultait pour deux raisons. D’abord, de l’attitude philosophe de Claudine, après avoir appris qu’il était marié. Les choses s’étaient passées différemment de ce qu’il avait imaginé : aucune ressemblance avec cette écorchée vive qu’il allait rencontrer! Ensuite, il jubilait de l’absence de Garceau. La guerre envisagée n’avait pas eu lieu et il en avait été quitte pour trois jours d’une anxiété qui venait, comme par magie, de se volatiliser.
     De plus, cette joie qui l’envahissait se doublait du rendez-vous avec Claudine pour le lendemain soir. Elle l’avait invité à dîner. Il n’aurait pas pu penser à une telle conclusion. Dans ses heures d’optimisme les plus débridées, jamais il n’aurait osé envisager  une telle occurrence. Pour en arriver là, il ne cessait de se demander si Claudine l’avait jamais aimé, car il ne pouvait concevoir l’existence de ce sentiment sans les souffrances de la séparation. Il lui paraissait évident qu’elle n’en était pas affectée. A moins de supposer que le temps avait eu raison de ses malheurs, au point d’en avoir effacé même les traces. Même alors, il ne comprenait pas qu’elle fût restée de glace devant l’avalanche des souvenirs. A ce point de sa réflexion, sa joie s’assombrissait pour faire place à un sentiment lancinant de mortification, dont il ne savait s’il résultait d’une petite gifle à son amour-propre ou une blessure du cœur  mal cicatrisée.
     A peine rentré de son étrange rendez-vous, Serge trouva sur le guéridon un message de Paola : Daniel ne se portait pas bien. Elle avait dû l’amener chez le médecin. Quand comptait-il revenir? Peut-il rappeler le lendemain?
     Il n’en fallait pas plus pour le faire descendre des nues. Au moment où se jouait la santé de son fils, il trouvait dérisoires, voire presque coupables, ses préoccupations de la soirée. Cette nuit-là, il passa son temps à se promener par la pensée, de Montréal avec Paola et Daniel, à Port-au-Prince avec Claudine, comme si une image appelait nécessairement l’autre et qu’elles étaient, par un effet kaléidoscopique, les deux faces d’une même réalité. Au petit matin, il succomba à la lassitude de son va-et-vient perpétuel et se laissa envahir par le sommeil.
     Il était fort tard quand il se réveilla. Une lumière crue dont la provenance ne lui était pas évidente, puisque les rideaux de sa fenêtre étaient tirés, inonda sa chambre. Il en comprendra plus tard les manifestations quand, sortant sur la véranda, il aura de la difficulté à soutenir l’éclat de la lumière. En attendant, il comprit qu’avec une telle luminosité, il aurait du mal à se rendormir. Aussi, décida-t-il, de se lever une fois pour toutes. Mais, tout de suite, l’idée du message de sa femme lui revint et, sur-le-champ, il composa son numéro à Montréal. Personne ne répondit. Au cas où il aurait fait une erreur, il refit le numéro sans plus de succès. C’était pourtant un jour où, Paola en congé, eût dû être à la maison. Pourquoi donc n’était-elle pas là? Se pourrait-il qu’elle soit à l’hôpital avec le bébé? Sur cette lancée, il édifia cent hypothèses dont la plupart, des plus farfelues, tellement la situation stimulait son imagination. Il eut envie d’appeler une voisine pour en avoir le cœur net, mais anticipant que Paola n’eût pas aimé ce procédé, il s’abstint de l’utiliser. Il voudrait tellement aller au rendez-vous avec Claudine, en ayant au préalable clarifié la situation! Mais il comprit, après avoir appelé pour la dixième fois qu’il n’y réussira pas. Aussi, prit-il son courage à deux mains pour se rendre au dîner.
     Quand il parvint chez les Saint-Pierre, le soleil se couchait sur l’horizon. Par les persiennes, des langues de feu venaient zébrer les meubles du salon donnant une impression vague de mélancolie. Et il songeait que les feuilles d’automne des Laurentides lui laissaient la même impression, comme si chez lui, le jaune orangé prédisposait au spleen.
     Néanmoins, Claudine était loin d’être à l’unisson des impressions de l’environnement. Elle avait un air enjoué que Serge ne lui connaissait pas. Heureuse du succès du bal de charité, elle le fit savoir à Serge dès son arrivée. Cela allait lui permettre de renflouer la caisse de Bel espoir qui avait dû être mise à contribution, plus qu’il n’était prévisible ces derniers temps. Déjà, elle anticipait d’autres activités d’un style différent et qui s’adresseraient à d’autres segments de la population visée.
     Sur quoi, on vint la prévenir que la table était servie et elle passa avec Serge dans la salle à manger.
     Le couvert avait été mis pour deux. M.Saint-Pierre, que Serge craignait de rencontrer, avait dû se rendre au Club Altitude pour des activités régulières. Membre influent de la direction du club, sa présence était importante à cette occasion. Depuis longtemps déjà et, singulièrement, après sa séparation avec Serge, Claudine avait limité son apparition au club, aux activités extraordinaires qui se répétaient deux fois l’an, soit à Noël et à la Saint-Jean. Les objurgations de son père, succédant à des invitations incessantes, n’arrivaient pas à la faire changer d’avis, surtout quand elle avait commencé à s’investir dans des œuvres charitables.
     Mais, tout à coup, elle avait une raison de plus de se distancier de son père. Elle avait la confirmation du rôle diabolique de ce dernier dans la cassure intervenue entre Serge et elle. Ce matin même, elle l’avait acculé au pied du mur. En désespoir de cause, il avait fini par avouer des décisions dont il n’était pas fier et qu’il regretterait toute sa vie : il avait détruit les lettres que les fiancés s’envoyaient inlassablement.
      Inutile de dire combien Claudine était déçue! Jamais elle n’aurait cru son père capable de gestes d’une telle bassesse. Elle n’avait pas oublié tout ce qu’il avait fait pour la rapprocher de M. Bernal, mais il y a des seuils qui lui apparaissaient, d’emblée  infranchissables, et la trahison dont il avait fait preuve envers elle en était un.
     En mangeant, elle expliquait tout cela à Serge. Pourtant, en dépit de son malheur, elle n’était pas malheureuse. Si elle avait été trahie par son père, Serge n’avait pas trahi le sens de leurs fiançailles. C’est pour cela qu’elle pouvait lui paraître enjouée. La vérité sur les vicissitudes de leur engagement lui procurait une satisfaction beaucoup plus grande que l’affliction dans laquelle l’avait, un moment, plongé le comportement de son père.
     Et comme si elle s’en voulut d’avoir trop dit sur les sentiments tumultueux qui agitaient son cœur, elle resta un moment silencieuse à regarder Serge, vrillant son regard dans le sien comme si elle lisait le fond de son âme.
     Que se passa-t-il alors à l’esprit de Serge? Avait-il fondu à l’expression des sentiments de Claudine au point d’oublier les voix de Montréal? Toujours est-il que ne tenant plus en place, il l’étreignit comme il le fit naguère dans la pénombre de la véranda. Mais, à la différence de cet épisode lointain mais jamais oublié, ce fut le prélude au déclenchement d’une passion telle que les deux amants n’avaient jamais connue de si intense. Quand une heure plus tard, revenus de leurs ébats amoureux, ils reprirent leur esprit, ce fut pour se congratuler mutuellement de leur bonheur.
    -- J’avais toujours espéré, disait Claudine, que tu me reviendrais. Voilà pourquoi j’ai trouvé la force de vivre.
--Pourtant, en apprenant de Montréal à quelles activités ta vie était désormais dédiée, je croyais que le tumulte de tes occupations ne laissait aucune place au souvenir de nos amours.
 -- Sache d’abord que je ne les ai jamais vécues comme des souvenirs. Elles ont toujours fait partie de ma réalité présente en dépit de la cassure qui, à mon sens, s’expliquait par  ton départ pour le Vietnam. Comme Ulysse après la guerre de Troie, je savais que tu me reviendrais aussitôt que la guerre serait finie.
 -- Pauvre de toi Claudine! Tes propos font, à la fois, mon bonheur et mon malheur. Qui suis-je pour mériter une telle fidélité de ta part? Avec une telle preuve d’amour, il y aurait de quoi être le plus heureux des hommes. Mais comment être heureux quand je ne peux rien t’offrir de pareil, sinon les contraintes d’un homme marié sans la noblesse de ta constance…
   -- Il n’est pas de mon ressort de savoir pourquoi le destin s’est joué de nous. Mais il m’appartient de décider si je te prends comme tu es avec tes contraintes comme tu dis. Cela, je le veux et je l’assume.
  --Ton ouverture d’esprit me donne presque le vertige. Je suis en train de trouver des raisons de t’aimer que je n’avais pas découvertes auparavant. Dois-je mettre cela sur le compte de mon aveuglement ou de ton évolution? L’ironie de tout cela, c’est qu’il faut que ce changement de vision arrive au moment où je peux apporter le moins de moi-même…
--Tu te trompes, Serge, dans un certain sens, de penser que tu ne peux apporter que peu de toi-même. Dois-je t’étonner de t’apprendre, que mon inspiration pour les activités charitables, auprès des laissés-pour-compte de la société, vient de toi? Il est vrai que j’aurais préféré que tu ne fusses pas marié. Mais ce n’est pas rien que d’avoir découvert un des visages de moi, qui a pourtant  existé depuis ton incursion dans ma vie. Dans ce sens, tu m’apportes une vision de moi-même que je me plais à découvrir, transfigurée, dans tes yeux aujourd’hui même.
     --Pourvu que le destin cesse de s’acharner contre nous!
 -À propos, peux-tu me dire, Serge, comment tu entrevois l’avenir de nos relations?        
 Serge ne broncha pas, mais il s’est souvenu que la même question lui a été posée par Paola lors de son arrivée à Montréal. Avalant sa salive, il répondit : je ne peux  faire autrement que de tenir compte de mon éloignement. Pendant longtemps, je pensais que mon séjour à l’extérieur du pays prendrait fin, une fois le régime changé, balayant en même temps, tous mes ennemis à l’intérieur. Mais je m’aperçois que tel n’est pas le cas,  puisque j’ai été arrêté sitôt arrivé.
   -- Mais, l’essentiel, n’est-ce pas que tu sois libre? C’est la démonstration que si tu as encore des ennemis à l’intérieur comme tu dis, tu as aussi des amis qui peuvent l’emporter sur eux en obtenant ta libération.
  --Mais si je devais rentrer au pays, qu’est-ce qui me garantit que je ne serais pas inquiété?
--Personne. Rien ne me garantit non plus que je puisse continuer à m’occuper de Bel espoir. Il y a toujours un risque dans les activités que j’entreprends, comme dans l’éventualité de ton retour. L’important est de savoir si l’on veut assumer ce risque et s’il vaut la peine qu’il requiert. Dans ton cas, toi seul es capable d’apprécier s’il vaut la peine d’être pris. Dois-je te rappeler ce mot d’Alain ? « Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté »  J’ai la certitude que ta libération est un signe que ton retour pourrait se faire sans problème.
- Encore une fois, tu me mets sous le nez des facettes de toi qui m’étaient inconnues. Ne me dis pas qu’elles étaient là et que j’étais aveugle. Ce serait trop simple. Il y a certainement plus que ça. Je crois fondamentalement que nos années de séparation t’ont apporté une maturation extraordinaire qui s’exprime par une sagesse que je ne connaissais pas avec une telle clarté. Au point que maintenant, j’ai l’impression que je pourrais me bonifier seulement à te côtoyer. D’où vient que je n’avais pas ce sentiment auparavant? Bien que tu sois encore jeune, je ne peux, en t’écoutant, m’empêcher de penser à ce mot de Mme de Staël: « On dirait que l’âme des justes, donne, comme les fleurs, plus de parfums vers le soir.»
--Je ne sais si tu as raison dans la perception que tu as de moi.  Au demeurant, cela me fait chaud au cœur; mais je crois, qu’en effet, de m’être jetée à l’eau sans savoir nager, à ce moment critique de ma vie, où je n’avais aucune nouvelle de toi, m’a, en quelque sorte, cuirassé contre les difficultés. Je sais aujourd’hui, après Sénèque, qu’on a plus de ressources qu’on ne le croit souvent. Il y a toujours une porte de sortie quelque part, même si elle n’est pas souvent donnée de prime abord.
La conversation sur ce ton s’était poursuivie pendant encore une heure quand flairant le retour prochain de M. Saint-Pierre et, ne souhaitant pas le rencontrer, Serge décida de partir à pied.
Il avait plu sur la ville à sa grande surprise. Par-ci, par-là, des flaques d’eau où se mirait la lune à son lever, se dispersaient en éclaboussures au passage des voitures. Il s’en fallait de peu que Serge n’en soit détrempé. Voyant venir en trombe une guimbarde, il eut la présence d’esprit de s’abriter derrière un massif d’hibiscus installé presque de guingois sur le bas-côté, comme pour une représentation.
          Puis, machinalement, il enfila la rue qui s’offrit à lui, la tête remplie de plusieurs Claudine à la fois, ainsi que des effluves capiteux qui se dégageaient de leurs conversations, sans se rendre compte qu’il avait pris une mauvaise direction. Sans le clocher d’une église qu’il n’avait pas l’habitude d’observer avant son départ du pays, il aurait continué longtemps encore à errer, à la clarté de la lune. Heureusement pour lui que la conscience de sa distraction et le passage d’un taxi étaient en parfaite synchronie! Sauf qu’il allait à l’autre bout de la ville… Qu’à cela ne tienne! Il n’avait plus envie de marcher et s’estima chanceux d’en trouver un à cette heure et de pouvoir s’ajouter aux trois passagers déjà installés. Les gens parlaient de tout et de rien. C’est à peine s’il les entendait. Sa tête bourdonnait encore autant de ce qu’il avait entendu de la bouche de Claudine, que des pensées qui s’y agitaient. Mais pardessus tout, il lui revenait, comme au ralenti, le spectacle particulièrement intense de leurs effusions, dans l’exaltation de leurs sentiments et l’exultation de leurs corps, après plusieurs années de séparation.
     Quittant les limites de la ville qu’il connaissait, le taxi s’engouffra dans un labyrinthe de venelles qui lui rappelaient d’autres, humides et glauques, dans lesquelles, jadis, il s’était faufilé pour échapper à la police. Mais, cette fois, il eut une réaction tout à fait différente. Il avait confusément l’impression qu’il entrait, petit à petit, dans le ventre d’un monstre qui s’apprêtait à le digérer. Quand, finalement, les passagers mirent pied à terre, il retint sa respiration, attendant que le chauffeur amorçât son retour pour essayer de se retrouver. A cette heure de la nuit, les impressions comme les phénomènes prennent des contours loin de la réalité. Tel événement de facture anodine à d’autres moments, prend des allures fantomatiques dans la quasi obscurité. D’autant que des nuages sombres chargés de pluie avaient considérablement atténué la clarté de la lune, surtout, en l’absence de lampadaires en ce milieu défavorisé de la ville. Aussi, en voyant le taxi franchir ce quartier misérable pour déboucher sur une artère plus passante et plus fréquentable, pénétré jadis de références bibliques, il se prit pour Jonas vomi par la baleine. Et pourtant, en revenant plus tard sur cet épisode, il n’avait pas manqué de noter combien tout est relatif. Cette artère qui symbolisait pour lui la civilisation, cette nuit-là, n’était autre que la rue principale d’un faubourg en voie, depuis près de  vingt ans, de se « bidonvilliser. »
     Pendant que le taxi dévalait rapidement la route pentue qui fait la jonction entre ce faubourg et le Centre-ville, Serge pensait au problème qu’il devra résoudre dans un proche avenir. Comment en effet se rapprocher de Claudine sans nuire à Paola et éveiller ses soupçons? Bien sûr, il ne lui déplairait pas de pouvoir mettre fin à son séjour à l’étranger, loin des siens; mais cela ne pouvait se faire sans un minimum de garanties concernant la sécurité de la famille. Or, dans les circonstances présentes, il n’avait aucune perspective à offrir. Il était donc sûr d’une chose : la satisfaction des désirs qu’il portait en lui allait nécessairement impliquer un risque grave pour la tranquillité de la vie familiale.
     Il admirait, au passage, la subtilité de Claudine. Sans en avoir l’air, à moins qu’elle n’en eut tout simplement pas conscience, elle avait, au détour de ses propos, indiqué la direction qu’il devait prendre. À cet égard, il lui semblait généralement que le discours de Claudine ne pouvait que ruiner une conviction d’André Maurois selon laquelle « On n’aime pas une femme pour ce qu’elle dit : on aime ce qu’elle dit  parce qu’on l’aime » Après que Claudine eut obtenu avec autant de difficulté  sa libération et l’eut accueilli avec si peu de ressentiment, il lui devait bien de se mettre en difficulté pour elle…
     Le taxi se rapprochait de la demeure de ses parents. Dans environ cinq minutes, il devrait être parvenu à destination. Par une sorte d’osmose au plan des représentations mentales, il se délesta de Claudine et des nuages qu’elle lui inspirait, pour laisser la place à des préoccupations relatives à Paola. Et comme le vent qui entre par la porte qu’on a entrebâillée, avec l’image de sa femme, rentrait en même temps le sentiment de sa culpabilité d’avoir manqué à son engagement vis-à-vis d’elle, voire, d’avoir connu du plaisir, au moment précis où elle se débattait dans les affres de l’anxiété au sujet de Daniel.
     Son premier réflexe était d’appeler à Montréal aussitôt arrivé, mais comment justifier un tel geste à une heure du matin aux yeux de sa femme? Comment ne serait-elle pas perturbée à cette heure, vu ses difficultés habituelles à se rendormir? Après avoir supputé les conséquences positives et négatives de son propos, il convint à nouveau, de tout renvoyer au lendemain. En attendant, comme auparavant, il fut incapable de trouver le sommeil, ressassant mille situations susceptibles de survenir, selon qu’il poserait tels gestes, pris telles décisions plutôt que d’autres, compte tenu des problèmes et des circonstances analysées.
     Au matin, anticipant l’absence de Paola pour la journée, il eut la présence d’esprit d’appeler avant son départ. Au son de sa voix, il comprit qu’elle n’était pas de bonne humeur. Avec tous les messages qu’elle avait laissés depuis deux jours, elle aurait cru qu’il appellerait plus tôt. Où était-il passé? Pourquoi avoir attendu si longtemps? C’est que le bébé avait dû être hospitalisé. En pareille circonstance, elle aurait tellement aimé, à défaut de compter sur sa présence, qu’elle puisse lui parler. Mais elle avait attendu en vain…
     En réponse, Serge avait essayé d’indiquer qu’il n’avait pas reçu les messages. Mais il n’insistait pas trop là-dessus car, à la vérité, il était rentré trop tard pour pouvoir y répondre. Aussi, sentant que Paola décolérait à peine, se contentait-il d’indiquer qu’il allait faire l’impossible pour avancer la date de son retour.
     En raccrochant le téléphone, il était agité par plusieurs sentiments à la fois qu’il n’avait pas envie d’analyser en détail. Bien sûr, il se sentait coupable vis-à-vis de sa femme et de son enfant, mais les sentiments confus dans lesquels il était baigné, semblaient être faits d’éléments beaucoup plus disparates. Ainsi, lui était-il resté un grand malaise intérieur qui le rendait incapable de prendre goût à quoi que ce fût. Même un rendez-vous pris auparavant avec Claudine ne pouvait échapper à sa volonté d’annuler toutes ses sorties en ville. Cela fit le bonheur de ses parents qui appréciaient de l’avoir en leur compagnie, pendant toute la journée. Pourtant, sa mère ne tarda pas à comprendre qu’il y allait d’un problème et s’en avisa auprès de lui.
  --Ton père et moi, nous sommes contents de t’avoir avec nous aujourd’hui, mais nous avons l’impression que tu es très soucieux. Est-ce que c’est au sujet de Daniel? Va-t-il mieux maintenant?
  --Oui, il va mieux. Il est sorti de l’hôpital où il avait passé trois jours. Paola était un peu dépassée par les événements…Je ne pouvais pas prévoir que le moment ne serait pas approprié  pour m’éloigner de la maison…
  --Nous ne connaissons pas encore Paola, mais nous avons l’impression qu’elle est très débrouillarde et que tu t’en fais trop. Après tout, on ne peut pas dire que tu exagères dans tes voyages!
  --Tu as peut-être raison Maman.
  --A propos, vas-tu nous l’amener? Si tu y tiens, il ne faudra pas attendre longtemps car nous risquerions de ne plus être là pour la recevoir.
  --Je ne suis pas inquiet pour toi Maman. Tu as assisté à bien des événements et il te reste encore à en voir avant de  t’en aller, crois-moi!
  --Que le ciel  t’entende mon fils! Pas trop cependant, car vivre longtemps et dans la dépendance extrême n’est pas vivre. Plutôt mourir dans de telles conditions…





                                                                 
                                                            CHAPITRE XXI
                                                 

     Les jours avaient passé. Cela faisait près de quatre ans que Serge et Paola avaient quitté New-York. Chacun dans sa sphère d’action avait quelque chose à fuir de cette cité tentaculaire. Pour Serge, c’était, bien entendu, l’armée, alors que pour Paola, il était question de la police secrète haïtienne. Les deux avaient des raisons de croire que leur vie était en danger. Mais avec le temps et leur éloignement de New-York, ils avaient, peu à peu, baissé leur garde, d’autant que vivant sur cette presqu’île à Montréal, le lieu leur paraissait idéal pour se distancer physiquement et psychologiquement de leurs poursuivants éventuels. A part quelques épisodes familiaux, pas toujours positifs que connaissaient tous les couples et une certaine nostalgie, ils coulaient, dans l’ensemble, des jours heureux.
     A l’époque dont il s’agit, Paola était enceinte et Daniel avait trois ans. Admis à la maternelle d’une  école du quartier, l’enfant venait de mettre le pied sur la première marche du long processus de son éducation. A deux reprises, l’occasion s’était présentée pour le couple de retourner à New-York, mais il avait cru plus prudent de s’en abstenir. Bien que la vie ait eu ses aspects idylliques dans leur village, la contrainte que Serge et Paola s’imposaient de passer inaperçus, les avait portés à déserter les milieux fréquentés par leurs compatriotes. Dans un laps de temps relativement court, les inconvénients d’un tel isolement pouvaient être supportables, mais quand cette contrainte durait plusieurs années, il était normal qu’elle fût vécue comme une absence de liberté. Sur ce point, le mari et la femme se retrouvaient sur la même longueur d’ondes. Pour cette raison, en dépit des risques du retour, ils n’arrêtaient pas de considérer cette hypothèse, en souhaitant tomber sur une opportunité qui la rendrait suffisamment favorable pour devenir un projet. C’est dans ce sens que Paola avait fini par se réconcilier avec l’idée du dernier voyage de son mari. Au-delà d’autres objectifs que ce projet remplissait pour ce dernier, c’était d’abord pour elle, l’occasion d’expérimenter la viabilité du retour éventuel de la famille.
     Mais Serge n’était revenu avec rien de bien décisif. Bien sûr, l’insécurité prévalait encore. La preuve en est que le jour même de son arrivée, il avait été arrêté et jeté en prison. Mais le régime n’était pas aussi inflexible que par le passé. Des choses avaient changé puisqu’il avait été relâché sous la pression de ses amis. Par ailleurs, si on avait voulu le zigouiller comme auparavant, on ne l’aurait pas laissé partir. Il avait donc gardé l’impression, ce en quoi Paola était d’accord avec lui, que le risque du retour, sans être neutralisé,  n’était pas aussi grand qu’il faille laisser tomber le projet. Aussi, sans prendre les dernières décisions à cet effet, celles qu’ils prenaient ne tenaient pas moins compte de cette échéance indéterminée.
     On était dans le contexte de telles dispositions quand un événement inattendu vint précipiter les choses. En effet, alors que ce matin-là, Serge était seul à la maison, un appel téléphonique le sortit, prestement, de sa délectation d'un texte de Fernando Pessoa. Il émanait de nulle autre que de Claudine elle-même. Elle lui annonçait la mort de son père survenue, il y a deux jours, d’une embolie cérébrale.
     Serge était consterné par la nouvelle. C’était le genre d’événement auquel il n’avait jamais pensé. Tout à coup, Claudine lui apparut comme une orpheline et il eut la même pensée à son sujet que s’il se fut agi d’une fillette de dix ans. Il lui exprimait ses condoléances de cent façons, mais cela ne lui suffisait pas. Il aimerait pouvoir faire quelque chose pour traduire la compassion qu’il avait pour elle, mais aucune inspiration ne lui était venue. Et Claudine lui avait alors dit :
--Il est possible que je puisse t’en donner l’occasion à cet égard.
   Sur quoi, interloqué, Serge avait répondu :
--De quelles façons?
   Mais, avant de lui dire adieu, elle s’était contentée de répondre :
--Je te le dirai en temps voulu. Rappelle-moi dans cinq jours après les funérailles.
     Serge ne comprenait rien à son discours, pas plus qu’il fallût attendre cinq jours pour en saisir quelque chose. Le fait d’être atterré par la douleur de son amie, le caractère hermétique des  propos de cette dernière et la décision qu’elle avait prise de l’appeler, ne l’avaient pas favorisé à avoir des idées claires. Ce dernier élément en particulier le taraudait. Comment avait-elle pu songer à pareille initiative? Il ne lui en avait pas fait la remarque, mais toute la conversation s’était déroulée sous cette idée obsédante. Sans le hasard de l’absence de Paola, il aurait été aux prises avec un problème de taille : sa femme aurait vu rouge de savoir qu’il parlait à Claudine. Pourtant, il connaissait cette dernière comme très perspicace; elle n’aurait pas manqué d’anticiper les conséquences de son appel. Pourquoi l’avait-elle fait malgré tout? Avait-elle voulu faire exprès, provoquer les événements, faire advenir des situations qui, autrement, risqueraient de ne jamais se présenter?
     Pendant longtemps, Serge resta devant la fenêtre à se casser la tête sur cette question, et à vibrer, à l’unisson, avec Pessoa sur le thème de l’intranquillité. Allait-il communiquer à Paola la nouvelle de la mort de M. Saint-Pierre? De prime abord, l’idée lui apparaissait presque absurde, mais à la réflexion, il n’était pas certain qu’elle ne dût  être reconsidérée. Finalement, il était tellement accaparé par cette question que la revue littéraire lui tomba des mains. Quand une demi-heure plus tard, la clé de Paola tourna dans la serrure, il n’avait pas encore pris sa décision, mais il comprit qu’il allait simplement s’abstenir de faire allusion à la mort de M. Saint-Pierre, histoire de ne pas perdre à tout jamais sa quiétude.
     Mais si Serge avait des illusions sur la manière de parvenir à sa tranquillité d’esprit, il avait tôt fait de comprendre que les cinq jours d’attente, avant d’en savoir plus long sur les idées de Claudine, n’allaient pas être une contribution afin de parvenir à cette fin. De fait, tantôt pensif, tantôt absent, pendant que Paola lui parlait, son comportement n’avait pas manqué d’intriguer cette dernière qui lui en fit la remarque.
--Peux-tu me dire à quoi tu penses? Depuis hier, j’ai l’impression que je te fais descendre des nuages chaque fois que je t’adresse la parole…
--Je ne pense  à  rien d’important, dit Serge, j’ai seulement un peu de fatigue : pas assez dormi hier soir.
--Je te connais assez Serge pour savoir que quelque chose te préoccupe. Est-ce en rapport avec ma grossesse? Moi aussi, je suis préoccupée. Mais, en attendant de subir les examens, je tâche de ne pas me mettre martel en tête. La nature du problème n’est pas encore claire.
--J’espère qu’il n’y a rien de grave, dit Serge. Es-tu sûre que l’échographie, dont il est question, ne sera pas dangereuse pour le fœtus?
--Le médecin m’a rassurée à ce sujet. Il paraît qu’il a déjà fait des centaines de diagnostic par ce moyen…
--Malgré tout, j’aimerais lui parler avant, si possible.
     Très tôt le lendemain, le couple se présenta à l’hôpital. Mais il n’avait pas fallu bien longtemps à Serge, avant de savoir que sa femme devait, d’urgence, subir une intervention chirurgicale : l’échographie avait révélé que le fœtus n’était pas viable. Paola croyait, pour sa part, qu’il s’agissait d’un euphémisme, pour n’avoir pas à dire qu’il était mort. Par le confus malaise antérieurement ressenti, elle en avait envisagé l’hypothèse, sans avoir osé la partager avec son mari. Autant dire que le diagnostic ne l’avait pas surpris exagérément. En tout cas, beaucoup moins que Serge qui, sans trop savoir pourquoi, n’arrivait pas à se défaire d’un sentiment de culpabilité, comme s’il aurait dû faire quelque chose pour prévenir le malheur de sa femme.
     Forcément, la situation familiale avait relégué bien loin l’obsession de Serge en ce qui concerne Claudine. N’était-ce, par hasard, l’utilisation d’un coupe-papier que lui avait donné cette dernière, il y a longtemps, il n’eût pas pensé à l’appeler comme prévu, Aussi, avant d’aller voir Paola à l’hôpital comme il se proposait de le faire, composa-t-il le numéro de Claudine.
     Elle était ravie d’entendre la voix de Serge. Elle avait vu défiler les heures à l’horloge et commencé à se demander s’il allait finalement appeler. Aussi, sans aller par quatre chemins, lui offrit-elle le poste de directeur de La Maison Saint-Pierre dont elle était devenue l’héritière. Et avant que Serge ne réagît, elle lui demanda de prendre son temps, si cela pouvait lui permettre d’y répondre positivement, sachant que si la réponse devait être négative, elle reviendrait à la charge cent fois, s’il le fallait. En attendant, elle espérait que Serge la contacterait au cours des deux prochaines semaines pour l’informer de sa décision.
     Après avoir raccroché le récepteur, Serge était en proie à un sentiment complexe d’enthousiasme et de gratitude à l’égard de Claudine, mais aussi d’angoisse devant les répercussions que son acceptation éventuelle pourrait avoir sur sa famille.
     Il était indéniable que Paola serait heureuse que la famille eût l’opportunité de rentrer au pays, mais comment lui dire qu’elle devrait cette opportunité à Claudine elle-même? Par ailleurs, comment lui cacher la vérité, en courant le risque qu’elle en soit informée par d’autres? Mais, par-dessus tout, comment ne pas voir que l’acceptation de cette proposition entraînerait avec elle, la détérioration des rapports du couple et même son intégrité totale?
     En allant à l’hôpital voir Paola, qu’il trouva relativement bien, compte tenu des circonstances, il n'osa rien lui dire de la conversation qu’il venait d’avoir. Et encore pénétré des risques qu’une décision positive ferait courir à l’équilibre psychologique de sa femme, il avait pour elle une tendresse particulière qui allait plus loin encore, que celle qu’il avait normalement du fait de sa maladie.
     Revenue à la maison, Paola poursuivit sa convalescence pendant quelques jours, avant de reprendre le travail.  Au cours de cette période, Serge se laissait gagner par une morosité que Paola imputait à l’échec de sa grossesse. Elle trouvait quand même curieux que son mari en ait été plus affecté qu’elle, mais elle voyait une justification dans sa crainte particulière qu’ils ne puissent plus avoir d’autres enfants.
     C’est sur ces entrefaites que le jour arriva où Serge devait contacter Claudine. Ce lui fut, ce jour-là, comme les jours précédents, un débat terrible. Tout le poussait à accepter la proposition de Claudine et, pourtant, il se voyait obligé de décliner son offre. Dès qu’il commença à parler, Claudine comprit clairement les termes de son problème. Aussi, n’insista-t-elle pas pour essayer de le convaincre, lui faisant savoir, au reste, qu’en ce qui la concernait, cette décision n’était pas définitive.
     Quand le lendemain, Paola était appelée au téléphone, Serge qui n’était pas loin, ne manqua pas de capter sa grande surprise. Il y avait de quoi en effet, car son interlocutrice n’était autre que Claudine elle-même. Elle avait demandé à Daniel de lui passer sa maman à qui elle se présenta comme l’ex-fiancée de Serge, frôlant d’un cheveu le risque de faire dérailler l’entretien. Elle poursuivit, en expliquant à une Paola de plus en plus interloquée, que Serge serait probablement devenu son mari, si le destin n’en avait disposé autrement, c’est-à-dire, en l’occurrence, en sa faveur. Au tout début, disait-elle, elle était révoltée contre le sort qui leur était fait, mais avec le temps, et surtout, depuis qu’elle a appris que Serge s’était marié et heureux en dehors d’elle, elle avait pris son parti et choisi de ne plus l’attendre.
     Cette décision, continua-t-elle, n’avait, néanmoins, pas changé d’un iota la perception qu’il avait de lui. Malgré tout, c’était la personne en qui elle avait le plus confiance, à cause de son intégrité et de ses capacités personnelles. Voilà pourquoi il ne lui était pas difficile de penser à lui, à la mort de son père, pour lui succéder à la tête de l’entreprise familiale. Elle lui avait fait l’offre récemment et il avait refusé. A l’évidence, Serge n’avait pas dû lui en avoir parlé, car, c’était à cause d’elle qu’il avait décliné l’offre. C’était en tout cas, son point de vue qu’elle pouvait toujours vérifier auprès de l’intéressé lui-même. Si sa déduction est juste, comme elle le croyait, elle devenait,  par le fait même, l’arbitre de la situation. Il dépendait  d’elle qu’il  refuse ou accepte un défi qui, assurément, ne manquerait pas de l’enthousiasmer. Elle terminait en lui laissant son numéro de téléphone pour qu’elle la rappelle, si elle le jugeait à propos.
     En raccrochant le téléphone, Paola resta un moment interdite. Plusieurs choses lui trottaient à l’esprit en même temps. Elle sentait qu’elle avait des choses à dire à son mari, mais elle ne savait par quel bout commencer. Et puis, elle avait confusément l’impression d’être prise dans une dynamique dont elle ne contrôlait pas le mécanisme et pas davantage l’issue. Mais, par-dessus tout, ce qui la frappait, c’est l’assurance de cette femme qui n’avait pas craint de la relancer chez elle pour lui parler de son mari qui aurait pu être le sien…Elle aurait dû savoir que cet élément fait d’elles des rivales potentielles, mais cet aspect de la situation, elle s’en rendait compte, n’avait pas été suffisant  pour modérer ses ardeurs et changer son initiative. Il y avait là quelque chose qui s’apparente à une rare outrecuidance et  qui lui faisait peur.
     C’est Serge qui la sortit de ses réflexions en lui demandant qui l’avait appelée. Toujours songeuse, elle répondit, un tantinet effarée : c’est Claudine…Claudine qui me parlait d’une offre qu’elle t’avait faite…
     Serge qui s’apprêtait à aller autour du village avec Daniel, comprit qu’il devait renvoyer ce projet à plus tard et entreprit de connaître en détail, le contenu des échanges entre les deux femmes. Il ne verbalisa pas ses opinions, mais ne trouva pas moins que l’initiative de Claudine était tout à fait en accord, avec le nouveau personnage qu’il avait découvert, lors de son dernier voyage. Au fond, il était tout à fait heureux de la tournure des événements. Il n’aurait jamais pu parler de l’offre de Claudine à Paola. Mais, maintenant qu’elle était au courant et qu’elle devait, elle-même, décider de l’orientation que la famille prendrait, c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais Serge était loin de se douter que sa décision viendrait si vite.
--Ce sera non pour le retour au pays dans une telle circonstance. Plutôt mourir en exil…
     Sur ce, Serge prit le bras de Daniel et s’en fut longer l’allée du bord du fleuve, à regarder les plaisanciers dériver, lentement, à côté des bolides qui, de temps à autres, faisaient soulever des montagnes d’eaux et imprimer un mouvement de ressac qui dérangeait les pêcheurs à la ligne.
     La trompe d’un paquebot fit tourner la tête aux badauds adossés au parapet et étonnés de ne rien voir à l’horizon qui le suggérât, jusqu’à ce qu’ils comprissent que ce paquebot n’était autre que la voile qui glissait timidement le long du fleuve, dans un cas manifeste de fausse représentation.
     Quand deux heures plus tard, Serge et son fils revinrent à la maison, Paola n’était plus cette personnification de l’indignation. Il fut surpris de l’entendre lui susurrer, dès qu’il eut mis le pied sur le seuil de la maison :
--Contrairement à mon opinion de tantôt, je crois que tu devrais accepter l’offre.
     Serge s’apprêta à s’enquérir des raisons d’un tel revirement, mais, à la dernière seconde, il se ravisa.
     Avait-il compris que la réponse à sa question risquait d’ouvrir des vannes qu’il préférait voir se fermer? Toujours est-il qu’il crut opportun de renvoyer à plus tard une telle clarification. En attendant d’en savoir plus long sur ce qui lui parut comme un acte instantané de sublimation, c’est à son aménité coutumière que Paola battit le rappel, comme si l’intervention inopinée de Claudine dans la sérénité du couple, n’était pas une grosse pierre jetée dans la mare familiale.
     Paradoxe étrange, alors que Serge devrait se féliciter d’une situation qui, contre toute attente, ne faisait pas de vagues, il restait néanmoins bloqué sur le comportement énigmatique de sa femme. Comment comprendre son changement d’attitude et d’opinion? Craignait-elle que la situation créée par sa première réaction n’empoisonne le climat conjugal et aboutisse à un terme qu’elle voudrait éviter? Estimait-elle qu’il lui serait plus facile de combattre les fantômes qui assiégeaient son couple à visière levée, plutôt que de se condamner à mener une lutte sourde de guérilla? Au contraire, après avoir fait le tour de la question, sa nostalgie l’avait-elle emporté sur la crainte que le retour en Haïti ferait peser sur l’intégrité de son couple?
     Quoi qu’il en soit de la bonne question, ne pas pouvoir l’identifier et s’y ajuster par le fait même, lui créait une anxiété qui s’était prolongée tout au long de la semaine, au cours de laquelle, à plusieurs reprises, il avait essayé de forcer l’armure de silence de Paola. Mais quand elle comprit que son silence entraînait chez Serge, l’abstention de toute démarche en rapport avec l’offre de Claudine, elle accepta de s’ouvrir à son mari.
     La veille de l’appel de Claudine, dit-elle, j’avais fait un rêve qui devait être complètement oublié. Il a fallu cet appel pour qu’il me revienne à l’esprit. Nous jouions dans le parc, toi, Daniel et moi, quand retentissait non loin de nous la sirène d’une ambulance. Ce signal, joint à d’autres bruits de la ville, créait un vacarme ahurissant, pendant qu’un aigle plongeait droit sur nous. Le temps de voir et de comprendre ce qui se passait, tu as été enlevé par le rapace dont les cris lugubres nous glaçaient le sang. Et avant qu’on te perde de vue dans les airs, l’oiseau se changea en une femme que je n’avais jamais vue avant. Nous étions malheureux, Daniel et moi, d’avoir assisté à ton enlèvement sans rien pouvoir faire et avec l’impression que nous te verrions jamais. Nous avions continué à jouer après ta disparition, mais sans aucun entrain. C’est là-dessus que je m’étais réveillée.
     Au moment de ma première réaction, j’avais oublié mon rêve. C’est à se demander comment cela pouvait être possible. Pourtant, pas une fois, je n’ai été visitée par l’ombre de ce souvenir. C’est un peu plus tard, après votre départ, Daniel et toi, qu’il s’est imposé à moi. J’ai passé alors près de deux heures à le scruter sous tous ses angles, essayant de le lier à notre nouvelle réalité et de lui trouver un sens. Il m’apparaissait alors que j’étais confronté à un destin qui a pris la forme de ton enlèvement ou de la brisure de notre famille. Je pouvais ne pas aimer ce que je voyais et, d’ailleurs, je ne l’aimais pas, mais avais-je les moyens d’empêcher qu’il advînt? J’ai compris, à ce moment, qu’un raidissement inexorable par rapport aux signes du destin consacrerait le plus sûrement mon échec, en vue de sauver l’intégrité de mon couple et de ma famille. Aussi, me semblait-il préférable de fléchir en acceptant des compromis, plutôt que de rompre par trop de rigidité. Voilà pourquoi j’ai gardé le silence sur le processus de ma réflexion. Je ne voulais pas que l’acceptation de mon changement d’attitude  fût  perçue comme celle de tous les compromis possibles.
     En dépit de ces propos, Serge n’était pas rassuré. La discussion autour de cette question s’était poursuivie longtemps quand, au bout d’une heure, en présence de Paola, Serge composa le numéro de Claudine, à qui il annonça sa décision d’accepter son offre. Il prit garde de manifester le plaisir que la nouvelle fit à l’autre bout du fil, obtenant de savoir qu’il serait attendu dès le lendemain, si c’était possible, mais qu’on serait, au demeurant, capable de l’attendre « le temps que cela prendra » pour boucler toutes ses affaires avant de rentrer en Haïti.
          A compter de ce moment, tout s’était passé comme si le nœud gordien avait été tranché et qu’on ne pouvait plus revenir en arrière. La fin de l’exil de l’un et de l’autre était censée autoriser tous les espoirs d’un lendemain meilleur. Cette attitude s’accompagnait, notamment dans le cas de Paola, d’une sorte de négation de la réalité ou plutôt de son morcellement, laissant dans l’ombre de sa conscience les aspects qu’elle ne voulait pas confronter.
     Dès le lendemain de la grande décision, des mesures furent prises en vue d’accélérer le processus du retour. Des avis de départ furent donnés aux employeurs de même qu’au propriétaire de la maison, sans compter les multiples petites démarches nécessaires dans la circonstance. A cette occasion, Paola indiqua que son seul  regret sera de  quitter son village adoré, ce en quoi, Serge était sur la même longueur d’onde qu’elle. Le désir du retour, très contenu dans les circonstances, mais néanmoins très fort, n’a  pas été capable de neutraliser ce sentiment… Ainsi en va-t-il de la complexité de l’âme humaine!
     Dans cette atmosphère psychologique, le temps passa très vite. L’un et l’autre avaient encore la tête bourdonnante des mille petites choses à régler quand le jour du départ arriva, refoulant les attitudes de méfiance et de crainte des interactions avec d’autres compatriotes dans les limbes du souvenir. L’obtention de leur visa de retour qui s’annonçait comme une épreuve cruciale, s’était réalisée plus facilement que prévu à cause du consul alors en place et qui avait ses raisons d’accueillir favorablement leur demande. Serge et Paola étaient encore à Montréal et, déjà, ils n’avaient plus peur de se démasquer, ni de crainte de la police militaire étatsunienne, ni de celle, politique, d’Haïti, comme si leur départ venait  clore à tout jamais le chapitre de leur vie à l’étranger.
     C’est donc dans de telles dispositions qu’ils débarquèrent à Port-au-Prince, en plein cyclone, comme pour une catharsis climatologique et culturelle. Il ne manquait ni le black-out réglementaire, ni l’inondation de certains quartiers de la ville avec son cortège de misères pour les résidants. De plus, il fallait compter, à travers le pays, avec des dizaines de rivières en crue, des centaines de maisons démolies et un nombre plus considérable encore de champs dévastés et de routes défoncées…





























                                                       CHAPITRE XXII

                             

     Inutile de dire que la joie de Mme Valcour était grande de voir arriver Serge et sa famille. Depuis la mort de son mari, elle menait une vie retirée et mélancolique. La venue de ceux à qui elle tenait le plus au monde, lui donnait des ailes et la fit oublier les rhumatismes qui, jusque-là, handicapaient sa solitude. Aussi loin qu’elle regardait dans le passé, c’est la première fois que sa grande maison était habitée par les jeux et les cris d’un enfant et ce dernier semblait s’être donné comme objectif, de marquer sa présence d’une manière particulièrement éloquente. Nombre de stimuli originaux se disputaient son attention et, au premier chef, les petits voisins appâtés par la venue inopinée d’un des leurs. Ils n’avaient de cesse de le visiter, de partager ses jeux et de l’entraîner dans leur périple polisson autour du jardin.
     Dès le lendemain de son arrivée, Serge avait tenu à prendre contact avec Claudine. Cette dernière était heureuse d’avoir de ses nouvelles et de savoir que tout allait  bien pour lui malgré le cyclone. Elle disait espérer le voir au bureau prochainement, afin de le présenter aux employés. Par la suite, elle demanda à parler à Paola à qui elle souhaita la bienvenue au pays. Elle profita pour lui assurer de sa disponibilité pour toute aide qu’elle pourrait avoir besoin, en attendant de se retrouver, si nécessaire, dans les habitudes du pays. Après quoi, au moment de prendre congé, Paola la remercia de sa bienveillance à son égard.
     Le jour suivant, quand Serge quitta sa famille pour se rendre à la maison de commerce, Paola eut le premier pincement au cœur depuis son arrivée. Elle prenait conscience, tout à coup, que son acceptation du rôle que son mari était appelé à jouer auprès de Claudine, ne la guérissait pas de la douleur pernicieuse qu’elle avait d’abord ressentie à Montréal. Toute une partie d’elle-même se rebiffait encore contre cette situation. Et cela lui était d’autant plus insupportable que sa rivale, en l’occurrence, ne se donnait pas comme telle, semblant, au contraire vouloir gagner à elle, son mari, bien entendu, mais aussi le reste de la famille, y compris elle-même.
     De fait, pendant que Serge faisait l’apprentissage de son rôle de directeur, Paola se voyait offrir de rallier le comité de direction de Bel espoir. La façon dont l’offre avait été faite ne manquait pas d’intérêt.
     Un après-midi, pendant que Serge s’initiait aux activités de l’entreprise, Claudine qui avait préalablement annoncé sa visite, se présenta chez les Valcour.
     Au temps de ses fiançailles avec Serge, les rapports de Claudine avec M et Mme Valcour étaient très affectueux. Ces derniers la considéraient déjà comme leur fille et rien ne semblait devoir empêcher la réalisation du projet de mariage.
     Quand intervint la rupture des relations entre les fiancés, Claudine s’était retournée vers les Valcour pour avoir des nouvelles de Serge, mais eux non plus n’en savaient rien. Revenant ultérieurement sur cette période sombre de sa vie, Serge devait leur expliquer qu’il avait connu des difficultés de communication, mais qu’il avait aussi voulu couper les ponts temporairement, pour ne pas avoir à leur dire des choses qui leur feraient plus  de mal que son silence.
     Un peu plus tard, quand ses parents apprirent son mariage avec Paola, ils espéraient qu’ils allaient être heureux ensemble, mais ils avaient la mort dans l’âme pour le sort de  Claudine. A cause de cela, entre autres, elle avait continué à occuper une place importante dans leur cœur et aussi dans leur vie. Dans l’intervalle, Mme Valcour avait appris à connaître sa bru qu’elle trouvait gentille et très belle sans avoir réussi à oublier Claudine.
     C’est donc dans ce contexte psychologique que les trois femmes se rencontrèrent. Paola n’avait pas eu de mal à comprendre, dès le début, que les rapports de Claudine et de sa belle-mère étaient marqués au coin d’une profonde affection et elle saisit, en écoutant leurs échanges de propos, la nature de cette relation, mieux qu’aucun discours ne saurait jamais le faire.
--Comment vas-tu aujourd’hui Mamie? dit Claudine. Est-ce que tes nouveaux médicaments sont plus efficaces?
--Je le crois un peu.
--Arrives-tu à mieux dormir?
--Oui. Ta question me fait prendre conscience que depuis deux nuits, je ne suis plus réveillée par des spasmes aux bras et aux mains...
--N’oublie pas…Avant de terminer entièrement tes médicaments, rappelle-moi de renouveler ton ordonnance.
--Je te remercie beaucoup, ma fille.
     Et, s’adressant à Paola comme pour se dédouaner d’un rapport privilégié avec Claudine, elle dit sentencieusement :
--Les voies du Seigneur sont insondables. Pendant des années, quand nous n’avions, mon mari et moi, aucune nouvelle de Serge, c’est Claudine qui ravivait chez nous la flamme de l’espoir! C’est à ce moment que nous avons compris que Dieu nous avait envoyé la fille que nous n’avions jamais eue…
--C’est curieux que vous disiez cela Mamie! Mon père croyait pour sa part que vous étiez pour moi la mère que je n’ai jamais eue…
--Je suis heureuse qu’il en ait été ainsi pour vous, dit Paola. Le dicton a raison de prétendre que parfois un voisin est plus précieux qu’un fils éloigné.
     Mme Valcour et Claudine ont dû, chacune, trouver l’analogie un peu bancale pour la situation considérée, mais elles se sont abstenues de faire des commentaires qui seraient mal interprétés.
     Puis, changeant, tout à coup, l’orientation de la conversation, Mme Valcour s’informa auprès de Claudine de ses activités charitables.
--Cela connaît des hauts et des bas, dit-elle, mais dans l’ensemble, on peut dire que ça va bien. Alors que je n’ai pas encore remplacé Chantal qui est allée se fixer le mois dernier à New-York, ce mois-ci, c’est de Léonore dont je dois déplorer le départ. Son mari a été nommé consul à Madrid.
--Je ne connais pas encore les projets de Paola, dit Mme Valcour, mais pourquoi ne pas l’inviter à se joindre à vous dans cette œuvre si importante?
--Vous lisez dans mes pensées, Mamie. L’un de mes objectifs en venant ici cet après-midi, c’est, entre autres, de la rencontrer à ce sujet.
     Et se tournant vers Paola, elle lui dit :
--Voudras-tu te joindre à nous au Bel espoir?
--J’ai une idée assez vague de ce dont il s’agit, répondit Paola. Peux-tu me donner des informations à ce sujet?
--Où ai-je la tête? Peux-tu m’en excuser? On parle tellement de Bel espoir que, des fois, j’oublie que tout le monde n’est pas nécessairement au courant de quoi il retourne. D’autant que tu viens à peine d’arriver…
     Et tout de suite, elle se lança avec passion sur le sujet, évoquant la dégradation générale du pays et la situation particulière de la cité Z qui les avait émues, elle et quelques amies. Pour lui venir en aide, elles avaient décidé de mettre sur pied une œuvre de bienfaisance appelée Bel espoir, voulant indiquer la dimension complémentaire de l’œuvre en attendant autre chose. Au début, l’aide répondait aux besoins les plus primaires des familles ayant des enfants en bas âge. Par la suite, au fur et à mesure de l’augmentation de nos ressources, elle s’était  étendue à des franges plus larges de la population de cette cité, en même temps que s’élargissait la gamme des services offerts.
     Ce préambule fut suivi d’une présentation des différentes stratégies pour recueillir les fonds nécessaires au fonctionnement de Bel espoir ainsi que les méthodes de distribution de l’aide aux familles démunies. C’est à ces activités que le comité de direction employait le plus clair de son temps, de son énergie et de son imagination.
     Pour plus de renseignements, elle lui remit une brochure qui contenait l’essentiel des activités et des réalisations de Bel espoir ainsi que la politique de fonctionnement de l’organisme.
     Paola la remercia de ses prévenances à son égard et manifesta le désir de prendre le temps de réfléchir à la proposition, puis, on passa à d’autres choses. Mme Valcour fit remarquer que les départs de son comité ne pouvaient arriver à pire moment. Car le vide créé par la mort de M.Saint-Pierre, s’il était d’abord affectif et émotionnel, était aussi dans le besoin d’assurer la stabilité et la continuité de  La Maison Saint-Pierre dans une conjoncture économique difficile.
--Vous avez raison Mamie. J’ai essayé d’être au four et au moulin à la fois, mais j’ai vite compris qu’il y allait, sinon de ma santé, du moins de celle des entreprises dont j’ai la charge. Heureusement que Serge a accepté de prendre la relève de mon père. Sinon, je ne sais pas ce que j’aurais fait…
--Quel âge avait votre père quand il est mort? s’enquit Paola.
--Mon père est arrivé au seuil de la vieillesse sans y entrer. Il est mort à 66 ans.
--Je vous comprends, car mon père est encore vert à 71ans. Je m’attendais, après des années d’absence, à retrouver quelqu’un de courbé et de ratatiné. J’ai retrouvé le même homme droit et fier que j’ai quitté avec, comme concession au temps qui passe, une certaine lenteur de mouvement et un blanchissement avancé des cheveux.
--Tu ne sais pas, dis-tu, ce que tu aurais fait si Serge n’avait pas accepté de remplacer ton père…Permets-moi d’en douter, dit Mme Valcour. Moi, je crois que tu aurais surmonté les difficultés comme tu l’as fait jusqu’à présent. Dans la décision que tu as dû prendre, je vois plutôt le signe de la Providence. Il fallait le concours de circonstances et de décisions comme celles que tu as prises pour que je puisse revoir mon fils et sa famille. J’avais beau sentir ton soutien Claudine, mais, après la mort de mon mari, je n’aurais pas pu subir longtemps la rigueur de la solitude. Maintenant, entourée comme je le suis, je me sens revivre.
--Comme tu dis, Mamie, les voies du Seigneur sont insondables…Quoi qu’il en soit, si ce que tu penses est vrai, je me félicite  d’en être un élément pour ton bonheur.
--En ce cas dit Mme Valcour, je doute que je sois la seule concernée. N’est-ce pas Paola?
--Vous avez raison Mamie. Je pense que Serge voit les événements un peu avec les mêmes lunettes que vous.
--Et comment les vois-tu, toi ? dit Mme Valcour
--C’est un peu plus compliqué pour moi. Le sens des choses ne me paraît pas si évident! Là où vous n’avez qu’à recueillir, comme on ramasse des pépites dans le lit d’une rivière, il me faut creuser profondément pour essayer de découvrir l’équivalent.
--Je sens dans votre réponse une sorte de méfiance, voire un tantinet de désapprobation par rapport à notre perception des événements en question. N’ai-je pas raison de penser ainsi?
--Je ne le crois pas, dit Paola. J’essaie seulement de caractériser une différence d’attitude que je crois percevoir.
--Paola vient d’arriver après bien des années d’absence, dit Claudine, on devrait, Mamie, lui laisser le temps d’apprivoiser à nouveau  le milieu  et de s’ajuster aux événements…D’ailleurs,  l’invitation que je lui ai faite concernant Bel espoir n’échappe pas à cette nécessité. C’est pourquoi, je respecte le temps de réflexion qu’elle veut se donner avant de s’engager.
     A ce moment, la porte du salon s’ouvrit pour laisser passer Serge que personne n’attendait, pas plus Paola que Claudine ou Mme Valcour. Mais le plus surpris de  tous, ce fut Serge lui-même, qui eut fort à faire pour se donner une contenance. L’arrivée de Daniel, que Claudine vit pour la première fois, sauva la situation, en focalisant l’attention sur lui. Claudine  lui trouva une grande ressemblance avec son père et un je ne sais quoi au visage qui tenait singulièrement de sa mère. Et pendant que l’enfant semblait s’amouracher de cette tante qu’il ne connaissait pas, Mme Valcour venait à la rescousse des uns et des autres, en orientant la conversation sur les déshérités du cyclone qui a ravagé, pour la énième fois, les régions du Sud-Ouest, les villes côtières, ainsi que les quartiers pauvres de la périphérie de Port-au-Prince.






 
                                                              CHAPITRE XXIII

          Six mois s’étaient écoulés depuis le retour en Haïti de la famille Valcour. Dans l’intervalle, Serge avait dû digérer très vite beaucoup d’informations relatives à son nouveau rôle de directeur; n’empêche, son intégration à l’entreprise s’était faite sans heurts. Au cours de cette période, il avait dû effectuer un voyage en France pour consolider et développer des relations d’affaires. Il y était allé seul, contrairement à ce qui était prévu. A l’origine, Claudine devait l’accompagner, mais elle avait été obligée d’abandonner le projet, en raison d’une pneumonie qui l’avait forcée à garder le lit pendant quelques jours.
          Serge était frustré de n’avoir pas pu se rendre aux États-Unis d’où dépendait, en grande partie, la croissance de l’entreprise. Les déserteurs comme lui étaient fichés. Si d’aventure il était arrêté à l’immigration, il n’avait aucune idée des sanctions auxquelles il serait soumis. Par conséquent, crut-il sage de s’abstenir de rentrer au pays de l’Oncle Sam, aussi longtemps que sa situation ne serait pas clarifiée.
          Au demeurant, il avait gardé pendant longtemps un sentiment équivoque de son voyage en Europe. Lors des préparatifs, il n’avait cessé de renvoyer à plus tard le moment où il devrait annoncer à Paola qu’il partait avec Claudine. Il savait a priori que cette information ne manquerait pas de la perturber. Aussi, jubilait-il presque de n’avoir pas été obligé de l’en prévenir. Déjà, en dépit de ses efforts pour l’empêcher de laisser son imagination aller à la dérive, à la seule mention des activités de Claudine dans l’entreprise, la réaction, même mitigée, était telle qu’il avait conscience de n’avoir pas réussi. Si Paola ne lui posait pas toujours des questions directes à son sujet, elle n’avait pas moins une façon insistante et singulière de le regarder qui équivalait bien à une scanographie et qui en disait long sur tout ce qu’elle avait derrière la tête. Il avait toujours à l’esprit cette réflexion d’André Maurois, spécialiste du sentiment amoureux tel qu’il s’est révélé dans Climats: « L’amour supporte mieux l’absence ou la mort que le doute ou la trahison ».
          Pourtant, si heureux de n’avoir pas été obligé d’évoquer à sa femme le projet de voyage européen de Claudine, Serge ne pouvait, malgré tout, s’empêcher de regretter que ce voyage n’eût pas lieu. Il en avait longtemps anticipé le bonheur d’être à Paris avec elle. Mais comme il lui arrivait souvent, après s’être projeté ainsi en de longs moments, son sentiment de jubilation devait céder la place à celui de culpabilité surtout au moment de franchir le seuil de la maison familiale, après sa journée de travail. Il avait alors vis-à-vis de Paola des prévenances particulières que celle-ci trouvait suspectes et qui renforçaient davantage sa suspicion et le côté trouble de leurs relations. Mais en dépit des munitions que n’arrêtait pas de lui fournir son imagination toujours en éveil, jamais Paola n’avait pu s’autoriser d’un fait pour confirmer ses craintes.
          C’est à ce moment-là de son évolution psychologique qu’elle prit la décision de rallier l’équipe de direction de Bel espoir. Elle éprouvait, bien entendu, de la répugnance à côtoyer Claudine à qui elle imputait bien de ses problèmes. Mais, tant qu’à être obsédée chez elle et pas toujours avec raison, par ce qu’elle appelait ses menées souterraines pour déséquilibrer son couple, autant valait être placée en un lieu où elle pourrait mieux observer ses activités et -qui sait?-peut-être les endiguer.
           Serge réagissait avec appréhension à la décision de sa femme. S’il était heureux que sa nouvelle orientation lui apporte une certaine dérivation à ses préoccupations, il avait, néanmoins, l’impression que cette décision ouvrait la porte à des conséquences imprévisibles sur le plan de l’équilibre familial.
           Au fond, le mari avait autant d’appréhensions que la femme quant au devenir de la famille; mais l’un et l’autre n’en voyaient pas les causes probables de la même façon. Pour Paola, cela était imputable aux activités obscures de Claudine, alors que Serge craignait plutôt les emportements imprévisibles de sa femme.
           Le premier du genre survint lors d’une réunion de l’équipe de direction de Bel espoir. Ce jour-là, Claudine absente s’était fait remplacer par un membre du groupe à la présidence du comité. Il n’en fallait pas plus pour que Paola y vît la preuve qu’elle accompagnait Serge alors en voyage dans le Nord du pays. Si elle avait gardé ses craintes pour elle-même, cela n’aurait pas manqué, bien entendu, d’empoisonner la relation avec son mari, mais cela aurait l’avantage d’être limité dans l’espace. Mais, prenant ses craintes pour la réalité, elle en a fait une telle diffusion que la nouvelle parvint aux oreilles de tous ceux qui gravitaient autour de Bel espoir.
          Quand Claudine en eut connaissance, elle n’avait pas cru bon de réagir. Par tous les membres de son équipe qui la savaient en congé à la maison, elle estimait superflu d’avoir à rétablir les faits et considérait plutôt qu’à cette occasion, c’est Paola elle-même qui venait de perdre sa crédibilité. Néanmoins, cela l’affectait beaucoup pour plusieurs raisons.
          D’une part, c’était la première fois qu’on enregistrait une telle fausse note dans l’esprit d’équipe de Bel espoir. Jusqu’alors, elle n’avait qu’à se louer de ses collaboratrices. Elle avait fini par donner à chacune toute sa confiance. Maintenant que le ver est dans le fruit, il lui faudra mobiliser à l’unité d’équipe, des énergies qui seraient mieux employées ailleurs.
          S’il s’agissait de se détacher de n’importe laquelle de ses collaboratrices, l’entreprise serait difficile. Mais avec Paola qui ne lui était pourtant pas très liée, l’entreprise présenterait une difficulté supplémentaire. Elle était la femme d’un homme qu’elle aime et à qui elle ne voudrait pas faire de la peine. Le seul homme qu’elle eût jamais aimé et qu’elle veut voir plus que jamais à la tête de l’entreprise familiale, en remplacement de son père.
          Elle aimait travailler à ses côtés. Les choses les plus rebutantes devenaient intéressantes. Avec lui, mieux qu’avec son père, elle avait pénétré avec aisance les arcanes de l’entreprise, tandis que, parallèlement, il lui insufflait un dynamisme nouveau.
Il était peut-être trop tôt pour se prononcer sur les résultats, mais déjà, elle anticipait une croissance appréciable de la clientèle et des revenus.
          C’est dans ce contexte que Claudine s’était abstenue de faire allusion à Serge des emportements de Paola. Il est vrai que cela aurait été superflu puisque les frasques de sa femme étaient déjà parvenues à ses oreilles.
          Dans l’intervalle, Claudine ne changea rien à ses habitudes. En dépit de sa répugnance, elle s’interdisait de réclamer le départ de Paola de Bel espoir. Elle aurait aimé, une fois cette dernière consciente de son impair, qu’elle s’en excuse. Cela lui aurait facilité grandement les relations avec elle. Mais les excuses attendues n’étaient jamais venues.
          Mais il fallait plus que cela pour empêcher Claudine de fréquenter Mme Valcour à qui elle apportait régulièrement ses médicaments. C’est au cours d’une de ses visites, à quelques jours de l’incident cité plus haut, qu’eut lieu le dialogue suivant :
 --Cela fera bientôt un an, le 17 de ce mois, dit Mme Valcour à Claudine, que ton père est parti. Les jours passent avec une rapidité extraordinaire…On dirait que c’est hier…Cela doit être le fait de la vieillesse…        
--C’est bizarre, dit Serge, j’ai l’impression que c’est loin et proche à la fois. C’est la première fois que j’ai une impression semblable.        
--Comment peux-tu dire une chose pareille? dit Paola. Je crois entendre quelqu’un dire que ce verre plein est aussi vide.
  --Es-tu sérieuse de faire une telle analogie? dit Serge. Si je ne te connaissais pas, je dirais qu’il y a de la mauvaise foi là-dessous.      
--Je l’ai donc échappé de justesse, ironisa Paola. Avoue-le donc.
          Serge ne releva pas cette remarque qui lui semblait avoir été faite, à dessein, sur le mode de la provocation. Ce n’était pas le moment de s’offrir en spectacle. Aussi, continua-t-il, en s’adressant des yeux à sa mère et à Claudine.
  --Ce que je voulais dire tantôt, c’est qu’en me reportant au téléphone qui m’annonçait la mort de M. Saint-Pierre, on dirait que cela ne remonte pas loin dans le temps; en contrepartie, quand je prends en considération tout ce que nous avons fait, en ce qui concerne particulièrement La Maison Saint-Pierre, j’ai une impression tout à fait différente.
   --Je comprends un peu ton impression, dit Claudine, car c’est à peu près la même chose pour moi.
          Surprise de sa répartie qui l’a mise, malgré elle, sur la même longueur d’ondes que Serge et voulant s’en éloigner comme d’un endroit dangereux, elle s’empressa d’enchaîner :
  --Ça tombe bien qu’on parle de papa, car je voulais justement vous inviter à une messe commémorative à l’occasion de sa première année de décès. Cette messe sera célébrée à l’église du Sacré-Cœur, à 8h30, jeudi prochain. Bien entendu, après la cérémonie, il y aura chez nous une petite réception pour les parents et amis.
 --Cela me rassure, dit Mme Valcour, en s’adressant à Claudine. Prise que tu es dans toutes sortes d’activités, je craignais que tu n’oublies d’envisager un service religieux à cette occasion. Je m’apprêtais d’ailleurs, d’ici demain, à t’appeler à ce sujet. J’espère que tu ne m’en aurais  pas voulu.
 --Comment aurais-je pu t’en vouloir Mamie? N’as-tu pas toujours été une mère pour moi?
--Je suis content, pour ma part, d’être prévenu, dit Serge, car dès demain, j’aurais pu prendre un rendez-vous qui m’éloignerait, ce jour-là de la capitale. Donc, je vais tâcher de l’inscrire à mon agenda.
 --J’aurais cru superflu de l’inscrire à ton agenda, laissa tomber Paola.
 --Le regard interrogateur  de Serge fut sa seule réponse à sa remarque sibylline.
Et comme pour endiguer le déferlement de quelque chose qu’elle redoutait a priori, Mme Valcour s’empressa de prendre la parole pour indiquer qu’il fait chaud et qu’elle espérait qu’il pleuve pour rafraîchir l’atmosphère. Sur quoi, Claudine enchaîna qu’en venant ici, elle a vu des nuages sombres s’amonceler vers le Nord et qu’il y a donc de fortes probabilités qu’elle ne soit pas déçue dans ses espérances.
  --A la bonne heure, s’écria Mme Valcour. Je vais pouvoir dormir cette nuit.
 Mais la perspective de la pluie avait fait naître d’autres idées dans la tête de Claudine dont celle qu’il était temps pour elle de partir. Elle ne voulait pas, disait-elle, faire l’expérience de l’année dernière quand elle avait dû frayer son chemin à travers des rues entières, devenues autant de rivières en crue, charroyant toutes sortes d’immondices parce que les égouts étaient bouchés et les canalisations obstruées.
Après le départ de Claudine, la conversation s’est poursuivie d’une manière plus décontractée. S’adressant à Paola, Mme Valcour lui dit :
   --A voir le niveau de tes échanges avec Claudine, on ne croirait pas que vous êtes des collaboratrices.
   Si Mme Valcour connaissait bien la relation existant entre ces deux femmes, elle n’aurait pas fait cette remarque. Aussi, s’attendait-elle à ce que Paola réagisse. Mais la réaction n’était pas venue d’elle à sa stupéfaction mais de Serge.
    --Tu l’as remarqué aussi maman? Paola semble fatiguée de tout ces jours-ci, y compris de moi.
    --Alors, c’est plus grave que je ne pensais, dit Mme Valcour. Vous avez peut-être besoin de vous retrouver après tous les changements dans votre vie depuis ces derniers temps…Pourquoi ne planifiez-vous pas, au plus vite, quelques semaines de vacances. Sainte-Lucie et Saint-Vincent seraient de bonnes destinations. A moins que vous ne préfériez aller à Cuba. Si vous optez pour l’une ou l’autre de ces destinations, j’aurais des sites particulièrement intéressants à vous recommander. Deux ans  avant la mort de Bernard, nous avons passé un séjour merveilleux à Santiago.
 Après ces propos de sa belle-mère, Paola s’excusa de devoir se retirer et gagna sa chambre.
Restée seule avec son fils, Mme Valcour se trouva en proie à un total désarroi devant la situation entrevue à travers le comportement de Paola. De quoi s’agit-il au juste? demanda-t-elle à Serge. Quelle est la nature du problème entre vous? Se peut-il que Paola ne soit pas heureuse au pays et qu’elle regrette d’avoir quitté le Canada?
    --Il y a, dit Serge, un peu de cela mais aussi autre chose. Je la crois jalouse de Claudine.
Se rapprochant de Serge tout en baissant la voix, Mme Valcour avoua, qu’en effet, la situation n’est pas très heureuse pour elle.
  --Quand j’ai compris les conditions de votre retour au pays, dit-elle, j’étais un peu inquiète. Mais je me rassurais en me disant, sachant Paola au courant de tes anciennes relations avec Claudine, que vous devez savoir ce que vous faites. Je croyais même que les gens de ta génération étaient autrement cuirassés que nous par rapport à ces problèmes. Mais je m’aperçois que vous vous êtes lancés tête baissée dans une aventure…A moins qu’en plus de ce que je sais déjà, tu lui aies donné l’occasion d’être jalouse…Est-ce que c’est le cas Serge?
--Non, maman.
--Quoi qu’il en soit, à cause de la situation que tu lui as imposée, tu as une grande responsabilité vis-à-vis d’elle. Si tu n’y avais pas pensé, je t’invite à le faire sans tarder.
 ---Que veux-tu dire maman?
--C’est déjà assez difficile pour elle de savoir que Claudine et toi, vous avez d’étroites relations de travail où elle est exclue. Tu devrais faire en sorte que les choses soient suffisamment transparentes pour lui épargner perpétuellement des idées noires.
--Ce n’est pas de ma faute si récemment elle croyait fortement que Claudine m’avait accompagné dans le Nord… 
--As-tu déjà songé à lui trouver un emploi à La Maison Saint-Pierre…?
--Oui, j’y ai songé, mais j’ai hésité. Je crois que l’esclandre qu’elle a fait lors de la dernière réunion de Bel espoir me donne raison. Il lui a suffi, ce jour-là de constater l’absence de Claudine à la réunion pour déduire qu’elle était avec moi au Cap et relayer la nouvelle à une partie de la ville. 
--Et tu penses qu’elle pourrait faire la même chose au bureau? 
--Non seulement je le pense, mais j’en suis sûr? Je crois que sa seule présence sèmerait la zizanie au bureau et ferait baisser le rendement du personnel.
--Il n’y a pas de doute, conclut Mme Valcour. Les choses sont plus graves que je ne  croyais.
   Et sans le dire, Serge pensait qu’un fossé était en train de se creuser entre lui et Paola et qu’il lui convenait de trouver au plus vite les moyens de le remplir pour éviter le pire.
   Des grondements de tonnerre se firent entendre après l’apparition à la verrière de multiples zigzags lumineux. Le temps de quelques secondes, la pluie se mit à tomber, charriant avec autant de force les maigres détritus éparpillés le long du trottoir. De son poste d’observation, Mme Valcour regardait l’avalanche redoubler d’intensité à l’inclinaison de la pente pendant qu’un trio de gamins, les mêmes qui réapparaissaient à chaque chute de pluie, s’arrangeaient pour en écarter les pierres qui faisaient obstacle. Et elle songeait qu’une si belle nuit en perspective risquait d’être loupée avec le fardeau qu’elle sentait, tout à coup, sur les épaules.

            


   









                                                         CHAPITRE XXIV
                                                


          A l’époque qui nous intéresse, La Maison Saint-Pierre avait déjà une cinquantaine d’années d’existence. Construite sous l’occupation américaine, elle était, en quelque sorte, la vitrine d’une usine de transformation de la canne à sucre installée, à quelques kilomètres, au Nord de la ville. Dès les débuts, l’usine produisait de l’eau-de-vie (tafia, rhum), du vinaigre régulier et balsamique et de l’alcool à 50,70 et, un peu moins, à 80 degrés. Une grande partie de la production était écoulée à l’intérieur du pays; mais, avec le temps, la proportion des produits à l’exportation avait tendance à augmenter.
          Au moment où Serge assumait la direction de l’entreprise, deux nouveaux produits étaient en instance de commercialisation. Il s’agissait du Landis, une eau–de-vie à base de mangue en fin d’épreuves de tests de laboratoire et du Rhumac, une autre eau-de-vie d’essence d’agrumes dont la production avait déjà commencé. Il ne manquait qu’une bonne opération de marketing pour le lancer sur le marché. C’est à quoi Serge s’employa avec ardeur, à peine le pied à l’étrier, en plus de multiplier les efforts pour élargir le marché d’exportation.
          Il est vrai que les commandes en provenance de l’étranger traduisaient déjà une certaine croissance, mais l’impossibilité d’aller aux États-Unis l’empêchait d’y assurer davantage la pénétration de ses produits. En fait, pour pallier cet inconvénient, il lui manquait seulement de savoir que Jimmy Carter, à peine élu  président des États-Unis, avait décidé d’amnistier les déserteurs de la guerre du Vietnam. Une fois en possession de cette information, il lui aura alors suffi de quelques semaines pour y planifier un voyage, ayant pour mission d’établir des représentations de l’entreprise dans une demi-douzaine de villes dont Miami et New-York. Au cours de sa tournée, Serge eut à se louer de l’accueil reçu par ses produits dans la colonie haïtienne installée dans ces deux villes. En l’espace de quelques jours, il reçut plus de commandes  que les trois mois précédents, en partie, il faut le dire, en raison des bons offices de Benoit qui était devenu le représentant de La Maison Saint-Pierre à New-York et qui avait l’avantage d’être connu de tous les Haïtiens de cette ville.
     Bien que pris par les affaires à régler, dans un laps de temps qui ne lui laissait que peu de fantaisie, Serge ne pouvait s’empêcher de revenir sur les lieux où il avait naguère résidé. Il alla machinalement sonner chez le concierge et il était tout à fait surpris de se trouver en présence du même bonhomme rondouillard, d’origine polonaise, qu’il avait connu. C’est à ce moment qu’il apprit ce dont il s’était toujours douté, à savoir, que la police militaire était venue, à deux reprises le chercher après son départ, le concierge ne savait pour quelle raison. Et d’apprendre enfin de la bouche de Serge, comment ce dernier avait essayé de militer contre la guerre du Vietnam malgré son intégration dans l’armée, avait réjoui le vieux bonhomme qui n’avait jamais digéré cette guerre. Rien ne semblait avoir changé depuis son départ, hormis la peinture fraîche de l’immeuble et le fait que le jardin fût devenu, par son inflorescence, le lieu d’élection d’une colonie d’oiseaux qu’il entendait piailler à tue-tête comme s’ils étaient en pleine forêt.
     Si rien n’avait changé dans la maison, il n’en était pas de même du quartier. La maison d’en face avait été démolie et, à la place, on avait érigé un building de plusieurs étages qui interceptait les rayons du soleil et faisait de l’ombre jusqu’à une heure avancée de la journée. Plus loin, la station d’essence avait été remplacée par un antiquaire qui faisait dans les objets luxueux, attirant une clientèle assez éclectique. D’évidence, le quartier avait connu une gentrification accélérée et Serge pensait que si cela s’était manifesté un peu plus tôt, il n’aurait pas été possible pour lui d’y demeurer.
          Son voyage avait été fructueux. Il lui en resta cependant une certaine déception d’avoir été identifié comme un déserteur en franchissant l’immigration. Il a compris, alors, que s’il avait été pardonné, le manque d’ardeur patriotique des déserteurs était tel aux Etats-Unis, qu’il laissait une tâche indélébile dans les dossiers. Il a saisi toute l’ampleur de la situation dans le regard peu amène que lui a lancé un fonctionnaire de ce service. Au fond, il n’en était pas surpris, car il avait compris depuis longtemps que le rôle que les États-Unis se donnent dans le monde se nourrit de deux sentiments exacerbés : les fondamentalismes religieux et patriotique qui agissent comme des filtres idéologiques sur la réalité et qui contaminent toute la société ou presque, y compris ceux qui font profession de regarder l’envers de la médaille.
          Quelques instants avant de s’embarquer pour le vol de retour, ce ne fut pas sans surprise qu’il sentit une main pesante s’abattre sur ses épaules. Il n’en crut pas ses yeux quand, se retournant, il vit nul autre que Paul Garceau qui s’apprêtait à prendre le même vol que lui. Ce n’était plus l’arrogant tortionnaire dont le nom seul faisait frémir ses victimes et dont les exactions n’arrêtaient pas de faire les frais de la conversation dans son pays pendant toute une décennie. Il le retrouvait un peu vieilli, mais décidément avec le même bagout et le même allant qu’à l’époque lointaine de la cellule Alpha. Mais, il n’y a pas comme la déchéance, voire seulement la disgrâce, pour conférer une apparence d’humanité à un criminel endurci. Il semblait heureux de retrouver Serge, même s’il s’en fallut d’un rien qu’il ne l’envoyât, à un certain moment, dans les geôles de Fort Dimanche. Serge était donc lancé, malgré lui, dans une conversation avec son ancien confrère de cellule. L’occasion lui paraissait trop belle pour ne pas revenir sur l’exécution de ses anciens amis. Mais, en dépit de son insistance, son interlocuteur n’avait pas voulu s’y engager sauf pour lui dire :
          --Tu devrais me remercier si tu es encore en vie aujourd’hui.
          --Que veux-tu dire, répliqua Serge
          --N’as-tu pas compris, enchaîna-t-il, que je t’ai protégé en ne divulguant pas ton nom?
          --Pourquoi vous êtes-vous retenu à l’époque?
          --J’avais mes raisons, allégua Garceau, d’un air sibyllin.
          -- Alors, pourquoi avoir fait la cabale contre moi après mon départ pour les États-Unis?
          --J’étais alors sûr que ta vie n’était pas menacée.
          Mais il fallait embarquer au plus vite, chacun se dirigeant vers sa place dans l’avion. Le ton de la conversation laissait Serge insatisfait : trop de choses restaient dans l’ombre. Des vies, des époques étaient évoquées comme des banalités. S’il avait la possibilité, il ne savait pas s’il voulait continuer la conversation, à moins de vouloir comprendre le  mécanisme psychologique à la base des actions de Garceau… S’il était psychiatre, peut-être que cela l’intéresserait, mais à la place où il se trouvait, cela n’avait pour lui aucun intérêt, désormais.
          La réflexion sur Garceau le brancha sur la situation politique qui n’avait pas laissé de l’inquiéter depuis son retour. Si ce dernier était en disgrâce, ce n’était pas parce que le régime avait changé. C’était la même dictature et la même répression, mais les méthodes étaient différentes. Ce qui se faisait au grand jour dans le passé requérait dorénavant la pénombre, voire l’obscurité. Vu que les touristes avaient repris les chemins d’Haïti, on se satisfaisait moins des tortionnaires qui caracolaient dans les avenues du pouvoir. Les agents de la répression avaient désormais moins de relief et d’histoire. N’empêche que Garceau avait encore suffisamment d’amis dans le régime pour ne pas perdre entièrement son pouvoir de nuisance. Aussi, en raison de son imprévisibilité, convenait-il de prendre des précautions avec lui.
          C’était à quoi songeait Serge en se calant dans son fauteuil pendant que l’agent de bord lui servait un scotch. Pourquoi voudrait-il le rencontrer à nouveau comme il le lui avait laissé entendre? Qu’avait-il à lui dire? Malgré sa répugnance à le revoir éventuellement, Serge comprit qu’il n’avait pas le choix puisqu’il savait désormais où le trouver.
          En attendant, il se mit à réfléchir à Paola pour qui il éprouvait, malgré tout, beaucoup de tendresse de son mal de vivre. Il pensait aussi à son fils qui prenait des leçons de violon. Il était heureux de son goût pour la musique, car le prolongeant d’une certaine manière, il venait combler un vide dans sa propre éducation. En outre, depuis que Paola ne cessait de broyer du noir, la musique de son fils était la seule chose qui réussissait à la sortir de sa léthargie et la faisait vibrer. En accompagnant Daniel à ses leçons de solfège, elle en retirait pour elle-même un secret plaisir qui le comblait d’aise. Serge aurait aimé, tant qu’à  la voir partager les leçons de son fils, qu’elle apprenne à jouer, elle aussi, d’un instrument. Il passait à un cheveu de le lui conseiller, mais il lui fallait si peu pour briser son charme de l’existence qu’il s’en était abstenu.
          Il pensait aussi à Claudine. A-t-elle pu recueillir les fonds nécessaires aux activités de la Cité Z à sa dernière soirée de charité? Il se promettait, bien entendu, d’y participer, mais ce n’était pas du tout mauvais que cette soirée se fût déroulée en son absence. Il était sûr d’avoir fait l’économie de quelques malentendus, pour dire le moins, entre sa femme et Claudine. Sans compter les gloses absurdes des mauvaises langues que la sortie intempestive de sa femme à la réunion de Bel espoir avait fait éclore. Il songeait à s’en informer auprès de Paola sitôt arrivé. Mais, à la réflexion, il crut préférable de se tenir loin de cette pente limoneuse.
          Au rythme du défilement dans son esprit des multiples activités de la vie quotidienne, il parvint, non sans surprise, à destination. Jamais, en effet, le trajet Miami-Port-au-Prince ne lui avait paru si court. Il ne s’attendait à rencontrer à l’aéroport que son chauffeur, il eut l’agréable surprise de voir en sa compagnie sa femme et son fils. La mine réjouie de Paola et son ton enjoué le transportèrent dans le passé, un passé encore récent et pourtant si lointain, quand ils faisaient de longues promenades à Montréal en devisant de tous les sujets de l’actualité. Maintenant, il fallait quasiment une occasion extraordinaire pour briser la glace entre eux et qu’ils retrouvent le chemin de leur spontanéité de naguère. Cela s’était imposé à lui, tout d’un coup, un beau jour, sans rien qui permît de le voir venir. Toutes ces pensées se pressaient à son esprit au moment d’embrasser sa femme. Au fond de lui-même, il se demandait si son absence, pendant les trois semaines passées aux États-Unis n’avait pas eu pour elle la valeur d’une thérapeutique.
          C’était quand même très étonnant la manière dont il était reçu. Il en aurait facilement gagé mille contre un et il aurait perdu sa mise. Pourtant, il n’avait pas encore tout vu : il lui restait encore à faire son entrée à la maison. Au maintien un peu terne du salon, depuis que l’âge de Mme Valcour l’avait contrainte à lâcher du lest sur l’observance du code bourgeois conventionnel, succédait un décor éclatant de distinction par une utilisation savante d’agencements floraux et de vases décoratifs. Une potiche chinoise, souvenir de son dernier voyage à Paris et qui, jusque-là, faisait du temps dans sa boîte de carton originale, trônait désormais majestueusement sur une sellette à un coin de la pièce.
          Par l’atmosphère nouvelle des lieux, Serge comprit que quelque chose s’était passé chez sa femme en son absence. Mais ce qui lui parut étrange ne semblait pas l’être pour cette dernière. C’était en effet comme si elle était incapable de discerner les phases différentes de son comportement : un manque d’insight qui ne lui était pas habituel. Le temps de quelques secondes, Serge songea à lui demander des explications de ce changement, mais il se ravisa de peur de n’être pas compris ou même de paraître inquiétant. C’est d’ailleurs aux questions posées par Paola que Serge comprit que quelque chose ne tournait pas rond dans sa tête.
          --J’ai eu peur que tu ne reviennes pas. Pourquoi ne m’as-tu pas emmenée avec toi? J’ai parfois le goût de revoir New-York...
          --Mais chérie, comment peux-tu dire une chose pareille! Ne t’avais-je pas proposé, à deux reprises, de m’accompagner?
          --Et qu’est-ce que j’ai répondu?
          --As-tu oublié?  Tu m’as regardé sans répondre. J’avais déduit que le voyage ne t’intéressait pas.
          Il se fit un long silence. Puis, sans transition, elle dit :
          --Il ne manquait que toi la semaine dernière à la soirée de Bel espoir. C’était merveilleux. Je n’en connais pas encore les résultats sur le plan financier, mais je crois que nous avons recueilli plus d’argent à cette occasion qu’à la soirée précédente. Il fallait voir comment Claudine était radieuse à la fin…
          --Je suis content que tu aies participé, dit Serge. A mon départ, je craignais que tu ne veuilles plus apporter ton concours aux activités…
          --Pourquoi ne le voudrais-je pas? Ne fais-je pas partie de Bel espoir?
          Sur ces entrefaites, l’entrée de Mme Valcour au salon interrompit le dialogue.  Mais, elle pouvait déjà voir, par delà les effusions du fils à l’endroit de  sa mère, la nature des sujets imperceptibles d’inquiétudes de Serge. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, elle s’attarda à lui faire parler de son voyage, des parents établis à New-York qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps et qu’elle risquait, à son âge, de ne jamais revoir.
          Là-dessus, Paola demanda à Daniel qui était resté en retrait, à s’amuser à la lecture d’un recueil de bandes dessinées, d’interpréter pour son père quelques mesures du concerto en préparation pour la fête de son école. Prestement, l’enfant sauta dans sa chambre, se saisit de son violon et revint prendre sa place au salon. Pour le débutant qu’il était, son coup d’archet impressionna fortement Serge. Mais ce qui l’émouvait davantage, c’était l’attitude de Paola pendant l’interprétation de son fils. A force de l’avoir suivi dans ses répétitions, elle connaissait chacune des notes de la pièce musicale qu’elle rythmait de la tête, seule dans son univers, en synchronie parfaite avec son fils, comme si son mari et sa belle-mère n’étaient pas tout près d’elle. Serge ne pourrait pas l’expliquer, mais la vue de cette scène la mettait en prise directe sur lui par un chemin inconnu de sa sensibilité. Malgré ses comportements étrangers et, peut-être même, à cause d’eux, il sentit son cœur s’emplir d’une immense tendresse pour elle.
          Il y avait, en effet, belle lurette que la vie quotidienne ne lui était pas apparue si peu chargée d’instabilités émotionnelles et de craintes irraisonnées. Tout s’était passé comme si, à son retour des États-Unis, il initiait un autre genre de vie. Il se  délestait de nombre de préoccupations antérieures qui empoisonnaient ses moments de loisirs-maintenant, il s’en rendait compte-dans l’ombre projetée par les visages de Paola et de Claudine. L’arène sentimentale, où beaucoup de coups étaient possibles, semblait avoir cédé la place à un bocage idyllique où il pouvait se promener, sans soucis et sans craintes, dans la chaleur des effusions partagées.
     Cela faisait près de deux mois que prévalait cette situation. Il n’y avait pas eu de heurt dans le couple, mais le comportement de Paola n’avait pas laissé d’inquiéter Serge. Une fois, au sortir du cinéma, elle avait dit à Serge : « J’aimerais, la prochaine fois, que la salle de cinéma nous soit spécialement réservée. Je ne supporte pas d’avoir des gens autour de moi. » Sur quoi, Serge avait senti le besoin de vérifier s’il avait bien compris. « Voudrais-tu, dit-il, qu’il n’y ait que nous deux dans la salle? » A cela elle avait répondu par l’affirmative laissant son mari dans un état de réelle perplexité. Une autre fois, après s’être promenée au bras de Serge sur les hauteurs de la ville, grisée peut-être par le silence et la sérénité du ciel un soir de pleine lune et par l’espace qui s’étendait à perte de vue sur la baie de Port-au-Prince, elle avait déclaré à Serge qu’elle voulait apprendre à voler. Cela aurait pu être une plaisanterie et, d’ailleurs, Serge le prenait d’abord pour telle, mais à la longue, il en était venu à comprendre que c’était loin d’être une farce. C’était même un rêve obsessionnel dont la réalisation  n’avait, de son point de vue, rien d’une fumisterie et dont le principe de finalité comme disent les philosophes ne laissait de place, à son avis, à aucune incohérence.
     Par ailleurs, à certains moments, elle semblait sujette à une certaine forme d’hallucinations auditives qui la portaient à rire, toujours à l’étonnement des gens autour d’elle.
     Au demeurant, Serge était quand même satisfait d’avoir derrière lui l’époque de ses principaux problèmes de couple.
          Bien entendu, il avait encore des préoccupations relatives à son travail; il leur arrivait même de le suivre chez lui le soir. Mais, il les considérait, en général, comme partie intégrante de toute action et donc de la vie elle-même. Mais, par une aberration logique de sa propre perception de soi dans le monde, il avait tendance à considérer ses problèmes affectifs nés de ses relations avec les femmes comme des impedimenta, souvent nécessaires, mais toujours trop encombrants et qui ne faisaient que retarder sa marche vers l’avant. Comme si ces problèmes affectifs n’étaient pas, eux aussi, inhérents au déploiement de toutes les formes de la vie.
          Quoi qu’il en soit, c’est bien loin de telles pensées, qu’il a vécu ses deux premiers mois, après son retour de voyage. En dépit d’une certaine anxiété, il ne se doutait nullement qu’il vivait une période de transition qui arrivait à sa fin. Cela lui fut signifié un jour, après une discussion somme toute banale avec Paola. Après t’avoir entendu, lui dit-elle, tu me remets en mémoire une vieille réflexion qui n’avait cessé de hanter ma jeunesse. Jamais je n’ai cru  que tu pourrais me l’inspirer.
-De quoi parles-tu?
- Il s’agit d’une réflexion de Mme  de Staël.
 « Vous me feriez très innocemment un mal affreux, disait- elle, en voulant juger mon caractère d’après les grandes divisions pour lesquelles il y a des maximes toutes faites. Je souffre, je jouis, je sens à ma façon ; et c’est moi seule qu’il faudrait regarder si l’on voulait influer sur mon bonheur. »
          Serge ignorait totalement que sa femme fréquentait Mme de Staël, car c’est, en effet, de l’auteur de Corinne qu’il s’agissait. N’empêche qu’il reçut sa sentence comme une baffe. A-t-il été outrecuidant de sa part de se laisser aller à des commentaires généraux sur la femme? Quoi qu’il en soit, il était alors loin de se douter que ses propos seraient décodés, avec un tel sérieux, à partir de ses propres problèmes. D’emblée, leur dimension humoristique a été mise à l’écart. Il y voyait un des avatars de sa relation difficile avec Paola, comme si cette situation forçait le badinage et la plaisanterie à prendre la poudre d’escampette.
          Mais au-delà du signal qu’apportait le message, Serge était déconcertée par la profession de foi romantique de Paola. Peu soupçonnée d’avoir la tête dans les nuages, Serge n’avait jamais perçu chez elle l’ombre de l’héroïne romantique. Femme pragmatique, elle avait auguré sa vie adulte à l’écart de l’exaltation de la sensibilité des artistes ou des amateurs de salons littéraires, mais plutôt dans les officines d’un des pires services secrets. Il y avait donc pour lui quelque chose de profondément dissonant entre ce message et sa vie telle qu’il la connaissait. Tout cela mis ensemble le heurtait dans sa perception et ajoutait à l’obscurité de l’avenir.
          De fait, dans les jours suivants, Serge perçut, quoique faiblement, des changements tant dans les attitudes de Paola que dans l’attention apportée au décorum de la maison. Mais rien de très tranché jusqu’alors. Elle s’occupait des leçons de musique de Daniel et semblait prendre du plaisir à l’accompagner et à l’encadrer lors des répétitions.
           C’est au retour d’un voyage en province que Serge se trouva devant un comportement de Paola qui lui parut problématique. Au fil des jours, il la vit entrer progressivement dans un mutisme, comme on doit entrer, il le supposait, dans une grotte obscure, tout en se tenant toujours plus en retrait des activités auxquelles elle participait auparavant. Elle continua à fréquenter Bel espoir, mais à reculons, et sans y puiser la source des sujets de conversation qui meublaient auparavant les soirées avec son mari et sa belle-mère.
          Pour Serge, cette apathie de Paola était symptomatique d’une dépression. En vue d’essayer de la combattre, il entreprit différentes mesures : promenade à la campagne, soirées culturelles, sorties dans les restaurants etc. Sans être vaines, ces mesures ne constituaient pas le dérivatif attendu. En tout cas, elles n’arrivaient pas à sortir Paola de son enfermement sur elle-même.
          Un jour que la famille était allée à la plage, Serge croyait pouvoir attendre une attitude différente de sa femme, car c’était un de ses loisirs préférés. Mais la mer avait beau être belle et invitante, par ses vagues mugissantes qui venaient mourir à ses pieds et Daniel, espiègle comme jamais auparavant, et résolu à entraîner sa mère dans l’eau après l’avoir arrosée de pied en cap, on n’arrivait pas à la décider à quitter son rocher. Il avait fallu qu’elle commence à rôtir à la chaleur du soleil pour la porter à vouloir se rafraîchir. Mais elle l’avait fait sans entrain et comme malgré elle, se dépêchant de sortir de l’eau et de reprendre sa contemplation de l’horizon.
          Après ces tentatives infructueuses, Serge voulut la faire voir par Jacques Chantraine, un ancien condisciple de collège devenu psychiatre, mais de crainte de passer pour une folle, elle ne s’était pas laissée convaincre. Serge avait, bien entendu, essayé de dissiper ses craintes en lui faisant comprendre que beaucoup de gens, sains d’esprit, consultent régulièrement leur psychiatre, mais rien n’y faisait. De guerre lasse, il s’abstint, pendant quelques jours, de revenir sur la question tout en observant, la mort dans l’âme, la dégradation de leurs relations.
          Un matin que Serge était particulièrement hanté par la situation déprimante de sa femme, il éprouva beaucoup de difficultés, une fois au bureau, à se concentrer sur son travail. Alors, plutôt que d’ouvrir le dossier remis par sa secrétaire, il se mit à réfléchir, de préférence, au moyen possible de sortir Paola et la famille de l’impasse. C’est à ce moment qu’il eut comme une illumination : « Puisque, pensait-il, elle ne voulait pas aller à la montagne, la montagne ira à elle. » Et associant sa décision à un geste comme pour la renforcer, de sa paume, il frappa sur le bureau à deux reprises. Sur quoi, sa secrétaire ouvrit la porte pour savoir s’il avait besoin de quelque chose. A quoi il réagit, dépité et mortifié comme s’il avait été pris en flagrant délit d’inconduite.
          Mais, après réflexion, ce qui paraissait comme une bonne idée présentait quelques problèmes. Comment Paola allait réagir s’il invitait Jacques, son ami-psychiatre à la maison? Ne risquait-elle pas de s’enfermer davantage dans son silence et de perdre confiance en son mari? Les relations du couple ne couraient-elles pas le risque de se détériorer de manière irréversible?
          Devant ces questions, Serge crut devoir retraiter. Ce qu’il faudrait, ce serait d’abord l’assentiment préalable de Paola. Mais, a priori, il avait des  raisons de croire qu’il ne l’aurait pas; ce qui le remettait, bien entendu, à son point de départ.
          Pendant combien de fois est-il repassé par ce chemin? Il ne saurait le dire. Il savait seulement qu’il s’y était engagé depuis trop longtemps. Fatigué finalement de ne savoir quoi faire, il prit son téléphone et composa le numéro de Jacques sans même se décider sur ce qu’il allait lui demander.
          Mais il était condamné à être patient puisque le médecin était à un congrès médical à New-York. Il ne devait rentrer que le surlendemain. A la bonne heure! se dit Serge. Aussi, guettant son arrivée, il n’eut pas de difficulté à le joindre pour l’inviter à dîner.
          Cette démarche faite, Serge était à la fois satisfait et inquiet. Depuis le temps qu’il était pris dans son cercle imaginaire, c’est la première fois qu’une issue se profilait devant lui. Il pourrait recommencer à consacrer le maximum de son temps à son travail. Et comme pour passer de l’intention à l’acte, il demanda à sa secrétaire de lui retenir deux places au restaurant Le Tournebroche. Il voulait dîner avec Claudine et avoir le temps de l’informer des décisions à prendre en vue d’améliorer la performance de certains services. Pourtant, malgré son comportement résolu, il mentirait s’il niait l’existence chez lui de certaines appréhensions. Il n’alla pas jusqu’à les analyser. Confusément, il sentait préférable qu’il en fût ainsi, car, sans se le dire, il savait que cela concernait sa femme et peut-être aussi, l’invitation faite à Jacques Chantraine.
          Mais, comme si son lot de préoccupations n’était pas suffisant, sitôt entré à son bureau, il fallait qu’il s’entende dire que M.Garceau avait appelé : il comptait passer le rencontrer l’après-midi même.
          Serge était de fort mauvaise humeur. Il n’avait ni le temps, ni le goût de rencontrer cet olibrius. En pareille occasion, tout autre que lui aurait pris un rendez-vous…Pour qui se prenait-il pour s’imposer avec une telle désinvolture? Par ailleurs, qu’avait-il à lui dire? Depuis leur rencontre à l’aéroport, cette question n’avait pas cessé de s’imposer à lui. En attendant de savoir les raisons pour lesquelles il voulait le rencontrer, Serge était, néanmoins, sûr d’une chose : rien de bon ou de grand ne peut venir de ce personnage. Voilà pourquoi, en dépit d’une certaine curiosité de sa part, il s’abstiendrait de le recevoir s’il en avait le choix. Mais, effectivement, il n’avait pas le choix : le pouvoir de nuisance de ce traître était encore trop considérable pour le balancer tout bonnement. Aussi, se dépêchant d’expédier les affaires courantes, Serge s’apprêtait à le recevoir après avoir installé en catimini un magnétophone à un endroit stratégique de son bureau.
          De sa fenêtre, Serge voyait pâlir la lumière qui inondait la rue un peu plus tôt. Levant les yeux vers le ciel, il observait de gros nuages chargés de pluie qui se promenaient lentement, de-ci, de-là, avant de fusionner pour la transhumance. Par moments, une brise fraîche d’alizé, annonciatrice d’averses sous ces latitudes, s’immisçait dans le bureau et y jetait la débandade dans la papeterie. Serge résistait à l’envie de fermer la fenêtre, car les effluves marines que lui apportait la brise le vivifiaient physiologiquement et mentalement. Au plus loin qu’il regardait dans le passé, il a toujours aimé le spectacle des chutes de pluie, à commencer par les signes annonciateurs que sont les masses nuageuses qui déambulent parfois convulsivement, mais le plus souvent paresseusement, vers quelques destinations inconnues. D’autres fois, elles se contentent de rester immobiles, à la manière de nageurs faisant la planche, ou comme si elles étaient trop lourdes pour se déplacer. A chaque fois, avant que la pluie ne commence à tomber, l’atmosphère qui est souvent de plomb, se met en mouvement sous la caresse du vent soufflant en douceur.
          Dans quelques instants, Serge en était sûr, il se mettrait à pleuvoir. Et par les monticules noirâtres aperçus de sa fenêtre qui s’accumulaient au ras de l’horizon, il se plut à penser que les vannes du ciel allaient certainement s’ouvrir pour un déluge et qu’en conséquence, Garceau pourrait probablement renvoyer son projet de le rencontrer. Mais, il ne mit pas longtemps à en savourer l’espoir, car à travers la vitre de la porte d’entrée, il vit se profiler la carrure étrange de son ancien compagnon. Ce qu’il avait d’angle chez lui avait, depuis longtemps, été recouvert par la graisse; de sorte qu’il s’apprêtait à rencontrer un homme rondouillard qui jurait ostensiblement avec une gouaille et un bagout emportés, malgré tout, de l’époque de sa jeunesse généreuse.
          --Hé! Serge, dit-il, en rentrant en coup de vent, en même temps qu’une rafale de vent, nous allons avoir un vrai déluge!
          Et sans transition, il s’informa auprès de ce dernier s’ils étaient seuls. Ce n’était pas le cas, mais Serge pouvait s’arranger pour qu’il en soit ainsi. Sur ce, s’adressant à l’interphone à sa secrétaire, il demanda à n’être dérangé sous aucun prétexte, sauf en cas d’appel de sa femme.
          La pluie avait commencé à tomber, d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, en un crescendo qui faisait penser à des roulements de tambour d’un batteur bien connu pour de tels effets rythmiques. L’atmosphère était propice à la conspiration; car, de fait, c’en était une, du moins dans la tête de Garceau.
          Pendant une demi-heure, il fit à Serge un tableau de la situation politique, de la régression constante qui caractérise le passage du temps dans ce pays, depuis l’indépendance, de la nécessité d’arrêter l’appauvrissement général et le renouvellement des politiques et du gouvernement. D’après lui, le pays ne pouvait pas descendre plus bas. Pour remonter le courant, il faut des hommes nouveaux intègres qui soient capables de faire passer le bien commun avant leur intérêt personnel. De tels hommes, il n’en connaissait pas beaucoup, en tout cas, pas au gouvernement. Tous ceux-là qui émargeaient au budget de l’état étaient, à ses yeux, compromis. Ils faisaient tous partie d’un système pourri qu’ils avaient intérêt à voir se perpétuer. C’est la raison pour laquelle il avait pensé à Serge pour prendre la tête d’un mouvement social et politique aux fins de bouter dehors l’actuel gouvernement. Garceau disait posséder suffisamment d’atouts (argent, relations politiques, moyens logistiques etc.) pour rendre crédible un tel mouvement, mais il lui manquait l’élément le plus important : sa propre crédibilité. Voilà pourquoi il avait pensé à Serge pour combler ce vide. Un tandem Valcour-Garceau serait pour lui la condition du succès.
          A l’entendre, la répression politique ne devrait pas être un obstacle à ce projet. Depuis que les pressions internationales s’accompagnaient de pressions économiques pour forcer les instances du pouvoir à ressusciter, au moins, les apparences démocratiques, le gouvernement regarderait à deux fois avant de prendre des décisions trop outrageuses de l’opinion internationale et de pourchasser les fondateurs d’un mouvement politique qui voudrait opérer dans la légalité.
          Garceau croyait d’autant mieux à la viabilité d’un tel mouvement, que beaucoup de partisans du gouvernement commençaient à prendre leur distance du régime. Il y avait, selon lui, une opportunité qui ne reviendrait jamais et qu’un homme politique doit savoir exploiter. Dans ce sens, dit-il, quelqu’un comme Serge qui n’avait jamais trempé dans les magouilles de toutes sortes qui obstruent les allées du pouvoir serait tout bonnement providentiel.
          La pluie tombait depuis longtemps pendant que Garceau essayait, parfois avec des arguments souvent bourrés de sophismes, mais avec toute la chaleur dont il était capable, de  convaincre son ancien compagnon qu’il était l’homme idéal pour sauver le pays.
          Un éclair sigmoïde d’une intensité lumineuse extraordinaire esquissé à la diable par un dessinateur céleste, dirait-on, déchira l’espace en face de la fenêtre. Au même moment, un coup de tonnerre d’une violence inouïe faisait trembler l’édifice, en provoquant un énorme soubresaut des conspirateurs.
          --Il n’y a pas de doute, dit Garceau, la foudre a dû tomber à quelques pas d’ici.
          --Là-dessus, encore ému, Serge décrocha le téléphone et s’enquit des nouvelles de la maison. Tout allait bien. On est heureux qu’il appelle. On commençait à s’inquiéter. Quand revient-il?
        Après avoir rassuré sa mère, se tournant vers Garceau, il affirma fermement :
          --J’ai bien compris ta proposition et ce sera non.
          En fait, il se sentait insulté de la proposition de Garceau. Pas tant du contenu que de l’effronterie de la démarche. Venant de Garceau, il y avait là–dedans quelque chose de saugrenu, voire d’immoral. Après le fossé qu’il a creusé entre eux, comment a-t-il pu songer à lui pour être le fer de lance de son mouvement? Il aurait pu dire à son interlocuteur pourquoi il ne le suivait pas dans son argumentation, mais il a cru plus sage de s’abstenir, du moins pour le moment.
          Mais comme s’il n’avait pas entendu, Garceau continuait de plus belle son entreprise de persuasion. A la fin, irrité de se voir incapable de vaincre la résistance de Serge, il lui reprocha son ingratitude.
          --C’est grâce à moi, dit-il, si tu es encore en vie.
          Serge entendait distraitement les derniers propos de Garceau. Par la fenêtre, il venait de voir passer dans la rivière qui prenait d’assaut la rue adjacente au magasin, un landau avec des débris de toutes sortes. Il se demandait s’il contenait un bébé. Le temps de penser à ce qu’il pourrait faire, le landau avait disparu du champ de son regard. Il en fit part à Garceau. Mais, c’est à peine si ce dernier comprit les inquiétudes de Serge. Et sortant tout à coup de sa réflexion, il lui dit sur un ton étrange fait de supplications et de menaces à peine voilés :
          --Ta réponse aujourd’hui n’est pas ton dernier mot. Je ne te déteste pas suffisamment pour qu’elle le soit. Car, si c’était le cas, il faudrait faire attention à toi. Voilà pourquoi, je te demande de réfléchir. Je ne suis pas pressé. Je suis capable d’attendre un bon mois.
          Sur ce, il ouvrit la porte du bureau avec désinvolture et gagna le vestibule. La pluie avait cessé mais la masse d’eau qui dévalait la pente, charriant des objets hétéroclites, n’avait pas baissé de volume. Si le niveau d’eau pouvait baisser, il pourrait aller récupérer sa voiture stationnée à une rue transversale. Mais un éclair vrilla le crépuscule précoce avant que le grondement du tonnerre fît s’ouvrir les cataractes du ciel. Car, au même instant, la pluie recommença à tomber, drue et en filons énormes comme des lianes, augmentant d’autant la crue des eaux dans ce qui était la rue auparavant.
     C’est à ce moment que Garceau crut opportun de retraiter. En pénétrant dans le bureau qu’il avait quitté précipitamment, à la grande surprise de Serge, il y alla d’une remarque :
     --Je sais, dit-il, pourquoi tu as refusé ma proposition. Je n’aurais pas dû envisager un tandem. Si tu veux, je m’effacerais et tu pourrais être le seul maître à bord.
   --Cela ne change rien à ma réponse de tout à l’heure, répondit Serge. Je suis resté loin de la politique jusqu’à ce jour et je compte le rester.
  --Que fais-tu de tes idéaux de ta période étudiante? répartit Garceau. As-tu oublié toutes les années consacrées à te préparer pour le salut de ton peuple et de ton pays?
  --Te sens-tu autorisé à m’interroger là-dessus? Je me trompe beaucoup, mais je croirais que tu aurais intérêt à ce qu’on s’écarte de cette question.
  --Tu te trompes en effet, car, c’est en souvenir de la cellule Alpha que je m’adresse à toi. Te souviens-tu de toutes les soirées que nous avons passées à refaire le pays de fond en comble? Je ne comprendrais pas que les idées à la base des changements que tu avais alors préconisés n’aient été que celles d’un songe-creux ou d’un irresponsable. Car, c’est de ça qu’il s’agit par ton comportement. Mais, je ne le crois pas. Je ne crois pas que tu aies donné le change sur ta vraie nature.
     Serge bouillonnait à l’intérieur de lui. Il n’y a pas de doute, Garceau voulait le porter à sortir de ses gonds. Mais serrant les dents, il décida de faire front en s’abstenant de jeter de l’huile sur le feu. A cet instant, il avait la certitude que Garceau ne visait pas autre chose. Aussi, laissa-t-il ce dernier s’escrimer tout seul pendant quelques minutes. Se sentant insulté de jouer les Don Quichotte, il tira de la poche intérieure de sa veste une enveloppe qu’il déposa sur le bureau, en laissant tomber, la menace à la bouche : « Espèce de nigaud…tu ne perds rien pour attendre, je n’ai pas dit mon dernier mot.»


                                                                    CHAPITRE XXV

                                                 

     Heureusement que les pluies tombées sur la ville et ses environs n’étaient pas accompagnées de bourrasques! Sinon, les conséquences eussent été encore plus graves. Pourtant, en dépit de cela, l’image de la ville était celle de la désolation. De partout, se voyaient des monticules de pierres et d’ordures. Ils ont été formés par les torrents dévalant les montagnes avoisinantes. Mais les zones les plus écorchées étaient constituées, bien entendu, par les cônes de déjection situés sur le littoral et ceux s’échelonnant sur les rives de ces torrents. Dans certains quartiers excentriques, on a vu des huttes plantées à même le lit desséché de ces torrents par des miséreux en quête d’un domicile, être emportées avec leurs habitants. En raison de l’insuffisance des moyens de contrôle urbains, personne ne saura jamais combien de personnes ont perdu la vie dans cette circonstance, pas plus que dans d’autres du même genre. Au centre de la ville, les dégâts étaient beaucoup moins importants en pertes de vies humaines, mais, ils l’étaient des dizaines de fois plus en biens matériels. Tout le long du parcours du torrent, de nombreuses voitures emportées par le courant jonchaient la chaussée, souvent tête-bêche, quand elles n’obstruaient pas l’entrée d’un magasin ou d’une résidence. On a vu une voiture entraînée par le courant emboutir un corbillard devant une résidence funéraire. Le convoi n’attendait que la baisse du niveau de l’eau pour prendre la route du cimetière.
     À la cité Z, la plupart des maisonnettes étaient inondées, voire, tout à fait impropres, désormais, à assurer le minimum de protection dont devraient se satisfaire les résidants. Il devenait urgent de leur apporter du secours. Cette catastrophe-car c’en était une pour un grand nombre de gens habitant les alentours de la ville-mobilisait tout le personnel de Bel espoir. Serge était anxieux de voir si Paola allait se mettre de la partie. Mais, malgré une attitude indolente qui ne permettait de présumer de rien, après que Claudine l’eut appelé en vue d’une brève rencontre, elle a trouvé un regain d’énergie pour se décider à y participer. Serge était heureux de l’occasion qui s’offrait à sa femme de se confronter à quelque chose qui ne pouvait pas manquer de la forcer à sortir d’elle-même et peut-être-qui sait?-à l’obliger à se regarder avec d’autres yeux. Il n’y a pas comme des catastrophes où il est question de vie et de mort pour porter les gens à relativiser les conditions de leur existence. Tous ceux qui ont fait la guerre ou qui sont passés à un cheveu de mourir connaissent l’impact de l’expérience sur leur échelle des valeurs. Bien entendu, Paola n’aura pas fait, elle-même, d’expériences traumatisantes; mais, ne peut-on pas compter sur le constat de réalités qu’elle serait portée à faire en visitant ces populations, dix fois sinistrées, pour la décentrer de ses problèmes intérieurs?
     En déposant Paola ce matin-là au bureau de Bel espoir, ces questions n’arrêtaient pas de trotter dans la tête de Serge. S’il n’était pas optimiste, il n’était pas non plus pessimiste. Il était trop lucide pour se pencher d’un côté comme de l’autre. Ce qui le réconfortait, si l’on peut dire, c’était de savoir qu’un résultat négatif ne sonnerait pas le glas de l’espoir chez lui. Dieu merci, il avait un autre fer au feu et ce fer n’était autre que son ami Jacques Chantraine. En attendant, il espérait que Paola remonterait le courant par elle-même. Ce serait autant de gagné sur l’imprévisibilité du futur, mais aussi, et ce n’est pas rien, sur la réaction de Paola à la présence du psychiatre.
     En allant visiter un quartier ce matin-là, à la Cité Z, Paola savait à quoi s’attendre. La situation lui avait été décrite par des membres de Bel espoir qui en revenaient. Mais, de voir de ses propres yeux le résultat des événements de la veille conférait une dimension particulière à la réalité. Elle voulait visiter, mais une fois sur place, elle se rendit compte que ce n’était pas possible. À l’eau qui avait pris possession des lieux pendant près de douze heures, succédait une étendue de boue s’élevant à mi-jambe, par endroits. Impossible pour qui voudrait dormir de songer à le faire, à moins de s’éloigner de ce milieu de tous les cauchemars. Et Paola se prit à penser aux gens obligés de survivre dans ces conditions, notamment, les parents des jeunes enfants prisonniers de toutes les contraintes dans leur lutte pour la vie.
     Pendant les deux ou trois jours qui ont suivi, elle se dépensera, sans compter, dans l’organisation des secours et la distribution des vivres aux sinistrés. Allant plus loin, elle convaincra l’équipe de Bel espoir de mettre sur pied une clinique de santé qui pourrait, sur place, soigner ces démunis. Le temps de recruter trois médecins favorables à ce projet et disponibles à y donner de leur temps, sans autre gratification que la transcendance de  la cause elle-même, elle se sentait galvanisée à le réussir.
     Sans connaître parfaitement tous les détails de la participation de sa femme aux activités de Bel espoir, Serge sentit bien que quelque chose avait changé en elle. Elle faisait montre, à sa manière, d’un entrain et d’une jovialité qu’on n’avait pas vus depuis assez longtemps et qu’on hésitait à appeler par leur nom, de peur de les voir se volatiliser. Et quand, pour avoir le cœur net, Serge se mit timidement à l’emmener sur ses activités de bienfaisance, c’est avec beaucoup d’émotions qu’elle s’étendit sur le sujet, y allant d’une description passionnée des conditions de la vie à la cité Z et de la façon dont Bel espoir y faisait face.
     Pendant le temps qu’elle parlait, Serge se remémorait d’autres moments où il l’avait entendue discourir si passionnément. C’était à New-York et à Montréal comme si l’air qu’on y respirait lui allait mieux. Malgré tout, il se félicitait de savoir que la gaieté n’avait pas disparu définitivement du cœur de sa femme. Elle était là, devant lui, à parler avec sa bouche, ses yeux et ses mains comme il croyait qu’elle avait oublié de faire depuis longtemps. Mais sa gaieté, il venait de le voir, était plutôt cachée, dormante, n’attendant que quelque prince charmant pour la réveiller.
     Sur le coup, il se souvint de Jacques Chantraine. Dès demain, au lieu d’attendre son appel, il téléphonerait lui-même pour annuler l’invitation à dîner. Il avait toujours eu des inquiétudes sur l’intervention éventuelle de Jacques. Maintenant, il avait la certitude que ce serait une bêtise. Il anticipait la réaction de sa femme : elle serait forte et négative en la présence du psychiatre. Elle aurait diablement raison, car la maladie dont elle souffrait avait besoin d’un médecin, pas nécessairement d’un psychiatre, plutôt un mari qui saurait mieux guérir la maladie de son âme. Lancé sur ce fantasme, il vogua longuement sur les ailes de l’imagination avant de revenir à la brume de la réalité. L’espace d’un instant, son personnage en sortit magnifié comme une sorte de démiurge à qui il incombait de recréer  les conditions idéales d’existence de sa dulcinée.
     L’après-midi de cette journée se passa sans histoire. Après un dîner plutôt frugal et un crochet au bureau pour expédier les affaires courantes, Serge se retrouva, un peu plus tard, sur un court de tennis, juste avant un séminaire sur une nouvelle organisation du travail dans l’entreprise. Il était fort tard quand il rentra; Paola était déjà couchée. Mais, qu’à cela ne tienne! N’avait-elle pas pris l’habitude, depuis quelque temps, de ne plus l’attendre? Ce qui importait, c’est qu’ils finissent toujours par se retrouver…
     De fait, ils se retrouveront le lendemain au petit déjeuner, elle, en instance de départ pour les bureaux de Bel espoir et lui, pour la Maison Saint-Pierre. Sitôt arrivé, Serge n’oubliera pas d’annuler l’invitation à dîner faite à son ami Jacques, prétextant des impératifs tout à fait imprévisibles. Maintenant que le trapéziste n’a pas de filet, dit-il, qu’allait-il faire? Et pendant une demi-heure, il se mit à penser à Paola et à ce qu’il lui convenait de faire pour être le prince charmant que réclamaient les circonstances.
     Mais quand sa secrétaire pénétra dans son bureau avec des dossiers pour sa signature, il se rendit compte, s’il était prêt à l’oublier, que la logique du travail n’est pas la même que celle du cœur. Bon gré, mal gré, il fallait que les activités marchent et que la vie suive son cours. Happé par son rôle de directeur, il remit à plus tard le temps de la réflexion et se laissa envahir par les problèmes d’organisation du travail.
     Ouvrant sa fenêtre, il observa les détritus éparpillés sur la chaussée, conséquence des pluies diluviennes des jours précédents. Il eut un mouvement d’indignation devant l’incurie des hommes politiques et, le temps de l’éclair, il pensa aux sophismes de Garceau pour le convaincre de son projet. Qu’importe, dans tout autre pays, il était certain que des décisions auraient déjà été prises pour que le centre-ville, qui concentre l’essentiel des activités commerciales de la ville et du pays, soit dépouillé de toutes les ordures qui l’encombrent. Il en était très déçu et reconnaissait, machinalement, que le tort principal de l’argumentation de Garceau était  d’abord sa provenance.
     Sur le plan des impératifs liés à sa fonction, la question de la propreté de la ville revêtait pour Serge une grande importance. Dans la semaine, il devait recevoir des visiteurs européens. Il ne pouvait, par conséquent, pas oublier l’impression positive qu’il avait gardée des villes visitées lors de son passage en France et en Suisse. Il aurait aimé leur présenter, sinon un décor équivalent par sa rectitude, du moins, un milieu acceptable par sa propreté. Mais, déjà, il avait compris que ce serait loin d’être le cas. Au contraire, en plus de divers domaines dans lesquels, il se voyait contraint de faire appel à l’obligeance des visiteurs, il serait requis de s’excuser aussi pour la saleté de la ville, obligation de laquelle, il eût pu être dispensé si seulement les services de voirie étaient à la hauteur…
     Ce soir-là, il regagna son domicile assez tôt, mais avec des préoccupations plein la tête touchant des dépenses imprévues à faire dans l’entreprise. Non seulement la production serait arrêtée pendant un certain temps, à cause d’une machine vieillotte, qu’on n’avait pas réussi à réparer, mais il allait devoir en commander une neuve en Allemagne. Au fond, plus que les dépenses requises par l’entretien de l’entreprise, ce qui le préoccupait surtout, c’était la discontinuité anticipée des livraisons à un moment critique où il essayait par tous les moyens de fidéliser sa clientèle.
     Ouvrant la télévision, il regarda sans voir les images d’un documentaire sur les fonds marins. C’est à peine s’il entendait entrer Paola qui lui demanda des nouvelles de sa journée. À un autre moment, cette question eût été une planche de salut pour amorcer la communication entre les deux, mais il se contenta de répondre : « une journée casse-gueule » sans tourner la tête. Après quelques tentatives laborieuses d’engager la conversation sur une piste quelconque, Paola quitta la pièce, laissant son mari dans ses pensées obscures.
     Quand, quelques minutes plus tard, elle entendit ce dernier entamer une conversation téléphonique, elle n’attendit pas longtemps, après avoir prêté l’oreille, avant d’identifier l’interlocutrice. Au terme de sa réflexion, Serge ne voulait pas attendre au lendemain pour soumettre à Claudine son idée sur le fonctionnement et l’avenir de l’entreprise.
     A compter de cet instant, sans même connaître l’objet de la conversation, Paola eut une réaction violente qui surprit tout le personnel de la maison. Une potiche chinoise, cadeau de voyage de son mari, a été fracassée contre le mur du salon ainsi que d’autres bibelots témoins des jours heureux du couple.  Puis, en sanglotant, elle se barricada dans sa chambre, au grand désarroi de Serge qui, dans l’intervalle, avait déposé le téléphone sans savoir, au demeurant, que la descente aux enfers venait de commencer.








                                               



















                                                              CHAPITRE  XXVI
                                            

     En arrivant au bureau ce matin-là, après avoir jeté un coup d’œil sur son journal, Serge s’installa confortablement avant de s’attaquer à un dossier. Avisant immédiatement une enveloppe qui trônait de guingois dans la corbeille à papier, il l’ouvrit et eut la surprise de sa vie. Une liasse de photos s’en échappa de laquelle il reconnut plusieurs situations où il était mis en scène. Après analyse, il les rangea en deux catégories : la première le montrait  en train de conférer avec des hommes dans deux endroits différents; dans la deuxième, on le voyait en compagnie de Claudine à différents moments, tantôt en train de danser avec elle dans ce qui semblait une salle de bal, tantôt dans un restaurant, au moment où il  l’embrassait.
     Dès le début, il paraissait clair que ces photos émanaient d’une volonté visant à lui nuire coûte que coûte. Pour être sûr de ne pas manquer son coup, le commanditaire de l’initiative s’est appliqué à agir sur deux tableaux à la fois, soit ceux présumés de ses accointances politiques et ceux de ses relations conjugales, histoire de bien ferrer le poisson.
     La première série de photos visait à le miner politiquement. Elles étaient quatre ou cinq et ont été prises à deux endroits différents avec les mêmes personnes dont M.Matteau, un homme politique bien connu. On prêtait à ce dernier les intentions de renverser le régime et de prendre le pouvoir. Arrêté à trois reprises, il n’a dû sa relaxation, à chaque fois, qu’à l’intervention de l’ambassade des États-Unis. Toujours dans la mire du gouvernement, il était néanmoins intouchable, mais pas les gens qui tournaient autour de lui. Plus d’un de ses fidèles se sont retrouvés, pendant longtemps, à l’ombre dans une situation très précaire quand ils n’étaient pas victimes d’«accidents».
     En ce qui concerne les photos où apparaît Claudine, ostensiblement, elles témoignaient d’une volonté de mettre du sable dans l’engrenage de la vie conjugale de Serge avant même son retour au pays. En effet, trois de ces photos dataient de l’époque où il résidait encore au Canada et le montraient en train de danser avec Claudine à l’hôtel Taïno; deux autres ont été prises au moment où il embrassait Claudine. Évidemment, la prise de vue a été orchestrée de manière à ne laisser apparaître dans le champ que Serge et Claudine comme si d’autres membres du personnel n’étaient pas là pour fêter l’anniversaire de cette dernière. Finalement, deux autres photos prises à des moments différents le montraient dînant avec Claudine.
     Bien entendu, aucune des photos ne faisait état de scènes très compromettantes ni sur le plan de la politique, ni sur celui de ses relations conjugales, mais leur capacité de nuisance n’était pas moins grande. Pour le comprendre, il faut se rappeler que par rapport au système politique comme par rapport à son comportement conjugal, Serge vivait dans l’ère du soupçon. Dans l’un comme dans l’autre cas, il lui suffisait la divulgation des photos auprès des intéressés pour que le renforcement non souhaité produise ses effets.
     De prime abord, pour couper l’herbe sous les pieds de Garceau, car il ne doutait pas de l’origine de ce chantage, il voulait les montrer à Paola. Mais après réflexion, il convint que les circonstances n’étaient pas propices pour une telle démarche. Elles risqueraient même d’être contre productives, compte tenu de l’état psychologique de sa femme.
     Les choses étaient plus claires sur le plan politique. A l’évidence, aucun geste ne pourrait le dédouaner. Bien qu’il n’ait fait que répondre à l’invitation de M. Matteau, beaucoup de ses adversaires seraient heureux de trouver un prétexte pour s’acharner contre lui. À ces derniers, il importait peu que sa présence aux côtés de l’homme politique soit fortuite : ils trouvaient la preuve dont ils avaient besoin pou l’incriminer.
     Pendant toute la journée, l’esprit de Serge resta figé sur ses préoccupations. Vers la fin de l’après-midi, histoire de trouver une dérivation à ses problèmes, il se surprit en train de longer, sans but véritable, le quadrilatère autour de la Maison Saint-Pierre. Ce ne fut pas facile en raison des séquelles de l’inondation. En contournant les flaques d’eaux, une foule grouillante se pressait sur le trottoir dans un jacassement indescriptible : un vendeur ambulant venait d’être fauché par une voiture. En attendant les secours, personne ne semblait se soucier des soins à lui apporter, se contentant, chacun, d’être en première loge pour assister au spectacle. Tant il est vrai, à ce qu’il lui semblait, que l’homme est friand du malheur de ses semblables. Se rendant compte que le blessé perdait son sang par une profonde coupure à son bras droit, avec l’aide de deux badauds, il entreprit de lui faire un garrot qui, fort heureusement, mit fin à l’épanchement sanguin. Après quoi, le tirant de la mare boueuse dans laquelle il s’étendait, il s’activa à lui prodiguer d’autres soins quand l’ambulance arriva.
     Il avait suffi de quelques minutes passées avec le blessé pour changer les idées de Serge. Car, quand il reprit sa promenade, c'est encore à lui qu’il pensait. Avait-il une femme, des enfants? Avait-il eu le temps de réaliser de quoi faire vivre sa famille pour la journée? Ils étaient des milliers comme lui, vendeurs ambulants, portefaix, chômeurs en quête de tous les petits boulots…qui s’agitaient dans la foire urbaine pour la perpétuation de la vie sans autre assurance que l’espoir! Et cette prise de conscience le transportait loin de ses préoccupations, sur les idéaux de générosité de sa jeunesse obscurcis par les alluvions de la vie. Il fut envahi, tout à coup, par un sentiment de nostalgie comme s’il s’était éloigné depuis longtemps de sa patrie.
     Ayant fait le tour du quadrilatère, il se retrouva à l’entrée de la Maison Saint-Pierre. Machinalement, il poussa la porte principale où le cliquetis des machines à écrire le ramena à la réalité de son travail. Ouvrant son agenda, il pria sa secrétaire de joindre à en Floride un de ses représentants commerciaux, pendant qu’il compulsait un dossier à son bureau. Après quelques minutes, elle le mit en communication avec Miami où il apprit une bonne nouvelle. En raison de l’accueil fait au Landis et surtout au Rhumac, les prochaines commandes pourraient connaître une progression de huit à dix pour cent. Depuis que ces nouveaux produits ont été lancés, c’était les meilleurs feed-back reçus. Tout de suite, il pensa à Claudine à qui il avait hâte de communiquer la nouvelle. Il avait, certainement, d’autres tâches à remplir au bureau cet après-midi-là, mais dans l’état psychologique où il se trouvait, il considérait qu’il en avait fini pour la journée. Et, prenant l’enveloppe de photos, il quitta prestement le bureau. Il ne rentra pas à la maison comme il se proposait au départ. Vu la connaissance que Claudine avait accumulée sur le plan de la grammaire des comportements politiques, il voudrait connaître son opinion sur le rapprochement qui est fait entre M.Matteau et lui. Jusqu’où peut aller la vindicte politique contre quelqu’un identifié comme l’ennemi? Il avait une certaine idée de la réponse à la question, mais il voulait la valider auprès de l’opinion de Claudine à ce sujet. Sachant où il pouvait la trouver, soit à l’aéroport où elle accompagnait une amie en partance pour l’Europe, il arriva après le décollage de l’avion. Claudine venait à peine de regagner sa voiture pour s’en retourner, mais de bon gré, elle renvoya ce projet et accepta l’invitation de Serge de commencer la soirée au restaurant.
     Claudine était heureuse d’apprendre que les nouveaux produits de l’entreprise avaient connu un bon début en Floride. Elle souhaitait un accueil équivalent à d’autres régions des États-Unis et en Europe, tout en étant sceptique d’une pareille éventualité. Malgré le marketing entourant la diffusion de ces produits dans les vieux pays, elle avait des doutes sur la possibilité d’une percée vraiment significative.
      Après avoir conféré quelques minutes sur les activités de l’entreprise à l’intérieur et sa tentative de pénétration sur le marché des boissons alcoolisées à l’extérieur, Serge exhiba de sa poche les photos politiquement problématiques. Comme prévu, Claudine ne vit pas d’un bon œil l’interprétation qui pourrait être faite dans les milieux gouvernementaux de la présence de Serge à côté de M. Matteau. Le maître-chanteur avait un atout dans sa manche. Elle ne pensait pas que cette carte serait nécessairement jouée. Son économie résidait dans sa force de pression. C’est pourquoi il paraissait stratégique à son adversaire d’en faire connaître l’existence. Sans entrer dans le jeu du manipulateur, il lui semblait, néanmoins, important d’en tenir compte, quand ce ne serait que pour ne pas se compliquer la vie.
     Malgré l’envie qui l’étreignait, il ne daigna pas évoquer les autres photos où apparaissait Claudine. La démarche comportait une trop grande menace à la désintégration de son couple pour en discuter avec une personne comme Claudine. Et pour être sûr qu’il ne céderait pas à ses désirs, il proposa, dès la fin de dessert, de quitter les lieux.
     Reprenant sa voiture, il se dirigea dare-dare chez lui, la tête bourdonnante de mille préoccupations concernant, d’une part, le chantage dont il était l’objet et, d’autre part, le comportement énigmatique de sa femme. Mais, avant de franchir le seuil de sa demeure, par le couvre-feu général, il subodora quelque chose d’incongru dans la vie de la maison. Puis, après avoir essayé vainement d’entrer dans la chambre conjugale, il choisit de retraiter pour la nuit dans celle des amis. Après avoir passé en revue le film de la journée et essayé de trouver la voie de sortie du labyrinthe, il se laissa gagner par le sommeil jusqu’au matin.
     Comme à cette heure, sa chambre était encore fermée, il se rendit à son travail sans voir Paola. Mais une fois au bureau, gagné par l’angoisse, il reprit le chemin du retour. Sa mère, rencontrée en rentrant, l’informa que sa femme n’avait pas quitté sa chambre depuis deux jours. Au moment d’aller frapper à sa porte, il vit défiler dans son esprit les événements à l’origine de son esclandre, sans comprendre que la jalousie pourrait la pousser à de tels comportements. Mais il avait beau frapper, elle demeurait intraitable.   
     Enfermée dans sa chambre, Paola n’en sortait plus qu’en l’absence de son mari ou lorsque des impératifs personnels l’y contraignaient. Pendant des jours, Serge utilisait tous les moyens possibles sans parvenir à la convaincre d’ouvrir la porte. Et comme si la cause de son isolement, à l’instar d’un volcan qui submergerait tout sur son passage, avait annihilé toutes les dimensions de sa vie personnelle et sociale, elle avait cessé de fréquenter Bel espoir et pris ses distances avec des collègues avec qui elle avait développé des amitiés. Seul l’appel de Daniel avait pu l’émouvoir. S’apercevant de cela, Serge avait essayé d’exploiter ce canal de communication, mais son entreprise avait tourné court quand Paola s’en était aperçue. Finalement, pour empêcher que son fils ne pâtît de son stratagème, Serge avait pris son parti de s’abstenir de passer par lui.
     Pendant les premiers jours, le comportement de Paola dérangeait beaucoup le rythme de la vie dans la maison, mais on ne s’en alarma pas outre mesure. On y voyait une toquade passagère, avant de commencer  à s'émouvoir, au début  de la deuxième semaine.
          Seule dans sa chambre, Paola s’étiolait peu à peu. Les premiers à se rendre compte de visu furent les gens de service, et la première à jeter l’alarme fut la bonne qui faisait office, à la fois, de femme de chambre et d’aide-cuisinière.  Elle se désespérait de voir que sa maîtresse touchait peu aux repas qu’elle lui apportait tous les jours. En même temps, elle constatait qu’elle avait quelque chose de blême dans son visage comme si sa peau était pulvérulente. Mais ce qui la touchait davantage, c’était de voir sa maîtresse, naguère si coquette, laisser ses cheveux à l’abandon comme une terre en friche.
          Passe encore si cette négligence sur sa personne était circonscrite à sa chambre, mais, certains jours, en l’absence de M. Valcour, il lui arrivait de la voir longer les couloirs, silencieusement effarouchée, comme un animal évadé de sa cage. Un soir, on l’avait aperçue en train d’errer dans le jardin comme un fantôme.
            Son comportement alimentait la conversation des gens de service depuis des jours. Les uns et les autres n’arrivaient pas à s’expliquer la cause de sa retraite. Ils étaient, bien entendu, au courant de la fameuse scène au cours de laquelle des bibelots avaient volé en éclats, mais comme le geste ne s’accompagnait pas d’échanges de propos, il ne leur était pas intelligible. Ils avaient compris, néanmoins, que la maladie dont elle était frappée, si c’était le cas, avait ceci de singulier qu’elle l’obligeait à s’abstraire de toute présence humaine, y compris de celle de son mari.
          La situation avait semblé inspirer une pensée lubrique au jardinier. Elle était cependant restée mort-née quand la cuisinière, qui connaissait bien l’esprit tortueux et malsain de ce dernier et qui lisait dans ses yeux, l’avait foudroyé de ses regards.
          N’empêche que cette situation aurait pu demeurer longtemps une histoire dans les annales de la maison Valcour, sans les confidences d’un membre du personnel de service. C’est ainsi que peu à peu, les gens du quartier en vinrent à savoir que depuis environ un mois, M. Valcour était refoulé de la chambre conjugale par sa femme et qu’il pouvait passer plusieurs jours sans même l’apercevoir.
          Serge vivait cette situation comme un cauchemar. D’une part, il ne comprenait guère que Paola voulût s’isoler dans sa chambre. La justification de sa colère n’avait pas été faite. On était donc en présence d’une opération factice dans ses objectifs et sa légitimité et qui lui enlevait néanmoins toute possibilité de clarification de la situation du couple. Quand l’incident était survenu et que sa femme commençait à adopter ce comportement, il en était dépité. Il croyait, néanmoins, que sa retraite serait de courte durée : peut-être un jour ou deux; à la rigueur, une semaine. Mais, jamais il ne lui serait venu à l’esprit qu’il pourrait passer des semaines sans même la voir.
          A quelques reprises, il avait songé à l’idée de l’intervention du psychiatre, mais il avait vite fait de convenir que, dans les circonstances, cela devenait tout bonnement impraticable. Voilà pourquoi il crut bon d’envisager d’autres solutions, sans en apercevoir de pertinentes à l’horizon. Ainsi, se sentait-il condamné à attendre qu’elle veuille bien mettre fin à sa retraite.
          Un jour que Serge visitait un chantier de construction près de l’aéroport, il tomba sur un ami de son quartier qui, à son air, le trouva pitoyable. La réaction de Serge en fut une d’étonnement; ce qui porta son interlocuteur à vérifier si tout allait pour le mieux dans sa famille. Devant sa réponse affirmative, il lui dit :
     -- Mes informations sont probablement fausses car je croyais que ta femme était malade.
    --Où as-tu eu cette information, répondit Serge
    -- D’un ami rencontré par hasard lors d’une partie de tennis.
    Serge prenait conscience pour la première fois, que les problèmes qui le chipotaient et qu’il croyait circonscrits entre les quatre murs de sa maison avaient déjà quitté ce périmètre, pour s’étendre à travers les cercles sociaux de ses fréquentations ou de ses connaissances. A ce moment précis de sa réflexion, une question l’obsédait : que savait-on vraiment des problèmes de sa famille? Était-ce simplement la maladie de Paola ou autre chose?
          L’autre question qui le préoccupait concernait l’éventail de ses amis et connaissances au courant de ses déboires conjugaux. Était-ce possible que les gens avec qui il avait eu une réunion d’affaires la semaine dernière avaient été au courant de sa situation familiale? Plus il réfléchissait, plus il en voyait, a posteriori, des indices. Des remarques qui apparaissaient anodines alors, prenaient maintenant tout leur sens. Il eut l’impression d’avoir été dans une maison de verre sans même le savoir et d’y être encore pour longtemps. Cela l’horripilait au plus haut point. Il avait toujours considéré comme sacré l’espace de sa vie privée et sa mise à nu, à son insu, était vécue à l’instar d’une grande déception au plan personnel, un peu comme si, par cette expérience, il avait fait la preuve de son incapacité à gérer convenablement le dernier bastion de sa sécurité et de celle de sa famille.
          Cette prise de conscience le remit, encore une fois, dans la nécessité de faire quelque chose pour sortir de cette impasse psychologique. Mais, il n’avait pas pris de temps à se rendre compte que les termes du problème n’avaient pas changé : c’était le même mur infranchissable que lui opposait le comportement de sa femme. Il était prêt, après avoir tout envisagé, à appeler Chantraine et à voir avec lui ce qu’il convenait de faire quand il reçut un appel de sa mère : Paola n’a pas donné signe de vie depuis ce matin. Contrairement à l’habitude, elle n’a pas ouvert à la bonne allée lui apporter son déjeuner. Subitement les lumières du bureau de Serge s’éteignirent. Ouvrant la fenêtre, il remarqua que la pénombre avait envahi le jardin et l’espace alentour. Une coupure d’électricité! se dit-il. Et il pensait que ce n’était pas le moindre des paradoxes que ce phénomène qui dérangeait peut-être des dizaines de milliers de gens fût moins important pour lui que le black-out qu’il sentait au fond de lui.




























                                                  CHAPITRE  XXVII

      Il serait faux de dire que l’appel de sa mère n’a pas causé un certain émoi à Serge, surtout à cause de l’inquiétude de cette dernière. Mais pour un homme qui n’a pas vu sa femme depuis plus d’un  mois, une demi-journée de plus ne comportait rien de dramatique. Bien entendu, après les affaires de l’entreprise, il s’abstiendrait d’aller lancer quelques balles au court de tennis, comme il se le proposait, pour rentrer à la maison. En attendant, il ne changerait rien à son horaire et s’occuperait de voir comment on pourrait arriver à maintenir la production, en attendant la livraison des machines. Il avait pris rendez-vous, à cette fin, avec le chef des opérations. Et pour être plus au fait de la situation, il avait décidé de se transporter sur les lieux, c’est-à-dire, à l’usine de transformation, dans la banlieue Nord de la ville.
          Comme il s’y attendait, le processus de production s’avérait laborieux. Il pouvait permettre d’alimenter la consommation intérieure, mais se voulait tout à fait  insuffisant. pour satisfaire la demande extérieure.Par conséquent, comptait-il, dès le lendemain, entrer en communication avec le manufacturier allemand afin d’accélérer la livraison attendue. Il pensait que si l’installation des machines pouvait se faire dans l’intervalle d’un mois, l’entreprise n’aurait pas à souffrir outre mesure de la situation. Dans le cas contraire, il devrait prévenir ses fournisseurs, comme ses clients, d’une discontinuité temporaire dans les approvisionnements.
          Il était dépité mais pas abattu. Les choses auraient pu être pires. C’était déjà quelque chose que les machines soient disponibles en stock et qu’il n’eût pas à attendre qu’on les fabrique spécialement pour lui. Non seulement seraient-elles plus chères, mais de plus, le délai d’attente risquerait d’être incroyablement plus long; cela se solderait inévitablement par une baisse sensible du chiffre d’affaires de l’entreprise.
          Tout en se rendant chez lui, il pensait à toutes ces choses. Il avait fait le trajet sans trop s’en rendre compte. Tout s’était passé comme si sa voiture se dirigeait toute seule, sans aucune intervention de sa part. C’est en franchissant le dernier tournant, avant de parvenir à son domicile, que l’image de Paola s’imposa à lui. Non qu’elle fût absente de son esprit : elle y était en permanence, mais associée à un sentiment d’angoisse et d’ennui, une inquiétude lancinante ou un problème pour lequel il n’avait pas encore de solution. Elle était logée, si l’on peut dire, en attente, à l’arrière-scène de sa conscience. En voyant le jardinier ouvrir  la grande porte de fer du portail, c’est une autre image de Paola qui s’était superposée à la première, une image qu’il n’avait pas visitée depuis longtemps et qu’il aimerait, de tout son cœur, garder prisonnière. C’est à cette Paola-là qu’il allait, si possible, tenter de s’expliquer et, d’elle aussi, qu’il comptait essayer de gagner la confiance.
          Il ne savait pas ce qui s’était passé en son absence, ni même s’il s’était passé quelque chose. Quelle que soit la situation, il espérait voir créer les conditions rendant possible une rencontre avec sa femme. Il stationna sa voiture et monta les marches deux par deux. Dans le vestibule, il rencontra sa mère qui lui confirma, à nouveau, que Paola n’a pas donné signe de vie. Il se dirigea à sa chambre et l’appela à plusieurs reprises sans rien entendre. Après quelques moments d’hésitation, sur les conseils de sa mère, il consentit à enfoncer la porte. Ce ne fut pas facile, mais, après plusieurs tentatives, il finit par l’ouvrir pour s’apercevoir que Paola n’y était pas.
          Paradoxe étrange : Serge était à la fois heureux et angoissé. Pendant tout le temps qu’il essayait d’entrer dans la chambre, il n’arrivait pas à se départir de l’idée que Paola avait peut-être succombé à une crise cardiaque ou quelque chose du genre. Dans ce sens, de ne pas la voir le rassurait. Mais, si elle n’était pas dans la maison, où pouvait-elle se trouver? Après avoir émis plusieurs hypothèses, Serge et sa mère étaient d’avis qu’ils n’avaient pas le choix : ils devaient attendre qu’elle rentre. Ils pensaient qu’elle le ferait avant la nuit. Mais au fur et à mesure que les heures passaient, le filet d’espoir rétrécissait jusqu’à disparaître complètement au moment de prendre la disposition d’aller se coucher.
          Une dernière fois, Serge descendit au rez-de-chaussée et scruta tous les recoins de la maison, puis, munie d’une lampe de poche, il s’aventura dans le jardin. Un croissant de lune traînait encore dans le ciel avant de disparaître derrière la cime des arbres. Le croassement inattendu d’une grenouille le fit sursauter étrangement, lui rappelant certaines frayeurs adolescentes quand il s’aventurait dans l’obscurité de la nuit. Puis, après avoir fait le tour de la maison et n’avoir rien trouvé d’anormal, il monta à sa chambre et se décida à se coucher. Il était certain qu’il n’allait pas fermer l’œil; de fait, il ne dormit pas. Où Paola pouvait-elle être à cette heure? Cette question, il se la posait comme une incantation pour la centième fois. Dans le silence et l’obscurité de sa chambre, son imagination furibonde se lança dans toutes les directions. Il voyait des images de folie, de mort et d’autres qu’il pouvait à peine formuler, qu’il se dépêchait de chasser de son esprit, mais qui revenaient souvent par d’autres chemins, pour le maintenir dans la seule obsession de l’instant : où Paola pouvait-elle être à cette heure?
          Quand l’horloge de la bibliothèque sonna trois heures, il se prit à penser que l’aurore n’était pas loin et qu’il lui faudra se lever bientôt. Mais pour quoi faire? Il n’avait pas le courage d’aller au bureau. D’ailleurs, si importante qu’était sa présence aux commandes, à ce moment crucial où se jouait l’avenir de l’entreprise, elle le fut davantage à la maison, à essayer de trouver les traces de sa femme. Cela dit, il ne savait pas encore par quoi il allait commencer. C’est alors qu’il eut l’idée d’aller visiter les lieux où Paola avait vécu le mois dernier. La porte de la garde-robe était ouverte. Il ne lui semblait pas que beaucoup de vêtements manquaient. Donc, rien de ce côté ne lui paraissait significatif. Se basant sur les informations de la bonne en ce qui à trait à la négligence de son maintien, il s’attendait à ce que les lieux soient en désordre; mais, ce ne fut pas le cas. Chaque chose était à sa place et la couverture du lit bien tirée, comme si elle s’était gardée de s’y étendre, après avoir tout arrangé. Sur la table de chevet, une bible était ouverte  aux pages du Cantique des Cantiques. Dans la chambre flottait un parfum dont Serge raffolait et qui indiquait qu’elle s’en était aspergée avant de sortir. Le parfum était étroitement associé à une de ses robes favorites. La dernière fois qu’elle l’avait portée, c’était à l’occasion d’un mariage, sur ses propres instances. Au retour, il l’avait félicitée de son élégance, en lui disant qu’elle était mieux habillée que toutes les femmes présentes. Elle lui en avait su gré de ce compliment et le manifesta par sa joie. Et du coup, Serge eut l’idée d’aller voir si la robe était dans la penderie. Il ne la  trouva pas, comme d’ailleurs le collier de perles qu’elle portait ce jour-là, ni, non plus, la gourmette de platine qu’il lui avait donnée pour son anniversaire.
           Pendant quelques instants, Serge s’affairait à regarder partout dans la chambre quand ses regards se portèrent sur un sac de cuir qui pendait à la porte de la garde-robe. Il se dépêcha de l’ouvrir pour s’apercevoir qu’il contenait, en plus d’un montant d’argent, tous les papiers d’identité de Paola. Cette découverte le dérouta complètement. Comment comprendre qu’elle soit sortie sans penser à prendre ses papiers d’identité, elle qui n’avait jamais manqué de le faire auparavant? C’est un réflexe, se plaisait-elle à dire, qu’elle avait hérité de ses séjours à l’étranger.
           Dans une volonté de s’expliquer les événements, Serge commençait à considérer la hâte avec laquelle elle avait dû quitter la maison. Il l’imaginait succombant à une pression irrésistible pour sortir ainsi dépourvue. Mais, en tenant compte, par ailleurs, des soins qu’elle avait mis à s’habiller, il trouvait que les deux images n’allaient pas bien ensemble et décida de laisser en suspens cette voie de réflexion. Il ne s’en éloigna pas beaucoup, car il était automatiquement ramené à la question de savoir ce qu’il devait faire pour retrouver sa femme.
          Il voudrait s’informer auprès de quelques amis de la famille si, d’aventure, on n’avait pas de ses nouvelles. Mais ce procédé le déplairait grandement. Ce serait ouvrir la porte à l’intrusion dans sa vie familiale. Il n’avait peut-être pas de squelettes dans les placards, mais le comportement de sa femme en valait bien une. De toute façon, porter les autres à frayer un chemin dans son intimité lui apparaissait suffisamment répugnant pour tergiverser toute la journée. Vers le soir, après s’être laissé convaincre par sa mère, il composa le numéro d’un ami qui résidait sur les hauteurs de la ville. Il voulait, au moins, lui donner l’occasion de l’entretenir si, par hasard, il avait quelque chose à lui dire au sujet de sa femme. Mais, après avoir parlé de choses et d’autres et s’être fait demander des nouvelles de sa mère et de Paola, il comprit qu’il n’avait rien à attendre de cette source. Il utilisa le même procédé une douzaine de fois sans rien tirer de ses amis.
          C’est à ce moment-là que commença à s’imposer à lui une solution qu’il avait d’abord rejetée. Il s’agissait d’alerter la police de la disparition de Paola. Mais, au fur et à mesure que le crépuscule enveloppait la montagne pour en faire, de sa chambre, une masse informe et noirâtre, il était saisi par une impression bizarre de mélancolie et de désespoir. C’est à ce moment-là qu’il se sentait poussé à s’ouvrir à la police. Malgré tout, il décrocha le téléphone comme à reculons. Le policier qui reçut sa plainte, par son indifférence, semblait obéir à un mécanisme. On pourrait croire qu’il enregistrait le centième cas de disparition de la demi-journée. Il commença à s’animer seulement quand il sut que la personne, à l’autre bout du fil, n’était autre que M. Valcour de La Maison Saint-Pierre. Serge l’entendit échanger quelques mots avec, probablement, un collègue, avant de lui revenir et de lui demander s’ils s’étaient disputés et si elle avait des raisons de quitter la maison. A quoi, il répondit par la négative. Il aurait pu ajouter ce qu’il en était de leurs relations conjugales, mais il s’abstint d’en faire état. Plus tard, requis de donner des indices sur sa personne et les vêtements qu’elle portait, il soulignait qu’il n’avait aucune certitude sur sa façon de s’habiller au moment de quitter la maison, mais il crut bon de signaler les vêtements qui manquaient. A la question du policier de savoir si elle en était à sa première fugue et si on lui connaissait des aventures extraconjugales, Serge avala sa salive de travers et faillit s’étouffer. Il ne s’attendait nullement à une telle question qu’il trouva, un tantinet, impertinente. Néanmoins, il s’exécuta en donnant une réponse négative. Pour finir, le policier lui dit que ses renseignements seront relayés par les autres postes de police et qu’on le maintiendra au courant des recherches.
          Il avait à peine fini son entretien avec le bureau de police qu’il dut répondre aux questions de Daniel, aux désespoirs de l’absence de sa mère. Auparavant, il avait assuré l’enfant que sa mère ne tarderait pas à revenir. Il se disait certain qu’elle était en visite chez des amis. Mais l’enfant continuait à s’impatienter de la durée de cette visite. Il ne comprenait pas pourquoi son père n’était pas de la partie, ni pourquoi sa mère n’avait pas songé à donner de ses nouvelles. Mais, à chacune de ses questions, Serge croyait avoir trouvé la réponse et le ton qui convenaient.
          Pourtant, parce que les propos de Serge démentaient chez lui une certaine dose d’angoisse qu’il n’arrivait pas à neutraliser complètement, l’enfant avait senti le besoin de confronter les réponses de son père à celles de sa grand-mère. Mais, là aussi, il fit face à la même dissonance entre des propos sécurisants et une attitude qui ne laissait pas de présenter sa touche d’anxiété.
          Quoi qu’il en soit, le père comme la grand-mère comprit qu’il leur fallait être discret pour ne pas trop inquiéter Daniel. Quand ils devaient faire le point sur la situation, ils attendaient qu’il soit à l’école ou  endormi. Depuis quelque temps en effet, l’enfant assistait à un certain changement dans l’attitude de sa mère à son égard. Alors que celle-ci avait l’habitude de l’accompagner à ses leçons de violon, à compter des deux dernières semaines, elle semblait s’en désintéresser et ne tenait plus à être présente en ces circonstances, se contentant, à l’occasion, de lui rappeler la nécessité de ses exercices musicaux.
          Par ailleurs, Daniel ne comprenait pas que sa mère ait choisi de s’isoler dans sa chambre, comme si elle et son père ne s’entendaient plus; ce qui, de son point de vue, équivalait à une totale aberration. Depuis quelque temps, il avait assisté à trop de changements dans sa famille pour  être capable d’en accepter un de plus. Dans sa tête d’enfant, il semblait avoir considéré que l’absence prolongée de sa mère avait, cette fois-ci, dépassé la mesure. D’où sa tristesse, en revenant de l’école, de voir qu’elle était encore absente. Pour la première fois, il refusa d’aller se coucher, malgré l’insistance de sa grand-mère. Se rendait-il compte qu’il n’allait pas pouvoir dormir ou voulait-il seulement être éveillé quand elle rentrerait? Son père appelé à la rescousse n’a pas pu obtenir autre chose que de le voir gagner sa chambre. Là, plutôt que d’entrer sous les draps, il s’était mis à feuilleter un recueil de  bandes dessinées, en prêtant l’oreille à tout ce qui se passait dans le salon. 
          Mais le sommeil avait fini par avoir raison de lui. Quand son père vint le voir avant de gagner sa chambre, c’est lui qui le transporta endormi dans son lit, en veillant bien à ce qu’il ne soit pas réveillé. De fait, après avoir fermé la fenêtre, il s’éclipsa de la chambre sur la pointe des pieds.
          Il était l’heure d’aller à l’école quand il se leva le lendemain. Serge avait déjà quitté la maison pour se rendre à son travail. Quant à sa grand-mère, elle essayait de lire un livre dans un coin du salon. Il n’a pas eu besoin de demander si sa mère était rentrée : il y avait un je ne sais quoi dans la maison qui lui indiquait que la situation n’avait pas changé. Il le voyait d’ailleurs partout, dans les yeux de sa grand-mère, dans ceux de la bonne et de la cuisinière et jusque dans la disposition de certains objets au salon et le son étouffé des voix dans le couloir.
          C’était le règne de la morosité dans cette maison depuis déjà quelque temps, mais cette morosité venait de s’aggraver avec l’instauration d’une nette atmosphère de deuil qui allait s’étendre sur deux ou trois jours. Le matin, silencieusement, Serge franchissait le portail de la maison pour se rendre à son bureau et il en faisait de même le soir, s’y enfermant et toujours prêt à se jeter sur le téléphone au premier tintement.
          Quand un matin, au moment d’aller travailler, il reçut un appel de la police, son cœur faillit s’arrêter. On aimerait qu’il passe au poste, car on avait des choses à lui demander. Changeant prestement de destination, il se dirigea in petto au bureau de la police où, il se trouva en présence d’un colosse qui lui demanda s’il était M. Valcour. Après un signe affirmatif de la tête, le policier lui dit :
          --M Valcour, nous craignons de devoir vous donner de mauvaises nouvelles. Le signalement que vous avez donné, nous croyons l’avoir trouvé chez une noyée repêchée près du rivage, à l’entrée Sud de la ville. Nous avons besoin de vous pour l’identifier.
          Serge reçut cette nouvelle comme un coup de massue. Un double coup de massue : sa femme  serait trouvée morte; et si cela se confirme, la responsabilité lui reviendrait. Il n’avait pas de doute là-dessus. C’est lui qui l’aurait poussée à noyer sa peine dans la mort. Jusqu’ici, il avait envisagé toutes les possibilités, même sa mort accidentelle! Mais l’éventualité d’avoir à l’identifier à la morgue ne lui avait pas traversé l’esprit. Car ce qui serait étonnant, c’est que ce soit vraiment elle, la noyée. Qu’elle ait choisi ce moyen pour couper le fil de sa vie, malgré sa peur maladive de l’eau!  Il y a quelque chose qui ne collait pas avec l’image qu’il avait d’elle. Quand elle allait à la plage, dès qu’elle avait de l’eau à mi-jambe, elle commençait à s’affoler…
          La voix du policier devant lui dans la voiture le sortit de ses sombres pensées.
         --Votre femme, dit-il, était-elle suicidaire?
         --Non, pas que je sache, répondit Serge.
          --Voulez-vous dire qu’elle aurait pu l’être sans que vous le sachiez?
          --Je veux dire que je n’ai jamais vu d’indices d’une telle tendance chez elle.
         Et après une pause :
          --Sauf que si j’avais à apprécier son comportement aujourd’hui, je prendrais davantage en compte l’abandon par elle de certaines activités, et même une inclination à l’isolement qui pourraient être le signe d’une certaine dépression.
          --Et qu’avez-vous fait en constatant ces choses?
          --C’est maintenant seulement que ces choses, comme vous dites, prennent une grande signification pour moi. Auparavant, je ne faisais pas ces liens…
          --Auparavant dites-vous…Ça remonte à combien de temps?
          --Peut-être deux ou trois mois.
          --Oh! Et vous n’avez rien fait pendant tout ce temps!
          Serge n’était pas content de la circonspection perçue dans les propos du policier. C’était déjà assez qu’il se sente coupable en dépit de son indignation et de sa douleur. Il n’avait pas besoin que quelqu’un et, encore moins un flic, l’accule davantage au pied du mur et le force à reconnaître sa responsabilité. S’il s’avérait que la morte fût vraiment sa femme, allait-il l’accuser pour non-assistance à personne en danger?
          La voiture s’immobilisa près du trottoir et les deux hommes en descendirent rapidement, pénétrèrent à l’intérieur de l’édifice qui n’était pas un hôpital comme le croyait Serge et se dirigèrent vers la morgue. Après avoir conféré avec le préposé aux services, le policier invita ce dernier à le conduire à la section des macchabées.
          C’est la première fois que Serge franchissait le seuil de ce lieu macabre. Une odeur bizarre l’accueillit dont il n’était pas sûr si elle émanait de l’environnement ou était plutôt le fruit de son imagination. Dès que le préposé actionna le tiroir où gisait la morte, il n’y avait plus de doute possible : il venait de reconnaître sa femme. Après un début stoïque où il se contenta d’écarquiller ses yeux hagards, son comportement changea inopinément et se manifesta par un torrent de larmes devant Paola étendue. Attifée comme lors du mariage, elle portait la robe émeraude que son mari aimait. Les yeux clos, la bouche fermée en une moue étrange, elle donnait l’impression que la mort l’avait surprise en train de mordre un citron. Ses cheveux ébouriffés rendaient un peu insolite l’éclat de ses boucles d’oreilles et de son collier de perles. Elle avait été repêchée par un détachement de la police côtière.
          Serge était sidéré du spectacle qu’il avait devant lui. Il était alors certain qu’il s’agissait d’un cas de suicide. Un cas de suicide, il s’en rendait compte maintenant, qui  résultait d’une rupture de la parole, de la communication entre eux. Comment en était-elle arrivée là? En tout cas, le spectacle ne lui apparaissait pas la revanche, post-mortem, d’une suicidée contre son entourage, comme cela arrive souvent, mais plutôt quelque chose qui se voulait une élégie émouvante qui lui allait droit au cœur. Dans son désespoir, Paola avait trouvé la force nécessaire, au moment de quitter ce monde, de lui faire signe, ce que naguère il aurait perçu comme une preuve de son amour. N’empêche, la symbolique du geste lui valut une certaine déception, celle de n’avoir pas su décrypter les signes de son désespoir.
     Bien sûr, il savait qu’en assumant la direction de La Maison Saint-Pierre, il soumettait Paola, par le fait même, à une situation psychologique difficile. Mais, jusqu’à ce matin, il avait la naïveté de croire que ces difficultés pouvaient être surmontées avec un peu d’ouverture d’esprit, s’il s’évertuait à ne pas jeter de l’huile sur le feu. Jusqu’à un certain point, il pensait même y avoir réussi, mais la preuve du contraire venait d’être faite. C’était, selon lui, la signification de son suicide.
          A compter de ce moment, ce fut la quête effrénée en vue d’appréhender, dans le passé récent, ses propres moments de faiblesse ou d’inconséquence, afin d’essayer de saisir le fil conducteur du drame familial.  Il se souvenait d’une remarque que Paola avait eu à faire à un moment où il était entré tard de son bureau : « J’espère de tout mon cœur, avait-elle dit, que tu n’auras jamais à regretter tes silences. » A une époque où l’ombre de Claudine planait sur leurs relations, il aurait pu expliquer à Paola les contraintes administratives qui l’avaient empêché de quitter le bureau à l’heure normale, mais aiguillonné par on ne sait quel démon, il avait préféré garder le silence et, par le fait même, semant le doute dans l’esprit de sa femme. Si cette attitude était isolée, elle ne tirerait pas à conséquence, mais Serge était convaincu qu’elle se retrouvait souvent dans ses interactions avec Paola au cours de la dernière année.
          Par ailleurs, il doutait qu’il eût toujours su capter les signaux que Paola lui avait envoyés. Il y avait en effet des perches tendues qu’il n’avait pas su prendre.
          Cette prise de conscience jeta Serge dans une totale confusion. Alors qu’auparavant,  il craignait presque d’être accusé de non-assistance à personne en danger, maintenant, la culpabilité aidant, il trouverait presque légitime une pareille accusation. Ainsi en va-t-il de la culpabilité qui, selon l’aveu de Laurence Durell, « se hâte toujours vers son double complémentaire, le châtiment : c’est là seulement qu’elle trouve l’apaisement. » Mais, l’accusation attendue ne venait pas, comme bien entendu, le châtiment confusément espéré.













                                                       CHAPITRE  XXVIII

Les gens gravitant autour de Serge et qui étaient au courant des particularités de sa vie sentimentale n’étaient pas nombreux. Néanmoins, ils étaient très empressés auprès de lui pour l’aider à traverser la période de deuil. Depuis la découverte du cadavre de Paola dans les conditions que l’on connaît, le comportement de Serge n’avait cessé d’inquiéter les gens de son entourage. Au début, ils croyaient que son chagrin allait se résorber au fur et à mesure que le temps passerait. Quand l’événement des funérailles eut ses six mois, on commençait à trouver que Serge était atteint plus profondément qu’on ne l’avait cru  Il allait normalement à son travail, mais, une fois revenu, il ne sortait plus comme par le passé. Il s’enfermait dans sa bibliothèque et ne mettait le nez dehors que pour les repas pris, parfois seul et, le plus souvent, avec son fils et sa mère. Il n’allait plus au théâtre ou au cinéma et fuyait ses amis. Les seuls qu’il voyait étaient ceux qui venaient le visiter comme, par exemple, Claudine et ses amis de Bel espoir. En ces occasions, il affectait une bonne humeur qui ne donnait le change qu’aux moins proches. En tout cas, pas à sa mère et, surtout, à Claudine lassée de voir se prolonger sa morosité, en dépit de la performance  appréciable de la Maison Saint-Pierre. Avec le ralentissement de la production dû à la défaillance des équipements, on pouvait penser, à certain moment, que les ventes allaient s’en ressentir. Mais, il n’en a rien été. Les stocks avaient fait la différence et empêché l’arrêt de l’approvisionnement surtout aux nouveaux clients. À plusieurs reprises, Claudine avait essayé de brancher Serge sur les résultats positifs de l’entreprise, histoire de fouetter son amour-propre et son enthousiasme; mais si ce stratagème n’a pas nui aux activités de gestionnaire de Serge, il n’a été d’aucune aide pour le sortir de sa mélancolie.

Pour comprendre le drame qui se jouait, il importe de revenir quelque temps en arrière. Quand Claudine avait appris que Serge, jusqu’alors son fiancé, s’était marié, ce fut pour elle l’élément d’une grande douleur, même si, avant d’apprendre la nouvelle, elle avait commencé à la sublimer, en s’investissant tout entière dans des activités sociales. On se souvient comment elle avait répudié le remplaçant de Serge que son père lui avait chois    Que, par la suite, elle invitât son ex-fiancé à venir prendre la direction de l’entreprise familiale, après la mort de M. Saint-Pierre, c’est un choix qui se portait, alors, sur quelqu’un qu’elle estimait compétent, mais surtout, en qui elle avait pleinement confiance. Mais, qui peut dire qu’elle n’avait pas caressé le rêve de le rapprocher d’elle plus intimement? Compte tenu des circonstances particulières qui ont présidé à l’évolution de leurs relations, un tel rêve, en dépit de la morale, serait dans l’ordre naturel des choses. Pourtant, si tel était son rêve, il n’a pas pu être réalisé comme désiré. Bien sûr, Serge lui était proche : ils travaillaient et dînaient souvent ensemble. Sur beaucoup de sujets touchant la vie au jour le jour, le travail, les activités sociales et culturelles etc. sur lesquels ils échangeaient constamment, leurs points de vue se rencontraient avec facilité, sans compter d’autres sujets plus particuliers pour lesquels ils étaient l’un pour l’autre des confidents. Il était, en effet, rare que l’un d’eux prenne une décision sans la valider préalablement auprès de l’autre. Quand Serge n’avait pas suffisamment de faits pour soutenir la prise d’une décision, il aimait la passer au crible de sa perspicacité doublée de son intuition. Que ce soit pour les activités reliées au travail ou autrement,  elle avait un flair qui ne trompait pas. En revanche, elle aimait soumettre les situations complexes à la capacité d’analyse  de Serge. Il avait une habileté considérable pour les réduire à quelques éléments de base facilitant ainsi les décisions à prendre.
     Pourtant, en dépit d’une telle entente et des promesses amoureuses d’un passé encore récent, leur relation affective n’avait pas progressé. Tout s’était passé comme si la proximité physique, en facilitant la progression de cette relation, rendait Serge plus anxieux au sujet d’une possible dissolution de son mariage. Il aurait eu peur, en se laissant aller sur la pente de ses élans naturels pour Claudine, de ne pouvoir s’arrêter en chemin et d’aller tout droit à la catastrophe.
     C’était en tout cas, l’opinion de Claudine. Avec la mort de Paola, qui fut pour Serge un événement extrêmement douloureux, Claudine avait compris qu’il lui fallait être attentive à son ami et l’accompagner dans son deuil, en respectant le plus possible son évolution. Voilà pourquoi, elle s’évertuait à lui être présente physiquement, tout en étant en retrait dans l’expression de ses sentiments. Mais elle avait la certitude qu’un jour viendra, pas trop lointain, où leurs promesses d’amour pourraient se réaliser puisque plus rien ne s’y opposerait dorénavant.
     Après plusieurs mois passés à attendre, elle estimait le moment venu pour elle-à défaut de signaux significatifs de la part de Serge-de vérifier la volonté de ce dernier. Elle eut la déception de se rendre compte qu’il était encore profondément enlisé dans la dépression consécutive à la mort de sa femme. Elle commença à désespérer de lui quand un événement inattendu l’obligea à considérer les choses autrement : Serge avait été arrêté par la police politique. Il avait juste eu le temps de griffonner ce mot à l’adresse de Claudine : « Il y a du Garceau dans mon arrestation. A ce sujet, j’aimerais que tu récupères une cassette dans mon tiroir de bureau. Tu comprendras.  Tu pourras en disposer comme bon te semblera.» Tout au long de son parcours dans le fourgon policier, ne sachant encore quelle direction a été prise, il ne  pouvait s’arrêter de penser à cette réflexion de Pessoa : « Pourquoi faut-il, pour être heureux ne pas le savoir? »
     Comme à l’époque de sa première arrestation, Serge a été conduit au Pénitencier National, première étape d’un processus qui allait probablement l’amener à Fort-Dimanche. Sitôt la nouvelle parvenue aux oreilles de Claudine, celle-ci se fit un devoir de récupérer, le plus tôt possible, la cassette signalée avant de mobiliser son réseau de relations comme auparavant. Mais elle fit encore davantage : en ayant la confirmation que l’arrestation de Serge était due aux manœuvres traîtresses et souterraines de Garceau, elle refila une copie de cette cassette à un poste indépendant de radio qui, sans désemparer, pendant deux jours, n’eut de cesse d’en faire entendre des extraits.
     Au cours  de cette période, comme par hasard, une rumeur courut de partout dans les bidonvilles sur une décision gouvernementale concernant la fermeture éventuelle de Bel espoir. S’il est vrai que l’aide fournie par cet organisme s’adressait exclusivement à la Cité Z, beaucoup d’autres bidonvilles étaient au courant de ses activités et rêvaient qu’il serve d’exemple à des initiatives semblables dans leur propre milieu. Cela explique pourquoi, de tous les bidonvilles affluaient devant le Palais National des protestataires contre la fermeture de Bel espoir. Depuis deux jours, la foule ne cessait de grossir dans un charivari des plus insupportables à cause de l’utilisation de tous les instruments possibles de percussion, casseroles,  tambours etc.
     Garceau avait encore des partisans acharnés dans les arcanes du pouvoir; malgré les pressions de la rue, ils seraient montés au créneau pour le défendre, mais devant le déferlement de preuves convaincantes contre lui, ils avaient dû battre en retraite, pavant la voie de la relaxation de Serge et de la mise en accusation de Garceau lui-même. Acculé au pied du mur, ce dernier s’apprêtait à quitter le pays pour les États-Unis quand il fut arrêté à l’aéroport.
     L’épisode de l’emprisonnement de Serge avait duré deux semaines. Deux longues semaines qui lui ont permis de relativiser bien des événements de sa vie et au terme desquelles il était devenu un nouvel homme.
     Une fois libéré et s’être retrouvé sur le trottoir, Serge était émerveillé par les mille petites choses qu’il avait cessé de remarquer depuis son retour au pays. Non loin  de lui, le long du trottoir, un concert de vendeurs ambulants se répandait en une cacophonie qui occupait tout le registre vocal. Il était tout étonné de s’apercevoir qu’ils obéissaient à des règles obscures, car tous les « crieurs » d’un même produit semblaient adopter la même tonalité. Il voulut prendre un taxi, mais comme aucun n’était en vue, il continua sa marche. Avisant une échoppe de boissons alcoolisées installée à la devanture d’un magasin, il remarqua la présence, parmi les bouteilles, de deux des produits de la Maison Saint-Pierre et, se rapprochant de la vendeuse, il voulut savoir à quel rythme ses élixirs étaient réclamés, mais il n’eut pas le temps d’entendre sa réponse dans sa hâte de prendre un taxi qui venait à passer. Il tomba en plein sur un bulletin de nouvelles de la radio qui annonçait sa libération avec forces commentaires sur les circonstances de son emprisonnement. Et à l’invitation du chauffeur, ignorant  son identité, de dire ce qu’il en pensait, il lui retourna la question, pour savoir qu’une grande partie de la population était en liesse depuis hier, en apprenant l’incrimination et l’arrestation de Garceau.
     Il y a belle lurette que Serge n’a pas été aussi ravi d’une situation vécue. Si la rançon de ses deux semaines derrière les barreaux signifiait pour la société de se débarrasser, enfin, de ce tortionnaire, il voulait bien les accepter. Aussi, ne montra-t-il aucune amertume de son expérience et, davantage, par une attitude qui le surprit lui-même, trouva-t-il, en regardant à droite et à gauche les gens qui se pressaient à leurs activités, que la vie valait bien la peine d’être vécue.
     C’est dans une telle disposition qu’il rentra chez lui, à la grande surprise de sa mère qui ne tarda pas à annoncer la nouvelle à Claudine. Celle-ci, accourue de son bureau, trouva un Serge plus en harmonie avec l’image qu’elle voulait en avoir généralement. Sans savoir exactement quel rôle cette dernière avait joué dans sa relaxation, il avait la certitude que ce rôle était prééminent dans la suite des événements. Il l’en remercia en l’embrassant amoureusement, avant de lui demander le récit des démarches qu’elle avait entreprises.
     Claudine ne se fit pas prier pour lui parler du faisceau de pressions qui ont été dirigées sur les cercles du pouvoir. Mais, elle disait avoir la certitude que ce qui avait emporté la décision de le relâcher finalement, c’était, en plus de l’influence des bidonvilles, la divulgation à la population entière du contenu de la cassette. Il était devenu trop tard pour faire prévaloir toute autre version des faits qui serait au goût du gouvernement.
     Dans ce contexte de chambardement dans sa vie et dans ses sentiments, la mélancolie de Serge se volatilisa. Hier encore, rivé à sa douleur comme un galérien, il était incapable de sortir de lui-même. Rongé par sa culpabilité, la seule pulsion à laquelle il semblait prêt à céder, c’était sa propre dissolution dans une sorte de consomption mentale. Il n’avait guère le cœur à se projeter dans l’avenir, que ce soit seul ou avec Claudine.
     Après ses deux semaines de détention, toute sa vision du monde avait changé. L’expérience avait opéré dans sa vie mentale et psychologique l’équivalent d’une catharsis, quoiqu’en dehors de toute intellection. Il n’était plus recroquevillé sur lui-même à ronger, comme un chien, le même os de la culpabilité. Il portait très vivace la mémoire de Paola, comme s’il avait fallu qu’elle soit absente, à tout jamais, pour lui être toujours présente. Par ainsi, il rendait justice, s’il était besoin, au mot de Gabriel Marcel : « La fidélité ne s’affirme vraiment que là où elle défie l’absence.» Par rapport à Paola, il gardait de lui-même l’impression, variable au gré des moments, de quelqu’un qui n’a pas été à la hauteur…Mais de quoi, au juste? Alors que les choses étaient claires pour lui auparavant, maintenant, elles devenaient confuses. La discussion autour des notions qui lui semblaient en cause, amour, devoir, responsabilité etc. ne lui permettait d’arriver à rien de vraiment concluant. En contrepartie, elle avait eu comme effet de faire sauter le verrou qui maintenait l’opacité sur l’avenir. Ce fut tellement révélateur pour lui que le jour même de sa libération, il demanda Claudine en mariage.
     La cérémonie nuptiale allait se célébrer deux mois plus tard à l’église du Sacré-Coeur qui les avait réunis, à l’époque lointaine de leurs fiançailles. Dans l’esprit de Claudine, cette église jouait le rôle mystérieux de médiatrice des forces cosmiques entre elle et son mari.  Elle en avait la conviction. Pour cette raison, elle se promettait d’y revenir le plus souvent possible.
     Quelques jours après  leur mariage, pendant leur lune de miel, installée dans le jardin d’un  hôtel de la côte de Jacmel, Serge avait invité sa femme à aller faire quelques brasses avec lui. La mer était calme. N’était-ce l’arrivée, par la suite, d’une nuée d’oiseaux de mer dont les cris se répercutaient d’une rive à l’autre de la baie, le silence aurait été général. Par leur présence, ils indiquaient la visite en ces lieux d’un banc de poissons et, éventuellement, celle de prédateurs. Ce n’était donc pas le moment d’aller nager. Mais, environ une heure plus tard, comme si les poissons avaient décidé d’émigrer, toute la colonie ailée prenait le large pendant que ses cris allaient descrecendo jusqu’à disparaître complètement. Cela permit à Serge de réitérer son invite sans plus de succès.
--Peut-être un peu plus tard, répondit-elle. A cette période de l’année, si le soleil n’est pas au zénith, il fait généralement trop frais pour se baigner. A propos que te rappelle le 15 prochain?
--Comment pourrais-je l’oublier, dit Serge. Je nous vois à la veille de nos fiançailles, ce 15 octobre mémorable, deux ou trois semaines avant que je ne quitte le pays pour les États-Unis.
--Il y a des gens qui aimeraient lire l’avenir comme dans un livre ouvert, remarqua Claudine. Je préfère autant ne pas avoir cette capacité. A quoi me servirait ce 15 octobre, de savoir qu’on se marierait quinze ans plus tard, après toutes ces péripéties…
--Tu penses que nous avons perdu beaucoup de temps?
-- C’est une  évidence. Je tiens cependant à dire que si le couple a perdu du temps, il n’en est pas de même de toi et moi.
--Explique- moi ça dit Serge.
--Comment dirais-je? As-tu déjà vu une carte de la Grande Rivière qui se jette dans la baie en face de nous?
--Non, où veux-tu en venir?
--Il y en a une dans le hall de l’hôtel. Sur cette carte, indiqua Claudine, ce qui retient l’attention, ce sont les sinuosités multiples qui jalonnent le parcours de la rivière. Il y en a qui pensent que le destin de la rivière c’est de se jeter dans la mer. Mais qui arroserait le creux des vallons et des collines si elle se dépêchait de le faire? En serpentant à travers la vallée, elle ne fait que fertiliser les zones excentriques des campagnes, lesquelles, autrement, seraient restées stériles.
--Je vois…En ce sens, nous n’aurions pas perdu notre temps?
--Il est évident que le couple que nous formons a perdu son temps. A l’heure actuelle, nous pourrions avoir deux ou trois enfants, alors que nous n’avons même pas commencé encore. Je n’ai pas besoin de te dire qu’un tel objectif est devenu plus problématique avec le temps.
--Hum!
--Mais toi et moi, nous n’avons pas perdu notre temps. Qui sait si Bel espoir ne serait pas encore dans les limbes? Il aurait, peut-on dire, suffi que notre mariage eût lieu normalement après nos fiançailles…Quant à toi, je te laisse le soin de répondre si l’existence de Daniel est pour toi une perte de temps. Je peux, peut-être, concéder ce caractère à ta participation à la guerre du Vietnam, mais il faudrait oublier que cette expérience désagréable était la condition nécessaire d’échapper aux horreurs de Fort Dimanche et, peut-être, la mort.
-- Je regrette de n’avoir pas su plutôt que tu pouvais voir les choses à cette hauteur de vue...
     Ils n’avaient pas plutôt terminé cette conversation, qu’ils durent gagner à la hâte le hall de l’hôtel, pour répondre à un appel téléphonique. Le  ministère des Affaires Sociales était désolé de devoir déranger Mme Saint-Pierre; il voulait connaître, à bref délai, son opinion sur la proposition suivante : accepter de représenter le gouvernement à Leningrad à une conférence internationale sur la protection de l’enfance. En raison de sa compétence, de sa générosité et de la haute qualité des services qu’elle a instaurés pour aider les familles démunies, Mme Saint-Pierre était le premier choix pour représenter le gouvernement à cette conférence internationale. Compte tenu de la situation, elle n’était pas obligée de répondre tout de suite, mais on espérait fortement que d’ici au lendemain, on pourrait connaître sa décision.
     La pluie s’était mise à tomber, d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, poussant les vacanciers disséminés sur la plage ou dans le jardin de l’hôtel à rallier le bar ou le balcon, d’où on avait une perspective insaisissable sur la baie. Installés à cet endroit, Serge et Claudine, tout en pensant à l’honneur qui venait d’échoir à cette dernière, observaient la houle immense qui parcourait la baie, neutralisant par sa seule présence, l’impétuosité et le mugissement des vagues. A cet instant, la mer devenait effrayante et semblait habiter par un monstre en proie à une colère terrible. Il n’était, bien entendu, plus question d’aller s’ébattre dans l’eau; l’humeur folâtre était encore là, mais elle avait, momentanément, cédé la place à des préoccupations sinon plus graves, du moins, plus chargées de sens.
          Claudine était encore sous le coup de la nouvelle. Éberluée et confuse à la fois. Le ministère des Affaires Sociales était la dernière instance de laquelle elle attendrait une reconnaissance. Au cours du processus d’instauration de Bel espoir, elle avait, plus d’une fois, mis les politiques en mauvaise posture, en révélant par son action sociale, les insuffisances de leurs propres actions pour la cause des déshérités. A plus d’une reprise, elle avait dû assurer ses arrières contre l’imminence présumée de la répression politique.
          Par ailleurs, par deux fois, elle avait dû forcer la main au pouvoir pour obtenir la libération de Serge. Elle était sûre que les ennemis qu’elle y avait, ne manqueraient pas de guetter l’occasion de prendre leur revanche. Or, voilà qu’elle venait d’être choisie pour représenter le gouvernement! Il y avait là quelque chose dont elle ne saisissait pas le sens.
--Il faut comprendre, lui dit Serge, que tout le personnel du ministère n’est pas aussi obtus qu’on pourrait le supposer. Tu dois accepter de reconnaître que certains, au ministère, ont été sensibilisés par tout ce que tu as fait et continues de faire en faveur des démunis. Qui sait? Peut-être que ces gens-là, ont joué des  coudes pour faire accepter à d’autres la valeur de tes actions…
 --Je dois avouer dit Claudine qu’il y a dans tes propos beaucoup d’optimisme. Tu ne condamnes pas tout le système comme si certains pouvaient être immunisés par la corruption ambiante.
 --Le croirais-tu? Cela existe même dans l’armée américaine. J’ai rencontré deux ou trois hommes de caractère dont les opinions tranchaient avec celles qu’ils étaient censés avoir. Mais, pour revenir à toi, tu devrais accepter la proposition du ministère au nom de tous ceux que tu as aidés.
        Mais Claudine n’était pas encore convaincue qu’il lui fallait accepter. Les gens ne manquaient pas pour jouer un tel rôle; pourquoi avoir songé à elle de qui on n’avait aucun bénéfice à tirer? Et si tout cela était un piège dont elle ne percevait pas encore les éléments! D’un autre côté, comment refuser au nombre croissant des démunis d’avoir une voix officielle quand l’occasion s’en présente?
     Claudine ne le disait pas clairement mais flaira une machination qui tendrait à la maintenir quelque temps en dehors du pays pendant que son mari y resterait à l’attendre. Comme si son absence créerait l’occasion favorable pour s’en prendre impunément à ce dernier.
     Après de nombreuses réflexions, Claudine comprit qu’elle avait à choisir entre deux possibilités : son refus d’accepter la délégation ou son acceptation, à condition, bien sûr, que son mari l’accompagne.
     Quoique Serge ait un peu rechigné en raison de l’importance de sa présence au pays à ce moment crucial de l’avenir de l’entreprise, il ne se fit pas prier pour envisager son départ avec sa femme. Il demandera au comptable d’assurer l’intérim et se félicitait déjà d’avoir à prendre des vacances imprévues.
     Le lendemain, quand le responsable du ministère vint s’enquérir de la décision de Claudine, il trouva une interlocutrice encore étonnée que le choix se soit porté sur elle, mais honorée d’avoir à représenter son pays aux assises de Leningrad. Le responsable se félicita de sa décision et crut opportun, dès ce moment, de prendre rendez-vous avec elle  afin de s’entendre sur les préparatifs.
     Cette question une fois réglée, Claudine et son mari avaient vite fait de retrouver l’esprit des vacances. Il fut décidé qu’ils iraient en excursion l’après-midi même sur les hauteurs de la ville. L’équipée équestre comprenait six personnes derrière un guide. Il s’agissait de visiter une localité située à plus d’une vingtaine de kilomètres de l’hôtel et célèbre pour son climat et sa verdure, ainsi que les grottes qui parsèment le pourtour de ses escarpements rocheux.
     Serge et Claudine n’en revenaient pas du spectacle de ces grottes. Celle qu’ils ont visitée en partie semblait avoir servi de repères autant aux bêtes qu’aux gens. Le sentier qui y conduisait datait visiblement de plusieurs siècles, à cause des incrustations dans le roc. Pas très loin de l’entrée, des chauves-souris faisaient des acrobaties à la paroi supérieure en poussant des cris frénétiques de l’irruption des intrus. À quelques mètres plus loin, on entendait le staccato de stalactites rythmant le temps avec une régularité d’horloge. Munis seulement de la lampe de poche du guide, les excursionnistes n’ont pas cru prudent de progresser davantage dans les couloirs de la grotte.
     Mais, par-delà le caractère insolite de ces lieux, ce qui a surtout intéressé les aventuriers, c’est le microclimat tempéré qu’on trouve à peu de distance de la ville. A l’ombre d’une montagne qui profilait sa masse sombre à quelques 1200 mètres de hauteur, le hameau gisait à 850 mètres environ protégé des vents d’Est et des ardeurs du soleil tropical. Toute une flore inexistante, ailleurs dans l’environnement, a trouvé la latitude et le terreau nécessaires pour se développer, créant un oasis de fleurs et de fruits dont toutes les variétés d’agrumes : oranges, mandarines, citrons etc. sans compter les melons, les grenadines etc. Claudine trouvait qu’il y avait quelque chose de paradisiaque dans ce village et se promettait d’y revenir. En attendant, elle se contentait d’inspecter les lieux et d’identifier l’endroit idéal pour installer, éventuellement, ses pénates.
     Comme le soleil commençait à décliner, le signal du départ ne tarda pas à être donné par le guide. C’est ainsi que la tête remplie de toutes sortes d’impressions, les excursionnistes prirent le chemin du retour, en observant, à l’arrivée, le soleil se perdre sous la ligne d’horizon.
     Au moment de mettre pied à terre dans la cour de l’hôtel, ils songeaient qu’au lever du jour, le lendemain, ils devaient, de concert avec d’autres vacanciers, embarquer dans un voilier à destination de l’Île à Vache.  Mais, après avoir considéré la proposition du ministère, Serge et Claudine convinrent de mettre fin à la poursuite des vacances et de regagner la capitale, dès le lever du soleil.
     Comme prévu, de grand matin, ils prirent la route dans la direction de Port-au-Prince. C’était une sensation infinie de bonheur que celle qui les habitait en ce matin ensoleillé d’octobre. Bien entendu, Claudine ne cessait de revenir en esprit, au  défi que présentait pour elle, le voyage à Leningrad. Elle ne pouvait s’empêcher, néanmoins, de le considérer un peu, comme la prolongation de sa lune de miel. N’était-ce pas surtout une fonction de représentation qui lui laissait tout son temps à elle? Son mari ne l’accompagnait-il pas? Et n’était-ce pas le vœu de ce dernier, depuis bien longtemps, de visiter le pays de Pierre Le Grand, de la Grande Catherine, de connaître l’exaltation au musée de l’Ermitage, d’évoquer la mémoire de Pouchkine?
      Quand finalement ils arrivèrent à la capitale, ils ne s’attendaient guère à ce qu’ils allaient trouver. De partout, les gens en furie se vidaient dans les rues aux abords du Champs de Mars, certains vociférant, d’autres agitant des pancartes avec des insultes à l’adresse des détenteurs du pouvoir, en signe de protestation contre une taxe jugée prohibitive sur les biens de première nécessité. De mémoire de citoyen, jamais Claudine et Serge n’avaient vu une rébellion de cette forme. Ils s’attendaient donc à ce que la répression s’abatte avec une vigueur exemplaire sur les fauteurs de trouble. Mais, curieusement, les policiers, en canalisant la foule loin du Palais National, semblaient peu disposés à faire du zèle. Bien sûr, des gens ont été arrêtés, mais on était loin des rafles auxquelles le régime avait l’habitude.
     Dans la même semaine, il y eut des mouvements populaires de même nature dans d’autres localités du pays. Les arrestations qui s’ensuivaient, n’avaient, somme toute, rien à voir avec les vagues d’arrestations d’auparavant. N’empêche que les gens étaient inquiets et semblaient se demander comment décrypter les nouveaux signes des temps.
     Au point de vue politique, une grande nervosité régnait dans les cercles du pouvoir. On n’arrivait pas à identifier ceux qui tiraient les ficelles, malgré les intrigues de la police secrète. L’idée ne semblait venir à personne, dans ces latitudes, que de telles manifestations n'avaient pas besoin d'être commanditées, qu’elles étaient simplement l’effet de la misère du peuple. Il fallait quand même que des membres de l’opposition soient impliqués ou, à défaut, certains affidés du pouvoir tombés en disgrâce. Ils avaient surtout peur de ces derniers, en raison de leur plus grand pouvoir de nuisance. Voilà pourquoi le régime recourait, à leur égard, à une répression particulière. D’aucuns mouraient sans qu’on en sache jamais la cause. D’autres nommés à des postes à l’étranger, se voyaient congédier à peine arrivés aux lieux désignés et comprirent, pour l’avoir vu auparavant, qu’ils étaient devenus persona non grata à l’intérieur des frontières du pays. Ainsi commençait l’exil pour un grand nombre d’anciens partisans  du régime.
     C’est dans un tel contexte de morosité politique que les fêtes de Noël approchaient.  Sans doute, en raison des circonstances, il y avait comme une baisse de tension populaire à travers le pays; mais les spécialistes du comportement de masse, à défaut de l’exprimer ouvertement, croyaient  plutôt à un moratoire et s’attendaient à ce que les manifestations reprennent dès les premiers jours de janvier. En attendant, malgré le climat politique et la situation économique, les magasins du Centre-ville de la capitale pavoisaient, tandis que les clubs de danse battaient leur plein comme aux plus beaux jours. C’était de l’inconscience chez une bonne partie de la jeunesse qui a grandi avec le régime et qui n’avait pas encore compris, que les activités civiles et politiques pourraient s’exercer de manière plus respectueuse des libertés individuelles et collectives. Quand certains soirs de décembre, des danseurs se faisaient arrêter par la police sur les pistes de danse, on était, pour plusieurs, en présence d’un phénomène anecdotique qui ne tirait pas à conséquence. Ils ne savaient pas encore que le régime  venait de passer à une intensité supérieure  en ce qui a trait à la répression. Du jour au lendemain, beaucoup de jeunes, restés jusqu’alors en dehors des préoccupations politiques, étaient arrêtés et conduits au quartier général de la police. C’était la façon qu’avait le gouvernement d’insuffler la peur dans la population à un moment où les membres de l’opposition commençaient à lever la tête. Il leur semblait qu’avec les attroupements sur le Champ de Mars, à la veille des Fêtes, la démonstration avait été faite que les gens n’hésitaient pas à défier le pouvoir politique. Aussi, fallait-il frapper un bon coup, et laisser les imaginations faire le reste. De fait, dans les jours qui suivirent, la vie nocturne était passablement réduite, tandis que les réactions dans les universités étaient redevenues clandestines. Cela devenait une réalité quand la nouvelle courut qu’on avait arrêté Gilles Jean-Pierre, un étudiant en médecine et que Jacques Legros, un confrère de la faculté d’agronomie, était, depuis une semaine, derrière les barreaux. On apprenait de plus sur les campus, qu’une trentaine d’autres leaders étaient dans la mire de la police, et que certains d’entre eux avaient dû prendre le maquis.
     C’est dans le prolongement de ce climat répressif qu’arriva la date du départ de Claudine et de son mari pour Léningrad. Comme prévu, des dispositions avaient été prises pour que La Maison Saint-Pierre ne pâtisse pas de leur absence. Mais, ce n’est pas sans un relent d’inquiétude  qu’ils s’envolèrent, via Air-France, en cet après-midi d’un printemps précoce et envahissant de luminosité. Ils prenaient place non loin de deux amis de la famille, l’écrivain Jean Leroux et sa femme. L’écrivain venait d’être nommé ambassadeur auprès du Vatican. Pour des raisons obscures, ce dernier, d’ordinaire si ouvert et volubile, s’offrait sous un jour que Claudine ne lui connaissait pas. Elle le trouvait renfermé, comme habité par une profonde préoccupation. Après avoir échangé quelques propos frivoles, à leur arrivée à Orly,  sur leur situation de voyageurs, les deux couples se quittèrent, permettant à l’ambassadeur et à sa femme d’aller prendre le train pour Rome, pendant que Serge et Claudine profitaient pour se reposer dans une salle de transit.
     Ils n’eurent pas le temps de s’ennuyer car, en plus de suivre le va-et-vient  incessant des voyageurs,  ils se passionnèrent pour une discussion leur parvenant d’un groupe de quatre jeunes, s’escrimant avec fougue verbalement. L’un d’entre eux regrettait que l’aventure des Tupamaros en Amérique du Sud n’eût pas eu de lendemain, après avoir permis à de nombreux déshérités de fonder beaucoup d’espoirs  sur ce nouveau courant révolutionnaire. Le mouvement, dit-il, a été décapité par les forces uruguayennes : certains leaders ont été tués alors que d’autres ont dû prendre le chemin de l’exil.
     Deux autres étaient d’un autre avis. Ce n’est pas de mouvements de guérilla dont l’Amérique du Sud a besoin. L’aventure du « Che » a montré assez l’inanité de ces équipées romanesques en vue de parvenir à la transformation de la réalité. Plutôt que de déplorer la fin de leurs activités, il faut saluer que le gouvernement uruguayen, aidé en cela par les États-Unis, ait réussi à éradiquer le virus révolutionnaire, avant de le voir hypothéquer la stabilité de l’état et entraver le développement du pays.
     Le quatrième déplorait que la gauche révolutionnaire se soit déconsidérée dans les mouvements utopistes, car, à son avis, ce n’est ni dans cette voie, ni dans  la promotion ou l’extension du néo-libéralisme que réside l’avenir de l’Amérique du Sud. Cet avenir doit passer par un ordre économique et social en rupture avec le régime capitaliste, c’est-à-dire, en un mot, par une réelle révolution à toutes les instances des sociétés concernées.
     La discussion s’est poursuivie longtemps sur cette lancée quand une sirène vrilla l’air de l’aéroport. A cet instant précis, tout le monde s’arrêta, qui de bavarder, qui de marcher, qui de manger pour essayer de savoir ce qui se passait. Après quelques secondes d’expectative, tout le monde revint à ses activités, sans manquer, de temps en temps, de jeter un coup d’œil interrogateur sur l’environnement. Après quelques minutes de cette attitude, les activités reprirent leur cours, sans que la lumière eût été faite sur les causes du déclenchement de l’alarme.
     Avec l’accalmie vint le besoin de se sustenter. Avisant un petit restaurant jouxtant une librairie, ils s’y dirigèrent après avoir fait provision de lectures. C’est là qu’ils décidèrent d’attendre l’heure de l’embarquement, en compagnie d’un couple de Marseillais.  L’accent de ces derniers leur fut, momentanément, un tel sujet d’intérêt qu’ils n’ont pas vu le temps passer et c’est à contrecœur qu’ils ont dû se résoudre au départ.





















                                                                     CHAPITRE  XXIX

     Claudine n’oubliera jamais l’impression agréable qu’elle a eue de la ville en cette matinée du lendemain de son arrivée. Malgré les séquelles du décalage horaire qu’elle était la seule à connaître-Serge n’ayant jamais souffert de ce mal-elle était radieuse sous ce soleil vivifiant de printemps. Il y avait de la fièvre dans la rue. Elle l’imputait  à la fin d’un hiver particulièrement rude. Près de l’hôtel, un homme faisait les cents pas en jouant de l’accordéon. A quelques mètres de lui, un vendeur ambulant agitait désespérément les clochettes de son chariot. Il était amusé par une bande de gamins dont certains se disputaient un cerf-volant accroché à une branche. Un peu plus loin, deux jeunes ballerines à demi-costumées s’en venaient d’un pas alerte, accompagnées d’un jeune homme armé d’une balalaïka  et qui chantonnait une mélodie mélancolique. Avant même qu’on pût bien les voir, ils s’étaient éclipsés par une ruelle adjacente à l’hôtel.
     A cet instant, s’avisant du passage d’une calèche qui proposait ses services, d’un signe de la main, Serge la héla. Les deux touristes entreprirent alors le tour de la ville, après un préambule où les signes venaient souvent à la rescousse d’un dialogue en anglais, mâtiné de vocables slaves. Ce matin-là, ils étaient prêts à toutes les aventures, pourvu qu’elles demeurent dans les limites de la ville. L’idée était que si les choses tournaient mal, ils n’avaient qu’à demander au premier taxi venu, de les conduire au Grand Hôtel Pierre Le Grand où ils logeaient.
     Calée sur son siège couvert de peaux d’ours, Claudine semblait avoir oublié son malaise. Elle n’arrêtait pas de s’extasier en regardant les voiles se répandre sur la Néva, en des formes géométriques changeantes. Le fleuve était encore baigné dans un léger frimas, que le soleil n’arrivait pas à dissiper totalement à l’orée du pont.
     Pourtant, les choses n’allaient pas devoir se passer comme ils les avaient anticipées. A un moment où toute l’attention se portait sur le fleuve, une violente commotion se fit sentir aux passagers de la calèche. Le cheval venait d’être heurté gravement par un camion.  S’il pouvait encore se tenir debout, il n’avait pas moins de sévères blessures aux pattes de devant et au garrot. Sa carrière de cheval d’attelage venait d’être  irrémédiablement compromise. Compte tenu des circonstances, Serge et Claudine crurent bon de s’en retourner par taxi, renvoyant éventuellement leur promenade à la fin de la conférence.
     Toute la délégation étrangère était conviée au Palais de Marbre, l’un des joyaux de l’architecture de Léningrad. Inutile d’imaginer une ambiance plus protocolaire pour une conférence internationale qui rassemblait 250 personnes environ. Dès la première matinée des débats, Claudine reconnut René Benjamin, l’attaché culturel auprès de l’ambassade de son pays à Moscou. Elle en fut très surprise, ne s’attendant nullement à y rencontrer un tel personnage. C’est un sentiment paradoxal que fut le sien: contente d’y retrouver un compatriote si loin de son foyer et inquiète à la fois de l’objet de sa présence en ce lieu. Mais, lorsque, au cours des débats, elle put se rapprocher de lui, elle laissa paraître seulement les premiers éléments de son sentiment, sans manquer de s’enquérir adroitement des motifs de sa présence à la conférence. A entendre le diplomate, cela s’intégrait dans la fonction de l’ambassade d’être présente à tous les événements internationaux. Cette réponse rassura Claudine. Ce n’était donc pas une initiative pour la doubler comme elle aurait pu penser.
     Vouée aux droits de l’enfance, cette conférence allait traiter ce thème sur tous les tons. En deux jours, Claudine ne manquait pas d’observer que cette question chez les Occidentaux semblait opposer les droits des enfants à ceux des parents. Quand vint son tour de prendre la parole, elle ne rata pas l’occasion de se dissocier de cette approche qui lui semblait peu respectueuse de cette réalité dans son pays. Dans les pays pauvres tout au moins, expliqua-t-elle, la promotion des droits des enfants passe nécessairement par celle des droits des parents. Et dépendant du niveau d’évolution des sociétés, les droits prioritaires à promouvoir dans la pratique ne sont pas les mêmes. Sans doute, peut-on prendre pour acquis que les besoins primaires des enfants en milieux privilégiés sont satisfaits, en revanche, il est loin d’en être le cas chez les démunis. Cela a des conséquences sur l’essence et l’exercice de ces droits par les enfants. Plus que partout ailleurs, ils sont en pays sous-développés, absolument dépendants des conditions économiques et sociales des parents.
     Parmi les différentes délégations, celle qui occupait la position d’avant-garde au chapitre des droits des enfants était représentée par la Suède.  Claudine en était tout à fait étonnée. Elle ne s’attendait pas à trouver un tel leadership dans un petit pays. Sur cette question, elle résumait sa pensée en disant,  s’il existe sur la planète telle chose qu’un enfant-culte, il est nécessairement l’apanage de la Suède. Les mesures préconisées et déjà en application dans ce pays, faisaient de l’enfant  un sujet de droit à l’égal de l’adulte. Par cette prise de position, la Suède se distancie incommensurablement de beaucoup d’états y compris de ceux de l’occident.
     Sans rejeter de telles perspectives pour l’enfance de son pays, Claudine était persuadée qu’il fallait brûler bien des étapes avant d’y parvenir. A cet égard, la première des étapes  consistait à répondre, le plus tôt possible, aux besoins primaires de nombreuses familles de son pays. Au moment de remettre son rapport au ministère des Affaires sociales, elle comptait annexer un plan qui pourrait servir à l’élaboration d’une politique familiale capable de remédier à la situation. Quand elle en aura l’opportunité, elle en discutera avec M. Benjamin, histoire d’avoir une première réaction à son plan. S’il peut être du même avis que Serge, ce sera autant à mettre à son crédit. Elle en était là de ses réflexions, à la veille de la fin de la conférence, quand le téléphone sonna dans sa chambre. C’était M. Benjamin. Il voulait savoir si Claudine comptait participer à la dernière journée de la conférence. La réponse positive obtenue le rassura. Mais sa question  laissa Claudine interrogative. Pourquoi est-elle venue en Russie si ce n’est pour participer à la conférence? Mais elle ne s’arrêta pas longtemps sur cette intervention. Elle  songea plutôt à s’enquérir de la disponibilité de son interlocuteur à lui donner, éventuellement, son avis sur son plan de politique sociale. Quand elle voudra, au cours de la conférence, M. Benjamin sera à son service. C’est ainsi que rendez-vous fut pris pour le lendemain.
     Comme convenu, après la première heure du bilan, ils se retrouvèrent pour discuter. Après l’exposé de son plan, M Benjamin ne manqua pas de prodiguer des conseils à Claudine de manière à rendre son projet plus acceptable. Pour finir, il lui tendit un pli qu’il était chargé de lui remettre de la part de l’ambassade.
     Interloquée, Claudine attendit d’être seule avant d’ouvrir l’enveloppe. Mais, quand elle en prit connaissance au beau milieu du discours de clôture du ministre russe des Affaires Sociales, elle ne crut pas ses yeux. Il s’agissait, ni plus ni moins, de son congédiement comme déléguée à la conférence.
   Comment pouvait-elle être congédiée de son rôle à cet événement puisqu’elle y était déjà et même à la fin de l’événement? Il y avait là quelque chose qui défiait toute logique et qui lui apparaissait comme une aberration. Pourtant, elle n’était pas née de la dernière pluie. Elle était d’un pays où les choses les plus insensées pouvaient avoir du sens et où les choses les plus raisonnables, conduire aux pires aberrations. Pourtant, elle n’avait pas tout vu, car un message subsidiaire stipulait que son visa de retour comme celui de son mari était annulé.
     A partir de cet instant, les choses devenaient claires pour elle. Pour avoir observé le procédé à quelques reprises au cours des dernières années, elle pouvait le reconnaître. Elle était devenue, comme d’ailleurs son mari, persona non grata en son pays comme on se plaît souvent à dire. C’était la façon pour le gouvernement de leur signifier leur situation d’exilés. Une fois en possession de cette information, Claudine chercha des yeux M Benjamin parmi l’assistance, mais il avait disparu. Aussi, décida-t-elle de tirer sa révérence à la conférence qui s’achevait  pour aller en discuter avec son mari.
     Ce dernier trouva infâmes les membres du gouvernement de recourir à de tels procédés pour prendre leur revanche sur eux. Pourtant, habitué à leurs louches manœuvres, il n’aurait pas dû être étonné comme il le fut. Pendant qu’il rongeait son frein à attendre sa femme, l’exercice auquel il se livrait concernait l’avenir de la Maison Saint-Pierre. Il avait eu le temps d’envisager plusieurs hypothèses de développement qu’il voulait discuter avec Claudine. Pendant son séjour à Leningrad, il avait pris contact avec le bureau du tourisme et du développement de la ville, pour tester des opportunités possibles pour sa maison de commerce. Il en était sorti avec la conviction, qu’en dépit des difficultés inhérentes à une telle entreprise, la porte pouvait s’ouvrir et qu’il lui incombait de cultiver le terrain pour parvenir à des résultats.
     Que signifie leur exil pour la Maison Saint-Pierre? Pendant combien de temps cette situation devra-t-elle durer? Claudine et Serge avaient beau ressasser jusqu’à l’obsession ces questions, ils n’arrivaient pas à accepter la situation qui leur était imposée. Ils avaient reçu un coup de massue sur la tête et ils continuaient à voir des étoiles. Pendant toute la journée, ils restèrent branchés sur l’incident à en mesurer toutes les facettes et toutes les conséquences. En particulier, ils se demandaient à quand remontait cette décision gouvernementale. S’il fallait que ce fût au tout début, quand l’offre avait été faite  à Claudine, le procédé leur paraîtrait encore plus monstrueux. Sur cette question, le mari et la femme différaient d’opinion. Serge refusait de croire que la malignité des politiciens pouvait aller à une telle profondeur. Il croyait plutôt que cette décision était imputable à la résurgence des mouvements politiques au cours des dernières semaines. Claudine était d’un autre avis. Elle avait la conviction que le gouvernement lui avait tendu un piège pour se débarrasser d’elle sans que cela fasse du bruit. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle avait hésité avant de donner son consentement au projet.
     Mais, ils n’allaient pas se laisser envahir par cet événement au point de tout laisser tomber! Comme prévu le lendemain, ils iraient visiter le temple de la Beauté qu’est l’Ermitage avant de passer à celui de la Bonté représentée par la Cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul. S’ils ont le temps, ils reprendraient le tour de la ville en espérant le faire, cette fois, sous de meilleurs auspices et au détriment d’autres chefs-d’œuvre architecturaux ou d’autres sites historiques.
     Cette soirée se passa à se mettre d’accord sur la suite des événements. En quittant la Russie, ils mettraient le cap sur le Canada. Deux raisons militaient en faveur de ce choix. D’abord, Serge bénéficiait encore du statut de résidant de ce pays et il sera plus facile pour Claudine d’y régulariser légalement sa situation. De plus, pour y avoir vécu, il avait une connaissance du milieu qui pouvait faciliter leur intégration et atténuer considérablement les conditions de leur exil.
     Par la suite, ils s’étaient mis en frais de trouver comment continuer à gérer la Maison Saint-Pierre, si d’aventure le gouvernement ne la réquisitionne pas. Ne pouvant savoir la décision qui serait prise, ils sont tombés d’accord pour considérer l’hypothèse du statu quo. Auquel cas, ils maintiendraient le comptable au poste de directeur intérimaire en attendant d’avoir des renseignements supplémentaires sur l’évolution de la situation politique. Dans le cas de Bel espoir, Claudine s’apprêtait à entrer en communication avec ses collaboratrices, néanmoins, compte tenu de la compétence et de la motivation de ces dernières, elle n’avait pas de réelles inquiétudes quant à la poursuite de son œuvre. Presque rassérénés sur leurs perspectives d’avenir, ils firent sur Aéroflot une réservation pour Montréal et se préparèrent à passer une de leur dernière nuit à Leningrad.




                                                                     Postace

     En tant que construction de l'esprit, on n'apprendra rien à personne en remarquant que le roman appartient, par sa matière première, autant à la réalité qu'à l'imagination. Mais la distinction entre la part du réel et celle de la fiction dans une oeuvre romanesque, devient une gageure très problématique. Car la réalité a comme attribut de pouvoir s'insinuer sournoisement, parce que souvent inconsciemment, et donc, plus profondément qu'on veut bien le reconnaître. Quant à la fiction, elle est souvent présente là où la croit absente par la magie que confère son amalgame dans le creuset du romancier.
     L'oeuvre de création qu'est Tyrannie sous les tropiques n'échappe pas à ce conditionnement tant en ce qui a trait aux contours des personnages qu'aux situations dans lesquelles ils évoluent. Pour illustrer les différents contextes évoqués, il a bien fallu avoir recours aux faits ou suppléer au manque par l'imagination même si l'oeuvre qui en découle prétend s'imposer par sa radicale irréductibilité à ces faits ou à sa part de fiction.
     En dépit de cette remarque, il convient d'indiquer la dette de l'auteur à Mark Lane. C'est à lui qu'il est comptable d'avoir pu restituer l'atmosphère de la guerre du Vietnam, à ses débuts comme au plus fort de l'action.

(1) Mark Lane: Les soldats américains accusent, Maspéro 1972

                                                                                                          

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