lundi, octobre 15, 2007

CHOC DES CIVILISATIONS OU LUTTE POUR LA DOMINATION ÉCONOMIQUE



Les occidentaux aiment se mirer dans ce qu’on a convenu d’appeler la civilisation occidentale. À l’instar de Narcisse, amoureux de la beauté de sa propre image, ils éprouvent un sentiment de plaisir à se projeter dans cette civilisation qui domine le monde depuis cinq à six cents ans : la preuve a donc été faite qu’ils sont supérieurs. Et ils le sont à différents niveaux : scientifique, technologique, économique, culturel etc. La conscience de cette supériorité est à la base du Choc des civilisations de Samuel Huntington qui reconnaît à la culture occidentale une place spéciale à la tête des six ou sept autres dans le monde, soit : les cultures islamique, hindoue, confucéenne, japonaise, slave-orthodoxe, latino-américaine et africaine, dont il n’est pas certain que cette dernière existe, et qui sont toutes axées autour d’une religion.


Selon l’auteur, la culture occidentale est la seule à promouvoir les valeurs de progrès humain que sont, entre autres, l’individualisme, l’égalité, la liberté, la démocratie, les droits humains etc. Ce par quoi elle est en opposition avec toutes les autres et donc, potentiellement la cible de toutes les autres. Par rapport à ces prétentions, l’auteur semble, néanmoins, avoir oublié que les valeurs humanistes de transcendance, ne sont pas immanentes à la culture occidentale mais qu’elles ont procédé plutôt d’une longue maturation historique supportée par la richesse accumulée au fil du temps et des expéditions coloniales. Est-ce à cause de cela que ces valeurs apparaissent fragiles? En tout cas, les événements de toute nature qui jalonnent les siècles passés semblent en faire la preuve par une tendance bien nette des repères éthiques ou moraux à s’embrouiller ou à disparaître dans les rapports humains

De sorte que, si cette civilisation occupe le rôle central qui est le sien, ses assises historiques sur le plan des valeurs ne paraissent pas l’y avoir destiné. Sans prétendre que les autres cultures pouvaient faire prévaloir des avantages à ce niveau, on doit reconnaître que la civilisation occidentale avait commencé incontestablement par se disqualifier. Elle était, en effet, la seule à s’être fondée sur l’esclavage comme mode de production.

Cela dit, je sais déjà que certains m’en voudront de ce rappel comme si l’on avait trop rabâché les faits de cette période de l’histoire. Je récuse a priori toute attitude ou toute prétention de cette nature et affirme, qu’au contraire, ces faits ont été longtemps évacués du discours universel. Mais je comprends que pour cette catégorie de gens, il y a des questions qu’on doit s’abstenir de ramener à la lumière des projecteurs sous peine d’être accusé de trahison ou de quelque infamie du genre. Car ils réagissent à ce rappel en se sentant visés personnellement et en essayant, par tous les moyens, de repousser toute responsabilité éventuelle qu’on pourrait leur attribuer, arguant par exemple, que les sociétés africaines qui sont concernées, avaient, elles aussi, des esclaves et qu’elles étaient souvent à l’origine des razzias ayant mené à la traite des noirs par les Européens. À chaque fois, c’est oublier ou refuser de reconnaître que toutes les sociétés archaïques ou antiques avaient des esclaves. C’était vrai de la société égyptienne, des sociétés hébraïques de la Palestine, de la Grèce de Périclès, de la Rome de César comme de toutes les sociétés primitives des cinq continents. Mais la possession d’esclaves ne caractérisait pas, à elle seule, la société de façon à en faire automatiquement un régime esclavagiste. Sous-produit des guerres entre les états et les tribus, l’esclave occupait généralement la strate inférieure de ces sociétés et vaquait, souvent contre son gré, à des activités auxquelles les autres refusaient de se livrer.

Il a fallu l’irruption des Européens sur la scène de l’histoire pour en faire l’élément capital d’un système de production, dans une violence qui n’a pas son égale dans l’aventure humaine sur le globe. D’autant qu’il s’agissait d’une tragédie qui s’est jouée sur environ quatre cents ans pendant que s’opérait, à leur profit, dans une soif insatiable de richesses, le massacre des autochtones de la Baie d’Hudson à la Terre de Feu en Amérique et dans les autres continents en dehors de l’Europe. Car, n’ayons pas peur des mots, c’est par le sang et la sueur de l’esclave, comme par l’extermination de peuples entiers, que s’est édifiée la civilisation occidentale. C’est la violence du rapport du maître à l’esclave, du colonisateur au colonisé qui a permis l’accumulation du capital à la base du système capitaliste actuel et, bien entendu, de la superstructure culturelle qui en est le porte-étendard et qu’on identifie par la civilisation occidentale.

Néanmoins, en aucun cas, l’instance culturelle de ces civilisations ne saurait en être le moteur comme la thèse de Huntington semble le soutenir. Ce n’est pas parce que la gauche ou les courants idéologiques qui se réclament d’une analyse des sociétés en termes de luttes des classes sont presque rayés de la surface du globe que toute la théorie marxiste est erronée. Conformément à cette théorie, la variable économique est déterminante en dernière instance dans l’analyse et l’explication des phénomènes sociaux. Cela veut dire qu’elle est la locomotive des transformations sociales. Que le culturel soit aujourd’hui, selon Huntington, plus que le politique et l’économique, le nouveau moteur de l’histoire, cela apparaît, pour dire le moins, comme une banalisation grossière de l’action des forces économiques dans une société. L’auteur de Choc des civilisations a pris pour le moteur de l’histoire ce qui n’est, certes, pas un nouveau front de lutte des sociétés entre elles, mais, un pôle devenu stratégique dans cette lutte. L’économique demeure la principale instance des transformations des sociétés. Seulement, pour des raisons liées au contexte idéologique mondial dont il serait intéressant d’analyser en profondeur le pouvoir d’occultation, la lutte idéologique s’est déplacée sur le mode de la culture, masquant stratégiquement et conjoncturellement les véritables enjeux de la lutte de domination économique.

C’est parce que cette lutte s’est raffinée, devenant plus symbolique que matérielle que les contradictions du système mondial se répercutent de façon privilégiée sur le terrain de la culture. Cela ne change aucunement les données fondamentales du système. La preuve en est que pendant qu’Huntington dessine les contours de ce système en termes de luttes entre les civilisations, paradoxalement, il n’a jamais tant été question, dans la réalité comme dans les discours des enjeux économiques, que ce soit par le développement des marchés continentaux, le phénomène protéiforme de la mondialisation ou simplement par le truchement des forums internationaux devant servir à le consolider au bénéfice de l’occident. Dans ce contexte, il n’est pas futile de remarquer que la culture est devenue une notion marchande et que la sacro-sainte souveraineté des états, si elle n’est pas complètement déphasée, est virtuellement appelée à être mise en tutelle quand les intérêts des entreprises seront concernés.

Il est clair que la thèse de Huntington échoue à situer les enjeux du capitalisme mondial dans la confrontation entre les cultures, mais cela ne constitue pas davantage une justification de la théorie de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama contre laquelle sa pensée s’est édifiée. Ce dernier voyait le surgissement de la fin de l’histoire ou la fin des idéologies avec la chute de l’empire soviétique et la généralisation de la modernisation selon le modèle étatsunien. On peut douter de l’adaptabilité universelle de ce modèle dans un monde de plus en plus éclaté et où prévalent, en plus, de nouveaux sujets historiques avec l’intervention sur la scène mondiale des organisations, des groupes ou même des individus à vocation trans-étatique ou trans-nationale servis par l’évolution des communications et, en particulier, par le développement de l’internet. En tout cas, bien loin de cette situation d’équilibre relatif envisagée dans l’optique de la fin de l’histoire. Il est plus logique de penser que la réalité internationale, plus conforme au maintien d’un déséquilibre, induirait forcément une redéfinition tant des centres hégémoniques eux-mêmes que de leurs stratégies d’échanges sinon de domination en rapport avec les autres états du globe.

Marc L Laroche
le 14/04/05
Sociologue

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