samedi, octobre 20, 2007

LE CHAMP D'UN TABOU: LES RAPPORTS D'HAÏTI ET DE LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

Il y a des coïncidences étranges dans le domaine des idées surtout quand le propos n’est pas servi par l’actualité.
Généralement, la question des rapports d’Haïti et de la République dominicaine n’est pas une préoccupation importante. Pourquoi l’est-elle devenue au cœur de l’été à la faveur d’occasions plutôt anecdotiques et banales? Pourquoi un ONG qui a fait l’objet d’intimidation pour avoir dénoncé l’esclavage des Haïtiens dans les bateys de la République Dominicaine et le récit dithyrambique d’estivants haïtiens sur l’expérience touristique en ce pays ont-ils déclenché la réflexion sur ce sujet?

Quoi qu’il en soit, l’article de L.Trouillot dans Le Matin du 5 octobre 2007( Le peuple des terres mêlées, la littérature entre le silence,le réalisme et le volontarisme) en soulevant un problème de fond en rapport avec la question ne pouvait manquer de prolonger davantage la réflexion sur le sujet. Comment dès lors penser Haïti? Est-ce sans sa blessure dominicaine ou avec? Par ailleurs, comment avancer dans les chemins du présent en faisant l’impasse sur les verrues qui jalonnent le cours de l’histoire? A contrario, comment faire taire le cri qui monte des entrailles et qui s’achève sur le bord des lèvres en raison du silence assourdissant sur les pogromes du passé et les horreurs d’aujourd’hui?

Ces impedimenta en se condensant dans la psyché haïtienne en images traumatiques—conscientes ou inconscientes—contribuent à entraver la marche ascendante vers l’épanouissement collectif. Bien entendu, que dans la traversée du chaos des deux dernières décennies, la République Dominicaine ait été utilisée comme une soupape au stress et à la folie collective sans qu’on ait, au préalable, dénoué le nœud gordien, il n’y a rien à redire de l’emploi de cet exutoire. Le phénomène de survie mis en branle dans une telle occurrence a tous les droits. Encore faut-il qu’il ne soit pas un alibi ou le cheval de Troie de la mauvaise conscience jailli malgré la chape de plomb sur la mémoire ou la rigidité des œillères collectives.

 Mais voyons un peu le tableau. Entre les deux nations qui se partagent l’île il y a eu un massacre de plusieurs milliers d’Haïtiens et quelques pogromes au cours du dernier siècle. Des guerres ont eu lieu ailleurs pour des motifs moins graves. Heureusement que les Haïtiens en ont été épargnés! On se serait, néanmoins, attendu à ce qu’un tel événement ait fait l’objet d’un contentieux que l’homme politique haïtien aurait mis toute sa détermination à résoudre. Or, à moins que l’on se trompe, les milliers de victimes entre les deux pays ne semblent aucunement avoir entaché les rapports des deux états. Le même constat semble devoir être fait pour les centaines de milliers qui végètent inlassablement comme coupeurs de cannes dans les bateys. Leur sort ne semble pas davantage avoir jamais ému les dirigeants haitiens. Il y a là un comportement que la faiblesse politique seule ne peut expliquer et qui ressortit nécessairement à l’éthique de la responsabilité gouvernementale. Finalement, c’est le jugement de l’histoire qui en disposera et on espère qu’il sera impitoyable. Pourtant, au long des décennies, la République Dominicaine a souvent été une base arrière pour des politiciens haïtiens en mal de moyens avant de rebondir sur la scène nationale.

 Si la politique haïtienne a été silencieuse et aveugle sur les événements combien malheureux entre les deux pays, on aurait pu croire que la littérature comblerait le vide en témoignant pour les milliers de victimes qui, au long de ce siècle, ont perdu la vie sous les assauts de la police dominicaine. Or, ce témoignage semble loin d’être percutant.« Le massacre de 37, commente Trouillot, n’a pas «inspiré» un grand nombre d’auteurs haïtiens. La poésie qui tint pourtant le rôle de parole fondatrice et de proposition collective ne l’a pas vraiment capté. Il y eut quelques textes, quelques allusions, mais rien de comparable à cette négritude solidaire des autres peuples noirs…que célébrait Brière dans Me revoici Harlem». «Les grands malheurs, poursuit-il, ont tous eu leurs poètes, le massacre de 37 n’aura eu ni Hikmet ni Machado,ni Eluard ni Neruda».

 L’attitude indifférente induite dans la pratique sociale par les champs socio-politique et littéraire n’a jamais été aussi ostensible et révélatrice qu’à l’époque actuelle avec le déferlement des estivants haïtiens sur les plages dominicaines et le noyautage des universités par les étudiants haïtiens. Tout se passe comme si la République Dominicaine était devenue pour l’haïtien le lieu magique où le rêve devient réalité pris qu’il est au piège du chaos et de la folie. Pendant que l’homme d’affaires se prélasse sur les plages de Punta Cana, que l’intellectuel s’y fait masser au son d’une meringue entraïnante, le politique sirote son scotch dans un bar de Santo-Domingo ou à l’ombre d’un lupanar en prenant, comme les autres, ses distances avec les sombres cohortes tapies dans l’ombre comme si elles n’étaient pas rattachées au tronc ancestral.

 Où sont-elles la solidarité et la congruence haïtiennes? Au nom de quelle attitude essentialiste se fonde cette indifférence vertigineuse un peu plus de cent ans après les guerres populaires de l’indépendance? Serait-on tout à coup devenu amnésique au point de ne plus se reconnaître dans l’altérité du deshérité? Il y a quelque chose de doublement malsain dans les rapports entre Haïti et la République Dominicaine. En plus de ce perpétuel refoulement d’un peuple par rapport à une action qui doit être entreprise ou une parole qui doit être dite pour que la plaie devienne guérissable, il y a cet abandon d’une partie de soi-même dans une transaction toujours occultée et dont seul l’étranger reconnaît l’existence.

Mis à part de rares intellectuels haïtiens criant dans le désert, qui parle du paria des bateys hormis les ONG occidentaux depuis trois décennies et des chercheurs de même provenance? C’est un sujet proscrit dans certaines niches de la «bonne société» sous peine de passer pour un gauchiste de mauvais aloi ou pour avoir des affinités ou des accointances plébéiennes troublantes. Or, tôt ou tard, l’abcès doit être débridé. Tôt ou tard, cette parole qui est maintenue prisonnière—à défaut d’une action en réparation-- doit prendre son envol et permettre à l’Haïtien de sortir de son blocage avec le désir de rattraper le temps perdu. La santé des rapports entre les deux nations unies par l’insularité—plus importante encore pour Haïti-- est à ce prix comme d’ailleurs, jusqu’à un certain point, le cheminement vers la modernité.
 Marc L.Laroche
10 oct 2007

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