lundi, octobre 15, 2007

HAÏTI, LE BROUILLARD DANS LE DISCOURS




Après avoir lu, dans un état d’inconfort intellectuel, le texte de Gérard Barthélémy Haïti, l’ordre sous le chaos apparent paru dans Le Monde le 03.09.05, je me préparais à y réagir quand le texte a disparu de mon bureau. Il m’a fallu attendre près de trois mois pour le trouver. Voilà pour mes impressions tardives.

Déplorons, pour commencer, l’approche unidimensionnelle de la situation haïtienne évoquée dans cet article. En effet, faute d’une perception équilibrée de la problématique haïtienne qui tiendrait compte autant des facteurs endogènes qu’exogènes, la saisie de cette question s’avère essentiellement intéroceptive. Comme si une grande partie des mésaventures et des tribulations d’Haïti depuis deux siècles n’étaient pas générées par le rejet dont ce pays a fait l’objet depuis la proclamation de son indépendance!

Mais, dans son argumentation, l’auteur n’en a cure…Qu’à cela ne tienne! Suivons-le dans son élaboration…Presque dès l’incipit, il annonce que la singularité d’Haïti est explicative de trois phénomènes--trois thèses à notre point de vue--qu’il assimile à des mythes fondateurs. Il s’agit du non-aboutissement de la nation , du refus d’Etat et d’une répulsion instinctive vis-à-vis du développement. Par cette grille, on a l’impression que la " singularité d’Haïti " vient de trouver, tout à coup, un analyste singulier. Devant les contours du problème évoqué, on est, en effet, perplexe devant les référents subjectivistes, voire teintés de psychologisme de son analyse.

Quoi de surprenant alors que le présent commentaire se borne ici à la première de ses thèses, soit celle relative au non-aboutissement de la nation; quant au deux autres, le moins qu’on puisse en dire c’est que leur consistance empirique n’est pas une évidence. Si elles correspondent à quelque réalité, elles ressortissent, probablement, à l’ordre des effets plutôt qu’à celui des causes et apparaissent, par conséquent, comme des outils ébréchés, donc inadéquats pour travailler sur la complexité d’une formation sociale.

Quoi qu’il en soit, à croire l’auteur, la " nation haïtienne " n’est pas aboutie à cause de la scission entre les deux ensembles qui la fondent—les natifs de la colonie et les natifs de l’Afrique ou, pour schématiser, les créoles et les bossales. Ce dualisme est interpellé chez lui dans la dichotomie ville-campagne, comme on le fait depuis 1804, sans autre considération sur les phénomènes de migration interne. Or, il importe de noter que le processus de bidonvilisation en cours, depuis plus d’un demi-siècle dans les principales agglomérations, à partir de ponctions accélérées des couches rurales, fait que cette dichotomie s’avère de moins en moins pertinente pour représenter de manière exhaustive la dispersion de ces deux ensembles dans l’espace national. Autrement dit, " le pays en dehors " est aussi " en dedans " et, paradoxalement, c’est en ce lieu qu'il est le plus critique, parce que plus volatil au point de vue social, économique et social.

D’un autre côté, dans l’hypothèse de la scission des deux groupes sociologiques à l’origine de la nation haïtienne, comment comprendre que les historiens n’aient pas débusqué dans le creuset de la colonie des signaux si manifestes? Bien sûr, ils ont, ça et là, fait état des grincements à la surface de la nouvelle société née de la colonie. Malgré des différences notoires entre ces deux ensembles à la veille de l’Indépendance, la cause de l’émancipation et la souveraineté était à ce point transcendante qu’elle permettait de surmonter tous les obstacles en vue de la fusion des volontés. La preuve en est que les chefs de guerre se recrutaient des deux côtés pendant toute la guerre de l’Indépendance. Une fois l’Indépendance effective, la société n’allait pas tarder, à être structurée en classes sociales autour, principalement de la propriété et la tenure de la terre. Ce phénomène, qui est loin d’être unique, a prévalu dans les deux hémisphères Quelle que soit l’importance de ces écueils dans la consolidation des bases de la société, les historiens n’y ont jamais vu de problèmes rédhibitoires à l’instauration et à l’intégrité de la nouvelle république.

Barthélémy voit dans la négation de cette dualité par l’" élite créole occidentalisée " la cause des blocages institutionnels d’Haïti. C’est pour cela, qu’il s’écarte de l’idée reçue voulant que les problèmes d’Haïti soient d’abord économiques. " La vraie dimension de la crise haïtienne, dit-il, n’est pas économique, mais idéologique. "Rien d’étonnant alors qu’il dénonce l’aide économique des " pays amis " :
" Jusqu’à présent, l’aide programmée à la hâte n’a pas empêché de monter d’un échelon dans l’échelle Richter de la catastrophe. Peut-être serait-il temps d’arrêter cette progression autrement qu’en envisageant une mise sous tutelle pour dix ans par les Nations unies. "

Et voilà le lecteur en pleine confusion. Car, malgré une telle déclaration, l’auteur ne paraît pas convaincu de la capacité du pays, s’enfonçant dans la négation du clivage national, de sortir de sa " stérilité " ou de son " blocage " par lui-même. Au contraire, il semble croire, paradoxalement, que la situation légitime l’intervention d’une volonté extérieure:
" En confiant, dit-il, aujourd’hui à cet État l’essentiel de la responsabilité de sa régénérescence, on rend inévitablement tout dialogue entre lui et la population encore plus impossible. Ce n’est pas un Etat sans pouvoir ni structures qui va se réorganiser lui-même. Il a déjà échoué deux fois, en 1986 après Jean-Claude Duvalier, et en 1994, au retour du président exilé Aristide. "

Par la manière d’esquisser les éléments de la conjoncture, on croirait l’auteur sur le point de proposer le divan du psychanalyste comme solution au dualisme national. De là à penser que le nouveau chef de l’État devrait être, dans l’idéal, un émule de Freud, il n’y a qu’un pas qu’il n’a pas franchi mais que d’autres le font pour lui avec un sourire. Et qui est, nécessairement, une manière cynique de penser comme illusoire tout changement en ce pays…

On quitte ce texte sans avoir une idée claire de la pensée de l’auteur. Tantôt, on croit avoir saisi chez l’élite créole occidentalisée, par sa négation de la majorité afro-paysanne, la cause des blocages institutionnels qui affligent le pays. Tantôt, c’est chez cette majorité elle-même que résideraient ces blocages, en tant que matrice d’une structure derrière le désordre apparent des institutions. Cette structure est, en effet, interpellée comme " …une tentative pour exprimer l’atypisme en s’attaquant à l’ordre comme expression symbolique du pouvoir. " La thèse du " refus d’Etat ", si elle veut dire quelque chose, est sans doute liée à ce comportement développé dans la marginalité paysanne.
Par ailleurs, s’il y a refus d’État dans la paysannerie, il n’y a pas refus d’ordre; car on apprend du même souffle que : "…les deux tiers de la population, le monde rural, malgré la quasi-absence de police dans les campagnes ces dix dernières années, ont réussi, vaille que vaille, à endiguer la violence multiforme qui s’étendait dans les villes. "

Si la voie que doit prendre ce pays n’est pas claire, il n’est pas clair non plus de savoir laquelle des instances sociales concentre éventuellement, l’essentiel des causes de blocage. L’auteur dit que : "… depuis deux siècles, une partie du pays, son élite créole occidentalisée, n’a cessé de manipuler les faux-semblants d’une démocratie de façade pour mieux asseoir son propre pouvoir sur la grande masse afro-paysanne des campagnes. " On peut bien se demander qui manipule qui puisque cette masse, selon l’auteur, n’a pas cessé de mettre des bâtons dans les roues de cette élite au pouvoir en développant ce qu’il appelle ‘’une répulsion instinctive’’ face au ‘’développement’’.

Marc L.Laroche
Sociologue
le 12/01/06

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