lundi, octobre 15, 2007

LETTRE OUVERTE À ALAIN FINKIELKRAUT


On a été accoutumé à penser, depuis un certain temps, que le Front National représentait en France, malgré les prestations des dernières élections présidentielles, un courant minoritaire. Mais, à observer ce qui s’écrit dans l’Hexagone, à l’occasion de la crise des banlieues, on est moins sûr de cette appréciation.

On semble assister, en effet, à un élargissement de la droite en concomitance avec un tassement de la gauche, du moins dans les réactions d’une fraction caractérisée de la population. La virulence des discours et leur champ intellectuel de provenance incitent à croire aujourd’hui que le Front National a de beaux jours devant lui. Au point de penser que vous qui chassez sur les terres de ce parti ne seriez pas dépaysé dans le fauteuil du chef. A défaut d’avoir l’étoffe de ce dernier, vous en avez, au moins, les coups de gueule et cela est de plus en plus remarqué dans le paysage politique français et même à l’étranger.

En fait, vous avez deux atouts qui manquent au vieux réac. Vous avez, d’une part, une ferveur républicaine qui sent le zèle du néophyte. Pourtant, il n’y a aucun mal à être un immigré de la deuxième génération. Malgré qu’un excès de zèle, manifestation souvent d’un complexe, peut parfois pousser à des dérives sur le plan politique.

D’autre part, vous avez une réputation de philosophe qui vous permet, comme d’ailleurs à d’autres anciens " nouveaux philosophes ", de masquer les autres personnages qui vous habitent et au nom desquels vous prenez la parole sur la place publique. On sait, entre autres, à quels sophismes vous avez recouru pour justifier la guerre étatsunienne contre l’Iraq. Si ces prises de position ont pu mystifier certains, il y a de plus en plus de gens que vos exercices de prestidigitation ne leurrent plus. Ils en ont découvert les ressorts et les voient à l’œuvre dans nombre d’opinions qui se donnent souvent pour des analyses philosophiques.

Ce sont ces ressorts qui se révèlent dans votre parti pris de vous en tenir à une analyse unidimensionnelle et triviale des banlieues, dans votre obsession à voir la touche religieuse dans les manifestations violentes des jeunes même lorsque la religion était maintenue à distance. On voudrait, dites-vous, " réduire les émeutes des banlieues à leur niveau social. Voir en elles une révolte de jeunes de banlieues contre leur situation…Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou arabes et s’identifient à l’Islam…Il est clair, qu’il s’agit d’une révolte à caractère ethnico-religieux "

Pourtant le directeur de la police nationale est d’un autre avis : " Les violences en banlieue n’ont aucun lien avec des institutions ou des préoccupations religieuses " Au fond, avouez-le, cela vous aurait fait tellement plaisir que les révoltés des banlieues se réclament d’une allégeance islamiste ou, mieux encore, qu’ils emploient des propos qui vous eussent donner l’occasion de dénoncer le complot contre l’occident judéo-chrétien ou de crier, comme d’habitude, à l’antisémitisme! Il est vrai que si les alibis vous arrangent, vous pouvez bien vous en passer quand il s’agit de monter aux créneaux pour vos affabulations ou vos croyances.
On peut aussi observer ces ressorts dans votre insistance à ne voir dans les scènes de violence dans les cités, plutôt qu’une indication du désespoir des acteurs ou un prodrome du mal social de la République " un gigantesque pogrome antirépublicain " quand ce n’est pas de la haine pure. On l’observe aussi dans le verbe imprécatoire par lequel vous pourfendez les casseurs : " faces stupides, abjectes et viles, où le triomphe de l’ivresse, la drogue et la bêtise mettent comme une crapulerie rayonnante (sic) "et dans la banalisation que vous faites des signaux multiples par lesquels les jeunes des cités essaient de communiquer le vide de leur existence dans un monde pour eux sans horizon.

Ce sont également ces ressorts qu’on trouve dans votre réclamation à peine voilée de reconnaître l’unicité historique du crime contre l’humanité que fut l’Holocauste : " Le modèle de la Shoah, dites-vous, plane désormais sur toutes les horreurs collectives. Cette concurrence des victimes doit être combattue sans répit ." On trouve également ce ressort dans le négationnisme que vous pratiquez, en corollaire, à l’égard des crimes qui jalonnent les siècles du colonialisme dont plus de trois cents ans de traites négrières avec le support juridique sophistiqué que fut le Code Noir. Selon vous " L’esclavage n’était pas une Shoah, pas un crime contre l’humanité "; et vous vous désolez que " désormais, on enseigne qu’ils [ l’histoire coloniale et l’esclavage] furent uniquement négatifs, et non que le projet colonial entendait éduquer et amener la culture aux sauvages "

C’est ainsi que le philosophe, ou plutôt, l’autre personnage qui s’avance masqué à sa place se sert d’un repoussoir pour maintenir à distance les idéaux de l’humanisme afin de consolider l’ordre bourgeois républicain dont il se veut, à la fois, le zélateur et le thuriféraire. Dans cet exercice, on ne s’étonne pas de rencontrer des attributs apparemment antinomiques (philosophe et raciste) sous le même chapeau. Une telle opération de renversement de perspectives due à des rapprochements sémantiques incongrus est, paraît-il, le prix à payer en mystification idéologique et, comme on le constate, ce prix a été payé rubis sur l’ongle.

En dépit de la désinvolture et de la mauvaise foi avec lesquelles vous avez approché la crise des banlieues, en utilisant sciemment de faux concepts, la majorité des gens ont bien vu l’importance des enjeux dans une société pluriculturelle laminée par de sacro-saints idéaux républicains. Mais, cela vous justifierait plutôt de paraphraser ce mot célèbre de l’histoire de la France colonialiste " Périssent les minorités plutôt qu’un principe " A ce sujet, ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que ceux chez qui on attendait de la lucidité pour faire face aux défis de la non-reconnaissance et du désespoir des minorités, sont précisément ceux-là qui se promènent manifestement avec des œillères dans les allées du pouvoir ou de la connaissance. Là-dessus, on ne peut qu’être d’accord avec le sociologue Jean Beaudrillard quand il écrit au sujet de la crise des banlieues: " Rien n’empêchera nos politiciens et nos intellectuels éclairés de considérer ces événements comme des incidents de parcours sur la voie d’une réconciliation démocratique de toutes les cultures. Tout porte à considérer au contraire que ce sont les phases successives d’une révolte qui n’est pas près de prendre fin ." Et on peut d’ores et déjà ajouter que ce n’est sûrement pas des " philosophes " à plusieurs faces que viendra la solution des problèmes du temps présent.

Marc L.Laroche
Sociologue
Montréal, le 15 décembre 2005

Aucun commentaire: