mardi, octobre 16, 2007

D'HAÏTI ET DES HAÏTIENS

Récemment, dans un article à votre journal, j’en ai appelé implicitement à la bonne volonté des Haïtiens en vue d’un engagement pour le développement du pays. Je répondais au constat de déliquescence dans laquelle se trouve ce pays depuis trop longtemps, sans qu’apparaissent à l’horizon des lueurs de développement. Entre autres réactions plutôt positives à ce texte, j’ai été, néanmoins, qualifié de " naïf " par un commentateur : mes propos traduiraient, au pire, un refus de regarder la réalité en face, au mieux, une méconnaissance de l’âme nationale dans ses tendances à l’apathie, quand la convoitise du bien public n’est pas en jeu. Il associait mon comportement à un manque de repères psycho-culturels dû à un séjour prolongé à l’étranger. D’où mes vaticinations stériles d’intellectuel auxquelles le peuple haïtien ne serait aucunement sensible, pas plus qu’à l’appel de la solidarité ou à des préoccupations qui mettent à contribution l’engagement de la collectivité.

Si cette réaction est, en l’occurrence, singulière, elle ne traduit pas moins une tendance qu’il convient nécessairement d’objectiver. En fait, je l’avais échappé belle, car il s’en fallait de peu que je ne sois taxé d’hypocrite comme ces Haïtiens qui tiennent, paraît-il, des discours patriotiques idéalistes à l’étranger et qui, une fois nommés ministres, tournent casaque à la vitesse de l’éclair. Dorénavant, ce qui les préoccupe, apprend-on, c’est davantage leur marge discrétionnaire sur le budget administré, quand ce n’est pas surtout les 20 à 30% de commissions sur le financement des projets qui transitent par leur ministère. D’autres se contentent d’expliquer ces revirements par la grande capacité de récupération du système politique haïtien, comme s’il allait de soi que les principes moraux ou éthiques ne faisaient pas le poids devant la vénalité générale.

En effet, selon un mythe reconnu pour sa ténacité, l’Haïtien parvenu au sommet de l’état n’aurait rien de plus pressé que de piller le trésor public. A défaut de pouvoir atteindre ce sommet qui lui permettrait de donner libre cours à sa cupidité, toute son énergie serait vouée à circonscrire les positions stratégiques qui s’en rapprochent, perçues qu’elles sont comme le sésame ouvre-toi de son rêve de mobilité sociale. Ce modèle de comportement ou ce fantasme qui a toujours existé, devrait se perpétuer, conformément à la tendance susmentionnée, quelles que soient les transformations à venir dans ce pays. Sous la forme d’attributs ou de ressorts psychologiques, ils seraient répartis dans toute la population et auraient, semble-t-il, leur lieu d’élection privilégié dans l’administration publique. Peu importe le régime politique, ils contamineraient indifféremment tous les paliers du personnel, du sommet à la base, jusqu’aux unités dispensant des services aux plus démunis de la population.

Cette réaction est, à l’évidence, symptomatique du désenchantement découlant des vicissitudes historiques de la nation : l’Haïtien n’a pas traversé les mille obstacles dressés sur sa route depuis les guerres de l’indépendance jusqu’aux péripéties sans nombre qui jalonnent son parcours dans l’action politique, sans en garder des marques dans les replis de sa psyché. Est-ce à cause de ces expériences malheureuses que sa vision est embuée de méfiance et de pessimisme? Quoi qu’il en soit des causes, au-delà des pesanteurs ataviques, la réaction traduit certainement, dans la confrontation avec la réalité d’aujourd’hui, une attitude foncièrement cynique et très peu propice à la recherche de solutions aux problèmes qui assaillent le pays. En conséquence, à cause de ses fondements, au moins en partie, dans la vie quotidienne, il devient difficile de combattre une telle attitude. On est en présence de traits culturels qui s’invétèrent et au sujet desquels toutes les hypothèses sont permises.

C’est une lapalissade de dire que la société haïtienne est pauvre. A part quelques familles qui disposent d’une certaine fortune transmise par héritage, la plupart des autres familles à bénéficier d’une relative aisance ont eu recours, hier ou aujourd’hui, et de façon plus souvent malicieuse que légitime, à la propriété de l’état. Le ressortissant de ce pays semble peu convaincu que le travail peut ouvrir la voie à l’enrichissement. Dans sa perception du champ socio-politique, les méthodes privilégiées pour y parvenir englobent, mis à part le trafic des stupéfiants de tendance récente, un éventail de procédés illicites constitués par des manœuvres étendues de spoliation, toute chose pouvant offrir un raccourci sur la voie de la réussite sociale. D’autant qu’en général, s’accaparer d’un bien appartenant à l’état, sans se faire prendre la main dans le sac, est considéré comme un acte d’intelligence comme est considéré stupide le passage à un ministère sans s’être remplumé. Il y a ici une distorsion du sens civique sur laquelle nos mythologies culturelles demeurent significativement silencieuses.

Comme il n’a pas l’habitude de la richesse, l’Haïtien ne sait pas comment se comporter quand d’aventure cela lui arrive du ciel ou d’ailleurs. Le patrimoine qui défie le temps et qui se transmet d’une génération à l’autre dans la famille, c’est l’affaire des autres. En ce qui le concerne, il en a plutôt une conception tout à fait ostentatoire. Tout se passe comme si, compte tenu de la provenance douteuse de cette richesse, il fallait la jeter par la fenêtre au plus vite. C’est à qui va construire la maison la plus grande, pas nécessairement la plus esthétique ni la plus confortable, et va disposer de l’écurie la plus sophistiquée. Les cas de familles avec plusieurs voitures de luxe, alors qu’une ou deux auraient été amplement suffisantes, ne sont pas rares. Là où d’autres peuples se préoccupent de faire fructifier leur pécule quitte à dépenser une partie des intérêts, lui, il dilapide son capital en dépenses somptuaires comme s’il était inépuisable. A la vérité, le désir chez lui d’en mettre plein la vue est tellement fort, qu’il oblitère son jugement et le rend incapable d’appréhender les conséquences de ses gestes.

Quoi d’étonnant alors à ce que l’état, source de toute richesse, soit de tout temps assiégé par une fraction importante de la population. Dispensateur des moyens conduisant à la mobilité sociale, dans la représentation populaire, il se voit assigner à lui seul le rôle de dynamiser la structure sociale. Ce n’est donc pas l’Haïtien qui ferait sien le mot de Khalil Gibran aux Libanais au début du siècle dernier (mot incidemment repris sans avouer ses sources par J.F.Kennedy) : " Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays " Cette proposition s’inscrit en opposition avec sa mentalité profonde en ce qui concerne le rôle dévolu au pays et, bien entendu, à l’état qui le représente.

Ainsi, avec le temps, même lorsque les acteurs changent, c’est la même partition qui se joue. Pas un iota n’a changé dans les comportements, au sommet de l’état, comme à la base, chez le peuple. A la prévarication et à la rapacité des uns répondent le cynisme et la convoitise des autres. Le seul point sur lequel ils se rencontrent, c’est dans la perception de l’état comme un perpétuel démiurge des conditions d’existence.

Tant que persistera dans la société cette représentation de l’état, les choses resteront telles qu’elles ont toujours été, comme d’ailleurs l’attitude cynique qui tend à légitimer le déterminisme des conditions sociales haïtiennes. A moins de magnifier le rôle des naïfs qui sont, en l’occurrence, des citoyens dans le plein sens du mot, de tous ceux qui, en dépit des pesanteurs de toute nature, croient à un sursaut de conscience dans l’histoire et qui travaillent pour que l’utopie d’aujourd’hui devienne la réalité de demain, les choses risquent de se perpétuer indéfiniment. Car la logique du cynisme qui conduit à la fatalité récuse le pouvoir de la volonté dans l’histoire, comme d’ailleurs l’ordre des moyens pour l’étendre et l’approfondir. Malgré que l’arène où évoluent les peuples grouille de forces obscures, qui agissent dans tous les sens, ces dernières n’arriveront pas à neutraliser le rôle du citoyen en tant qu’animateur de l’histoire. C’est là où le déterminisme est battu en brèche par ce dernier qui propose une vision nouvelle de la société et des actions propres à la transformer.
Marc L.Laroche
le 22/03/06

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